mercredi 25 décembre 2019

Les Nouveaux Ministères 3/3

III. 

Le lundi matin, longtemps avant l’ouverture, Paul rejoignit Virginie à la boutique. Ainsi qu’ils en étaient convenus lors du vol de retour, il se présenta à l’entrée de la réserve afin qu’elle le fasse entrer discrètement. Elle avait préparé un vrai café, qui n’avait rien de commun avec les expressos habituels de la galerie marchande, et lui s’était arrêté en chemin pour prendre des croissants encore tièdes.
Leur séparation à l’aéroport s’était faite le samedi soir dans une indifférence de façade, puisqu’aussi bien ils n’étaient pas censés se connaître, mais chacun avait senti néanmoins qu’un profond malaise était né de cette escapade. L’un comme l’autre avait été floué des attentes qu’il avait nourries pour cette occasion. Virginie s’était sentie frustrée de la nuit d’amour romantique qu’elle s’était promise tandis que Paul avait éprouvé une soudaine lassitude à l’égard de cette relation que sa maîtresse rendait pesante par une attente démesurée au regard de ce que lui-même était prêt à lui concéder. Que voudrait-elle ensuite, un divorce suivi de leur mariage ? Il ne pouvait en être question, à aucun moment, ni maintenant ni jamais. Il ne se sentait pas tenu par des promesses qu’il n’avait jamais formulées. Les choses devenaient compliquées, il était temps d’y mettre un terme !
— Je n’étais pas sûre que tu viendrais, dit-elle en guise d’accueil sur un ton mi-figue mi-raisin.
— Pourquoi dis-tu cela ? demanda-t-il en tentant de l’embrasser alors qu’elle lui dérobait ses lèvres.
Il affecta de penser que l’esquive était involontaire, l’hostilité de Virginie ne faisant pourtant aucun doute, pensant qu’il valait mieux ne pas envenimer les choses.
— Je nous ai pris des croissants frais sur la route, dit-il d’un ton léger en présentant le sac en papier blanc orné d’une chromo représentant un assortiment de viennoiseries.
La jeune femme s’empara du sac et entraîna son compagnon dans un coin de la boutique où elle avait déposé une grande tasse et une mini-cafetière sur un guéridon. Elle remplit la tasse et la lui tendit après avoir déposé les croissants sur une petite assiette de porcelaine décorée de motifs floraux.
— Tu n’en prends pas ? demanda-t-il.
— Non, j’en ai déjà bu deux tasses. C’est assez pour ce matin. Et puis, il en reste juste pour toi. Un croissant me suffira.
Les mots étaient anodins, cependant le ton de sa voix, la dureté inhabituelle de son regard, une légère crispation de la mâchoire étaient autant de signes annonciateurs de sa volonté d’aller à l’affrontement.
— Quelque chose ne va pas ? tu as l’air contrariée… demanda-t-il avec la lâcheté coutumière des hommes qui cherchent à désamorcer un conflit qu’ils savent par ailleurs inévitable.
— Non, pourquoi ? Tout va bien. J’ai passé un super week-end. En tout cas le premier jour, jusqu’à ce que je découvre la chambre. Et ça s’est gâté plus encore une fois que nous nous sommes couchés. À part ça, rien à dire…
C’était cinglant, plein d’une rage qu’elle cherchait malgré tout à dominer. Elle ne voulait pas de scène de ménage. D’ailleurs ils étaient tout sauf un ménage, non ? Plus exactement, elle sentait qu’ils n’étaient plus rien l’un pour l’autre et se demandait même si elle avait jamais représenté quelque chose pour lui. Ces années qu’elle avait crues complices, tendres, enjouées, n’avaient sans doute existé que dans son imagination. Pas un instant Paul n’y avait investi le moindre désir de construire quelque chose ensemble. Le coup de la chambre d’hôtel aux lits séparés et impossibles à rapprocher en était la preuve. « L’homme de ma vie ne fut jamais l’homme de ma nuit » avait-elle fini par résumer la situation lorsqu’elle était rentrée chez elle dans la nuit du samedi, plus seule encore qu’elle ne l’avait jamais été.


Il tenta l’apaisement. Répéta qu’il n’avait pas choisi la chambre, plaida à nouveau la fatigue d’une longue journée de marche dans la capitale espagnole pour justifier de ne l’avoir pas rejointe dans son petit lit. C’était maladroit, inutile ; elle prit tout ceci pour une insulte à son intelligence et le ton monta entre eux. Les mots valsèrent, tranchants, blessants, faisant mouche à chaque fois. Ce n’était pas un orage mais un cataclysme.
Paul, qui était resté debout devant le guéridon, but sa tasse de café d’un trait et la reposa brutalement.
— Tu me fais chier ! hurla-t-il.
— Tu me l’as bien fait comprendre vendredi soir.
— Mais tu vas fermer ta gueule ! enchaîna-t-il en avançant de deux pas vers elle tandis que ses deux mains puissantes commençaient à serrer le cou de la jeune femme qui tenta de se défende en vain.
Il y eut un craquement sinistre et Virginie devin molle entre ses doigts. Quand il desserra son étreinte, le corps de sa maîtresse chuta presque au ralenti, avant de rester inerte au pied du guéridon.
Paul regarda autour de lui. Sa colère était retombée, l’organisateur méthodique reprenait le dessus. Il récupéra la tasse sale, l’assiette et ce qu’il restait de croissants, mit le tout dans une poche plastique aux armes de la boutique puis alla dans le réduit de la réserve où se trouvait le lavabo et revint avec du papier essuie-tout imbibé de savon liquide afin de nettoyer le cou de sa victime. Il n’était pas certain que cela effacerait toute trace d’ADN, mais ça valait le coup d’essayer. De toute façon, bien malin qui ferait le rapport entre eux deux.
Il quitta la boutique par la réserve, comme il y était entré, sans se faire repérer, et regagna son véhicule. Avant de sortir du parking du centre commercial, il alla prendre de l’essence pour justifier sa présence sur les lieux si nécessaire et en profita pour jeter la tasse et l’assiette dans deux poubelles différentes et le sac dans une autre. Puis il prit la route d’Aix-en-Provence.
Au bout de quelques kilomètres, il ressentit de violents maux de ventre, qu’il mit sur le compte d’une réaction à ce qui venait d’arriver, ce déferlement de violence qui l’avait conduit jusqu’au meurtre. Sans doute, apaisée l’excitation du moment, la redescende s’annonçait difficile ; mais il ne s’agissait pas de remords. Tuer Virginie, c’était sauver sa vie, préserver la tranquillité de sa famille. En un mot : l’essentiel.
Les dix minutes suivantes, la douleur fut de plus en plus vive. Il avait l’impression que ses intestins se tordaient, faisaient des nœuds en même temps qu’ils se consumaient d’un feu incandescent à l’intérieur de son ventre.
Parvenu sur le parking de l’école, il se gara à la place qui lui était attribuée, coupa le moteur, eut un dernier spasme et rendit l’âme en même temps qu’une mousse blanchâtre envahissait sa bouche et débordait sur ses lèvres. C’est là qu’un étudiant l’aperçut peu avant le début des cours.


Le lendemain, la presse régionale fit état de deux meurtres inexplicables sans voir de lien entre les deux, pas plus que la police d’ailleurs. Comment réunir une affaire de strangulation et un empoisonnement si aucun indice ne permettait d’établir une relation entre les deux victimes ?
Paul et Virginie avaient réussi chacun un crime parfait, sans toutefois pouvoir en profiter. Resterait à jamais une question sans réponse : à quel moment précis décide-t-on de tuer l’amour de sa vie ?

Toulouse, 25 décembre 2019.

Les Nouveaux Ministères 2/3

II. 

Par discrétion, ils s’étaient retrouvés le vendredi matin dans la salle d’embarquement. Paul s’était fait conduire à l’aéroport de Marignane par son épouse et celle-ci, comme prévu, avait tenu à l’accompagner jusqu’au contrôle de sécurité.
Le ciel était dégagé, le vol fut agréable bien que Virginie se montrât quelque peu déroutée par le fait que les annonces à bord soient faites uniquement en espagnol et en anglais. Elle n’avait que de très lointains souvenirs de ces deux langues apprises au collège, disciplines qui ne l’avaient jamais beaucoup motivée.
— Nous n’avons pas intérêt à nous perdre de vue dans Madrid, sinon tu serais incapable de demander ton chemin, lui avait-il dit alors qu’il venait de lui traduire l’annonce de la descente imminente sur Bajaras.
Dans quelques minutes il serait neuf heures, c’est dire qu’ils avaient une journée pleine devant eux.
N’ayant l’un et l’autre qu’un trolley en cabine, ils n’eurent pas à faire la queue autour du tapis à bagages et se dirigèrent directement vers le métro qui, par chance, était une ligne directe avec la station de Los Nuevos Ministerios où ils se rendaient.
La ligne 8 était moderne et spacieuse ; Virginie constaterait un peu plus tard en se rendant dans le centre-ville à quel point cela contrastait avec les premières lignes aux couloirs étroits et bas de plafond, comme si l’on avait tenu compte au cours du siècle d’une évolution de la taille moyenne des Madrilènes.
En remontant à la surface, elle ressentit une vague de froid qui lui rappela la mise en garde de son amant : « Prends un gilet, Madrid se situe en altitude, c’est même la plus haute capitale d’Europe, il y fait plus frais que sur les côtes. »
Le quartier avait quelque chose de moderne, même si le nom était ancien. Les premiers bâtiments avaient été imaginés à la fin des années vingt du siècle précédent par Secundino Zuazo et Jansen et réalisés vingt ans plus tard sur l’emplacement de l’ancien hippodrome de Madrid, ouvrant une perspective dans le prolongement de la Castellana, là où se trouve le stade de football Santiago Bernabéu cher aux aficionados du Real Madrid, ainsi que lui indiqua son Pygmalion. Les bâtiments étaient alors dans le style pompeux que l’on retrouvait aussi bien à Berlin qu’à Rome ou en URSS, ce qu’elle avait l’habitude s’appeler une architecture stalinienne mais qui n’était au fond que l’illustration de la mégalomanie des dirigeants d’une époque. Qui prétendrait aujourd’hui que la pyramide du Louvre puisse être une allégorie de la transparence de la vie du président qui en avait décidé l’érection ?
Si Paul ne connaissait pas son sujet sur le bout des doigts, au moins l’avait-il bûché avant leur escapade. Elle se souvenait qu’il avait pour obsession de dire qu’un voyage, aussi court fut-il, se prépare dans les moindres détails.
Tandis qu’ils marchaient vers leur hôtel, il lui montra, non loin, la Tour Picasso qui ne lui sembla pas d’un grand intérêt. Jugement qu’elle révisa le soir même en la voyant illuminée dans la nuit, l’insipide bâtiment de verre et de métal devenant alors sculpture lumineuse sur fond noir.


