jeudi 1 mars 2018

Le tombeau de ma mère 10/10

Il y eut un autre matin où, promenant Orphée sur la Grande Plaine, je fus tiré de ma rêverie aurorale et ramené brusquement à la réalité par l’appel de l’infirmière. Ma mère était tombée dans la nuit, sur une table en verre qu’elle avait fracassée avec tous les bibelots qui s’y trouvaient. Il y avait du sang partout et de peur de faire une bêtise en bougeant la malade – la vieillesse est-elle une maladie ? – l’infirmière avait appelé les pompiers. Il fallait que je vienne le plus rapidement possible.
Sans être la plus grave, cette chute fut de loin la plus spectaculaire. Nous ne comprîmes jamais comment elle était advenue, comment ma mère avait pu atterrir sur cette table en verre qui ne se trouvait pas sur sa route et dont elle connaissait bien l’emplacement, dans la chambre, à la gauche de son lit.


Je remontais chez moi aussi vite que possible, y laissais Orphée, prenais les papiers et les clefs de la voiture et partais en trombe. C’est un miracle que je n’ai jamais eu d’accident toutes les fois, de jour comme de nuit, où il m’a fallu faire cette courte route jusque chez elle !
Quand je suis arrivé, les pompiers étaient déjà là. Ma mère était consciente mais désorientée, blanche comme un linge, assise sur la chaise garde-robe, enveloppée dans une couverture de survie qui cachait plus ou moins sa nudité. Les pompiers et l’infirmière se querellaient pour savoir qui allait doucher la blessée afin de mieux voir l’étendue de l’entaille à la tête, derrière l’oreille droite. Quand j’ai dit que j’allais le faire, l’un des pompiers a dû penser que c’était inconvenant et a décidé de s’y coller en me demandant, pendant ce temps, de préparer un verre d’eau sucrée pour donner un coup de fouet à ma mère.
Elle était incapable de dire à quel moment elle était tombée, ni comment. Comme souvent, pour nous rassurer, elle prétendit que cela venait de se produire. Or, le sang perdu indiquait plutôt qu’elle était restée longtemps au sol à saigner abondamment, les anticoagulants ayant décuplé l’effet de la blessure. Cette dernière suggérait qu’elle était tombée à la renverse, ce qui était une bonne chose parce que dans le cas contraire elle aurait pu se blesser grièvement au niveau de la face et aux yeux.


Les pompiers ont emmené ma mère, qui ne voulait pas. Il y avait des points de suture à poser et un examen plus poussé à faire notamment pour s’assurer qu’il ne restait pas de débris de verre dans la plaie. Comme je l’ai déjà raconté, à la clinique, une fois recousue, malgré tout le sang perdu et son extrême faiblesse, on ne lui donna qu’un yaourt et une compote de pommes en cherchant à la renvoyer le plus rapidement chez elle.
Resté seul après le départ des secours, j’allais dans la chambre de ma mère où m’attendait une vision d’horreur. C’était une scène de crime. La moquette était littéralement gorgée de sang – irrécupérable, il fallu la faire changer en urgence par un linoléum plus facile d’entretien –, deux des murs ainsi que la porte en étaient généreusement éclaboussés. Dans une série américaine, on nous aurait expliqué qu’un junkie avait frappé une petite-vieille à coups de batte de base-ball. La chemise de nuit blanche que les pompiers avaient laissée dans la douche était désormais rouge.


Les examens pratiqués ce jour-là ne révélèrent aucune commotion cérébrale, pas plus que de fêlure au niveau du squelette. Il n’en reste pas moins que ma mère perdit pratiquement l’audition du côté de l’oreille blessée. Elle porta un pansement sur celle-ci pendant quelques jours et lorsqu’elle prenait le téléphone elle le portait naturellement à cet endroit, ne se souvenant plus qu’une épaisse couche de gaze l’obstruait. Elle perdit ainsi définitivement l’habitude du téléphone portable, c’est-à-dire un des derniers liens avec l’extérieur.








