jeudi 25 décembre 2014

Tante Chochotte

Je suis vieille. Si vieille qu’il m’arrive de plus en plus souvent de me demander si j’ai jamais été jeune ! Et pourtant, je me souviens de cette petite fille craintive qui a grandi dans une Pologne asservie, sans espoir, bien avant que l’ensemble de mes contemporains n’entende parler de Gdańsk qui m’a vu naître quand elle s’appelait encore Dantzig, que le mot "Solidarność" ne devienne international et que Karol Wojtyla par sa visite papale n’entérine l’espoir fou d’un monde nouveau…
Je suis née en août 1914, dans une Europe qui s’entre-tuait. Aujourd’hui, j’ai cent ans dans une Europe qui se donne l’apparence d’une unité politique entre les nations mais dans laquelle les peuples n’aspirent qu’au retour d’un nationalisme plus ou moins belliqueux. Cela m’amuse plus que ça ne m’effraye. J’ai épuisé mon quota de peurs au long de mes jours. La leçon de toute une vie, c’est l’apprentissage de la vanité des choses.
 J’ai longtemps été craintive, comme si je sentais intuitivement la liste des avanies qui allait me tomber dessus au fil des ans. Mes frères et mes cousins m’ont brocardée toute mon enfance sur ma prudence, mes atermoiements, ma passivité devant les événements qui me terrorisaient par avance.
De leurs nombreux quolibets, un qualificatif m’a collé à la peau toute ma vie et encore aujourd’hui : "chochotte". C’est généralement ainsi que l’on appelle les garçons douillets, maniérés, efféminés.
Seule fille de ma génération, au milieu de tous ces garçons, j’aurais dû être – du moins à leurs yeux – un des leurs, un garçon manqué ; or j’étais une fille avec un caractère de fille, une pisseuse, une pleureuse… En un mot, une chochotte !
— Jesteś taką cipką, disait-on de moi à longueur de journée : Quelle chochotte.
Ce mot me poursuivra jusque dans la tombe, j’en ai… peur !
Je ne me plains pas. Ce n’est pas dans ma nature. Et puis, l’éducation que j’ai reçue ne m’aurait guère laissé le loisir de larmoyer et m’attendrir sur mon sort. L’essentiel était d’avancer. Souvent pour fuir l’adversité ; parfois mue par un espoir qui ne tenait pas ses promesses. L’important, ce n’est pas la promesse, c’est l’espoir. Non, ce n’est pas l’important, c’est le moteur. Sans lui on reste sur le bord de la route ; avec lui on fonce droit devant. Qu’importe le mur !
Je suis d’une génération qui avance sans réfléchir, c’est ce qui me différencie de la génération moderne qui réfléchi souvent pour évider d’avoir à avancer. Et encore, lorsqu’elle a le courage ou la capacité de réfléchir…
Je suis trop vieille pour comprendre. Ce monde m’échappe. Il est possible que ce soit eux qui aient raison et moi tort. Peut-être ai-je été trop servile ? J’aurais dû me révolter, ruer dans les brancards. Je n’en avais pas la force et il ne m’est pas venu à l’idée que la passivité peut être une forme de résistance. Ma propre passivité n’était que d’abandon, de résignation, de soumission.
Je suis née trop tôt, dans un milieu qui ne m’était pas propice. Seule fille, je serais aujourd’hui adulée ; à l’époque je n’étais que la récompense offerte à ma mère qui avait avec moi trouvé à qui passer le flambeau… enfin, le balai, la serpillière, la lessiveuse, les casseroles…
Il me faudrait peut-être envier mes arrières-arrières-petites-nièces qui ne savent ni coudre ni faire cuire un œuf à la coque ? Pour la couture, mes doigts gourds m’en dispensent désormais. Quant à la cuisine, je veux bien avouer le plaisir qui est le mien lorsque je prépare les plats qui ont rythmé ma vie et fait ma réputation. Mais qui veut désormais goûter à mes Roulades de bœuf ou à mon Chou farci à l’huile et au riz, plats que je servais traditionnellement avec une sauce à l’huile ? Trop gras ! La diététique tue le goût et le plaisir de la cuisine. Quant à mon gâteau au pavot et aux fruits secs, ou mon gâteau sablé aux pommes, les voilà maintenant trop sucrés ! Je ne suis pas certaine que les betteraves fermentées d’un merveilleux bortsch trouveraient grâce aux yeux de cette génération hypocrite qui refuse le gras et le sucre pour mieux se jeter sur les sodas et les biscuits apéritifs saturés de mauvaises graisses et de sel.
Je suis agacée, et pour tout dire très triste. En refusant ma cuisine, ils me mettent face à mon inutilité, me retirent les prérogatives qui ont si longtemps été les miennes dans la famille, celles qui consistaient à assurer l’intendance, celles avec lesquelles je payais ma place.
Avec eux, je feins d’en plaisanter, je leur explique qu’à la vitesse à laquelle je file et avec l’avance que j’ai prise, ni le diabète, ni le cholestérol ne me rattraperont jamais ; mais c’est très dur, j’ai l’impression qu’ils me volent ma vie. Une vie qui m’a été volée tant de fois et de tant de façons…
J’ai ceci de commun avec la Pologne, que notre histoire a été plus que chaotique ; l’une tout autant que l’autre, nous n’avons cessé d’être dominées par des hommes qui ne nous aimaient pas ou d’autres qui ne savaient pas comment nous prendre. Cependant, il faut croire que nous étions résistantes, puisque nous voici droites et fortes aujourd’hui. Je ne dirais pas "libres", car je sais bien à quel point tout ceci est relatif, même si les contraintes peuvent apparaître moins violentes qu’elles l’ont été jusqu’ici.
En même temps, que sais-je vraiment de mon pays natal, où je n’ai pas passé de 10 % de mon existence ?
Ma pensée s’embrouille et part dans tous les sens. Il m’arrive aussi de radoter, de répéter souvent les mêmes choses parce que j’oublie que je viens de les dire. Je n’ai plus de mémoire immédiate, trop de choses encombrent ma mémoire du passé ! Je me demande si, dans quelques années, je me souviendrai des choses d’aujourd’hui qui pourtant m’échappent si souvent.
Oui, je parle d’avenir. Non pas par optimisme, mais parce qu’il me semble que Dieu m’a oubliée ici. Il faut dire qu’il ne s’est jamais beaucoup inquiété de moi et que mes prières les plus ferventes n’ont eu d’écho à aucun moment.
Avec l’âge, parce que je n’avais plus rien à craindre, j’ai pris mes distances par rapport à l’Église, pris l’habitude de me gausser des belles paroles qui prêchent les lendemains qui chantent. « Les premiers seront les derniers… », voici bien quelque chose dont je ne doute pas un instant : les premiers parmi les pauvres seront les derniers à s’enrichir, tout comme les premiers servis seront les derniers à mourir de faim… Foutaises !
