mercredi 25 décembre 2019

Les Nouveaux Ministères 3/3

III. 

Le lundi matin, longtemps avant l’ouverture, Paul rejoignit Virginie à la boutique. Ainsi qu’ils en étaient convenus lors du vol de retour, il se présenta à l’entrée de la réserve afin qu’elle le fasse entrer discrètement. Elle avait préparé un vrai café, qui n’avait rien de commun avec les expressos habituels de la galerie marchande, et lui s’était arrêté en chemin pour prendre des croissants encore tièdes.
Leur séparation à l’aéroport s’était faite le samedi soir dans une indifférence de façade, puisqu’aussi bien ils n’étaient pas censés se connaître, mais chacun avait senti néanmoins qu’un profond malaise était né de cette escapade. L’un comme l’autre avait été floué des attentes qu’il avait nourries pour cette occasion. Virginie s’était sentie frustrée de la nuit d’amour romantique qu’elle s’était promise tandis que Paul avait éprouvé une soudaine lassitude à l’égard de cette relation que sa maîtresse rendait pesante par une attente démesurée au regard de ce que lui-même était prêt à lui concéder. Que voudrait-elle ensuite, un divorce suivi de leur mariage ? Il ne pouvait en être question, à aucun moment, ni maintenant ni jamais. Il ne se sentait pas tenu par des promesses qu’il n’avait jamais formulées. Les choses devenaient compliquées, il était temps d’y mettre un terme !
— Je n’étais pas sûre que tu viendrais, dit-elle en guise d’accueil sur un ton mi-figue mi-raisin.
— Pourquoi dis-tu cela ? demanda-t-il en tentant de l’embrasser alors qu’elle lui dérobait ses lèvres.
Il affecta de penser que l’esquive était involontaire, l’hostilité de Virginie ne faisant pourtant aucun doute, pensant qu’il valait mieux ne pas envenimer les choses.
— Je nous ai pris des croissants frais sur la route, dit-il d’un ton léger en présentant le sac en papier blanc orné d’une chromo représentant un assortiment de viennoiseries.
La jeune femme s’empara du sac et entraîna son compagnon dans un coin de la boutique où elle avait déposé une grande tasse et une mini-cafetière sur un guéridon. Elle remplit la tasse et la lui tendit après avoir déposé les croissants sur une petite assiette de porcelaine décorée de motifs floraux.
— Tu n’en prends pas ? demanda-t-il.
— Non, j’en ai déjà bu deux tasses. C’est assez pour ce matin. Et puis, il en reste juste pour toi. Un croissant me suffira.
Les mots étaient anodins, cependant le ton de sa voix, la dureté inhabituelle de son regard, une légère crispation de la mâchoire étaient autant de signes annonciateurs de sa volonté d’aller à l’affrontement.
— Quelque chose ne va pas ? tu as l’air contrariée… demanda-t-il avec la lâcheté coutumière des hommes qui cherchent à désamorcer un conflit qu’ils savent par ailleurs inévitable.
— Non, pourquoi ? Tout va bien. J’ai passé un super week-end. En tout cas le premier jour, jusqu’à ce que je découvre la chambre. Et ça s’est gâté plus encore une fois que nous nous sommes couchés. À part ça, rien à dire…
C’était cinglant, plein d’une rage qu’elle cherchait malgré tout à dominer. Elle ne voulait pas de scène de ménage. D’ailleurs ils étaient tout sauf un ménage, non ? Plus exactement, elle sentait qu’ils n’étaient plus rien l’un pour l’autre et se demandait même si elle avait jamais représenté quelque chose pour lui. Ces années qu’elle avait crues complices, tendres, enjouées, n’avaient sans doute existé que dans son imagination. Pas un instant Paul n’y avait investi le moindre désir de construire quelque chose ensemble. Le coup de la chambre d’hôtel aux lits séparés et impossibles à rapprocher en était la preuve. « L’homme de ma vie ne fut jamais l’homme de ma nuit » avait-elle fini par résumer la situation lorsqu’elle était rentrée chez elle dans la nuit du samedi, plus seule encore qu’elle ne l’avait jamais été.