Suivant les jours, j’ai essayé de plaisanter de ces chutes avec elle parce que je voyais bien que cela la peinait ; d’autres fois, je dramatisais les choses pour qu’elle fasse un peu attention mais c’était profondément injuste car elle ne faisait pas exprès de tomber, ni d’oublier les gestes automatiques de la marche ou les lois de l’équilibre.
J’ai crié contre elle, de toute la rage de mon impuissance à stopper le processus inéluctable de sa défaite. Je me disais que sa mémoire défaillante oubliait mes cris aussi vite, cela me rassurait un peu, même si je n’étais pas totalement dupe. Je sais qu’elle se souvenait de mes colères qui la blessaient et qu’elle subissait sans trop de rébellion de peur que je baisse les bras et l’abandonne dans une maison pour vieillards où elle aurait sans doute été plus maltraitée encore.
Quoique l’on puisse me dire, je sais que je n’ai aucune excuse pour cela. La somme de ce que j’ai fait pour elle ne peut peser lourd en regard de ces instants-là. Le bien que nous faisons ou croyons faire ne souffre aucune contrepartie. Le don n’est pas un troc.


Je ne veux ni me plaindre ni donner l’impression d’avoir tout assumé seul. Yaël et Yves ont fait leur part, chacun de manière différente, à la place qui était la sienne.
Malgré notre séparation, Yaël a continué à entretenir des rapports réguliers et sincères avec celle qui restait sa belle-mère et la grand-mère des enfants. Elle lui rendait visite, lui faisait des courses, allait déjeuner avec elle, la véhiculait pour venir déjeuner chez moi, ce qui n’était pas une mince affaire mais plutôt toute une expédition. Quand elle était hospitalisée, elle lui rendait visite au moins deux fois par semaine, ce qui me permettait de souffler un peu, de même qu’elle « assurait » quand Yves et moi voulions nous évader un week-end ou quelques jours loin de Toulouse. De fait, Yaël fut la dernière à son chevet, quelques heures à peine avant sa mort.
Quant à Yves, son soutien fut d’abord affectif. Le fait d’avoir dans ma vie un homme que j’aimais et qui me le rendait au centuple m’aidait énormément à ne pas sombrer dans une dépression sans fond. Même si nous habitions chacun chez soi au départ, je savais qu’il était là pour moi. Par la suite, lorsqu’il est venu s’installer avec moi, il s’est naturellement fondu dans le schéma mis en place autour de ma mère. Nous allions déjeuner avec elle tous les dimanches, faisant un crochet par la pâtisserie pour lui rapporter une gourmandise devant laquelle elle ne calait jamais. Sa préférence allait au millefeuille, aux tartelettes aux fruits rouges, aux gâteaux au chocolat, mais elle ne dédaignait pas le moelleux d’une Polonaise… Quand il était en congés, nous y allions tous les deux jours. Et puis, bien sûr, il venait avec moi lorsqu’il fallait aller la relever le soir, la nuit ou au petit matin. Il n’a jamais insisté pour que je la place afin que nous puissions avoir une vie plus sereine et si elle ne s’était pas cassé le col du fémur, nous savons bien lui et moi qu’en définitive elle serait rentrée chez elle. Il est permis de penser que la date de sa chute ultime, le 25 décembre, n’est pas anodine et que cette cabriole constitue son dernier cadeau de Noël : notre délivrance…


Ma mère aimait beaucoup Yves. Elle me demandait quotidiennement de ses nouvelles et s’inquiétait lorsqu’elle restait plusieurs jours sans le voir. Comme je lui disais qu’il était au boulot, espiègle, elle répliquait invariablement : « Ah ! oui, il faut bien qu’il travaille, il ne peut pas toujours être en vacances. » Nous étions bien loin de l’attitude hostile dont elle avait fait preuve envers Olivier une douzaine d’années plus tôt. Je sais que lorsque je les laissais quelques minutes en tête à tête, elle lui disait quelques mots à mon propos, plus ou moins aimables selon les circonstances, mais qui visaient à s’en faire un allié.









La case double ayant été trouvée, les pompes funèbres s’avisèrent qu’il serait bon de me faire choisir la police de caractères pour l’inscription sur la plaque qui devait la celer. Ma mère avait choisi un granit gris du Tarn, le plus courant dans les cimetières toulousains et le plus facile à entretenir. Elle voulait qu’y figurassent uniquement son prénom, son nom d’épouse et ses années de naissance et de décès. Elle ne supportait pas l’expression « Madame Veuve… » et n’aurait pas toléré qu’on la lui infligeât pour la postérité.
Jusqu’à présent, la question de la plaque et de son inscription n’avait jamais été évoquée, comme si l’on s’était douté que l’inhumation ne se ferait pas à Pouvourville. Je fis suivre les quatre modèles proposés à Claude, Yaël et Yves afin de n’être pas le seul à choisir. Nous optâmes à l’unanimité pour une écriture anglaise classique. Ayant confirmé notre choix, j’eus la surprise de recevoir un appel de l’ordonnatrice, un peu embêtée, pour me demander s’il y avait lieu de laisser la place pour une seconde inscription ou si ma mère resterait seule dans la case. Je pris la chose à la blague et répondis sur un ton mi-figue mi-raisin par une autre question : « Y a-t-il vraiment place pour deux urnes ? » Consciente que je me moquais gentiment d’elle, la jeune femme convint néanmoins de la justesse de ma remarque et m’indiqua qu’elle allait s’en assurer. Cette inhumation promettait d’être une comédie jusqu’au bout !
Après enquête, je compris que personne n’était prêt à prendre la responsabilité d’une réponse franchement positive. Je décidais que ma mère resterait seule occupante ; après tout, n’avait-elle pas l’expérience d’un grand appartement ?