J’ai été une bonne catholique, comme j’ai été une bonne cuisinière. Dans les deux cas, tout ceci est loin, bien qu’il me reste des automatismes, voire une certaine nostalgie.
Je repense à cette parole de Jean de la Croix : « Dieu ne remplit pas nos vies, il y creuse son absence. » Pour ma part, je crains qu’il ait creusé si profond qu’il ne puisse plus en remonter. Et si c’est blasphémer que de le dire, alors ma punition est toute trouvée, peut-être même déjà prononcée, dans une immortalité que je sens venir comme un supplice… Mon Dieu, Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonnée ?
Mon histoire personnelle est aussi chaotique que celle de mon pays ou même de ma ville natale. C’est un peu comme si trois destins s’y étaient donné rendez-vous un matin d’août 1914 pour tenter de se jouer ensemble de la fatalité.
Dantzig était alors sous la coupe de la Prusse depuis presque un siècle, après bien des vicissitudes. Celle qui avait été l’ancienne capitale du duché de Poméranie était devenue polonaise en 1295, puis avait été ballottée entre Chevaliers Teutoniques et Ligue Hanséatique avant d’obtenir pour la première fois le statut de ville libre au sein du Royaume de Pologne jusqu’à son annexion par la Prusse en 1793. Elle redevint ville libre sous l’occupation napoléonienne mais fut reprise par les Prussiens en 1815 qui en firent la capitale de la Prusse Occidentale à peine un demi-siècle plus tard. Nous autres, Polonais, étions en minorité chez nous. Doublement, puisque le luthéranisme de l’envahisseur l’emportait sur notre catholicisme.
J’ai beau avoir un âge certain, il est bien évident que je n’ai ni connu ni même eu conscience de tout ceci dans mon enfance. Ces "souvenirs"-là, ne sont rien d’autre qu’un amalgame entre la réminiscence des discours nationalistes de mon père et des lectures postérieures, mais ils font partie de mon histoire car ils en éclairent la péripétie la plus importante : notre départ pour un exil sans retour.
En 1919, Dantzig fut retiré à l’Allemagne par le Traité de Versailles et redevint une ville libre qui fut placée l’année suivante sous la protection de la Société des Nations tandis que la Pologne conservait un contrôle économique important, disposait d’une garnison militaire et gérait l’administration des postes. La population, à 95 % germanophones, développa alors un sentiment anti-polonais qui poussa ma famille à s’expatrier.
Nous arrivâmes en France en 1922 grâce à un programme de la « Mission française pour le Recrutement de la Main-d’œuvre en Pologne », et nous installâmes dans le Nord-Pas-de-Calais où mon père et mes frères prirent le chemin de la mine.
Mon jeune âge, je n’avais que huit ans, m’a permis de m’intégrer plus facilement que le reste de la famille. Apprendre une nouvelle langue était au sens propre comme au sens figuré un jeu d’enfant pour moi. J’avais de bons résultats à l’école et, parce que j’étais la petite dernière, que le reste de la fratrie était casé à la mine ou en usine, on me laissa tranquille jusqu’au certificat d’études.
En dehors de l’école, j’aidais ma mère au ménage et à la cuisine. Ce fut pour moi une seconde formation. Si mon goût pour les études pouvait me laisser espérer d’élever un peu ma condition – à une époque où les femmes étaient loin d’avoir l’émancipation qu’elles ont obtenue par la suite –, maman voulait assurer mes arrières en m’offrant toutes les capacités d’une parfaite femme d’intérieur. Ce que je fus sans doute à ma façon…
J’eus une enfance heureuse. Nous ne roulions pas sur l’or mais disposions du nécessaire sans rêver du superflu. Après mon certificat, je pris des cours de sténodactylographie dans l’espoir d’être embauchée dans les bureaux des mines. Cependant, le destin en décida autrement. Mon père succomba le 31 juillet 1929, avec sept de ses camarades, dans un coup de grisou à Courcelles-lès-Lens. Ma mère, qui ne travaillait pas, dut quitter la petite maison ouvrière ou nous logions et nous quittâmes la région toutes les deux pour Paris où l’une de ses sœurs l’avait assurée qu’elle trouverait facilement un emploi.
Nous vécûmes trois ans de galère avant que je puisse à mon tour entrer au secrétariat d’une société de négoce en vins. Elle était dirigée par un jeune pied-noir volubile et vantard qui ne manquait pas de charme. J’en tombais vite amoureuse malgré les dix ans qui nous séparaient. L’histoire est assez banale pour n’en pas parler davantage. Ce fut une liaison secrète et tendre qui nous convenait autant à l’un qu’à l’autre. Elle s’étira ainsi jusqu’en 1939 où les rumeurs de guerre poussèrent mon amant à quitter la France pour un retour à Oran au sein de sa famille. Maman et moi, qui rêvions souvent d’un retour en Pologne fûmes détournées de notre projet par l’invasion de notre patrie par les troupes allemandes le 1er septembre. Ce fut le déclencheur de la seconde Guerre Mondiale et nous acceptâmes de franchir la Méditerranée dans les bagages de Maurice.
Comme de juste, de secrète qu’elle était, notre liaison devient ultra-secrète une fois sur le sol algérien. J’étais une goy de piètre naissance, on avait d’autres projets pour le rejeton de la famille ! Maurice épousa donc une jeune juive de bonne famille qui apportait en dot quelques hectares de vignes d’un bon rendement. Que pouvais-je y faire ? Très vite le couple eut un héritier et par un concours de circonstances improbable je fus priée de délaisser la sténodactylo pour les couches et les biberons. Maurice me culbutait de loin en loin, de moins en moins, mais restait farouchement jaloux et possessif.
De son côté, ma mère avait trouvé un travail dans un petit hôtel-restaurant près du port et nous aimions nous retrouver dès que nous pouvions prendre une journée. Elle ne comprenait pas pourquoi je ne cherchais pas de mari, insistait beaucoup pour que je m’y mette « car une femme n’est pas faite pour rester seule » disait-elle.