Il tenta l’apaisement. Répéta qu’il n’avait pas choisi la chambre, plaida à nouveau la fatigue d’une longue journée de marche dans la capitale espagnole pour justifier de ne l’avoir pas rejointe dans son petit lit. C’était maladroit, inutile ; elle prit tout ceci pour une insulte à son intelligence et le ton monta entre eux. Les mots valsèrent, tranchants, blessants, faisant mouche à chaque fois. Ce n’était pas un orage mais un cataclysme.
Paul, qui était resté debout devant le guéridon, but sa tasse de café d’un trait et la reposa brutalement.
— Tu me fais chier ! hurla-t-il.
— Tu me l’as bien fait comprendre vendredi soir.
— Mais tu vas fermer ta gueule ! enchaîna-t-il en avançant de deux pas vers elle tandis que ses deux mains puissantes commençaient à serrer le cou de la jeune femme qui tenta de se défende en vain.
Il y eut un craquement sinistre et Virginie devin molle entre ses doigts. Quand il desserra son étreinte, le corps de sa maîtresse chuta presque au ralenti, avant de rester inerte au pied du guéridon.
Paul regarda autour de lui. Sa colère était retombée, l’organisateur méthodique reprenait le dessus. Il récupéra la tasse sale, l’assiette et ce qu’il restait de croissants, mit le tout dans une poche plastique aux armes de la boutique puis alla dans le réduit de la réserve où se trouvait le lavabo et revint avec du papier essuie-tout imbibé de savon liquide afin de nettoyer le cou de sa victime. Il n’était pas certain que cela effacerait toute trace d’ADN, mais ça valait le coup d’essayer. De toute façon, bien malin qui ferait le rapport entre eux deux.
Il quitta la boutique par la réserve, comme il y était entré, sans se faire repérer, et regagna son véhicule. Avant de sortir du parking du centre commercial, il alla prendre de l’essence pour justifier sa présence sur les lieux si nécessaire et en profita pour jeter la tasse et l’assiette dans deux poubelles différentes et le sac dans une autre. Puis il prit la route d’Aix-en-Provence.
Au bout de quelques kilomètres, il ressentit de violents maux de ventre, qu’il mit sur le compte d’une réaction à ce qui venait d’arriver, ce déferlement de violence qui l’avait conduit jusqu’au meurtre. Sans doute, apaisée l’excitation du moment, la redescende s’annonçait difficile ; mais il ne s’agissait pas de remords. Tuer Virginie, c’était sauver sa vie, préserver la tranquillité de sa famille. En un mot : l’essentiel.
Les dix minutes suivantes, la douleur fut de plus en plus vive. Il avait l’impression que ses intestins se tordaient, faisaient des nœuds en même temps qu’ils se consumaient d’un feu incandescent à l’intérieur de son ventre.
Parvenu sur le parking de l’école, il se gara à la place qui lui était attribuée, coupa le moteur, eut un dernier spasme et rendit l’âme en même temps qu’une mousse blanchâtre envahissait sa bouche et débordait sur ses lèvres. C’est là qu’un étudiant l’aperçut peu avant le début des cours.


Le lendemain, la presse régionale fit état de deux meurtres inexplicables sans voir de lien entre les deux, pas plus que la police d’ailleurs. Comment réunir une affaire de strangulation et un empoisonnement si aucun indice ne permettait d’établir une relation entre les deux victimes ?
Paul et Virginie avaient réussi chacun un crime parfait, sans toutefois pouvoir en profiter. Resterait à jamais une question sans réponse : à quel moment précis décide-t-on de tuer l’amour de sa vie ?

Toulouse, 25 décembre 2019.

Les Nouveaux Ministères 2/3

II. 