L’hôtel où ils étaient invités à passer la nuit, tous frais payés, était un quatre-étoiles. Extérieurement sans grand attrait, étroit et tout en hauteur, béton et verre fumé. Une vingtaine de drapeaux flottants sur une marquise bétonnée… Il fallait passer les portes coulissantes pour trouver la chaleur du lieu. Le hall était de marbre rose, le comptoir de l’accueil de bois précieux soigneusement ciré, le personnel tiré à quatre épingles et obséquieux autant qu’il était possible.
La jeune femme eut un sourire en pensant : « Me voici Virginie au Pays des Merveilles », sans se douter du lapin qui l’attendait, chronographe en main, moustache et œil frisant.
Comme il était trop tôt pour avoir accès à la chambre, ils laissèrent leurs bagages à la réception, après avoir procédé à leur enregistrement, et repartirent pour une découverte de la ville. Ils avaient la journée devant eux, jouissant d’une totale liberté dans la mesure où ils n’étaient pas tenus par une quelconque demi-pension qui les aurait ramenés ici à une heure imposée.
Ils marchèrent à nouveau jusqu’au métro qui les emmena à la Puerta del Sol. Quel meilleur endroit pour commencer leur découverte de la capitale, que cette place où se situait le « kilomètre zéro » à partir duquel étaient mesurées toutes les routes du pays ? Virginie se laissait porter par les explications de Paul, véritable guide ambulant, puits de science touristique. L’Espagne était une expérience nouvelle pour elle ; native de l’arrière-pays marseillais, elle était davantage tournée vers la culture italienne, beaucoup plus proche, aussi allait-elle de surprise en surprise. Au plaisir de la découverte, s’ajoutait celui de la faire en compagnie de l’homme qu’elle chérissait et qui, mois après mois, s’était érigé en Pygmalion au gré de leurs escapades improvisées.
Elle se laissait porter par lui, abandonnée totalement, confiante dans ses choix et les directions qu’il lui faisait prendre. Sans doute une connaissance ou un plan de Madrid lui auraient-ils démontré qu’il y avait quelque chose de brouillon et d’empirique dans l’itinéraire suivi, fait d’à-coups et d’embardées, mais cela participait pleinement de la spontanéité de la visite. L’histoire d’une place ou d’un monument faisait naître une autre idée, un autre désir de voir et faire partager. C’était un coq-à-l’âne touristique. Après la Puerta del Sol, il y avait eu la Plaza Mayor, ses pavés et ses arcades, puis la Plaza Santa Ana et sa statue de Frederico Garcia Lorca, avant de revenir vers le Mercado San Miguel, tout de verre et de fer forgé. Le temps de visiter – juste à côté – la Basilique inspirée du baroque italien, avant la fermeture, il était l’heure de déjeuner.
Ils trouvèrent un restaurant dans le quartier, dont la salle était située dans une cave voûtée. On les installa à une table pour deux personnes dont la disposition des couverts intrigua Virginie : ici, les couples ne déjeunaient pas face à face mais de côté, l’un sur la banquette, l’autre sur une chaise à sa gauche. Peut-être était-ce pour favoriser la conversation chuchotée dans un pays où les gens ont pour habitude de parler haut et fort. C’est au cours du repas, alors que ses yeux erraient dans la salle, que la jeune femme remarqua le fait que les hommes portaient tous leur alliance à la main droite et Paul lui expliqua que c’était ici la tradition comme en Suède, en Norvège, en Pologne, en Russie, en Bulgarie, en Allemagne ou dans certaines parties de la Belgique.
L’après-midi, ils visitèrent le Palais Real, qu’elle trouva un peu décevant à l’exception de quelques parquets, deux ou trois poteries et statuettes. Elle fut en revanche sous le charme de la collection de l’Armurerie Royale, située dans une aile du palais. De l’autre côté de la place, ils visitèrent ensuite la Catedral de la Almudena, avant de faire une halte à la Chocolateria San Giniés où l’on faisait la queue pour avoir une table à laquelle déguster les meilleurs churros de Madrid, accompagnés d’un chocolat chaud onctueux et savoureux.
Ils se perdirent ensuite dans les petites rues, visitèrent d’autres églises qui toutes avaient opté pour le bannissement des bougies au profit de petites ampoules qui s’allumaient contre l’introduction de quelques centimes dans le tronc qui leur était destiné. C’était une façon intelligente de lutter contre les risques d’incendie autant que contre la dégradation des œuvres par les fumées et les suies.
Le soir venu, après avoir fait du lèche-vitrines dans les rues avoisinantes, ils réussirent à trouver deux chaises et un bout de table sur la petite Plaza de Chueca où ils grignotèrent un assortiment de tapas accompagnées d’un pichet de sangria. L’endroit était bondé et bruyant. Virginie s’amusa en s’apercevant que les hommes ne se gênaient pas pour dévorer Paul des yeux, tandis qu’elle-même attirait le regard des femmes. Elle devina ainsi qu’ils étaient en plein quartier gay.


Lorsqu’ils revinrent à l’hôtel, leurs bagages avaient été montés dans la chambre. Le réceptionniste leur tendit la carte magnétique servant de clef en leur souhaitant une bonne nuit, tout en leur rappelant que le petit-déjeuner serait accessible dès six heures trente, soit dans la salle de restaurant du rez-de-chaussée, soit dans la chambre via le service d’étage.
Tandis qu’ils étaient dans l’ascenseur, Virginie imaginait déjà l’apothéose que serait cette nuit enfin partagée ; un véritable aboutissement à ses yeux après une demi-douzaine d’années d’une liaison à la fois intense et incomplète. Leurs étreintes éphémères avaient eu pour elle jusque-là nécessairement un goût d’inachèvement, d’incomplétude.
Une fois la porte ouverte, il ne lui fallut qu’un regard pour voir s’effondrer tous ses rêves : la chambre comportait deux petits lits, séparés par une table de chevet fixée au mur qui rendait impossible leur rapprochement.
— C’est une blague ? demanda-t-elle avec surprise.
— Je pense que c’est un quiproquo… C’est mon correspondant qui a fait la réservation. Comme il savait que ma femme ne m’accompagnerait pas, il a dû penser que je venais avec un collaborateur, expliqua Paul, sans grande conviction.
La jeune femme voulut encore croire à la sincérité de son amant. Plus exactement, elle pensa qu’il n’avait pas voulu mettre les choses au clair avec la personne qui leur avait offert les billets d’avion et la chambre. C’était certes insultant, mais elle pouvait faire l’effort de le comprendre. Effort colossal tout de même.
— Vu l’heure tardive, je suppose qu’il n’est pas envisageable de demander une autre chambre, dit-elle sans conviction.
— En effet, on va éviter de polémiquer. Après tout, nous n’avons rien à payer et le plus sage est de se contenter de ce que l’on nous offre.
— On pourra toujours se serrer l’un contre l’autre dans l’un des deux lits, concéda-t-elle.
Mais les choses se déroulèrent autrement. Après une douche rapide, chacun gagna son propre lit, Paul arguant qu’il était fatigué par cette journée bien remplie où ils n’avaient cessé de marcher.
Alors qu’elle cherchait à s’endormir, non sans difficultés, passablement déçue et énervée tandis que commençaient à monter les ronflements sonores de son amant, Virginie se demanda si celui-ci n’avait pas choisi lui-même la configuration de la chambre au moment de la réservation. Elle était en rage. Contre lui, mais aussi contre elle car la suspicion qui la gagnait ne correspondait pas à l’image qu’elle se faisait d’elle-même.


Le lendemain matin, ils ne firent pas davantage l’amour qu’au coucher. La tension était palpable entre eux et aucun ne voulait être le premier à faire un effort vers l’autre. Ils descendirent prendre un petit-déjeuner pantagruélique qui n’avait rien à voir avec les petits-déjeuners continentaux qu’elle prenait parfois à la terrasse des cafés, avec une vague viennoiserie, un tiers de baguette, une portion de beurre et un échantillon de confiture accompagnant un café allongé d’eau et un jus d’orange trop clair. Ici, c’était une débauche de tranches de saumon fumé, de jambon Serrano, de chorizo et saucisson, de salades de pommes de terre ou de poivrons, d’œufs en omelette, brouillés ou frits recto-verso – ce qu’elle n’avait jamais vu jusque-là –, de petites saucisses, de haricots blancs à la tomate, de fromages de toutes sortes, de fruits frais, de gâteaux multicolores et de viennoiseries dont la pâte ne correspondait manifestement pas au standard français… Paul lui avait dit de se servir copieusement afin qu’ils puissent profiter pleinement des prochaines heures sans avoir à s’arrêter dans un restaurant où ils gaspilleraient leur temps. Jamais elle n’avait fait un tel petit-déjeuner. Elle mangeait sans même y penser, engloutissait une portion après l’autre, absente, déjà repartie…
De son côté, Paul avait conscience que cette escapade était une erreur. Virginie un second choix. C’est avec sa femme qu’il aurait dû être ici ; il aurait suffi de laisser les filles à la garde des grands-parents. S’il s’était tu, Virginie n’aurait jamais rien su de ce voyage, puisqu’ils n’avaient pas pour habitude de se voir le week-end. Pourquoi avoir agi ainsi ? Qu’espérait-il ? N’avait-il pas compris, en somme, que tout n’avait fonctionné avec Virginie que dans la mesure où il avait su la garder à distance ? C’était comme si le temps des plaisirs avait soudain laissé la place au temps des problèmes. Il fallait trouver le courage d’y couper court !


Ayant laissé leurs bagages à la réception, ils avaient repris le chemin de la ville pour une longue balade avant le départ pour l’aéroport. Ils rendirent visite à la statue de Cervantes sur la Plaza de España après un arrêt au Corte Inglés de la Calle Gran Via, dans lequel la jeune femme constata avec effroi que les parfums de grande marque n’avaient pas ici la même odeur ni la même tenue qu’ils avaient en France. Certains de ceux auxquels elle était habituée viraient ici immédiatement sur sa peau, réagissant comme ces vins qui ne supportent pas le voyage d’une région à l’autre.
Paul voulut l’entraîner au musée du Prado, mais la file d’attente était si longue qu’ils y renoncèrent, se rabattant sur le Parque del Buen Retiro, situé juste derrière, dont les 125 ha, avec les deux pièces d’eau, la roseraie et le palais de Cristal se révélèrent un pur enchantement qui eut raison pour quelques heures de leur mauvaise humeur, jusqu’au moment de prendre le métro pour regagner l’hôtel afin de récupérer leurs bagages et se rendre à l’aéroport.

Les Nouveaux Ministères 1/3

I. 

À quel moment précis décide-t-on de tuer l’amour de sa vie ? Sans doute à l’instant même où l’idée vous en effleure l’esprit. Tout ce qui suit – si l’on ne rejette pas l’idée aussi vite – n’est plus que la préparation plus ou moins lente de la mise à exécution – c’est le mot juste –, ce que les juristes nomment la préméditation et qui fait la différence entre un simple meurtre et un assassinat longuement mûri, soigneusement préparé.
Mais avant d’en arriver là, on aura profité de jours merveilleux dans lesquels l’esprit n’était occupé qu’à jouir du bonheur de la vie, de l’amour et du corps de l’autre. De jours où l’on se croit éternel autant que la situation.