Cette vie n’était pas désagréable. Elle dura jusqu’en 1962 ou il fallut repasser la Méditerranée. Ce fut la fin de tout. Si Maurice, sa famille, ma mère et moi voyageâmes sur le même bateau, nos routes se séparèrent définitivement sur le port de Marseille où nous fûmes bien mal accueillis par des dockers haineux qui hurlaient des slogans vengeurs tout en jetant nos valises à la mer : « Pieds-noirs, rentrez chez vous », « Les pieds-noirs à la mer ».
Maman et moi remontâmes à Paris où elle trouva une place de concierge dans un petit immeuble propret. C’était pour un remplacement temporaire, mais celui-ci s’éternisa jusqu’à sa mort quelques années plus tard.
À mon retour d’Algérie, j’avais quarante-huit ans. C’est dire que je n’étais plus jeune ! C’est en tout cas ainsi que je voyais les choses à l’époque. Aujourd’hui, je me rends compte à quel point c’était stupide… Je n’avais pas fait la moitié de mon chemin ! Il était en tout cas trop tard pour chercher un mari. Alors je me suis consacrée au reste de la famille qui avait quitté le Nord pour la capitale au fil des années. C’est ainsi que je devins la "Tante Chochotte" d’une ribambelle de gamins que j’ai torchés et nourris au fil des ans, puis de leurs rejetons ensuite.
Une vie de travail qui ne fut pas pour autant sans plaisirs et qui sera au bout du bout sans regrets. La roue tourne, elle nous emporte plus ou moins vite mais qu’importe ! Tant des miens s’en sont allés avant mon heure. Je reste seule comme maman l’avait prédit. Pour autant, si j’avais eu un mari et des enfants, qui peut dire si je serais moins seule aujourd’hui, vieillarde cacochyme, citadelle inexpugnable contre laquelle la mort semble se casser les dents et ne plus oser combattre.
Je suis là, assise dans mon fauteuil habituel à deux pas de la table, et je raconte ma vie à voix haute. Pour personne puisque je suis seule. Je la ressasse moins par peur d’oublier que pour briser la solitude infinie qui est mon lot quotidien depuis si longtemps.
"Chochotte", j’avais peur des autres, peur des événements inattendus… au fond, je n’avais peur de rien quand un rien me faisait peur. Je n’ai jamais craint l’essentiel, je m’en rends compte aujourd’hui, qui est simplement l’isolement extrême. Preuve que je n’avais rien compris, j’étais du genre à fuir le monde et préférer me tenir à l’écart de toute compagnie.
Je compte les jours. Non pas ceux qu’il me reste, puisque je n’en sais rien, mais ceux qui se sont écoulés. C’est une tâche harassante qui m’épuise, qui m’use, mais aussi malheureusement me maintient en vie !
Tant des miens sont partis ! Si je ne suis plus là pour assurer leur survie dans ma mémoire et mon cœur, il ne restera plus rien d’eux. C’étaient de trop petites gens pour laisser des traces indélébiles sur cette terre. Ils n’ont rien découvert ni inventé d’essentiel ou de superflu pour l’Homme, ils n’ont pas davantage commis de massacre ou de forfait marquant, ce n’étaient comme moi que des grains de poussière ballottés dans la tornade des âges.
Qui se souviendra de moi ? Est-ce si important que cela, d’ailleurs ?
Je n’ai pas eu d’enfant. Je ne sais plus très bien si c’était par choix, mais si tel est le cas alors je suis fier de moi ! Quelle ineptie de s’entêter à perpétuer une espèce qui n’a de cesse de courir à sa perte et à celle de la planète sur laquelle elle prolifère.
Pourtant, si j’en avais eu je sais que je les aurais aimés et protégés comme une louve, montrant les crocs et me jetant en avant si quiconque leur aurait voulu du mal.
N’est-ce pas ce que j’ai fait avec la descendance de mes frères et sœurs quand on me l’a collée dans les bras ? Jamais mère, toujours nourricière… Tel fut mon lot.
Je mourais seule, abandonnée de tous, oubliée dans ma loge inutile. Celle où travaillait maman et que l’on m’a laissée pour une somme raisonnable parce qu’elle ne fut pas remplacée après son décès.
Je m’éteindrai doucement comme une chandelle dans le vent, ou bien je tomberai et ma tête heurtera un meuble ou le sol de façon trop violente. C’est ainsi que meurent ceux qui sont devenus trop vieux sans embûche. C’est peut-être le dernier cadeau d’un Ciel qui les avait délaissés trop longtemps à eux-mêmes.
La mort ne me fait pas peur, elle m’intrigue ! Je l’ai attendue trop longtemps, si longtemps que je doute plus encore de son existence que de celle de Dieu. Faribole pour faribole, si les deux ne faisaient qu’un dans leur inexistence ou leur improbabilité ?
J’ai aimé cette vie, ma vie, qui n’était pas toute rose, ni toute noire non plus. Je ne regrette rien, pas plus que je ne voudrais la revivre, celle-là ou une autre. J’ai fait de mon mieux, parfois gauchement, d’autrefois mieux inspirée. Que celui qui n’a jamais péché me jette la première pierre et je lui bâtirai un temple à son image, ridicule et présomptueux.
Quand je mourais, car je sais bien que cela finira par arriver, sinon ce serait la négation même de ma vie, il faudra que l’on m’incinère. C’est ma dernière volonté. D’abord parce que je n’ai de place dans aucun caveau, ensuite parce que je sais que personne ne fera la dépense de m’en offrir un fut-il provisoire, enfin parce que ce sera un bon moyen d’avoir un avant-goût de l’enfer s’il me faut y aller.
Ce qui me réconforte, c’est qu’il n’y aura personne pour verser des larmes. Mes arrières-arrières-petits-neveux, du moins ceux qui seront présents, seront trop pressés d’en finir pour aller vaquer à leurs occupations. Et ils auront entièrement raison. La mort qui m’aura saisie s’en sera déjà retournée, quant à moi je n’y serai plus. Leurs visites, c’est maintenant qu’elles me soulageraient de cet ennui, de cette attente.
Si j’avais épousé un homme riche ou fais fortune par moi-même, ne seraient-ils pas tous à mon chevet, très présents, trop présents, étouffants, piaffant contre ce coup du sort qui me retient ici plus que de raison ?
Ce qui m’agace, c’est que j’ai l’air de me plaindre. Or, s’il y a une chose que je n’ai jamais faite dans ma vie, c’est bien celle-ci ! J’ai toujours avancé. Parfois en serrant les dents, toujours bouche cousue.
Je ne me plains pas, je radote comme une vielle folle oubliée au fond d’un asile désaffecté, qui ne comprend plus rien à un environnement rempli de bruits et de fureur. Peut-être suis-je le dernier personnage shakespearien de ce monde ?
 