Par discrétion, ils s’étaient retrouvés le vendredi matin dans la salle d’embarquement. Paul s’était fait conduire à l’aéroport de Marignane par son épouse et celle-ci, comme prévu, avait tenu à l’accompagner jusqu’au contrôle de sécurité.
Le ciel était dégagé, le vol fut agréable bien que Virginie se montrât quelque peu déroutée par le fait que les annonces à bord soient faites uniquement en espagnol et en anglais. Elle n’avait que de très lointains souvenirs de ces deux langues apprises au collège, disciplines qui ne l’avaient jamais beaucoup motivée.
— Nous n’avons pas intérêt à nous perdre de vue dans Madrid, sinon tu serais incapable de demander ton chemin, lui avait-il dit alors qu’il venait de lui traduire l’annonce de la descente imminente sur Bajaras.
Dans quelques minutes il serait neuf heures, c’est dire qu’ils avaient une journée pleine devant eux.
N’ayant l’un et l’autre qu’un trolley en cabine, ils n’eurent pas à faire la queue autour du tapis à bagages et se dirigèrent directement vers le métro qui, par chance, était une ligne directe avec la station de Los Nuevos Ministerios où ils se rendaient.
La ligne 8 était moderne et spacieuse ; Virginie constaterait un peu plus tard en se rendant dans le centre-ville à quel point cela contrastait avec les premières lignes aux couloirs étroits et bas de plafond, comme si l’on avait tenu compte au cours du siècle d’une évolution de la taille moyenne des Madrilènes.
En remontant à la surface, elle ressentit une vague de froid qui lui rappela la mise en garde de son amant : « Prends un gilet, Madrid se situe en altitude, c’est même la plus haute capitale d’Europe, il y fait plus frais que sur les côtes. »
Le quartier avait quelque chose de moderne, même si le nom était ancien. Les premiers bâtiments avaient été imaginés à la fin des années vingt du siècle précédent par Secundino Zuazo et Jansen et réalisés vingt ans plus tard sur l’emplacement de l’ancien hippodrome de Madrid, ouvrant une perspective dans le prolongement de la Castellana, là où se trouve le stade de football Santiago Bernabéu cher aux aficionados du Real Madrid, ainsi que lui indiqua son Pygmalion. Les bâtiments étaient alors dans le style pompeux que l’on retrouvait aussi bien à Berlin qu’à Rome ou en URSS, ce qu’elle avait l’habitude s’appeler une architecture stalinienne mais qui n’était au fond que l’illustration de la mégalomanie des dirigeants d’une époque. Qui prétendrait aujourd’hui que la pyramide du Louvre puisse être une allégorie de la transparence de la vie du président qui en avait décidé l’érection ?
Si Paul ne connaissait pas son sujet sur le bout des doigts, au moins l’avait-il bûché avant leur escapade. Elle se souvenait qu’il avait pour obsession de dire qu’un voyage, aussi court fut-il, se prépare dans les moindres détails.
Tandis qu’ils marchaient vers leur hôtel, il lui montra, non loin, la Tour Picasso qui ne lui sembla pas d’un grand intérêt. Jugement qu’elle révisa le soir même en la voyant illuminée dans la nuit, l’insipide bâtiment de verre et de métal devenant alors sculpture lumineuse sur fond noir.


L’hôtel où ils étaient invités à passer la nuit, tous frais payés, était un quatre-étoiles. Extérieurement sans grand attrait, étroit et tout en hauteur, béton et verre fumé. Une vingtaine de drapeaux flottants sur une marquise bétonnée… Il fallait passer les portes coulissantes pour trouver la chaleur du lieu. Le hall était de marbre rose, le comptoir de l’accueil de bois précieux soigneusement ciré, le personnel tiré à quatre épingles et obséquieux autant qu’il était possible.
La jeune femme eut un sourire en pensant : « Me voici Virginie au Pays des Merveilles », sans se douter du lapin qui l’attendait, chronographe en main, moustache et œil frisant.
Comme il était trop tôt pour avoir accès à la chambre, ils laissèrent leurs bagages à la réception, après avoir procédé à leur enregistrement, et repartirent pour une découverte de la ville. Ils avaient la journée devant eux, jouissant d’une totale liberté dans la mesure où ils n’étaient pas tenus par une quelconque demi-pension qui les aurait ramenés ici à une heure imposée.
Ils marchèrent à nouveau jusqu’au métro qui les emmena à la Puerta del Sol. Quel meilleur endroit pour commencer leur découverte de la capitale, que cette place où se situait le « kilomètre zéro » à partir duquel étaient mesurées toutes les routes du pays ? Virginie se laissait porter par les explications de Paul, véritable guide ambulant, puits de science touristique. L’Espagne était une expérience nouvelle pour elle ; native de l’arrière-pays marseillais, elle était davantage tournée vers la culture italienne, beaucoup plus proche, aussi allait-elle de surprise en surprise. Au plaisir de la découverte, s’ajoutait celui de la faire en compagnie de l’homme qu’elle chérissait et qui, mois après mois, s’était érigé en Pygmalion au gré de leurs escapades improvisées.
Elle se laissait porter par lui, abandonnée totalement, confiante dans ses choix et les directions qu’il lui faisait prendre. Sans doute une connaissance ou un plan de Madrid lui auraient-ils démontré qu’il y avait quelque chose de brouillon et d’empirique dans l’itinéraire suivi, fait d’à-coups et d’embardées, mais cela participait pleinement de la spontanéité de la visite. L’histoire d’une place ou d’un monument faisait naître une autre idée, un autre désir de voir et faire partager. C’était un coq-à-l’âne touristique. Après la Puerta del Sol, il y avait eu la Plaza Mayor, ses pavés et ses arcades, puis la Plaza Santa Ana et sa statue de Frederico Garcia Lorca, avant de revenir vers le Mercado San Miguel, tout de verre et de fer forgé. Le temps de visiter – juste à côté – la Basilique inspirée du baroque italien, avant la fermeture, il était l’heure de déjeuner.
Ils trouvèrent un restaurant dans le quartier, dont la salle était située dans une cave voûtée. On les installa à une table pour deux personnes dont la disposition des couverts intrigua Virginie : ici, les couples ne déjeunaient pas face à face mais de côté, l’un sur la banquette, l’autre sur une chaise à sa gauche. Peut-être était-ce pour favoriser la conversation chuchotée dans un pays où les gens ont pour habitude de parler haut et fort. C’est au cours du repas, alors que ses yeux erraient dans la salle, que la jeune femme remarqua le fait que les hommes portaient tous leur alliance à la main droite et Paul lui expliqua que c’était ici la tradition comme en Suède, en Norvège, en Pologne, en Russie, en Bulgarie, en Allemagne ou dans certaines parties de la Belgique.
L’après-midi, ils visitèrent le Palais Real, qu’elle trouva un peu décevant à l’exception de quelques parquets, deux ou trois poteries et statuettes. Elle fut en revanche sous le charme de la collection de l’Armurerie Royale, située dans une aile du palais. De l’autre côté de la place, ils visitèrent ensuite la Catedral de la Almudena, avant de faire une halte à la Chocolateria San Giniés où l’on faisait la queue pour avoir une table à laquelle déguster les meilleurs churros de Madrid, accompagnés d’un chocolat chaud onctueux et savoureux.
Ils se perdirent ensuite dans les petites rues, visitèrent d’autres églises qui toutes avaient opté pour le bannissement des bougies au profit de petites ampoules qui s’allumaient contre l’introduction de quelques centimes dans le tronc qui leur était destiné. C’était une façon intelligente de lutter contre les risques d’incendie autant que contre la dégradation des œuvres par les fumées et les suies.
Le soir venu, après avoir fait du lèche-vitrines dans les rues avoisinantes, ils réussirent à trouver deux chaises et un bout de table sur la petite Plaza de Chueca où ils grignotèrent un assortiment de tapas accompagnées d’un pichet de sangria. L’endroit était bondé et bruyant. Virginie s’amusa en s’apercevant que les hommes ne se gênaient pas pour dévorer Paul des yeux, tandis qu’elle-même attirait le regard des femmes. Elle devina ainsi qu’ils étaient en plein quartier gay.