Si l’on excepte leurs prénoms respectifs qui rappelaient un vieux roman de Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre – sorte de Roméo et Juliette situé sur l’Île Maurice –, Paul et Virginie n’avaient rien qui les prédestinait à se rencontrer. Moins encore sur une île, certes moins exotique, de l’archipel du Frioul au large de Marseille.
Leur rencontre avait été d’une banalité affligeante, le résultat d’un coup de mistral au moment du débarquement sur l’île d’If. La navette avait dangereusement tangué alors que Virginie tentait de mettre le pied sur le quai. Paul, qui la précédait, l’avait rattrapée in extremis alors qu’elle entamait déjà une chute spectaculaire. Elle s’était confondue en remerciements ; il lui avait souri vaguement tandis que son regard partait à la recherche de ses trois filles qui, dans l’excitation de leur jeune âge, s’étaient déjà égayées en direction du château dont elle avait découvert l’existence grâce à une nouvelle rediffusion d’une minisérie avec Gérard Depardieu en Comte de Monte-Cristo.
— Où sont passées mes filles ? avait dit Paul, d’un ton angoissé.
— Ne vous inquiétez pas, l’île est minuscule, nous allons vite les retrouver, avait répondu Virginie avec aplomb, semblant ignorer qu’il y avait tout de même quelques dangers de chutes ou de blessures dans cet environnement dont le vent renforçait l’hostilité.
Elle avait proposé de l’aider à les chercher. Ce n’était pas très compliqué car il n’y avait pas beaucoup de jeunes enfants sur le bateau et elle avait parfaitement repéré ces trois petits monstres turbulents. Virginie n’avait pas d’enfant et des spécimens comme ces trois filles la confortaient dans sa décision de se passer des « joies » de la maternité. On peut être une femme sans être mère, de même que l’on peut être mère en oubliant d’être une femme. C’est en tout cas ce qu’elle pensait profondément. La dépendance dont sa propre sœur faisait preuve à l’égard de son neveu, l’abandon des hobbies qu’elle avait pratiqué tout au long de sa jeunesse, l’abdication de sa coquetterie légendaire, le tout remplacé par l’obsession des courses au supermarché, de la tenue de sa maison, du bien-être de ceux qu’elle nommait niaisement ses deux hommes, tout cela n’était pas fait pour faire culpabiliser Virginie si elle avait voulu prendre cette pente. Femme, à ses yeux, c’était être libre et indépendante.
Cela ne faisait pas d’elle une militante féministe. Elle avait même cette engeance en horreur, pensant que refuser la contrainte d’un homme pour tomber dans celle de femmes excitées ne constituait en aucune façon ne serait-ce qu’un embryon de progrès. N’était l’incident du débarcadère, on pourrait dire qu’elle aimait par-dessus tout à se laisser porter par le vent.
Mais puisque ce charmant monsieur – qui venait de se présenter comme Paul Dépré – lui avait évité de justesse de tomber à l’eau, elle se sentait redevable envers lui et ne pouvait que lui proposer son aide en retour.
Comme prévu, il ne fallut pas longtemps pour trouver les filles. La plus grande s’était élancée vers la porte du château où elle restait bloquée, tandis que les deux autres avaient filé vers les remparts dans l’espoir d’apercevoir leur maison et, qui sait ? peut-être aussi leur mère leur faisant signe de la main à la fenêtre. Elle était à un âge où l’on croit encore que tout est possible de nos désirs les plus fous.
Quand tout le monde fut réuni, Paul fit les présentations. Il y avait là Fleur, Prune et Cerise, âgées respectivement de cinq, sept et neuf ans. Virginie manqua s’étouffer de rire.
— Laissez-moi deviner. Avec des prénoms pareils, vous devez être pépiniériste, dit-elle dans un sourire légèrement sarcastique.
— Vous n’êtes pas si loin de la vérité, répondit-il avec humour, quoiqu’un peu pincé tout de même. Je m’occupe de jeunes pousses à ma manière ; je suis prof.
Il avait conscience du ridicule des prénoms choisis par sa femme pour les enfants, au regard de leur patronyme. Sans doute avait-elle voulu n’être par seule à faire sourire lorsqu’elle se présentait comme Anémone Dépré ? De fait, les sourires en coin, les regards surpris puis amusés, et toutes autres manifestations de ce genre se répétaient quotidiennement à leur égard et, si les filles n’y prêtaient aucune attention – fières au contraire de posséder des prénoms qui les rendaient uniques au milieu de leurs camarades – Paul s’en affligeait.
Ils se séparèrent pour la visite du château, au grand soulagement de Virginie qui n’aimait rien tant que le calme, pour se retrouver sur la navette du retour. Là, pendant que les filles se chamaillaient, Paul avait engagé la conversation. Des propos de convenance, anodins comme on en use parfois lorsque l’on se retrouve confiné dans un endroit où il est difficile de s’éviter.
Virginie expliqua qu’elle tenait une boutique de décoration dans la galerie marchande du centre commercial de Plan-de-Campagne et qu’elle aimait profiter de ses moments de liberté pour s’aérer en bord de mer où à la campagne. Aujourd’hui avait été pour le château d’If, d’où le hasard de cette rencontre.
Ils s’étaient quittés sur le Vieux Port. Poliment, sans chaleur excessive. Paul avait entraîné ses filles vers la station de métro et la jeune femme avait remonté la Canebière pour gagner la gare Saint-Charles.


Lorsque, un mois plus tard, Paul franchit le seuil de sa boutique, Virginie l’avait totalement oublié. Elle n’avait pas pour habitude de s’attarder sur les rencontres quasi-anonymes au milieu d’une foule. Le fait qu’il se soit présenté à elle et qu’ils aient échangé quelques mots sur un bateau secoué par une mer houleuse, à deux pas de gamines énervées autant qu’énervantes, n’avait fait d’eux ni des amis ni de vagues connaissances.
De son côté, il feignit, non sans aplomb, un pur hasard et une incertitude à la reconnaître. Pour autant, il aurait été en peine d’expliquer clairement ce qui l’avait conduit dans ce magasin où il n’avait rien à acheter. Malgré tout, il avait conscience du désir irrépressible qui le taraudait depuis des jours et des jours de revoir cette jeune femme charmante avec laquelle il avait passé un si agréable moment bien qu’il ne cherchât pas une aventure, ce qui n’était pas son genre. La fidélité était davantage une évidence qu’une valeur à ses yeux. Les valeurs sont souvent abstraites, élastiques et fluctuantes, là où les évidences s’imposent de manière définitive.
Il lui proposa d’aller prendre un café dans la galerie marchande. Comme elle avait besoin de faire une pause, elle accepta. Elle laissa la boutique aux mains de son employée qui réprima un léger sourire auquel elle ne sembla pas prêter attention.
De fait, ces quelques minutes autour d’un café trop amer, pris dans un environnement bruyant qui ne plaidait guère pour un instant de détente, furent ce qui devait devenir de fait leur premier rendez-vous. Il ne s’y passa rien d’autre qu’un nouvel échange de banalité. Paul précisa qu’il était professeur dans une école de formation touristique réputée d’Aix-en-Provence. Un travail qui l’amenait à beaucoup se déplacer afin de prendre contact avec des professionnels du secteur, pour placer des stagiaires et leur rendre visite ensuite afin d’assurer un suivi personnalisé de chacun. De son côté, Virginie confirma qu’elle vendait des bibelots et autres articles de décoration plus ou moins kitsch à des gens qui n’avaient pas les moyens de fréquenter les brocanteurs ou les antiquaires. Elle était sans illusion sur la valeur de sa marchandise, mais elle aimait l’idée d’aider des gens sans fortune à donner une âme à leur intérieur. Elle professait – si Paul voulait bien lui pardonner cette outrecuidance – que la valeur d’un objet tenait moins à son prix d’achat qu’à l’attachement sentimental qu’on lui portait, ainsi qu’à la place qu’on savait lui trouver pour le rendre indispensable à notre bien-être. Elle n’avait de mépris que pour les gens méprisants, ceux qui s’érigeaient en arbitres du bon goût et parlaient avec dédain des petites choses qui pouvaient faire le bonheur de leur propriétaire. À quoi bon posséder un Dalí original si l’on sait se contenter de la reproduction des Glaneuses de Millet sur le couvercle d’une boîte de chocolats de Noël ?
C’était une conversation un peu décousue et surréaliste, chacun se demandant au fond où tout cela pourrait bien les mener et si même il y avait un but. Ils se quittèrent au bout d’une vingtaine de minutes, aussi soudainement que Paul était apparu. Ça avait été un instant agréable et sans suite, à l’identique de leur rencontre sur l’île d’If. Une parenthèse que l’on oublie dans l’heure. C’est du moins ainsi que les choses auraient dû être aux yeux de Virginie, si Paul n’était pas venu la relancer une quinzaine de jours plus tard, par téléphone cette fois-ci, afin de lui proposer de l’entraîner avec lui dans l’une de ses visites touristiques un après-midi de son choix. Elle accepta pour la seule raison que cet homme l’intriguait ; elle n’arrivait pas à discerner exactement ce qu’il attendait d’elle, ce n’était pas de la drague ou alors la méthode était tout à fait originale. Il n’y avait cependant rien d’inquiétant dans le personnage ; dans ces conditions, pourquoi renoncer à une belle balade ?


Ce fut la première d’une longue série d’escapades qui s’étalèrent sur une demi-douzaine d’années, loin d’Aix où collègues et élèves de Paul auraient pu les apercevoir, rarement à Marseille où il résidait, jamais à Cabriès où Virginie gardait jalousement l’intimité de sa petite maison.
Au gré des saisons, ils parcoururent la Provence, la Camargue et le Lubéron. Paul était inépuisable sur la géographie, l’histoire, les traditions populaires qu’il aimait faire partager. Elle découvrit ainsi bien des lieux et des légendes qu’elle ne connaissait pas et auxquels elle n’avait jamais songé à s’intéresser jusque-là.
Il fallut deux mois avant que leurs mains s’effleurent à peine et six de plus jusqu’au premier baiser. Quelques-uns encore avant qu’il ne s’enhardisse à la posséder langoureusement dans un bosquet au bord du Rhône, à l’écart du barrage de Vallabrègues, dans un bruissement frénétique de cigales qui ne se calmait brusquement qu’au moindre souffle de vent pour reprendre de plus bel.
Tandis qu’il la faisait jouir avec ce qui semblait être une certaine rage, la jeune femme avait pu observer dans ses yeux une lueur de désespoir, un sentiment de déroute. Alors même qu’il parvenait à ses fins, au bout de cette longue quête timide et gauche vers le Graal, c’était comme s’il était en train d’y boire sa damnation. Virginie sentit monter en elle un fou rire irrépressible, songeant qu’elle avait en elle un petit garçon somnambule se réveillant soudain pour s’apercevoir qu’il avait le doigt dans le pot de confiture. Inutile de dire que ce doigt-là était expert et de bonne tenue. Le pot de confiture n’eut aucune envie qu’il en sorte !