Toulouse, 30 novembre — 24 décembre 2014

samedi 13 septembre 2014

Le Bal des crédules 5/5

V

Engoncé dans son éternelle blouse blanche boutonnée jusqu’au col, assis droit sur sa chaise, le visage en lame de couteau lui donnant un air sévère, presque redoutable au premier abord, il tournait les pages du dossier posé devant lui. Mon dossier.
Toutes ces heures de discussions n’avaient eu d’autre but que cet instant précis où il prendrait le formulaire posé sur la pile de paperasses contenue dans la chemise à sangle, cocherait l’une des deux cases qui scellerait mon destin : "avis favorable", "avis défavorable".
J’étais assis dans l’un des deux fauteuils crapaud qui lui faisaient face. Tous deux défoncés par les ans, les générations de patients qui s’y étaient vautrés, ils mettaient ceux qui s’y asseyaient en position d’infériorité, leur regard buttant à hauteur du plateau du bureau.
Il prenait son temps, non par souci de faire durer un quelconque plaisir ou suspens, mais pour peser le bien-fondé de sa décision une dernière fois. Il referma le dossier, pris le formulaire, cocha résolument l’une des deux cases – mais laquelle ? –, écrivit quelque chose qui devait être la date, apposa un paraphe presque aussi long que lui, tira la chaîne de montre fixée à l’un des boutons de sa blouse et au bout de laquelle était attachée une petite clef avec laquelle il ouvrit le tiroir central du meuble, en tira un tampon encreur et un antique cachet de caoutchouc monté sur un support en bois sombre et vernis, authentifia sa signature et replia le tout méticuleusement avant de le remettre en place et donner un tour de clef pour mettre son attirail à l’abri. Ses gestes étaient d’une lenteur économe qui n’avait rien à voir avec ses soixante-dix ans révolus. Il suffisait de le voir avancer à pas de géant dans les couloirs de l’hôpital pour s’en convaincre.
— Il reste une chose que vous ne m’avez jamais dite, lança-t-il de sa voix douce.
Je le regardais, incertain. Qu’avais-je pu omettre d’essentiel qui puisse le faire hésiter au moment de me tendre ce foutu papier ?
— Quelle était cette unique prédiction qu’il vous a faite au début de votre relation ?
— Il m’a dit que je mourrais dans les dix ans…
— Ça doit faire un choc, dit-il en hochant la tête d’un air dégoûté.
J’essayais de me souvenir précisément de la façon dont j’avais reçu cette nouvelle. Il y avait si longtemps, tout cela se perdait un peu dans mes souvenirs. De fait, si la prédiction avait une quelconque valeur, il ne restait que quelques mois pour en avoir le cœur net.
— Oh ! vous savez, dis-je, les prédictions, le vaudou, les sorts sont comme les promesses politiques, ou les théories freudiennes, ça n’engage que ceux qui veulent y croire.
Il eut un sourire indulgent pour moi et sembla s’abîmer dans une réflexion profonde. Il tenait toujours dans une main le formulaire qu’il ne se résolvait pas à me tendre. En quoi ce dernier échange pouvait-il tout remettre en question ?
— Quelle est la part de cette prédiction dans votre décision ? Parce qu’il y en a nécessairement une, à moins que je me trompe ?
Il me scrutait avec un intérêt presque angoissant. J’essayais de soutenir ce regard bleu-gris sans trop me troubler. Je trouvais cet homme magnifique et j’avais eu plus d’une fois l’envie qu’il me renverse sur son bureau pour une consultation plus approfondie…
Que pouvais-je répondre à cela ? J’avais peur des mots que je pourrais prononcer, qu’ils ne remettent en question sa décision si elle m’était favorable. En même temps, dans le cas contraire ma sincérité pourrait être à même de le rallier à ma cause. Existe-t-il plus sûr moyen de devenir paranoïaque que face à un psy qui vous scrute comme un fauve guette sa proie ?
Sans doute n’était-il pas impossible que l’approche du terme de cette décennie ait influencé ma décision ; mais si tel était le cas, ça n’avait été qu’un argument de plus pour conforter un choix bien plus profond et ancien. On ne supporte pas des années de traitements hormonaux, de psychanalyse invasive – avec l’espoir du passeport final qui vous ouvrira les portes de la salle d’opération –, pour des raisons aussi futiles qu’une prédiction odieuse faite par un amant qui prétendait vous chérir.
On ne choisit pas de changer de sexe sur un coup de tête, c’est d’ailleurs pour cela que nous avions eu toutes ces pénibles séances, lui et moi. J’avais dû me justifier, argumenter, démontrer que le travestissement n’était pas la solution et que je n’y avais eu que rarement recours parce que je n’ai jamais aimé les carnavals et bals masqués. C’est sans masque et dans la lumière que je veux être qui je suis.
Comme si sa pensée avait suivi la mienne, il lança ces mots en se penchant en avant pour me tendre le papier.
— En somme, vous allez lui donner raison. Le garçon qui devait mourir dans les dix ans disparaîtra comme il l’avait "vu"… et une jeune fille qu’il ne connaîtra jamais pourra vivre le reste de sa vie aussi sereinement qu’elle le voudra.
Je contemplais le formulaire où l’avis favorable ne faisait plus de doute, mais ses mots résonnaient en moi et me blessaient d’une certaine façon.
— Vous me feriez presque renoncer en disant cela ! Vous avez l’air de prétendre que je continue à construire ma vie autour de ce type et de ses inepties. Or, je suis entièrement libéré de son emprise et depuis longtemps. Ce que je fais, je le fais pour moi. Je veux naître enfin, être la personne qui a toujours été prisonnière au fond de moi, faire éclater ce corps qui lui servait de camisole de force !
Il recula son siège, déplia son corps immense en se levant, fit le tour du bureau pour venir se placer devant moi, me fit signe de me lever tout en mettant un doigt sur ses lèvres.
— Calmez-vous. Ce n’était pas une attaque, je voulais mesurer à quel point vous auriez pu être dupe de tout cela. Mais la vérité est que vous avez toujours été la plus forte. Et ça, il n’a pas su le voir…
Il me prit dans les bras, dans une étreinte à la fois amicale et paternelle, puis il me reconduisit jusqu’à la double porte matelassée de son cabinet.
J’entends encore ses derniers mots et je m’en délecte. Après m’avoir dit que j’avais été LA plus forte, au moment où il me serrait la main une dernière fois, de sa voix claire et chaude, il m’avait souhaité « bonne chance, mademoiselle ! »