Lorsqu’ils revinrent à l’hôtel, leurs bagages avaient été montés dans la chambre. Le réceptionniste leur tendit la carte magnétique servant de clef en leur souhaitant une bonne nuit, tout en leur rappelant que le petit-déjeuner serait accessible dès six heures trente, soit dans la salle de restaurant du rez-de-chaussée, soit dans la chambre via le service d’étage.
Tandis qu’ils étaient dans l’ascenseur, Virginie imaginait déjà l’apothéose que serait cette nuit enfin partagée ; un véritable aboutissement à ses yeux après une demi-douzaine d’années d’une liaison à la fois intense et incomplète. Leurs étreintes éphémères avaient eu pour elle jusque-là nécessairement un goût d’inachèvement, d’incomplétude.
Une fois la porte ouverte, il ne lui fallut qu’un regard pour voir s’effondrer tous ses rêves : la chambre comportait deux petits lits, séparés par une table de chevet fixée au mur qui rendait impossible leur rapprochement.
— C’est une blague ? demanda-t-elle avec surprise.
— Je pense que c’est un quiproquo… C’est mon correspondant qui a fait la réservation. Comme il savait que ma femme ne m’accompagnerait pas, il a dû penser que je venais avec un collaborateur, expliqua Paul, sans grande conviction.
La jeune femme voulut encore croire à la sincérité de son amant. Plus exactement, elle pensa qu’il n’avait pas voulu mettre les choses au clair avec la personne qui leur avait offert les billets d’avion et la chambre. C’était certes insultant, mais elle pouvait faire l’effort de le comprendre. Effort colossal tout de même.
— Vu l’heure tardive, je suppose qu’il n’est pas envisageable de demander une autre chambre, dit-elle sans conviction.
— En effet, on va éviter de polémiquer. Après tout, nous n’avons rien à payer et le plus sage est de se contenter de ce que l’on nous offre.
— On pourra toujours se serrer l’un contre l’autre dans l’un des deux lits, concéda-t-elle.
Mais les choses se déroulèrent autrement. Après une douche rapide, chacun gagna son propre lit, Paul arguant qu’il était fatigué par cette journée bien remplie où ils n’avaient cessé de marcher.
Alors qu’elle cherchait à s’endormir, non sans difficultés, passablement déçue et énervée tandis que commençaient à monter les ronflements sonores de son amant, Virginie se demanda si celui-ci n’avait pas choisi lui-même la configuration de la chambre au moment de la réservation. Elle était en rage. Contre lui, mais aussi contre elle car la suspicion qui la gagnait ne correspondait pas à l’image qu’elle se faisait d’elle-même.