Nous étions le mardi 17 janvier et la seconde tentative d’inhumation était prévue pour le lendemain. J’avais exigé que celle-ci se déroule un mercredi après-midi afin que Yaël puisse y assister ; insistant sur le fait que si ce n’était pas le 18, cela reporterait d’une semaine car je devais m’absenter. Ma demande ne me semblait pas insurmontable, cependant je sentis qu’elle n’était pas du goût de l’entreprise qui aurait bien voulu m’imposer son propre choix. Cependant, le report d’une semaine de la cérémonie devait déjà clairsemer les rangs des participants, il n’était pas question de les laisser s’amoindrir encore ! Mon frère serait bien venu, mais le grand froid qui traversait la France occasionnait des perturbations à la SNCF où plusieurs TGV s’étaient retrouvés bloqués en rase campagne suite à la rupture de caténaires, je lui avais donc déconseillé de tenter le périple. Yves et sa sœur ne pouvaient prendre une autre demi-journée pour les obsèques de la même personne, cela n’aurait pas été crédible. Quant aux autres, ils avaient été à nos côtés pour la crémation et le pot d’adieu mais il n’avait jamais été question qu’ils assistent au dépôt de l’urne au columbarium.









Autour de moi, la vie continuait. Je n’en avais qu’une vague conscience car les échos des informations télévisées me paraissaient bien futiles dans le moment que je traversais.
J’essayais de tourner tout cela en dérision pour me donner la force d’avancer. Je me souviens notamment de la déclaration de Vincent Peillon, oublié et inexistant, se portant candidat à la primaire de la gauche. Je me disais qu’il avait décidé d’être le non-être et que c’était là toute la philosophie dont il était capable.
Les journalistes découvraient – ou feignaient de le faire – les ravages du froid sur les SDF et enfilaient tous les lieux communs de circonstance.
« La terre ne va pas s’arrêter de tourner parce que je ne suis plus là » aurait dit ma mère. Et c’est ce qui était en train de se produire : elle continuait à tourner. Pas très rond, mais à tourner tout de même…









Rendez-vous avait été pris à 14 heures, devant l’entrée du cimetière suburbain. À quelques heures près, cela faisait quinze jours que maman était morte ; il était grand temps d’en finir avec ces obsèques compliquées !


Ce soir, en rentrant du Lycée, Clément crierait à la cantonade « Ça y est, mamie est casée ? » Ce petit a l’humour de son père, ce n’est plus à prouver. Je sais que derrière ces mots se dissimulait sa tristesse. Comme moi, il cache ses sentiments… à part sa colère, à laquelle il laisse bien volontiers la bride sur le cou.
Demain, Yves et moi ferions nos valises pour Venise, sans être certains de pouvoir décoller car les pompiers de l’aéroport de Blagnac venaient de se mettre en grève. Ce voyage, nous l’avions programmé de longue date et nous nous en faisions une fête par avance, bien avant la succession d’évènements qui devait me conduire ici aujourd’hui. Malgré tout, il allait avoir lieu et nous serions installés dès le vendredi dans notre magnifique suite avec vue sur le canal de l’Una Hotel Venezia, un quatre-étoiles dans le quartier du Cannaregio, à une dizaine de minutes de marche de la plupart des monuments. Nous aurions la chance de nous perdre dans la ville et sur les canaux sous un soleil magnifique malgré le froid mordant ; de goûter une cuisine divine et aussi, hélas, de tomber sur la pire pizza de notre vie.
J’ai vécu Venise dans une sorte de brouillard intérieur. Je me sentais bien d’être là parce que j’y étais avec Yves, mais il ne me semblait pas tomber sous le charme légendaire de l’endroit. Or, sans même m’en rendre compte, j’enregistrais chaque seconde de ce séjour, les moindres détails d’architecture, les bruits et les odeurs…
Ce n’est que quelques mois plus tard que je me suis rendu compte de cela et à quel point j’avais été happé par Venise. Je puis désormais à tout instant refaire nos balades et en ressentir l’émerveillement qui avait alors du mal à percer sous la tristesse qui m’accablait et me voûtait.