Toulouse, juin,
août et septembre 2014

vendredi 12 septembre 2014

Le Bal des crédules 4/5

IV

— Voyez-vous, en fait je crois que si je devais écrire cette histoire, je l’intitulerais finalement Le Bal des crédules. Parce que c’est bien un bal où tous les danseurs se contorsionnent dans la crédulité. Certains abusant de celles des autres mais tous, au fond, ayant une part plus ou moins grande de crédulité personnelle et n’hésitant pas à en abuser pour eux-mêmes.
— Vous êtes sans pitié et pour une bonne part pessimiste.
Étais-je sans pitié ? Sans doute un peu, cependant j’étais persuadé d’approcher la vérité dans la perception que j’avais de ces choses et de ce monde-là.
Je n’éprouve aucune sympathie pour les gens crédules. Il me semble que nous avons tous une cervelle dont nous devrions nous servir un peu plus souvent. Comment peut-on croire à toutes ces sornettes sans chercher à aller au-delà, justement ?
Sans doute mon interlocuteur aurait-il apprécié à sa juste valeur l’explication de mon irritation. J’avais moi-même été souvent abusé dans mon enfance par ma facilité à croire tout ce que l’on me disait. Il en était résulté des blessures profondes dont je m’étais par la suite fait une armure.
Paradoxalement, j’éprouvais davantage d’empathie pour les charlatans qui abusaient en toute connaissance de cause de la crédulité de leurs clients, que pour celles et ceux qui se persuadaient être en possession d’un don réel et croyaient aux fariboles qu’ils débitaient.
Ne croyant pas personnellement à une quelconque vie après la mort, il m’est par conséquent impossible d’admettre que certaines personnes puissent converser avec des disparus. La sincérité de certains ne fait cependant aucun doute, mais on peut trouver des explications rationnelles à ceci avec un peu de bonne volonté. La plus simple est l’autosuggestion. Le cerveau est capable de construire bien des images à partir d’un mot ou d’une simple sensation, l’inconscient prend ainsi le contrôle de la pensée et gouverne nos rêves plus ou moins profonds.
Comment pouvais-je croire que mon père puisse venir s’asseoir au pied de mon lit et assiste à mes nuits de débauche sans qu’il en résulte un cataclysme mondial ? Je le connaissais suffisamment pour savoir que mes amours seraient l’occasion d’un nouvel Hiroshima… À ce compte-là, pourquoi ne pas l’imaginer assistant à mes conversations avec le psy et essayant d’influencer son diagnostic et sa décision finale, dans un sens allant à l’encontre de mes intérêts mais préservant au contraire les valeurs qu’il avait toujours défendues.
— Je remarque que, depuis que nous avons abordé ce sujet, vous n’avez pas une seule fois mentionné le nom ou le prénom de cet homme. Comment expliquez-vous cela ? Y aurait-il là-dessous un fond de superstition ?
— C’est fort possible, répondis-je en éclatant de rire. Ne plus jamais prononcer son nom pour le tenir éloigné de moi le plus possible… Une belle image d’Épinal sortie de la psychologie pour les nuls.
— Dans ce cas, quelle est votre explication, dit-il sur un ton légèrement pincé.
La vérité était bien plus simple que cela. J’avais pris l’habitude de ne plus le nommer et de ne parler de lui qu’épisodiquement, par respect pour le garçon qui partageait désormais ma vie depuis cinq ans. Je l’avais réduit ainsi à une sorte de souvenir très lointain, sans intérêt.
Je me demandais par quels méandres j’en étais venu à l’évoquer lors de ces séances, mais j’évitais de poser cette question à voix haute, sachant qu’elle serait reprise au bond et risquerait de m’entraîner trop loin. J’avais un objectif et je souhaitais que l’on en finisse au plus vite.
— Comment cette relation a-t-elle pris fin ?
— Le plus simplement du monde. J’ai fait mes valises – ce qui n’est qu’une expression, si l’on songe au sac de sport dans lequel j’ai hâtivement fourré quelques affaires – et je suis parti.
— Ma question portait davantage sur les raisons qui vous ont poussé à le faire.
Je ne supportais plus ce milieu depuis longtemps et il était clair que je ne pourrais pas y échapper tant que je resterais avec cet homme.
J’en avais assez des mesquineries, des jalousies, des cancans, de la malveillance mielleuse de la plupart d’entre eux.
Assez aussi des conversations qui ne tournaient qu’autour d’eux-mêmes et de leur don, des éternelles anecdotes toujours enrichies de détails qui se contredisaient d’une fois sur l’autre. Mon don à moi, c’est une mémoire fourre-tout infaillible qui fait le désespoir des menteurs et des mythomanes. Sur ce point-là, je suis effectivement sans pitié et ne laisse rien passer à quiconque !
L’activité de mon compagnon se développant sans cesse, devenait de plus en plus lucrative et le poussait à côtoyer des personnages toujours plus bizarres qui ne faisaient qu’aggraver mon malaise. Le charlatanisme finissait par le disputer à l’escroquerie.
La nouvelle coqueluche de mon compagnon fut un temps une femme entre deux âges et deux couples. Avenante et joviale, elle avait tout pour me séduire également, cependant mon opinion changea radicalement après que je l’eus vu "travailler".
Comme beaucoup de médiums, la clientèle de son cabinet ne suffisait pas à lui assurer des revenus convenables, elle pratiquait donc la voyance par téléphone pour le compte de plateformes audiotel. Toutefois, ce système présentait un désavantage certain, celui de se retrouver bloquer plusieurs heures par jour derrière le combiné, sans pouvoir faire autre chose en même temps. Elle avait donc ajouté une nouvelle corde à son arc en pratiquant la voyance par SMS.
La chose consistait à répondre par de courts messages aux questions de ceux qui la consultaient, s’arrangeant pour que l’échange dure le plus longtemps possible. Elle touchait cinq centimes par message facturé soixante-cinq au client.
Si le client était accroché à son téléphone, elle disposait d’un ordinateur portable sur lequel elle se trouvait en conversation avec plusieurs personnes simultanément.
J’ai souvenir de l’avoir vu répondre à une demi-douzaine de clients tout en prenant l’apéritif avec nous et préparant le repas. C’était si simple, qu’elle me proposa même de prendre sa place quelques minutes, ce que bien sûr je refusais. Le comble fut atteint quand elle sortit un second ordinateur sur lequel elle se connecta à un autre site fonctionnant sur le même principe où il n’était plus question de voyance mais de dialogues pornographiques plutôt chauds. Elle jonglait d’un clavier à l’autre et semblait beaucoup s’y amuser tandis qu’autour de la table la conversation continuait de façon tout à fait badine et détendue.
J’étais atterré en pensant à ces pauvres bougres, accrochés à leur téléphone, persuadé qu’ils avaient affaire à un service personnalisé, quand tout n’était que réponses passe-partout bénéficiant de racourcis-clavier pour une saisie plus rapide et un meilleur cadencement des réponses.