Le lendemain matin, ils ne firent pas davantage l’amour qu’au coucher. La tension était palpable entre eux et aucun ne voulait être le premier à faire un effort vers l’autre. Ils descendirent prendre un petit-déjeuner pantagruélique qui n’avait rien à voir avec les petits-déjeuners continentaux qu’elle prenait parfois à la terrasse des cafés, avec une vague viennoiserie, un tiers de baguette, une portion de beurre et un échantillon de confiture accompagnant un café allongé d’eau et un jus d’orange trop clair. Ici, c’était une débauche de tranches de saumon fumé, de jambon Serrano, de chorizo et saucisson, de salades de pommes de terre ou de poivrons, d’œufs en omelette, brouillés ou frits recto-verso – ce qu’elle n’avait jamais vu jusque-là –, de petites saucisses, de haricots blancs à la tomate, de fromages de toutes sortes, de fruits frais, de gâteaux multicolores et de viennoiseries dont la pâte ne correspondait manifestement pas au standard français… Paul lui avait dit de se servir copieusement afin qu’ils puissent profiter pleinement des prochaines heures sans avoir à s’arrêter dans un restaurant où ils gaspilleraient leur temps. Jamais elle n’avait fait un tel petit-déjeuner. Elle mangeait sans même y penser, engloutissait une portion après l’autre, absente, déjà repartie…
De son côté, Paul avait conscience que cette escapade était une erreur. Virginie un second choix. C’est avec sa femme qu’il aurait dû être ici ; il aurait suffi de laisser les filles à la garde des grands-parents. S’il s’était tu, Virginie n’aurait jamais rien su de ce voyage, puisqu’ils n’avaient pas pour habitude de se voir le week-end. Pourquoi avoir agi ainsi ? Qu’espérait-il ? N’avait-il pas compris, en somme, que tout n’avait fonctionné avec Virginie que dans la mesure où il avait su la garder à distance ? C’était comme si le temps des plaisirs avait soudain laissé la place au temps des problèmes. Il fallait trouver le courage d’y couper court !


Ayant laissé leurs bagages à la réception, ils avaient repris le chemin de la ville pour une longue balade avant le départ pour l’aéroport. Ils rendirent visite à la statue de Cervantes sur la Plaza de España après un arrêt au Corte Inglés de la Calle Gran Via, dans lequel la jeune femme constata avec effroi que les parfums de grande marque n’avaient pas ici la même odeur ni la même tenue qu’ils avaient en France. Certains de ceux auxquels elle était habituée viraient ici immédiatement sur sa peau, réagissant comme ces vins qui ne supportent pas le voyage d’une région à l’autre.
Paul voulut l’entraîner au musée du Prado, mais la file d’attente était si longue qu’ils y renoncèrent, se rabattant sur le Parque del Buen Retiro, situé juste derrière, dont les 125 ha, avec les deux pièces d’eau, la roseraie et le palais de Cristal se révélèrent un pur enchantement qui eut raison pour quelques heures de leur mauvaise humeur, jusqu’au moment de prendre le métro pour regagner l’hôtel afin de récupérer leurs bagages et se rendre à l’aéroport.

Les Nouveaux Ministères 1/3

I. 

À quel moment précis décide-t-on de tuer l’amour de sa vie ? Sans doute à l’instant même où l’idée vous en effleure l’esprit. Tout ce qui suit – si l’on ne rejette pas l’idée aussi vite – n’est plus que la préparation plus ou moins lente de la mise à exécution – c’est le mot juste –, ce que les juristes nomment la préméditation et qui fait la différence entre un simple meurtre et un assassinat longuement mûri, soigneusement préparé.
Mais avant d’en arriver là, on aura profité de jours merveilleux dans lesquels l’esprit n’était occupé qu’à jouir du bonheur de la vie, de l’amour et du corps de l’autre. De jours où l’on se croit éternel autant que la situation.