Il y eut ainsi six ans d’instants volés, qui ne duraient généralement que le temps d’un après-midi, très rarement une journée entière. Des balades ponctuées d’élans charnels abrités dans des chemins creux aux beaux jours et dans des chambres d’hôtels de dernière catégorie quand le temps était froid ou pluvieux. Parfois ponctuées de pique-niques improvisés, de sandwichs avalés trop vite ou, aux dates importantes – fêtes et anniversaires – de repas s’éternisant aux bonnes tables des lieux visités.
Virginie ne recroisa les filles qu’une seule fois, alors qu’elles étaient encadrées de leurs parents. Un week-end de février, à Carrry-le-Rouet, à l’occasion des oursinades. C’était une rencontre fortuite. Heureusement, aucune des fillettes ne se souvenait de la dame rencontrée au Château d’If des années auparavant. Paul détourna la tête, gêné ; quant à elle, elle jugea sévèrement sa rivale : trop maigre, trop pâle, trop gentille. Pour être une réalité, ce jugement n’en était pas moins le signe d’une pointe de jalousie qu’elle ne se connaissait pas. Elle avait toujours su que Paul était marié et attaché à sa femme. Elle avait accepté le rôle de maîtresse sans scrupule parce qu’elle pensait qu’on ne prend jamais le mari d’une autre, au mieux on profite de la liberté qu’il s’octroie. Cette vie lui convenait, à la seule restriction qu’elle aurait aimé pouvoir passer une nuit complète avec lui de temps à autre. Mais c’était impossible car ses déplacements professionnels n’entraînaient jamais de nuit d’hôtel, ce que l’épouse savait parfaitement.
Et puis, après six ans de cette vie, l’occasion s’était enfin présentée. Paul venait de réaliser bénévolement la traduction française d’un site Internet espagnol proposant des réservations dans les meilleurs paradores et hôtels de luxe du continent ainsi que des îles Baléares et Canaries. En remerciement, son contact l’avait invité à Madrid pour un week-end. Paul avait prétendu qu’il s’agissait d’une réunion de travail et insisté sur le fait que la dépense du voyage pour quatre personnes sur une aussi courte période ne se justifiait pas. Virginie exultait, elle tenait enfin son week-end en amoureux ! Elle s’y était préparée avec gourmandise, le sentiment de bientôt toucher à une apothéose, même si objectivement il ne s’agissait que de quelques heures de balade et d’une nuit qu’elle se promettait mémorable dans les bras de l’homme qu’elle avait fini par considérer comme celui de sa vie, pour éculée que soit l’expression et bancale leur relation.

samedi 30 novembre 2019

Les nuits de la mère morte 2/2

Henrik avait épousé Birthe Andersen le vendredi 22 novembre 1963, au moment où John F. Kennedy était abattu à Dallas. Depuis, il avait pris l’habitude de souligner la chose en déclarant, mi-figue mi-raisin, « un malheur n’arrive jamais seul… » Bien qu’il eût sans doute une certaine affection pour son épouse, Jesper avait toujours pensé que ce mariage ne devait rien à l’amour de la part de son géniteur. Il avait eu une femme pour tenir sa maison et lui donner des enfants. Son plaisir, c’était le travail et les bordées entre copains dans les bars à matelots. Il n’avait pas été réellement méchant malgré ses coups de gueule fréquents ; sa principale caractéristique – défaut ou qualité selon les cas – était une indifférence superbe, celle qui avait donné au bout du compte l’égoïsme forcené de sa fille cadette.
Si on l’avait interrogé, Henrik aurait répondu sans la moindre hésitation qu’il menait cette vie-là pour le bien de sa famille. En quoi il n’aurait pas menti, puisqu’il en était intimement persuadé. Il avait fait trois beaux enfants à sa femme afin d’occuper ses longues journées d’oisiveté, il rapportait l’argent nécessaire à la bonne marche du foyer, son aîné reprendrait la barre du bateau lorsque le moment viendrait, après avoir fait son apprentissage sous son aile… Comme si ce n’était pas Birthe qui lui avait fait trois beaux petits, comme si l’apprentissage ne se serait pas davantage fait sous ses ordres et sa férule plutôt que sous son aile… Le propre des certitudes est de nous éviter de nous poser des questions embarrassantes.
Ne se posant aucune de question, Henrik n’avait pas vu Lars prendre le large autrement que sur un bateau de pêche, sa baleine bleue ne courant pas les mers. Il n’avait pas davantage senti l’odeur de cannabis sur les vêtements de son fils, qu’il n’avait vu ensuite les traces d’aiguilles au creux de son coude.
Un soir, on avait attendu longuement le retour de Lars pour se mettre à table. Birthe s’inquiétait, Henrik fulminait, Lone rêvassait au garçon qu’elle avait rencontré quelques jours plus tôt et Jesper tentait désespérément de couvrir son frère en inventant un hypothétique entretien d’embauche à l’autre bout de la ville. On avait fini par dîner et Jesper était parti à la recherche de Lars. Si quelqu’un était à même de le dénicher où qu’il se trouve, c’était bien lui. Ces deux-là étaient toujours fourrés ensemble, le plus jeune en adoration devant l’aîné qui lui faisait découvrir la ville et la vie en même temps. Chacun d’eux avait un secret qu’il partageait avec l’autre ; la poudre blanche pour l’un, le désir des garçons pour l’autre. Ils ne se jugeaient pas. Ils s’aimaient.
Son instinct l’avait conduit du côté de Vesterbro, l’ancien quartier des bouchers, qui était connu à l’époque pour ses trafics de drogue et la prostitution. Il l’avait retrouvé dans le skydebanehaven, à proximité du mur de briques rouges, une seringue encore plantée dans le bras. Son corps était déjà froid. De toute sa vie, Lars n’avait jamais « touché le perroquet » comme disaient ici les militaires qui avaient la chance de toucher la cible du stand de tir – qui avait donné son nom au jardin – situé de l’autre côté du mur qui protégeait les passants, à la fin du xixe siècle.
Ce soir-là, le monde s’était écroulé pour Jesper et ce qu’il restait de la famille Ilsøe. Lars venait d’avoir 25 ans, Lone en avait 23 et Jesper à peine 20. Cahin-caha, un semblant d’unité avait été préservé pendant quelques années encore, puis Lone avait épousé Torbjörn et la Suède, Henrik avait pris sa retraite pour aller vivre à Samsø où Birthe avait hérité une petite maison prolongée d’un long pré menant à un embarcadère privé et Jesper – qui avait créé sa propre entreprise de maçonnerie après avoir servi dix ans le même patron – avait racheté la maison ancestrale où ils vivaient encore aujourd’hui après l’avoir considérablement transformée avec l’aide de Morten.
Henrik et Birthe avaient vécu une demi-douzaine d’années paisibles. Elle, s’occupant de la maison, lui passant ses journées sur sa barque à pêcher les poissons qu’elle préparait ensuite. La maison était minuscule, au confort spartiate. Jesper leur rendait visite de loin en loin, Lone téléphonait pour les anniversaires et le nouvel an. Pour annoncer la naissance des enfants, aussi.
Et puis, un jour, Henrik n’était pas rentré. On avait fini par retrouver son embarcation avec une partie de son matériel de pêche et un seau contenant ses dernières prises, mais aucune trace de lui. Disparu en mer. Accident ou suicide, personne n’avait jamais pu trancher.
Birthe avait tenu à ce que Jasper bâtisse une stèle au fond du pré, à la lisière de la mer, sur laquelle elle puisse se recueillir et déposer des fleurs en mémoire de l’époux qu’elle s’était choisi, avec lequel elle avait vécu pendant des années, peut-être sans véritable amour partagé mais en tissant une sorte de lien qui n’avait probablement pas d’autre nom que l’habitude.
Jesper était allé la visiter plus souvent, la préparant progressivement à encaisser le choc de son homosexualité. Et puis sa relation avec Morten avait pris une nouvelle dimension, au point qu’il avait pris la décision de le lui présenter. Chose qui s’était déroulée le plus naturellement du monde. C’était un peu comme si elle récupérait un second fils en échange de celui qu’elle avait perdu dix ans plus tôt.
Jesper et Morten avaient vécu plus ou moins ouvertement ensemble jusqu’en 2012, attendant de pouvoir profiter de la loi leur permettant enfin d’officialiser leur union par un mariage à la fois civil et religieux, chacun y trouvant son compte : Morten dans le rite luthérien d’État, Jesper dans le côté civil de la cérémonie. La reconnaissance des couples de personnes de même sexe remontait pourtant à 1989, année de la disparition de Lars.


La vie et les drames de la famille Ilsøe, Morten les avait reconstitués à partir du peu de confidences que Jesper lui avait faites. Celui-ci n’était pas un grand bavard, les mots n’étaient qu’un faible recours pour l’aider à exprimer ses sentiments. C’était une chose à laquelle il avait fallu s’habituer au fil de leur histoire.


Birthe avait continué à vieillir seule sur l’île de son enfance. Il n’était pas aisé de lui rendre visite aussi souvent qu’elle l’aurait souhaité, entre la distance, les horaires du ferry, les obligations professionnelles. Elle ne s’en plaignait pas. Elle non plus n’avait pas besoin de beaucoup de mots pour faire partager son humeur, ses yeux tristes suffisaient amplement.
Elle avait décliné doucement, comme une chandelle qui vacille et s’éteint progressivement dans un vent coulis. Il y avait eu des alertes, auxquelles il avait fallu faire face dans la précipitation, des rémissions incertaines auxquelles on voulait cependant s’accrocher plus que de raison. Il avait été nécessaire ensuite de trouver des personnes dignes de confiance pour l’aider dans les tâches quotidiennes qu’elle abdiquait de jour en jour, de la préparation du repas au ménage, en passant par la toilette et les lessives. Si la vieillesse était une chute au sens figuré, il y en avait eu également au sens propre. Jesper avait proposé de la prendre à demeure, mais elle avait refusé. Elle appréciait beaucoup Morten, toutefois elle ne se voyait pas partager leur vie. Pour autant, elle ne voulait pas davantage entendre parler d’un placement dans une maison médicalisée. Elle n’avait qu’une hantise pire que la mort, c’était que Jesper décide de se débarrasser d’elle dans un mouroir. Il avait beau s’en défendre, elle l’accusait de vouloir le faire de façon récurrente, dans des crises de larmes sans fin qui le laissaient démuni. Il se souvenait d’un proverbe chinois que lui avait enseigné Lars : « Un fils qui fait verser des larmes à sa mère, peut seul les essuyer », mais n’ayant rien fait pour les provoquer, comment aurait-il fait pour les tarir ?
Ayant donné tout ce qu’il pouvait de son temps, de son énergie et de son amour à adoucir la fin de vie de sa mère, Jesper n’en portait pas moins un poids de culpabilité incommensurable, se demandant sans cesse ce qu’il avait fait de mal, ce qu’il aurait pu faire de mieux ou de plus. Cela le rongeait depuis des mois. C’était l’une des raisons pour lesquelles Morten avait insisté pour effectuer ce voyage en France. Les souvenirs, les lieux à partager n’étaient que prétexte fallacieux à une diversion qu’il avait espéré salutaire.