Mais il arrivait aussi que les voyants se prennent à leurs propres inepties. Il ne leur suffisait plus de pratiquer certains rites pour s’enrichir, ils y avaient recours pour eux-mêmes ou leurs proches, n’hésitant pas alors à s’adresser a plus fêlé ou filou qu’eux.
Nous avions sympathisé avec un cartomancien dont la réputation égalait celle de mon compagnon dans les milieux intéressés. C’était un homme d’une stature imposante, qui m’évoquait Raymond Burr en fin de carrière, un Perry Mason qui avait pris de la graisse en se levant du fauteuil roulant de Robert Dacier.
L’homme en question avait récemment rencontré une jeune femme avec laquelle il essayait de reconstruire sa vie après un divorce difficile. L’heureuse élue semblait avoir une scoumoune peu commune, comme il arrive parfois à certaines personnes d’en avoir. Il avait essayé sur elle, sans le moindre succès, toutes les incantations qu’il connaissait et restait persuadé que seul l’intervention d’un marabout puissant pourrait la tirer de ce cercle maléfique.
Après de longues recherches, une compilation de divers témoignages se recoupant, il avait fini par trouver la personne idoine dans les environs de Bayonne et nous avait demandé si nous accepterions que la séance d’exorcisme se fasse chez nous. Mon compagnon avait accepté par curiosité, tandis que de mon côté je m’étais abstenu de tout commentaire par pure amitié. Dire à quel point je trouvais l’idée absurde ne l’aurait de toute évidence dissuadé en rien de mettre son projet à exécution.
Pour tout dire, je n’avais qu’une très vague idée de ce que pouvait être un exorcisme. Ne croyant ni au diable ni à la possession, le sujet ne m’avait jamais beaucoup attiré. Je me souvenais vaguement, néanmoins, d’un reportage montrant de telles pratiques au sein de l’Église catholique. Il me restait des images de corps en pleines contorsions, de cris aigus et d’incantations ridicules.
Le couple vint donc s’installer pour un week-end, quai Bergeret. Le vendredi, nous passâmes une soirée tout à fait détendue, longeant l’Adour en direction de la gare pour aller dîner au Sainte Cluque dont l’ambiance bistrot correspondait tout à fait à notre état d’esprit. L’étroitesse de la salle présentait l’avantage d’éviter les conversations trop intimes et d’aborder des sujets tels que celui de la séance prévue pour le lendemain après-midi.
J’avais un peu rapidement associé le mot "marabout" à l’Afrique noire. Il s’avéra que celui qui avait été pressenti était maghrébin. C’était un grand type, mince, dont l’aspect général faisait penser à un conspirateur de film de série B.
Il déboula dans l’appartement en terrain conquis, exigeant notre aide à tous. Je déclinais l’invitation en expliquant qu’il s’agissait d’une chose trop intime pour que j’y sois mêlé d’une quelconque manière. Je ne sais pour quelle raison mon compagnon se désista lui aussi.
Nous allâmes nous réfugier dans l’une des chambres, les laissant à leurs incantations qui étaient sans doute les choses les plus démoniaques qu’il y eût dans les environs.
Dans les premières minutes, nous n’eûmes pas conscience de ce qui se passait de l’autre côté des cloisons. Nous nous déshabillâmes et fîmes l’amour d’une façon beaucoup plus silencieuse qu’à l’accoutumée. Sans doute étions-nous émoustillés par la présence de tiers dans l’appartement ?
Et puis, des cris déchirants nous parvinrent, qui tenaient du hurlement de douleur autant que de la divagation hystérique. Cela allait en s’amplifiant et je fis observer que si les fenêtres du salon étaient restées ouvertes, l’eau de l’Adour porterait le son jusqu’à l’autre bout de la ville et que nous ne tarderions pas à voir débarquer la police. Par bonheur, tout ceci se passait un week-end, à un moment où l’immeuble était à peu près désert !
Au bout de quelques instants, il y eut des pas dans le couloir et le marabout déboula dans la chambre sans même frapper à la porte. Il resta interdit devant le spectacle de ces deux hommes nus, enlacés sur le lit, et repartit en bougonnant.
Les cris reprirent avec plus d’intensité encore. C’était proprement insupportable. Nous entendions des incantations incompréhensibles, régulièrement ponctuées de la formule « Sors d’ici par la jambe gauche ! », qui nous fit beaucoup rire au début. Puis je convainquis mon compagnon qu’il était temps de mettre fin à tout ceci.
Nous nous rhabillâmes rapidement et gagnâmes le salon où nous attendait un spectacle qui ne prêtait plus à rire.
La jeune femme était étendue sur le sol. Son ami lui maintenait les jambes tandis que le marabout était assis sur elle à la hauteur de la poitrine, une main puissante lui obstruant la bouche et le nez, l’air hagard il continuait ses litanies tandis qu’elle se trémoussait pour échapper à l’étreinte mortelle, devenant cramoisie au fur et à mesure que l’asphyxie la gagnait.
— Ça y est, le démon s’en va, elle ne crie plus ! énonça l’illuminé.
— Elle ne crie plus parce qu’elle est en train de mourir, bougre de crétin ! dis-je en le poussant violemment pour le faire basculer tandis que le cartomancien revenait à la raison et prenait la mesure de ce qui venait de se produire à son initiative.
Le marabout exigea d’être payé une forte somme pour le service qu’il venait de rendre. De mon côté, j’avais gagné la cuisine où je préparais un café pour aider tout le monde à reprendre ses esprits.
Une fois le marabout parti, mon compagnon vint me rejoindre et m’expliqua que ce dernier lui avait dit textuellement : « Si j’avais su que c’était chez de pédés, je ne serais pas venu ! »
Cet épisode fut traumatisant pour moi. J’étais capable de rire ou sourire de la crédulité des gens mal dans leur peau, mais être témoin de la façon absurde qu’ils avaient de se mettre ainsi en danger physique pour un hypothétique mieux-être était plus que je ne pouvais supporter. Je décidais qu’il était temps pour moi de tourner la page et d’aller voir ailleurs si j’y étais.
Si notre couple avait eu la moindre solidité, la plus infime perspective d’avenir, peut-être aurais-je tenté d’aller plus loin. Mais il n’y avait rien de tout cela pour m’y inciter.
À repenser à tout ceci, je prenais soudain conscience que tous les professionnels que nous croisions sur les salons et ceux de notre cercle rapproché avaient des problèmes de couples. Nous étions bien loin d’être les seuls !
C’était comme si à trop vouloir "voir" chez les autres ils devenaient incapables de remarquer ce qui clochait chez eux. Si d’aventure les deux étaient de la partie, il arrivait un moment où la domination de l’autre entraînait une jalousie professionnelle qui se transformait rapidement en rancœur personnelle. Quand seul l’un des deux pratiquait les arts divinatoires, alors immanquablement l’autre finissait par se sentir exclu d’une vie qui lui paraissait tourner en boucle sur un seul axe. Nous entrions dans cette seconde catégorie. Circonstance aggravante : j’avais tout fait de mon côté pour ne pas m’intégrer à ce système clos.
En claquant la porte, je n’avais pu m’empêcher de penser avec ironie que mon départ annulerait peut-être la prédiction qu’il m’avait faite au commencement de notre relation.