Si l’on excepte leurs prénoms respectifs qui rappelaient un vieux roman de Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre – sorte de Roméo et Juliette situé sur l’Île Maurice –, Paul et Virginie n’avaient rien qui les prédestinait à se rencontrer. Moins encore sur une île, certes moins exotique, de l’archipel du Frioul au large de Marseille.
Leur rencontre avait été d’une banalité affligeante, le résultat d’un coup de mistral au moment du débarquement sur l’île d’If. La navette avait dangereusement tangué alors que Virginie tentait de mettre le pied sur le quai. Paul, qui la précédait, l’avait rattrapée in extremis alors qu’elle entamait déjà une chute spectaculaire. Elle s’était confondue en remerciements ; il lui avait souri vaguement tandis que son regard partait à la recherche de ses trois filles qui, dans l’excitation de leur jeune âge, s’étaient déjà égayées en direction du château dont elle avait découvert l’existence grâce à une nouvelle rediffusion d’une minisérie avec Gérard Depardieu en Comte de Monte-Cristo.
— Où sont passées mes filles ? avait dit Paul, d’un ton angoissé.
— Ne vous inquiétez pas, l’île est minuscule, nous allons vite les retrouver, avait répondu Virginie avec aplomb, semblant ignorer qu’il y avait tout de même quelques dangers de chutes ou de blessures dans cet environnement dont le vent renforçait l’hostilité.
Elle avait proposé de l’aider à les chercher. Ce n’était pas très compliqué car il n’y avait pas beaucoup de jeunes enfants sur le bateau et elle avait parfaitement repéré ces trois petits monstres turbulents. Virginie n’avait pas d’enfant et des spécimens comme ces trois filles la confortaient dans sa décision de se passer des « joies » de la maternité. On peut être une femme sans être mère, de même que l’on peut être mère en oubliant d’être une femme. C’est en tout cas ce qu’elle pensait profondément. La dépendance dont sa propre sœur faisait preuve à l’égard de son neveu, l’abandon des hobbies qu’elle avait pratiqué tout au long de sa jeunesse, l’abdication de sa coquetterie légendaire, le tout remplacé par l’obsession des courses au supermarché, de la tenue de sa maison, du bien-être de ceux qu’elle nommait niaisement ses deux hommes, tout cela n’était pas fait pour faire culpabiliser Virginie si elle avait voulu prendre cette pente. Femme, à ses yeux, c’était être libre et indépendante.
Cela ne faisait pas d’elle une militante féministe. Elle avait même cette engeance en horreur, pensant que refuser la contrainte d’un homme pour tomber dans celle de femmes excitées ne constituait en aucune façon ne serait-ce qu’un embryon de progrès. N’était l’incident du débarcadère, on pourrait dire qu’elle aimait par-dessus tout à se laisser porter par le vent.
Mais puisque ce charmant monsieur – qui venait de se présenter comme Paul Dépré – lui avait évité de justesse de tomber à l’eau, elle se sentait redevable envers lui et ne pouvait que lui proposer son aide en retour.
Comme prévu, il ne fallut pas longtemps pour trouver les filles. La plus grande s’était élancée vers la porte du château où elle restait bloquée, tandis que les deux autres avaient filé vers les remparts dans l’espoir d’apercevoir leur maison et, qui sait ? peut-être aussi leur mère leur faisant signe de la main à la fenêtre. Elle était à un âge où l’on croit encore que tout est possible de nos désirs les plus fous.
Quand tout le monde fut réuni, Paul fit les présentations. Il y avait là Fleur, Prune et Cerise, âgées respectivement de cinq, sept et neuf ans. Virginie manqua s’étouffer de rire.
— Laissez-moi deviner. Avec des prénoms pareils, vous devez être pépiniériste, dit-elle dans un sourire légèrement sarcastique.
— Vous n’êtes pas si loin de la vérité, répondit-il avec humour, quoiqu’un peu pincé tout de même. Je m’occupe de jeunes pousses à ma manière ; je suis prof.
Il avait conscience du ridicule des prénoms choisis par sa femme pour les enfants, au regard de leur patronyme. Sans doute avait-elle voulu n’être par seule à faire sourire lorsqu’elle se présentait comme Anémone Dépré ? De fait, les sourires en coin, les regards surpris puis amusés, et toutes autres manifestations de ce genre se répétaient quotidiennement à leur égard et, si les filles n’y prêtaient aucune attention – fières au contraire de posséder des prénoms qui les rendaient uniques au milieu de leurs camarades – Paul s’en affligeait.
Ils se séparèrent pour la visite du château, au grand soulagement de Virginie qui n’aimait rien tant que le calme, pour se retrouver sur la navette du retour. Là, pendant que les filles se chamaillaient, Paul avait engagé la conversation. Des propos de convenance, anodins comme on en use parfois lorsque l’on se retrouve confiné dans un endroit où il est difficile de s’éviter.
Virginie expliqua qu’elle tenait une boutique de décoration dans la galerie marchande du centre commercial de Plan-de-Campagne et qu’elle aimait profiter de ses moments de liberté pour s’aérer en bord de mer où à la campagne. Aujourd’hui avait été pour le château d’If, d’où le hasard de cette rencontre.
Ils s’étaient quittés sur le Vieux Port. Poliment, sans chaleur excessive. Paul avait entraîné ses filles vers la station de métro et la jeune femme avait remonté la Canebière pour gagner la gare Saint-Charles.