— Er du sulten ? demanda Jesper, sans grande conviction car ils avaient mangé à l’aéroport avant d’embarquer. Dernier repas français. Cuisine minimaliste et industrielle, pas même mauvaise à force d’être aseptisée et sans goût.
Durant leur séjour, Morten avait tenté de lui faire découvrir l’art de la table à la française. Il avait trouvé cela chichiteux et prétentieux, ce qui n’enlevait rien à une certaine noblesse de la chose. Cependant, les Français se révélaient plutôt « viandards », quand lui avait une appétence particulière – sans doute culturelle et familiale – pour le poisson, avec des incartades du côté de gibiers sauvages et convenablement faisandés. Il avait noté un mouvement vers un véganisme agressif qui l’avait choqué, un peu comme si les Français n’étaient capables que de sentiments exacerbés aux antipodes de son propre comportement. Il n’avait rien dit de cette réflexion à Morten afin de ne briser si son rêve ni son plaisir. Il comprenait très bien que celui-ci ait pu conserver une certaine nostalgie de son séjour en France.
Morten répondit qu’il n’avait pas faim et qu’il était un peu fatigué par le voyage. Il pensait que le plus sage était de se mettre au lit pour une longue nuit réparatrice. Il prononça ces derniers mots en portant un regard insistant sur son mari. Il savait que ces six dernières nuits avaient été terribles pour lui, bien qu’il n’y ait fait aucune allusion. Si Jesper retenait ses mots dans la journée, il lui arrivait de parler en dormant, de laisser échapper des cris, des pleurs, des angoisses vertigineuses.
Après une bonne douche, ils s’étaient mis au lit et avaient fait l’amour. Cela s’était étiré dans le temps parce que la fatigue les gagnait, il y avait des pauses qui correspondaient à de micro-endormissements et soudain l’un reprenait le dessus et réveillait l’autre de ses caresses ou de ses baisers.
Parfois, lorsqu’ils inversaient les rôles et que Jesper dominait un Morten agenouillé au bord du lit, devant la vision de cette chevelure grisonnante à moitié tonsuré, de ce sou épais, de cette carrure large et rassurante, il voyait fugitivement l’image de son père. Il en ressentait un malaise profond car il avait la certitude de n’avoir jamais – consciemment ou non – vu son père comme un objet de convoitise sexuelle et rejetait l’idée que son homosexualité ait quoi que ce soit à voir avec l’un de ses parents. Père absent, mère dominatrice n’étaient que des clichés un peu trop faciles, des généralisations imbéciles. Il aurait été tout aussi douteux de prétendre que la passion qu’il avait nourrie pour Lars, ce grand frère qui était une sorte de substitut au père absent, ait pu cacher un quelconque désir. Quand l’image du père venait s’interposer trop fortement dans ces moments-là, il sentait l’excitation diminuer et renversait Morten sur le dos afin de venir s’enfourcher sur son membre turgescent, lui imposant une cadence folle destinée à s’étourdir lui-même pour chasser ces visions dérangeantes. D’autant plus dérangeantes que c’était dans ces seuls moments qu’il repensait à Henrik, qu’il avait chassé de sa mémoire, persuadé qu’il était de la disparition volontaire de ce père égoïste.
S’il avait pu chasser son père de son esprit avec une certaine facilité, il en était allé différemment de sa mère. Celle-ci était morte un an plus tôt et s’ingéniait à venir régulièrement hanter ses rêves. Elle n’y apparaissait pas vindicative mais fragile et aimante. Une façon bien féminine et maternelle de donner mauvaise conscience à un fils trop enclin à culpabiliser, de transformer un rêve somme toute anodin en cauchemar effroyable. Ce qu’elle avait fait avec constance tout au long de ces six nuits parisiennes.
Cela avait commencé dès le premier soir.
Il se trouvait à son âge actuel dans la maison de Nyhavn telle qu’elle était au temps de son enfance, avant les transformations radicales qu’il y avait apporté avec Morten et que sa mère n’avait jamais vues. Urchin était à ses côtés. Il supposait que Morten dormait dans la chambre d’où il venait de sortir et qui avait été celle de ses parents. Urchin avait faim, il l’entraînait dans la cuisine, à l’étage inférieur, au bout du couloir, juste à côté de l’entrée. Il poussait la porte et trouvait sa mère étendue sur le sol, sa canne non loin de sa main gauche, agonisante avec un visage gonflé, bouffi, qu’elle n’avait jamais eu. Urchin s’approcha, sa mère les regarda tous les deux et expira comme soulagée de les avoir vus une dernière fois. Il appelait Morten au secours… Dans la nuit, la chaleur du lit et des draps, sa main était venue caresser sa nuque et le cauchemar s’était enfui en même temps que le sommeil.
La nuit suivante, il vivait une vie heureuse et insouciante avec son mari. Il sentait malgré tout une sorte de malaise, de mauvaise conscience diffuse. Il avait abandonné sa mère quelque part, le rêve ne disait pas à quel endroit – hôpital ou maison spécialisée ? – où il n’était pas allé la voir. De même qu’il ne l’avait pas appelée au téléphone depuis un temps infini. Il était anxieux mais savait d’expérience qu’elle serait sans doute incapable de décrocher et que plus sûrement encore la batterie de son téléphone portable serait déchargée. Quand il se résolvait enfin à appeler l’établissement, c’était pour apprendre qu’elle était morte.
La troisième nuit, il se trouva transporté à Samsø, devant la stèle qu’il avait édifiée en mémoire de Henrik à la demande de sa mère et où elle-même avait exigé que ses cendres soient dispersées. Il se tenait debout devant le bloc de granit, dans une attitude de prière qui lui était tout à fait inhabituelle quand, soudain, Birthe apparaissait à son côté et lui demandait avec insistance de partir à la recherche de son père sans lequel elle ne pouvait reposer en paix. Il essayait de lui démontrer l’impossibilité qu’il y avait à lui donner satisfaction, si longtemps après et alors même que les recherches n’avaient rien donné à l’époque ; pourtant elle ne voulait pas en démordre, il n’y avait de salut éternel pour elle que dans la réunion avec son époux. Ne pas lui donner satisfaction revenait à lui interdire de reposer en paix.
Après, il y eu un cauchemar plus douloureux encore. Il se trouvait dans sa cuisine, occupé à faire la vaisselle, lorsqu’il voyait une voiture s’arrêter sur le quai, devant la maison. Une infirmière en descendait, qui faisait le tour du véhicule pour aller ouvrir la portière à sa mère. Celle-ci en descendait et s’avançait vers la maison, d’un pas assuré qui contrastait avec la canne qu’elle tenait à la main. Comme il arrive souvent dans les rêves, il s’était retrouvé transporté au fond du couloir tandis que sa mère poussait la porte d’entrée. Elle faisait trois pas avant de s’effondrer et dans sa chute son collier de perles se brisait, répandant ses grains dans une cascade cristalline interminable. S’approchant, il ne pouvait que constater le décès, en même temps que la position grotesque du corps de sa mère qui tenait toujours fermement sa canne telle qu’elle la brandissait parfois dans un geste de menace improbable.
La nuit suivante fut plus étrange encore. Sa mère se trouvait dans une maison qu’il ne connaissait pas, à l’intérieur des terres, au centre d’une sorte d’îlot inaccessible. Il voulait aller la rejoindre, il y avait manifestement un caractère d’urgence à cela mais c’était impossible. Il ne comprenait pas à quoi correspondait cet îlot inconnu. Sans doute était-ce une construction onirique faite à partir des nombreux bassins du jardin du château de Vaux le Vicomte qu’il avait visité l’après-midi même ?
Puis, ce fut la dernière nuit parisienne. Il se trouvait en pleine réunion de chantier au port de Copenhague — il pouvait voir la Petite Sirène, sur le quai de Langelinje, une nouvelle fois rénovée après avoir été vandalisé… Son téléphone portable vibrait avec insistance, au point de l’obliger à le prendre en main. L’écran affichait un appel entrant en provenance de sa mère. Or, il savait bien que celle-ci était morte depuis de nombreux mois. Il n’y avait donc pas lieu de répondre. Pourtant, son entêtement à ne pas bouger se heurtait à une obstination semblable de sa correspondante. Le stress devenait tel qu’il se réveillait en sursaut, respiration coupée comme en apnée. Y avait-il un message subliminal, une résonance quelconque avec le fait qu’il continuait à payer à fonds perdu l’abonnement de Birthe ? Il se sentait glacé, tétanisé face à ces situations incohérentes que lui renvoyaient tous ces rêves obscurs.


Tout ce que disaient ces cauchemars était injuste ; il n’avait pas abandonné sa mère, l’avait appelée tous les jours au téléphone, était venu la voir aussi souvent qu’il le pouvait, s’était installé parfois des semaines entière chez elle quand il l’avait fallu, n’avait jamais songé à la placer dans la moindre institution qu’elle qualifiait elle-même de « mouroir » et qui étaient sa hantise. Morten l’avait accompagné, au propre comme au figuré ; sans se forcer car il avait noué avec la vieille femme une relation particulière et espiègle qui brisait la monotonie de cette sorte de huis clos souvent étouffant qui s’était installé avec son fils.
Ce qui était vrai en revanche, et que ne disaient pas les rêves, c’est qu’il avait souvent perdu patience et l’avait bousculée, parce qu’il lui était difficile d’admettre qu’elle décline ainsi et ne soit plus la femme forte qui avait été à ses côtés depuis toujours.
Tous ces songes lugubres venaient le visiter comme si le spectre de Birthe s’ingéniait à l’empêcher de faire ses nuits, en contrepoint de celles qu’il lui avait ravies un demi-siècle plus tôt ; vengeance tardive d’une mère épuisée.


Au moment d’éteindre la lumière, Jesper murmura dans un soupir…
— Maman est morte. Combien de fois faudra-t-il qu’elle vienne me le dire ?
Il se demandait comment serait sa nuit, s’il lui faudrait se relever pour aller lire ou regarder la télévision dans le salon jusqu’à ce que, enfin épuisé, il puisse s’abîmer dans un sommeil apaisé.
À ses côtés, Morten grogna vaguement, manière de lui faire croire qu’il avait entendu, alors que le sommeil l’avait déjà gagné.
Malgré la chaleur de ce corps qui cherchait le sien, Jesper eut le sentiment d’une immense solitude, l’envie de hurler, écartelé entre le bonheur présent et le malheur de l’absence. Deux sentiments aussi puissants l’un que l’autre, qui le broyaient au final dans un étau de mauvaise conscience absolue.