jeudi 11 septembre 2014

Le Bal des crédules 3/5

III

Le week-end de consultations au casino s’installa tout de suite comme un rite.
On lui avait octroyé un cagibi étroit placé, non sans une certaine ironie, juste à côté du distributeur de billets de banque. C’était l’amorce d’un couloir en cul-de-sac, qui ne possédait pas de porte et les laissait, lui et ses clients, à la vue de tous.
Je m’asseyais au bar, sur un haut tabouret, et passais mon temps à griffonner sur un carnet de croquis les portraits de ses clients, tout en descendant quelques flûtes de champagne au frais de l’établissement.
Il y avait dans cet endroit quelque chose d’étrangement reposant, malgré le fond sonore des machines à sous. Je n’ai jamais aimé les jeux vidéo, on comprendra donc ce que je peux trouver de crispant dans les bruits électroniques qui accompagnent les tours de roues des bandits manchots et l’annonce des pertes ou des gains à chaque partie, le tout multiplié par le nombre de machines.
J’avais sympathisé avec le barman. Ce type était manifestement gay et avait l’air de fantasmer sur une possible partie à trois avec nous. Je n’aurais pas dit non pour un duo, en revanche il n’était pas question pour moi de me lancer dans un trio infernal…
Nous passions là-bas deux jours pleins, mangeant et dormant sur place dans un climat qui n’était pas des meilleurs. La direction était très partagée sur cette attraction promotionnelle et nous nous retrouvions en quelque sorte pris entre deux feux d’une guerre interne.
Tout au long de ces mois, je n’ai sympathisé qu’avec une seule de ses clientes. Une commerçante d’un certain âge, joviale, qui ne manquait jamais de venir me saluer et discuter un petit instant avec moi, avant ou après sa consultation.
— C’était loin d’être le bagne, en somme, me relança-t-il alors que je laissais vagabonder mon esprit.
De fait, on pourrait probablement dire que ces week-ends au casino étaient à part dans notre vie ; une sorte d’oasis dans laquelle nous trouvions un certain équilibre. En tout état de cause, cela n’avait rien à voir avec le calvaire que représentaient pour moi nos participations à des salons où il nous fallait côtoyer ses confrères et consœurs, ce qui n’allait jamais sans drames.
Le principe de ces salons était simple. Une personne organisait la manifestation dans sa ville et recrutait jusqu’à une douzaine de confrères pour offrir un choix assez large aux visiteurs éventuels. La participation financière était généralement fixée à 400 euros pour le week-end, à quoi il fallait ajouter un forfait pour le repas s’il était pris sur place. L’opération était censée être blanche pour l’organisateur, les fonds récoltés à l’inscription étant utilisés pour la location de la salle et la publicité autour de la manifestation. À la vérité, le plus souvent l’organisateur s’arrangeait avec la mairie pour avoir la salle des fêtes, soit à moindre coût, soit gratuitement, et la publicité se limitait à une banderole à l’entrée de la ville ainsi qu’une dizaine d’affiches photocopiées collées aux portes des magasins qui voulaient bien les accepter. L’organisateur s’assurait ainsi de gagner son week-end autrement que pas ses éventuelles consultations.
Il y avait rarement foule dans ces salons et la plupart des personnes qui y venaient le faisaient en curieux, sans pour autant pousser systématiquement cette curiosité jusqu’à oser une consultation.
Si le samedi matin l’installation des stands se faisait dans la bonne humeur, dès le début de l’après-midi, après un repas succinct qui n’était pas toujours de bonne qualité, le ton commençait à monter : on ne travaillait pas assez, il y avait trop de stands pour le peu de chalands, certains n’avaient pas encore fait la moindre consultation. Dès le lendemain, les mêmes crieraient à l’arnaque et au remboursement.
Il s’avéra que ce genre de salon était propice à mon compagnon, qui tirait souvent royalement son épingle du jeu et, dans les moments les plus noirs, parvenait de toute façon à amortir sa participation.
Bien sûr, ceci ne pouvait qu’entretenir les jalousies. Ceux qui travaillaient ne jetaient-ils pas des sorts aux autres ? Il y eut une fois une grande crise. L’une des participantes expliqua qu’elle avait vu le compagnon d’une de ses collègues ramasser un exemplaire de toutes les cartes de visite déposées sur une table à l’entrée de la salle et les enfermer dans une boîte après les avoir recouvertes d’une poudre noire en marmonnant ce qu’elle appelait des "incantations". La preuve de cette magie noire était que ce salon ne décollait pas !
J’étais proprement sidéré par cette accusation digne d’une cour de récréation. D’un autre côté, il était établi que lorsque les choses ne marchaient pas, ce ne pouvait être que de la faute des autres. N’avais-je pas été accusé, un jour, de "racoler" pour mon compagnon, au prétexte que j’avais essayé d’organiser la file d’attente qui s’allongeait devant son stand, alors même que j’avais adressé à l’un de ses concurrents la seule personne qui m’avait demandé qui elle devait consulter, parce que l’attente était trop longue et parce qu’il m’avait semblé peu éthique de la diriger vers l’homme avec lequel je vivais.
— Est-ce que tout simplement, ça ne faisait pas une offre trop large dans la même discipline, autant de voyants dans la même pièce ?
— Oh ! j’utilise volontiers ce terme générique, mais il y avait là bien des disciplines et spécialités représentées.
Il faudrait d’abord faire la distinction entre le voyant et le médium. Le premier se servant de supports divers pour sa consultation, quand le second prétend être en lien direct avec l’au-delà et recevoir ses informations des défunts qui vous étaient chers et veillent sur vous d’où ils se trouvent.
Il y avait généralement un mélange de voyants, médiums et astrologues. Certains pratiquaient la kéromancie, qui était la version moderne de l’ancienne molybdomancie, les coulures de cire des bougies ayant remplacé celles du plomb ; d’autres s’adonnaient à l’hydromancie, la cafédomancie ou tasséomancie, lisant dans l’eau, le café ou les feuilles de thé ; d’autres encore lisaient l’avenir dans des petits galets de pierre appelés runes ; quant aux cartomanciens, certains utilisaient encore le tarot de Marseille, mais la plupart préféraient les oracles modernes, des cartes contemporaines qui étaient souvent de toute beauté. Bien sûr, il y avait aussi celles qui lisaient dans les lignes de la main et je me souviens d’avoir croisé une femme, toute de noir vêtue, mantilles sur la tête, plongeant les yeux dans une boule de cristal qu’elle protégeait de ses deux mains. Il y en avait pour tous les goûts !
Comme tout un chacun, il m’arrive de jeter un coup d’œil à mon horoscope sur le programme de la télévision, ce qui est toujours un amusement. L’astrologie ne m’a jamais semblé une chose sérieuse. Les élucubrations d’une de ses plus célèbres représentantes, s’évertuant à nous prédire chaque année depuis trente ans que le sida sera guéri dans l’année, n’ont guère plaidé auprès de moi pour la crédibilité de la discipline. Idée qui s’est confirmée après que j’eus tenté de faire établir mon ascendant par cinq praticiens – disposant des mêmes méthodes de calcul et logiciels informatiques – qui ont tous abouti à un résultat différent.
— On sent bien que vous n’avez pas du tout aimé ces gens…
— Ils me le rendaient bien ! Je n’étais pas de leur caste. On me tolérait comme une pièce rapportée, parce que mon compagnon était une locomotive dont tous avaient besoin pour tirer le salon qu’ils finissaient par organiser chacun à leur tour.
Je crois que j’étais plutôt indifférent à leur égard, parce qu’ils semblaient ne pas avoir d’autre conversation, d’autre intérêt que leur pratique. Comme je ne voulais pas entrer dans leur jeu et refusais toute consultation, ils ne pouvaient que me rejeter tel un corps étranger. La greffe n’avait aucune chance de prendre.
Vivant à côté d’eux, je pouvais observer chacun et le spectacle était édifiant. Tous parlaient de leur "don", mais peu nombreux étaient ceux qui se montraient prêts à donner à leur tour. Dans leurs bouches, il n’était le plus souvent question que d’argent, celui qu’ils avaient gagné, celui qu’ils allaient gagner, celui que les salons leur faisaient perdre…
J’étais surtout choqué par leurs discours, pleins de généralisations, de stéréotypes, de stigmatisation, de mesquinerie, mais aussi de méchanceté. Où était l’amour dans tout cela ? On ne sentait pas là, à aucun moment, la lumière qu’annonçaient pourtant tous leurs flyers publicitaires.
— Combien de temps avez-vous vécu cette vie ?
— Environ deux ans. C’est presque un exploit !
Avec le recul, comment ne pas convenir que notre histoire était vouée à l’échec dès le départ ? Nous étions par trop différents. Il aurait fallu que nous consentions chacun à faire un pas vers l’autre, mais nous avions le même entêtement.
Qu’avions-nous cru ? Que l’on peut bâtir une histoire sur une simple rencontre sexuelle, quelle que soit la qualité de celle-ci ? Si nos corps étaient à l’unisson, nos esprits ne l’étaient pas. Nous ne voulions pas les mêmes choses, nous n’aimions pas les mêmes gens, nous nous entêtions à vouloir changer l’autre sans nous remettre nous-mêmes en question.
Commencée dans l’allégresse, notre liaison avait viré à l’aigre peu à peu pour s’achever dans une haine destructrice.
J’aimerais ironiser en prétendant qu’il ne l’a pas vu venir, mais ce serait faux à plus d’un titre. La vérité est que cette fin destructrice a été organisée, orchestrée par son entourage professionnel.
J’y ai déjà fait allusion : les voyants ont ceci en commun avec les psychiatres qu’ils se consultent régulièrement entre eux, ce qui est à la fois une manière de se tester et de se rassurer.
Il s’était mis dans la tête que je le trompais, ce qui n’était pas le cas au départ, en même temps qu’il voulait m’imposer un pacs. Il consultait donc en permanence pour savoir ce que voyaient ses confrères et consœurs. En bons professionnels qu’ils étaient, ceux-ci ne pouvaient que le conforter dans ce qu’il souhaitait entendre…
— Pourquoi n’être pas parti avant la catastrophe ?
— Parce que, nous autres Basques sommes aussi bourrus que notre cidre, sans doute. Nous n’admettons pas la défaite, pas plus que de nous être trompé. La fierté est à la fois la plus belle et la pire des choses, hélas !