À notre retour de Venise, l’appartement serait vendu dans la semaine, le sous-seing privé enregistré chez le notaire. Dans les deux mois, Claude et Catherine viendraient finir de trier ce qu’ils voulaient garder et feraient tout emporter par un déménageur professionnel. Le reste, je le donnerais à un jeune réfugié roumain qu’un de mes amis avait pris sous son aile et qui venait d’obtenir un appartement HLM pour lui, sa femme et ses deux enfants.
En somme, c’est à se demander si les obsèques n’ont pas traîné pour faire contrepoids à l’emballement des choses qui devait leur succéder. C’est comme si, après la fermeture de la case au columbarium, tout devait disparaître comme par magie.
Ce fut une grande chance pour moi, dont je n’avais pas idée au moment où je me présentais pour la seconde fois à Cornebarrieu.


J’étais venu avec les parents d’Yves tandis que Yaël avait profité de la voiture de ses parents, accompagnés de Michèle, la marraine de Kévin.
Sept personnes, voici ce qu’il restait du grand groupe présent au départ. Pour un peu, la participation aux obsèques finales de ma mère eût été réduite à la portion congrue qui présidait à son second mariage.
Le rendez-vous ayant été fixé à la grille du cimetière, nous nous étions sagement garés devant et avions attendu. Le temps filait et rien ne venait. De fait, Yaël et les autres étaient arrivés avant nous et s’étaient garés à l’intérieur, près du columbarium. Quant aux pompes funèbres, j’avais bien vu passer un fourgon mais l’ordonnatrice ne s’y trouvait pas, aussi en avais-je conclu que ce n’était pas celui que nous attendions.
À l’heure dite, nous entrâmes à pied dans le cimetière et trouvâmes tous les autres qui nous attendaient. Le fourgon anonyme était bien celui qui transportait ma mère. L’ordonnatrice avait préféré se défiler et nous envoyer un inconnu. Celui-ci me demanda si je voulais me charger de porter l’urne jusqu’à la case. J’acceptais, parce qu’il me semblait que la cérémonie serait moins froide si je prenais les choses en main.


Parvenu devant la case vide, j’ai sorti de ma poche un flacon de parfum Madame Rochas, que nous avions acheté avec Yves pour offrir à ma mère lorsqu’elle sortirait de la polyclinique. J’en ai vaporisé quelques jets à l’intérieur de la case avant d’y déposer l’urne, derrière laquelle j’ai placé une enveloppe qui contenait les deux pages d’une sorte de long poème que j’avais écrit peu après sa mort et que je n’aurais pas eu la force de lire devant ce tombeau béant.
Il ne restait plus qu’à faire retentir une dernière fois l’Adagio qui avait rythmé chaque étape de ces obsèques interminables au fil de leurs vicissitudes. Le temps d’un recueillement ou d’un silence qui rendrait moins expéditif cet adieu. Ne pas avoir l’impression de se débarrasser d’une patate chaude.
Quand les dernières notes d’Albinoni auraient retenti, une plaque de ciment provisoire serait vissée pour fermer la case et nous n’aurions plus qu’à partir.
Il restait quelques fleurs du coussin primitif, mais aucun dispositif n’était prévu pour pouvoir les suspendre. Les cases étaient en étages décalés, il suffisait de déposer les bouquets sur les rebords, mais ainsi disposés ils pouvaient tout aussi bien être dédiés à n’importe qui.


Faisant un effort considérable pour prendre la parole et ne pas laisser ma voix défaillir, j’ai lu ces quelques mots, écris le matin même, qui étaient la conclusion de tout ceci…


CONCESSION PERPÉTUELLE
Ni l’urne, ni les cendres, ni la poussière d’os n’y entreront jamais, cependant mon cœur – mon âme – est la concession sans autre limite que ma propre vie où tu restes alerte, rieuse, espiègle, gourmande et vivante.
J’emmerde les cimetières à l’égal des musées : la vie est ailleurs, le passé n’est pas figé ; autant que la vie, la mort est une illusion…

Toulouse, St-Cyprien, Bruxelles
20 juillet - 13 octobre 2017.