Toulouse, 
juin 2018 et novembre 2019

Les nuits de la mère morte 1/2

— København, murmura Jesper lorsque les roues touchèrent le tarmac.
Assis à côté du hublot, alors qu’ils étaient en approche, il avait pu observer le Terminal 3 dont la forme géométrique lui avait évoqué les avions de papier qu’il pliait à partir des feuilles de ses cahiers d’écolier. C’était moderne et récent, pas encore vingt ans, et il avait travaillé en sous-traitance sur ce chantier sans jamais avoir une vue aussi impressionnante de ce que serait le résultat.
À sa gauche, assis au bord de l’allée centrale, Morten rectifia in petto « Copenhague, enfin ! » L’interjection n’avait pas été formulée, cependant elle était bien contenue dans le soupir qui avait suivi le simple mot prononcé par son compagnon.
— Velkommen til landet ! ajouta Jesper, tandis que l’appareil roulait vers l’aérogare.
Ce « Bienvenue au pays » n’était pas une critique ou un rejet de la semaine qu’ils venaient de passer en France, mais simplement la satisfaction de retrouver un univers qui lui était aussi cher que familier. Il allait reprendre ses marques, sa vie, son train-train quotidien avec le lot d’ennuis qui s’y attachait.
Morten savait faire la part entre l’effort consenti par son compagnon et la joie sincère que celui-ci en avait retirée à chaque instant. Le retour sur le sol natal n’était au fond rien d’autre que le point d’orgue de ce périple, cette errance au cours de laquelle il avait voulu lui montrer les lieux que lui-même avait aimés lorsqu’il avait passé deux ans en France pour parachever ses études d’architecture et qui avait également pour but de compenser les voyages qu’ils n’avaient pu faire au fil des dernières années. À la fois une récompense et un vertige pour un sédentaire comme Jesper l’avait été durant un demi-siècle.
À la vérité, Jesper s’était senti mal à l’aise à l’intérieur des terres, il resterait toujours un homme du bord de mer, et plus encore du bord de mère, même si la démonstration fonctionnait mieux en français où il suffisait de rajouter un « e » final et d’accentuer le premier pour changer le sens du mot, quand le danois différenciait clairement les deux choses entre « hav » et « mor ».
Morten parlait le français couramment, tandis que son compagnon n’avait jamais fait l’effort d’apprendre une autre langue que celle dans laquelle il avait été élevé. Ceci avait compliqué leur voyage dans la mesure où une distance s’installait inévitablement entre lui et ceux qui essayaient de lui parler. La majorité des Français n’étant pas réellement polyglotte, leur anglais scolaire n’avait pas beaucoup aidé. Alors Morten avait joué les traducteurs. Le plus souvent avec plaisir et amusement ; parfois avec une sorte d’impatience agacée, parce qu’expliquer ce qui venait d’être dit cassait son propre rythme. Cependant, il devait bien convenir qu’il était seul à l’origine de ce voyage pour lequel Jesper avait longtemps essayé de freiner son enthousiasme avant de finir par accepter d’y participer.
Jesper ne connaissait rien de la France, si ce n’est l’idée qu’il s’en était faite à travers leurs flâneries dans Værnedamsvej, cette petite artère animée au nord du quartier de Vesterbro qui était souvent comparée à une rue parisienne et dans laquelle se succédaient cafés, bistrots, cavistes et diverses échoppes. La vérité est qu’il n’avait jamais éprouvé le besoin de quitter le Danemark pour voir le monde. Sa vie tournait autour de Copenhague et son plus long voyage avait été jusqu’ici les trois heures de trajets pour rejoindre l’île de Samsø par la Route 21 jusqu’à Kalundborg et le ferry jusqu’à Ballen où ses parents étaient partis s’installer une fois son père à la retraite.
Du côté opposé, seule frontière jamais franchie, il avait emprunté quelquefois l’Øresundsbron pour rejoindre sa sœur à Malmö. Voyage trois fois plus rapide mais moins fréquent malgré tout. Depuis qu’elle avait épousé un haut fonctionnaire suédois, Lone s’était désintéressée de sa propre famille et le pont qui reliait les deux pays n’était pas un pont jeté entre le frère et la sœur.
Morten ne connaissait ni Lone, ni son mari, ni leurs trois enfants. Il avait conscience de n’être pas pour rien dans la réticence de ces derniers à maintenir un lien avec son compagnon. Le gèle de leurs relations datait clairement du moment où ils avaient emménagés ensemble, rendant publique une union déjà ancienne mais tenue soigneusement secrète jusque-là.
Il s’était moins agi de cacher leur homosexualité, dans un pays somme toute assez libéral sur ce plan – elle y avait été décriminalisée en 1933 –, que d’éviter les accusations de collusion entre l’architecte et l’entrepreneur qui emportait assez souvent les marchés liés à ses projets. Pourtant, le fait était qu’il n’y avait jamais eu le moindre favoritisme ; Jesper était le mieux disant sur les appels d’offres qu’il remportait et il n’y avait jamais eu le moindre problème sur les chantiers qu’il avait assurés. Sans doute Lone avait-elle voulu tirer un trait sur deux frères qui ne correspondaient pas au standing de sa nouvelle vie bourgeoise : Lars – emporté par la drogue bien des années plus tôt – et Jesper, qui était resté au pays et à qui avait incombé de s’occuper de la fin de vie de leurs parents. Morten ne pouvait s’empêcher de sentir un peu de mépris dans l’attitude distante de Lone et Torbjörn, ce mari si occupé qui rendait impossible de simples visites de courtoisie.


Après avoir récupéré leurs bagages, Morten avait voulu se diriger vers la station de taxis mais Jesper l’avait entraîné vers le métro.
— Allons, nous ne sommes plus en France, avait-il dit.
Leur expérience du métro parisien avait été un véritable supplice, même pour Morten qui ne s’attendait pas à un tel changement survenu en un quart de siècle. L’air était devenu totalement irrespirable, la foule compacte au-delà de l’imaginable… et puis il y avait cette impression d’un autre monde. Un monde souterrain dans lequel la capitale française semblait vouloir reléguer une population dont elle aurait voulu débarrasser ses rues.
Il n’y avait que huit stations jusqu’à Kongens Nytorv, soit un quart d’heure à peine, et un peu moins de trois cents mètres de marche jusque chez eux, ensuite. Si ce n’était pas l’heure de pointe, ce n’était pas non plus les horaires nocturnes, ce qui signifiait moins de dix minutes d’attente sur le quai. Le taxi coûterait plus cher et la circulation ne rendrait pas la course plus rapide.
Jesper avait hâte de retrouver le quartier royal où sa famille avait toujours vécu, au bord du canal de Nyhavn, construit à l’origine pour relier Kongens Nytorv au port. C’était aujourd’hui un lieu touristique, mais ça avait été longtemps un repaire de marins, puis d’écrivains. Andersen y avait habité à trois adresses successives.
Nyhavn, c’était comme un village de pêcheurs, avec ses bateaux, ses maisons colorées, ses bars. Une sorte d’image de carte postale qu’on retrouvait dans tous les catalogues d’agences de voyages. Jesper y était chez lui, y avait passé son enfance et finalement toute sa vie. Il avait été porté sur les fonts baptismaux de la Marmorkirken, la fameuse « église de marbre » dont le nom véritable était Frederikskirken afin de rendre à Frédéric V l’hommage qu’il méritait pour avoir voulu cet édifice néobaroque monumental dont le dôme s’inspire de St-Pierre de Rome, mais depuis lors son rapport à Dieu s’était plus que distendu. Si tant est qu’il ait été étroit à une époque. La religion avait été un passage obligé par son père. Il la lui avait imposée à un moment où il ne disposait pas de son libre arbitre. Plus tard, il avait été plus difficile de le faire plier aux choix – pour ne pas dire aux diktats – du chef de famille, comme le fait de s’embarquer pour reprendre le flambeau de la pêcherie familiale.
Quand le vieux Henrik Ilsøe avait mis sac à terre pour se retirer avec sa femme sur l’île de Samsø, Jesper lui avait racheté la maison. Lars était déjà mort depuis dix ans et Lone se moquait bien du Danemark et des vieux murs ancestraux.
Il arrivait à Jesper de se demander si son père avait aimé l’un de ses trois enfants. Qu’il ait été déçu par chacun d’eux ne faisait en revanche aucun doute. Lars, l’aîné, aurait dû logiquement marcher sur les traces d’Henrik et reprendre l’affaire, mais il était tombé assez jeune dans la drogue et avait franchi les étapes successives jusqu’à l’overdose ; Lone, la cadette, était une fille qui n’avait pas sa place sur un bateau, bien qu’elle ne manquât pas d’ambition, ce qu’elle avait prouvé en épousant ce Suédois prétentieux ; quant à Jesper, peu attiré par les embruns et le vent du large, il avait trahi la famille en préférant rester à terre pour y construire des maisons plutôt que des bateaux ! Au moins avait-il été épargné au patriarche de savoir que ce dernier fils était un inverti.
En reprenant la maison, Jesper avait une idée assez précise de ce qu’il voulait en faire. Ses compétences dans le Bâtiment lui permettaient d’assurer lui-même les travaux, avec le concours de la demi-douzaine d’employés qu’il possédait. Il lui sembla néanmoins plus prudent de prendre l’avis d’un architecte sur son projet. C’est ainsi qu’il fit appel à Morten Følsgaard, pour le compte duquel il avait réalisé quelques chantiers mais avec qui il n’avait jamais réellement sympathisé.
Lorsque l’architecte visita la maison, il fut séduit par les explications que lui donnait l’entrepreneur. Séduit également par l’homme lui-même, au point de s’imaginer vivant ici avec lui. Il suffisait d’un rien, d’un mot, d’un regard, d’un baiser, d’une chance… Et tout s’était enchaîné aussi simplement que cela. Suivi de vingt ans d’un amour réciproque et sans faille, malgré les drames collatéraux qui étaient venus chambouler une vie parfaite.


— Endelig huset ! dit Jesper dans un énorme soupir de satisfaction, en posant ses bagages dans l’entrée.
Oui, ils étaient « à la maison, enfin ! » et allaient retrouver le fil des jours tranquilles. La vérité est qu’il n’aimait guère s’éloigner d’ici, de ce qui était devenu leur cocon. Qui mieux que lui pouvait comprendre la raillerie de Soren Kierkegaard contre l’« exode ridicule des gens de Copenhague le dimanche à la campagne » ? C’est dire à quel point ce voyage en France avait été déstabilisant pour lui, entre la joie de la découverte des endroits où Morten avait vécu deux années de sa jeunesse étudiante et le déchirement d’être éloigné de son port d’attache. Car, au fond, c’était bien ce que Nyhavn avait longtemps – si ce n’est toujours – été pour sa famille paternelle : un port d’attache, un ancrage protecteur.
La maison… Si elle était effectivement dans l’escarcelle de Jesper depuis quatre générations, était devenue leur bien commun à tous les deux depuis que Morten s’était complètement investi dans sa rénovation. Les cloisons abattues, les espaces de vie modifiés, il y avait sa part. Si la façade n’avait pas bougé, l’intérieur n’avait plus rien à voir avec ce que d’autres avaient connu avant cela. Que l’un soit propriétaire des murs n’avait pas d’importance, seul comptait le fait qu’ils avaient recréé ces lieux pour y mettre confortablement leur amour à l’abri. De fait, ni les parents ni la sœur de Jesper n’y avaient remis les pieds depuis la fin des travaux. Les racines restaient présentes, mais le passé avait été effacé, aussi paradoxal que cela puisse paraître.
— On descend prendre un gløgg au Fisken Pub ? proposa Morten lorsqu’ils eurent défait leurs valises.
— Tu ne préfères pas plutôt une bonne bière ? répondit Jesper, que le vin chaud ne tentait pas ce soir. Il en prit deux bouteilles dans le réfrigérateur, qu’il décapsula avant d’en tendre une à son compagnon.
— Skål ! dit-il en entrechoquant le goulot des deux canettes.
Tandis qu’ils buvaient, Urchin fit son apparition. Depuis leur arrivée, il n’avait pas daigné se montrer et continuait à se tenir à distance afin de bien montrer sa désapprobation face à cet abandon d’une semaine, bien que la voisine soit venue chaque jour lui changer sa litière et son eau, lui renouveler ses croquettes. Ce chat roux tigré avait été celui de la mère de Jesper, qu’ils avaient récupéré après la mort de celle-ci. Ce satané félin justifiait son nom à chaque instant, c’était effectivement un parfait galopin !
Morten n’appréciait pas particulièrement les chats, cependant il n’avait pas hésité à approuver son adoption par respect pour sa belle-mère en même temps que par souci de ne pas heurter son mari par un refus dans ces circonstances douloureuses. À vrai dire, il ne les détestait pas plus qu’il ne les aimait ; il avait à leur égard la même indifférence qu’il avait constatée chez la plupart d’entre eux. Urchin n’échappait pas à cette règle, qui ne venait se frotter dans vos jambes que pour vous signaler un manque d’eau, de croquette ou une litière à changer. Dans ce dernier cas, il avait plutôt tendance à donner des petits coups de pattes aux griffes à moitié sorties car il considérait ce manque d’hygiène comme un affront qui lui était fait volontairement. Ses seules véritables marques d’affections venaient toujours au plus mauvais moment, lorsqu’il prenait plaisir à s’étendre et s’étirer sur la planche à dessin devant laquelle Morten essayait de travailler à ses plans. En somme, ce chat avait une idée de l’indépendance à sens unique : ne t’occupe pas de moi quand je ne te demande rien, occupe t’en dès lors que je l’exige.
Urchin avait sauté sur le rebord de la fenêtre et ronronnait puissamment en savourant la chaleur des derniers rayons du soleil couchant. Jesper avait bu sa bière presque d’un trait, exactement comme il avait aspiré une longue goulée d’air en sortant du métro un peu plus tôt ; il reprenait ses marques, retrouvait son pays, sa place en ce monde. Une place certes petite, mais qu’il n’aurait échangée contre rien au monde. C’était un homme simple, qui n’avait jamais eu d’ambitions au-dessus de ses moyens, pour qui la qualité de la vie passait avant tout et surclassait la course à l’argent. Morten l’aimait aussi pour cela, parce que ça leur avait permis de se consacrer l’un à l’autre autant qu’il était possible, durant deux décennies. Les Ilsøe avaient eu trois enfants bien différents et Morten avait pleinement conscience d’avoir rencontré le seul qui eût un cœur véritable à offrir, une âme à partager. Il était probablement celui qui avait été le plus proche de sa mère, parce qu’il était le petit dernier. Il lui avait toujours voué une véritable adoration, qu’elle avait cependant dû partager dans un premier temps avec Lars, le grand frère, le Dieu de substitution d’un père affrontant des vagues furieuses dont il semblait rapporter le courroux à la maison quand il rentrait.