Lorsque, un mois plus tard, Paul franchit le seuil de sa boutique, Virginie l’avait totalement oublié. Elle n’avait pas pour habitude de s’attarder sur les rencontres quasi-anonymes au milieu d’une foule. Le fait qu’il se soit présenté à elle et qu’ils aient échangé quelques mots sur un bateau secoué par une mer houleuse, à deux pas de gamines énervées autant qu’énervantes, n’avait fait d’eux ni des amis ni de vagues connaissances.
De son côté, il feignit, non sans aplomb, un pur hasard et une incertitude à la reconnaître. Pour autant, il aurait été en peine d’expliquer clairement ce qui l’avait conduit dans ce magasin où il n’avait rien à acheter. Malgré tout, il avait conscience du désir irrépressible qui le taraudait depuis des jours et des jours de revoir cette jeune femme charmante avec laquelle il avait passé un si agréable moment bien qu’il ne cherchât pas une aventure, ce qui n’était pas son genre. La fidélité était davantage une évidence qu’une valeur à ses yeux. Les valeurs sont souvent abstraites, élastiques et fluctuantes, là où les évidences s’imposent de manière définitive.
Il lui proposa d’aller prendre un café dans la galerie marchande. Comme elle avait besoin de faire une pause, elle accepta. Elle laissa la boutique aux mains de son employée qui réprima un léger sourire auquel elle ne sembla pas prêter attention.
De fait, ces quelques minutes autour d’un café trop amer, pris dans un environnement bruyant qui ne plaidait guère pour un instant de détente, furent ce qui devait devenir de fait leur premier rendez-vous. Il ne s’y passa rien d’autre qu’un nouvel échange de banalité. Paul précisa qu’il était professeur dans une école de formation touristique réputée d’Aix-en-Provence. Un travail qui l’amenait à beaucoup se déplacer afin de prendre contact avec des professionnels du secteur, pour placer des stagiaires et leur rendre visite ensuite afin d’assurer un suivi personnalisé de chacun. De son côté, Virginie confirma qu’elle vendait des bibelots et autres articles de décoration plus ou moins kitsch à des gens qui n’avaient pas les moyens de fréquenter les brocanteurs ou les antiquaires. Elle était sans illusion sur la valeur de sa marchandise, mais elle aimait l’idée d’aider des gens sans fortune à donner une âme à leur intérieur. Elle professait – si Paul voulait bien lui pardonner cette outrecuidance – que la valeur d’un objet tenait moins à son prix d’achat qu’à l’attachement sentimental qu’on lui portait, ainsi qu’à la place qu’on savait lui trouver pour le rendre indispensable à notre bien-être. Elle n’avait de mépris que pour les gens méprisants, ceux qui s’érigeaient en arbitres du bon goût et parlaient avec dédain des petites choses qui pouvaient faire le bonheur de leur propriétaire. À quoi bon posséder un Dalí original si l’on sait se contenter de la reproduction des Glaneuses de Millet sur le couvercle d’une boîte de chocolats de Noël ?
C’était une conversation un peu décousue et surréaliste, chacun se demandant au fond où tout cela pourrait bien les mener et si même il y avait un but. Ils se quittèrent au bout d’une vingtaine de minutes, aussi soudainement que Paul était apparu. Ça avait été un instant agréable et sans suite, à l’identique de leur rencontre sur l’île d’If. Une parenthèse que l’on oublie dans l’heure. C’est du moins ainsi que les choses auraient dû être aux yeux de Virginie, si Paul n’était pas venu la relancer une quinzaine de jours plus tard, par téléphone cette fois-ci, afin de lui proposer de l’entraîner avec lui dans l’une de ses visites touristiques un après-midi de son choix. Elle accepta pour la seule raison que cet homme l’intriguait ; elle n’arrivait pas à discerner exactement ce qu’il attendait d’elle, ce n’était pas de la drague ou alors la méthode était tout à fait originale. Il n’y avait cependant rien d’inquiétant dans le personnage ; dans ces conditions, pourquoi renoncer à une belle balade ?