samedi 31 août 2019

Désespoir du peintre 5/5

V

Les semaines qui suivirent furent très difficiles pour Jérôme. Il emmena Pierrick de force chez son médecin afin que celui-ci le rassure sur son état, puis essaya de l’entraîner à l’hôpital afin de consulter le médecin référent qui devrait désormais le prendre en charge, mais ce fut en vain. Il se heurta à un refus systématique de toute nouvelle démarche destinée, notamment, à faire apparaître un état précis de la charge virale. 
Peu à peu, Pierrick s’enferma dans un déni. Il allait bien, il n’était pas malade, il douta d’être vraiment séropositif et ne se soucia pas de confirmer la chose.
Ce fut une bataille éprouvante, à fleurets mouchetés, sans véritables heurts car le photographe ne voulait pas que son insistance se retourne contre lui. Il finit par se laisser gagner par l’optimiste de l’artiste, dont la toile avançait à petites touches précises dans le plus grand secret.
Pierrick eut des réactions allergiques. On incrimina d’abord le lubrifiant utilisé. On fit l’essai de diverses marques sans constater d’améliorations notables et il fallut se rendre à l’évidence que c’était le latex des capotes qui n’était plus supporté.
Jérôme prit rendez-vous avec l’un de ses ex-amants, qui était généraliste, et eut avec lui une longue conversation sur les risques réels encourus. Il était prêt à abandonner toute protection, il souhaitait simplement le faire en conscience.
Cela n’avait rien d’une volonté suicidaire, mais expliquer les raisons qui le poussèrent sur cette voie lui aurait été impossible. Il se sentait bêtement responsable de l’état de son ami, parce qu’il l’avait indirectement poussé à pratiquer ce maudit test. C’était idiot, cependant l’intelligence a-t-elle jamais eu part dans une passion ?


Jérôme s’attacha à montrer autour de lui les nombreux clichés qu’il avait réalisés des œuvres de Pierrick. L’accueil était presque unanime, cela l’encouragea à proposer à un galeriste, pour lequel il lui était arrivé de travailler et avec qui il avait noué des relations de sympathie, de monter une exposition. 
La perspective d’un accrochage dans un espace prestigieux eut un effet dynamisant sur l’artiste, qui investit beaucoup d’énergie dans la préparation de cet événement. Il tria, sélectionna, douta, recommença et finit par abandonner le choix des toiles à celui qui les exposerait. Dès lors, il se consacra entièrement à l’achèvement de la petite toile à laquelle il travaillait sans relâche, et qu’il refusait de montrer à quiconque.
Lorsqu’elle fut datée et signée, il fit venir Jérôme avec son appareil. Il avait été convenu que c’était cette œuvre qui devrait figurer sur l’affiche de l’exposition.
Lorsque le photographe entra dans l’atelier, le chevalet était recouvert d’un long drap blanc immaculé. Devant, sur une sellette, était posé un vase rond dans lequel achevaient de mourir un bouquet de longues tiges aux petites fleurs racornies et fanées. L’artiste se tenait devant la toile dérobée aux regards et attendait son visiteur.
— Tu es prêt ? demanda-t-il, fébrile et exalté.
Jérôme montra l’appareil qu’il tenait à la main, le trépied, la règle colorimétrique qu’il avait posée près de la porte en pénétrant dans la pièce.
— Tout est là. Si tu veux, j’en shoote  quelques-unes sur le vif, en découvrant la toile et ensuite je prendrai l’œuvre seule, dans les conditions adéquates pour un meilleur tirage quadri.
— Alors, c’est parti…
Dans un geste emphatique, le jeune homme tira d’un coup sec sur le drap qui s’envola par-dessus son épaule, tandis que crépitaient les flashs à un rythme soutenu. 
Jérôme, cadrait d’instinct. Il voulait l’instant. Cette minute de toute beauté où Pierrick, heureux comme il ne l’avait plus vu depuis des mois, montrait son talent et sa foi dans l’avenir.
Puis il posa l’appareil sur une petite table, au milieu des tubes de peinture, et s’approcha du chevalet. Il se pencha sur la toile, qu’il détailla, millimètre par millimètre. Cela ne ressemblait à rien de ce que Pierrick avait peint jusqu’à présent. Ce n’était pas meilleur ou moins bon, c’était autre chose. Non pas une nouvelle manière, mais une œuvre unique. Un manifeste sur l’art, une vision de l’artiste devant le défi de la toile. C’était profond, tumultueux et ironique. C’était magnifique, il en était soufflé.
— Alors ? La question était pleine d’espoir, la voix cassée par une émotion trop forte. Le retour du doute dès que l’on montre un travail qui nous a accaparé pendant si longtemps qu’on ne sait plus si l’objectivité était encore présente dans notre jugement de créateur.
— C’est sublime, dit-il. Je la veux !
Pierrick éclata de rire, soulagé et à nouveau pleinement heureux. Toutes ces heures passées à retoucher sans cesse n’avaient pas été vaines.
— Elle n’est pas à vendre, dit-il.
— J’espère bien !


Jérôme fit ensuite sortir l’artiste et resta seul avec la toile et son matériel. Il s’affaira, régla les lumières, fit des essais qui ne le satisfaisaient pas complètement, recommença autant qu’il le fallut et prit enfin le cliché qu’il attendait. Plus que jamais, il fallait atteindre la perfection pour un rendu optimum.
Il sortit de l’atelier en abandonnant derrière lui la plus grande partie de son matériel. L’artiste attendait dans l’escalier, toujours souriant, deux verres de gin à la main.
— Ça s’arrose, non ?
— Pas le temps, mon amour. Je te laisse tout mon matos, au cas où il faudrait recommencer, et je file à la maison traiter tout cela. On boira plus tard. Ce soir ou demain…
— Je peux venir avec toi ?
— NON !!! Moi aussi je veux être seul pour accoucher. Chacun son tour… Tu me fais confiance ?
— Il faudra bien, répondit le jeune homme, espiègle.
Le photographe s’envola, pour ne reparaître que le lendemain.


Il portait sous le bras un grand carton à dessin dans lequel se trouvait la maquette de l’affiche, dont il venait de faire exécuter un tirage numérique aussi proche que possible de l’impression offset finale.
Depuis la veille, il s’était isolé pour traiter une à une les photographies qu’il avait prises. Il n’avait répondu à aucun des appels de Pierrick, insouciant de l’angoisse dans laquelle ce silence pouvait plonger son amant, entièrement tourné vers le but qu’il s’était fixé et porté par son enthousiasme. 
Les clichés de la toile posée à plat étaient parfaits, il avait beau chercher la petite bête, rien ne clochait techniquement ; or, ils ne le satisfaisaient pas. Prise ainsi, la toile était comme morte. Elle ne parvenait pas à exprimer tout ce qu’elle portait en elle et qui sautait aux yeux lorsqu’elle était devant vous. Il tourna le problème dans tous les sens, s’entêta avec raison car la solution lui apparut comme une évidence au milieu de la nuit. Il déchira tous ses rushs et revint aux premiers clichés de la soirée, ceux qu’il avait pris au moment où l’artiste dévoilait son travail. 
Cette toile parlait du peintre face à son œuvre, de la difficulté de la création et de l’exaltation à se jouer des pires difficultés. Sur l’affiche, elle n’en parlerait que mieux si l’artiste victorieux et comblé était là pour en faire la démonstration. Ce ne serait pas une affiche statique, comme chaque galerie en produisait, elle serait dans la dynamique de l’œuvre exposée.
Il se remit à la tâche, peaufina, calcula au millimètre la surface du visuel sur l’affiche. Pas de fond perdu, mais un fond blanc sur lequel péterait le motif et se détacherait une typographie claire et rigoureuse, élégante et discrète, ce qu’il fallait pour faire passer le message sans s’imposer plus que de raison.
En haut, le fac-similé de la signature de l’artiste, dessous le titre de la toile – qui devenait ainsi également celui de l’exposition –, la photographie du maître devant son œuvre, et au rez-de-chaussée le nom de la galerie et ses coordonnées ainsi que les dates de l’exposition.


Jérôme posa le carton à dessin sur le chevalet, à la place de la toile qu’il posa précieusement contre le dossier d’une chaise.
Pierrick attendait, anxieux et impatient. Il avait voulu voir le projet dès l’arrivée de son amant, mais celui-ci l’avait gentiment éconduit. Il fallait faire les choses dans les règles. C’était une présentation à un client…
Il fit un petit laïus afin d’expliquer ce qu’il avait cherché à obtenir, puis dévoila enfin le fruit de son travail.
La photographie retenue était l’une des dix premières qu’il avait prises. Au premier plan la sellette et le bouquet de fleurs fanées, juste à côté, Pierrick radieux et riant, et au second plan – parfaitement visible dans son ensemble – une toile rectangulaire de format moyen représentant en abyme la scène reproduite par le photographe : une sellette au premier plan, supportant un vase rond contenant un bouquet fané, aux petites fleurs cuites et rabougries, un artiste mettant la dernière touche à sa toile… La différence notable était que dans l’œuvre peinte, Pierrick apparaissant soucieux et concentré, le front plissé. Pourtant, dans le vase de la toile qu’il peignait, les petites fleurs étaient pimpantes. Elles avaient de minuscules pétales blancs finement mouchetés de rose, deux petits points jaunes pollinisaient chacun d’entre eux, les tiges semblaient être couvertes d’un léger duvet de poils… Le challenge était là, dans l’allégorie entre le bouquet fané posant pour le bouquet fleuri. Le peintre avait dépassé l’impossible, il avait saisi la vie qui s’en était allée.
Le tableau avait pour titre “Désespoir du peintre”. Ce désespoir-là ne vit pas davantage que la fleur, être artiste c’est savoir le sublimer pour le dépasser. 
Pierrick était désormais aussi vivant que le bouquet qu’il venait de réussir contre la dégradation du modèle.
Ils firent l’amour à même le plancher de l’atelier, se noyant dans les yeux l’un de l’autre, heureux et rêvant d’un avenir commun où leurs deux arts se compléteraient aussi bien que leurs deux corps, que leurs deux cœurs. L’exposition serait un succès, cela donnerait à Pierrick la force d’affronter un futur incertain.
Ils jouirent ensemble, à la même seconde, en de longs spasmes qui les laissèrent épuisés. Ils s’endormirent l’un contre l’autre et poursuivirent leur rêve.