Ce fut la première d’une longue série d’escapades qui s’étalèrent sur une demi-douzaine d’années, loin d’Aix où collègues et élèves de Paul auraient pu les apercevoir, rarement à Marseille où il résidait, jamais à Cabriès où Virginie gardait jalousement l’intimité de sa petite maison.
Au gré des saisons, ils parcoururent la Provence, la Camargue et le Lubéron. Paul était inépuisable sur la géographie, l’histoire, les traditions populaires qu’il aimait faire partager. Elle découvrit ainsi bien des lieux et des légendes qu’elle ne connaissait pas et auxquels elle n’avait jamais songé à s’intéresser jusque-là.
Il fallut deux mois avant que leurs mains s’effleurent à peine et six de plus jusqu’au premier baiser. Quelques-uns encore avant qu’il ne s’enhardisse à la posséder langoureusement dans un bosquet au bord du Rhône, à l’écart du barrage de Vallabrègues, dans un bruissement frénétique de cigales qui ne se calmait brusquement qu’au moindre souffle de vent pour reprendre de plus bel.
Tandis qu’il la faisait jouir avec ce qui semblait être une certaine rage, la jeune femme avait pu observer dans ses yeux une lueur de désespoir, un sentiment de déroute. Alors même qu’il parvenait à ses fins, au bout de cette longue quête timide et gauche vers le Graal, c’était comme s’il était en train d’y boire sa damnation. Virginie sentit monter en elle un fou rire irrépressible, songeant qu’elle avait en elle un petit garçon somnambule se réveillant soudain pour s’apercevoir qu’il avait le doigt dans le pot de confiture. Inutile de dire que ce doigt-là était expert et de bonne tenue. Le pot de confiture n’eut aucune envie qu’il en sorte !


Il y eut ainsi six ans d’instants volés, qui ne duraient généralement que le temps d’un après-midi, très rarement une journée entière. Des balades ponctuées d’élans charnels abrités dans des chemins creux aux beaux jours et dans des chambres d’hôtels de dernière catégorie quand le temps était froid ou pluvieux. Parfois ponctuées de pique-niques improvisés, de sandwichs avalés trop vite ou, aux dates importantes – fêtes et anniversaires – de repas s’éternisant aux bonnes tables des lieux visités.
Virginie ne recroisa les filles qu’une seule fois, alors qu’elles étaient encadrées de leurs parents. Un week-end de février, à Carrry-le-Rouet, à l’occasion des oursinades. C’était une rencontre fortuite. Heureusement, aucune des fillettes ne se souvenait de la dame rencontrée au Château d’If des années auparavant. Paul détourna la tête, gêné ; quant à elle, elle jugea sévèrement sa rivale : trop maigre, trop pâle, trop gentille. Pour être une réalité, ce jugement n’en était pas moins le signe d’une pointe de jalousie qu’elle ne se connaissait pas. Elle avait toujours su que Paul était marié et attaché à sa femme. Elle avait accepté le rôle de maîtresse sans scrupule parce qu’elle pensait qu’on ne prend jamais le mari d’une autre, au mieux on profite de la liberté qu’il s’octroie. Cette vie lui convenait, à la seule restriction qu’elle aurait aimé pouvoir passer une nuit complète avec lui de temps à autre. Mais c’était impossible car ses déplacements professionnels n’entraînaient jamais de nuit d’hôtel, ce que l’épouse savait parfaitement.
Et puis, après six ans de cette vie, l’occasion s’était enfin présentée. Paul venait de réaliser bénévolement la traduction française d’un site Internet espagnol proposant des réservations dans les meilleurs paradores et hôtels de luxe du continent ainsi que des îles Baléares et Canaries. En remerciement, son contact l’avait invité à Madrid pour un week-end. Paul avait prétendu qu’il s’agissait d’une réunion de travail et insisté sur le fait que la dépense du voyage pour quatre personnes sur une aussi courte période ne se justifiait pas. Virginie exultait, elle tenait enfin son week-end en amoureux ! Elle s’y était préparée avec gourmandise, le sentiment de bientôt toucher à une apothéose, même si objectivement il ne s’agissait que de quelques heures de balade et d’une nuit qu’elle se promettait mémorable dans les bras de l’homme qu’elle avait fini par considérer comme celui de sa vie, pour éculée que soit l’expression et bancale leur relation.