24 décembre 2007 –  7 août 2009.

vendredi 30 août 2019

Désespoir du peintre 4/5

IV

Pierrick avait poussé la porte du laboratoire en toute insouciance. Ce test, il n’avait eu l’idée de le faire que par souci de réciprocité vis-à-vis de son compagnon. Il n’y avait aucun motif de s’inquiéter particulièrement. Tous deux en possession de leurs résultats négatifs pourraient avoir l’esprit libre dans leurs ébats et se passer de cette affreuse seconde peau de latex dont le contact lui était particulièrement désagréable. Chaque fois qu’il avait pu s’en passer, il n’avait pas hésité à le faire, mais il avait bien senti que Jérôme se montrait réticent à se laisser aller de ce côté-là.
Dans le hall d’attente, quelques sièges étaient occupés. Il se dirigea vers le comptoir et tendit la carte de visite sur laquelle était noté un numéro de dossier. 
La laborantine fouilla dans un casier devant elle, sortit une enveloppe non cachetée et jeta un coup d’œil sur son contenu avant de la lui tendre avec une moue passablement dégoûtée.
— Quelque chose ne va pas ? demanda le jeune homme.
— Évidemment ! Ne dites pas que ça vous étonne ! répliqua-t-elle sèchement et suffisamment fort pour que tout le monde l’entende.
Abasourdi par cette réaction, Pierrick ne comprit pas tout de suite de quoi il retournait. Il prit la feuille de résultat et dut la relire deux fois pour se convaincre de ce qu’il y lisait. 
« Anticorps anti HIV1/HIV2 Recherche positive ». C’était écrit en toutes lettres, deux fois de suite, comme pour bien insister sur la chose.
Il eut la force de replier la feuille, de la remettre dans l’enveloppe. Ses pas le portèrent vers la sortie mais c’était un reflex mécanique, il n’était mu par aucune volonté particulière. 
Une fois sur le trottoir, il se mit à pleurer. D’abord silencieusement, les larmes se succédant à un rythme régulier, coulant le long de son nez, glissant sur la lèvre supérieure pour arriver au coin de la bouche où elles laissaient un goût de sel ; puis vinrent les sanglots et ce cri de désespoir qui restait bloqué dans sa gorge. 
Voilà ! Il était mort et cette salope venait de l’exécuter de la plus odieuse manière, en public, sans aucune retenue. Pourquoi ? Il ne la connaissait pas, ne lui avait jamais rien fait ou dit qui pu mériter de telles représailles. S’était-elle montrée aussi brusque simplement par incompétence, parce qu’elle s’était sentie démunie devant la tâche d’annoncer l’irréparable ? Ces questions-là, il se les poserait plus tard, une fois la haine retombée. Pour l’heure, son esprit était accaparé par cette phrase lancinante qui lui vrillait le cerveau : « J’ai le sida ! »
Imaginer la suite était au-dessus de ses forces. Le monde venait de s’effondrer autour de lui. Plus rien ne tenait debout. Il était planté là, dans la rue, incapable de mettre un pied devant l’autre. Pour aller où ? Va-t-on encore quelque part lorsqu’on sait que c’est inéluctablement vers la mort ? Combien de temps cela prendrait-il avant que la maladie se développe et vienne à bout de ce corps qui ne l’avait jamais autant préoccupé qu’à cet instant où il le sentait voué à une destruction lente et probablement douloureuse ?
Il aurait dû appeler Jérôme. C’était ce qui était prévu au départ, lorsqu’il sortirait du laboratoire. Cela devenait impossible. Appeler son amant pour lui annoncer une telle nouvelle, c’était le perdre inévitablement. Qui voudrait encore de lui maintenant ? Fallait-il lui cacher cela et continuer en dissimulant la terrible vérité jusqu’au moment où les choses deviendraient trop visibles ? Pierrick ne se voyait pas dans la peau d’un tel personnage, mais toutes ses pensées étaient contradictoires. Il voulait préserver Jérôme et le garder auprès de lui, en même temps il avait la certitude que sa sérologie s’opposait à la poursuite de leur histoire et cela l’effrayait plus encore que la maladie elle-même. Dans le même temps, il lui semblait qu’il devait prendre sur lui et rompre afin de protéger l’autre.
Il prit son téléphone portable et composa le numéro d’Hervé, à la préfecture. Hoquetant, il lui annonça la catastrophe et l’appela à l’aide comme un enfant blessé réclame la protection de sa mère.


Jérôme ne parvenait pas à se concentrer. Il lui semblait que chaque manœuvre exécutée, chaque retouche apportée atteignait le but opposé à celui qu’il recherchait. 
Devant lui, sur l’écran de l’ordinateur, la photographie s’assombrissait cruellement, les détails qui l’avaient intéressé au moment de la prise de vue s’estompaient au lieu de ressortir. Tout cela n’était qu’un effroyable gâchis, une matinée de boulot perdue.
Il était en colère. Le silence de Pierrick l’exaspérait car il ne le comprenait pas. Il avait essayé de l’appeler sur son téléphone portable mais n’avait pu obtenir que sa boîte vocale sur laquelle il avait laissé un message où transparaissait son impatience mêlée d’inquiétude. Cela n’avait visiblement servi à rien et était sans effet jusqu’à présent.
Il se sentait inutile. Incapable d’avancer dans son travail, jugé inapte à apporter le moindre réconfort à l’homme qu’il aimait si le silence de celui-ci était bien annonciateur de la mauvaise nouvelle qu’il pressentait et faisait tant d’efforts pour rejeter en même temps. Il aurait voulu quitter cet appartement, marcher dans les rues à la recherche de Pierrick dont Miroslav lui avait dit qu’il n’était pas rentré depuis le matin, mais c’était courir le risque de le manquer s’il venait sonner à sa porte.
Une angoisse sourde l’étreignait.
Et puis le téléphone se mit à sonner. Il se jeta littéralement sur l’appareil, décrocha, porta le combiné à son oreille et ne dit rien, entièrement tendu vers les premiers mots de son interlocuteur. 
— C’est moi. Je n’ai pas eu ta chance, je suis séropositif. Il ne faut plus qu’on se voie…


Ils étaient attablés à la terrasse d’un restaurant végétarien, sur lequel ils étaient tombés par hasard, au grès de leur divagation.
Avec beaucoup de peine, Jérôme avait réussi à convaincre Pierrick de le laisser le rejoindre afin de parler calmement de ce qui leur arrivait. Car ce test les concernait tous les deux, il n’y avait aucun doute à avoir sur ce point.
Le jeune homme s’était un peu calmé. Après avoir beaucoup pleuré, il s’était précipité sur la documentation qu’il avait pu trouver chez lui, glanée au grès de ses pérégrinations dans les bars, saunas et autres lieux gays. Il avait dévoré pêle-mêle et sans ordre chronologique tout ce qui concernait l’évolution de la maladie, les traitements proposés, les recherches en cours sur un vaccin qui se faisait attendre depuis plus de vingt ans. 
Cette masse d’informations ne l’avait pas rassuré à proprement parlé, mais elle était tout de même parvenue à combler un vide générateur d’angoisses.
Il conservait en lui l’idée fixe qu’il fallait que Jérôme et lui se séparent. Les raisons de ce choix étaient pourtant confuses et contradictoires. À l’entendre, on ne savait plus très bien s’il s’agissait de protéger son partenaire d’une contamination éventuelle, de le rejeter avant que lui-même ne prenne la décision d’une rupture en raison de la séropositivité apparue. Était-ce, tout simplement, parce qu’il refusait de croire encore au bonheur au moment où il en avait le plus besoin ?
Jérôme était démuni devant ce désespoir sans fond. Il peinait à trouver les mots de réconforts suffisamment forts pour faire comprendre à Pierrick que sa séropositivité ne changeait rien à ses sentiments, qu’elle n’était pas davantage l’annonce d’une mort imminente, que l’on n’était plus au début de l’épidémie, que les traitements avaient évolué et permettaient de retarder le déclenchement de la maladie. Être séropositif, ce n’était pas être sidéen. Il pouvait très bien ne jamais développer la maladie, rester porteur sain. Le plus urgent était maintenant de faire une autre analyse pour savoir quelle était la souche de virus concernée et faire une numération afin de vérifier par la suite l’évolution. Il faudrait se montrer vigilant, éviter certains excès, avoir une autre hygiène de vie, mais tout cela n’était pas insurmontable puisqu’ils étaient ensemble pour affronter la situation.
Tout en parlant, et malgré la totale sincérité de ses propos, le photographe s’interrogeait sur sa propre capacité à faire face. La peur de la contamination restait en filigrane de son discours, c’était humain mais il se le reprochait malgré tout. En même temps, les risques n’étaient-ils pas plus faciles à gérer lorsque c’était en connaissance de cause ? Jusqu’à présent, il n’avait jamais vécu une telle situation. Non pas qu’il ait fui devant la séropositivité d’un partenaire, mais simplement parce qu’il n’avait jamais abordé la question de front, préférant le non-dit, la vague certitude que chacun allait bien et n’était pas concerné par le fléau. Il était parti du principe que si l’un des garçons avec lequel il avait eu des rapports sexuels était séropositif ou malade, il l’aurait nécessairement annoncé. Poser la question, c’était émettre un doute insultant, si l’autre était clean ! Lui-même faisait des tests réguliers, par principe, comme il faisait réviser sa voiture chaque année, pour n’avoir pas de problème.


Cette conversation fut longue et éprouvante. Elle se poursuivit tout l’après-midi, sur la pelouse de l’ancien cloître où ils étaient allés le premier jour après leur rencontre. 
Pierrick passait du rire aux larmes, de la confiance au désespoir, puis reprenait le dessus devant ce qui semblait être la certitude inébranlable de son compagnon que tout irait bien, qu’ils avaient ensemble un avenir radieux. 
Il se surprit lui-même à faire des projets. Puisque le temps pouvait lui être compté, il devait s’attacher à faire son œuvre, à laisser une trace de son passage. Parlant peinture, il recommença à s’animer avec fougue. Il voyait le sujet de la toile qui attendait depuis plusieurs semaines sur son chevalet. Cela parlerait de l’éphémère et du challenge pour l’artiste de le saisir sur le vif… Ce serait un tableau très coloré, optimiste malgré « l’impossibilité » qui y serait exprimée.
En début de soirée, Jérôme le raccompagna. Ils burent un ou deux verres avec Hervé et Miroslav, parlèrent encore de ce qui venait d’arriver, de la façon dont la nouvelle avait été assénée par la laborantine. Puis les deux amants s’éclipsèrent et firent l’amour longuement dans l’atelier. 
Au moment de sortir le préservatif de sa poche, Jérôme marqua un temps d’hésitation. Il avait fait ce geste des dizaines de fois auparavant, devant le même Pierrick excité et demandeur, mais pour la première fois cela prenait une autre dimension, avait une portée totalement différente. 
Le jeune homme lui su gré de cette seconde d’incertitude, il tendit lui-même la main vers le sachet, le déchira d’un coup de dent et, d’une main experte, fit glisser le latex sur la hampe dressée de son amant. Instinctivement il décida que ce passage obligé devait apparaître comme un jeu, un préliminaire supplémentaire destiné à les exciter tous les deux.