mercredi 10 septembre 2014

Le Bal des crédules 2/5

II

— Même si c’est un lieu commun de dire que les extrêmes se rejoignent, je ne vois pas très bien ce qui a pu vous rapprocher tous les deux au point de partager votre vie si longtemps.
— Le sexe et les circonstances. C’est aussi simple que cela.
— J’entends bien ! Cependant, il ne doit pas être évident de vivre avec quelqu’un qui prétend voir l’invisible et lire dans les pensées de tout le monde. Il y a de quoi se sentir observé en permanence, au risque de développer une bonne paranoïa.
— Je m’étais protégé contre cela dès le départ en lui interdisant d’exercer ses pouvoirs sur moi. Je l’avais prévenu que s’il disait le moindre mot sur des événements qu’il prévoyait pour moi, je partirais sur-le-champ et sans retour ; ce qui n’était pas une prédiction mais une promesse.
— Et il n’a jamais essayé ? ricana-t-il. Il me semblait pourtant que le personnage aimait se répandre sur ses visions.
L’attaque était un peu basse. Après tout, qui n’aime pas parler à l’infini du métier qu’il pratique avec passion ? Lui-même ne m’avait-il pas décrit quelques cas typiques d’expertises psychiatriques qu’il avait pratiquées ?
— Quelques semaines après mon emménagement, il a essayé de passer outre en me lançant un avertissement terrible, avouais-je. Je pense que c’est ce qui a mis fin au caractère idyllique de cette histoire. C’est sans doute ce qui a permis à certaines de ses collègues de s’immiscer dans notre couple, dispensatrices de conseils soi-disant "avisés"…
Jusque-là, nous avions vécu en une sorte de circuit fermé, même si je savais qu’il avait de nombreux contacts avec diverses voyantes qui officiaient sur la même plateforme téléphonique que lui. Cette première crise leur ouvrit littéralement la porte. Ce fut pour moi un choc frontal. Je me retrouvais face à des gens qui prétendaient intervenir dans une relation intime pour notre bien, quand eux-mêmes ne semblaient pas jouir d’une vie si épanouie qu’ils puissent y puiser des leçons pour autrui ! J’appris un nouveau mot que je mettais aussitôt à l’index : "coaching".
La première à intervenir fut une blonde imbue de sa personne et de son talent. Elle se prétendait la meilleure, faisait référence constamment à ses interventions à la radio et à la télévision, ne parlait que de planning débordé et de rentrées mensuelles colossales. Il ne m’avait fallu que quelques clics sur Internet pour constater que sa notoriété se limitait à une radio libre et à une télévision locale, quand à l’entendre on imaginait des médias nationaux de premier plan.
Elle-même en instance de divorce et dans une relation sadomasochiste avec son mari, dans laquelle leurs enfants servaient tantôt de soigneurs, tantôt de punching-balls, elle prétendait donc nous aider à surmonter « une épreuve dangereuse pour l’avenir de notre couple ». C’était pathétique et risible. Je décidais néanmoins de me taire, croyant que ce serait la meilleure solution pour nous laisser une chance d’aller plus loin.
Je compris très vite quelles étaient les motivations de cette femme. Elle nourrissait un projet de partenariat avec mon compagnon, souhaitant l’entraîner dans une aventure professionnelle au sein d’un groupe de casinos avec lequel elle était en pourparlers. Je me posais la question de savoir pourquoi elle n’y allait pas seule. Était-elle si peu certaine du résultat ? Était-il possible qu’elle doute de ses capacités, pourtant tellement supérieure à l’en croire ?
Elle appelait tous les jours, prodiguant ses conseils conjugaux qui tous allaient dans le même sens : c’était à moi qu’il incombait de faire des efforts pour m’adapter au monde dans lequel je venais d’entrer. Refuser que l’on me fasse part des "flashs" que l’on avait eus à mon sujet était absurde et insupportable car un médium ne peut garder pour lui ce qu’il "reçoit". Quand elle-même était sur le point de m’apporter des précisions de cet ordre, je laissais tomber l’appareil afin qu’elle continue dans le vide ou raccrochais brutalement.
Au bout de quelque temps, il y eut l’inévitable rencontre. Nous nous retrouvâmes tous les trois dans cet établissement de jeux de dernière catégorie où le principal jackpot était qu’il y eut encore des clients. Il semblait que l’organisation d’une attraction "voyance" était la dernière cartouche pour attirer là quelques badauds désœuvrés ou en rupture de cure thermale.
Cette première rencontre fut aussi la dernière. Il s’avéra que le succès de la blonde organisatrice fut moins grand que celui du collègue qu’elle avait sollicité. C’était un crime de lèse-majesté insupportable. Leur couple, tout professionnel qu’il fût, dura moins que le nôtre qui était pourtant déjà fort en péril.
La prestation au casino était prévue sur un week-end, mais dès le premier soir elle disparut à jamais. Le contrat prévu fut donc signé avec mon compagnon qui poursuivit seul ses prestations au cours des mois suivants. Ce fut l’occasion d’une autre rencontre tout aussi improbable.
Cette fois, ce fut une plantureuse matrone dont les rondeurs cachaient un caractère anguleux contre lequel il nous faudrait apprendre à ne point trop nous cogner.
— Comme les psychiatres, les médiums aiment se consulter entre eux, histoire de vérifier qu’ils sont toujours sains d’esprit, dis-je avec un certain sourire, n’ignorant pas que mon vis-à-vis était hermétique à toute forme d’humour.
Si la chose était dite en manière de plaisanterie, elle n’en était pas moins vraie pour autant. Le petit monde de la voyance passe son temps à se consulter mutuellement, ne serait-ce que pour tester les compétences de la concurrence ou tenter de déstabiliser celle-ci sur les salons où tous les coups sont permis pour rafler la mise.
C’est à l’occasion d’une de ces consultation-testes qu’ils firent connaissance. J’assistais de loin à la scène, intrigué par le dialogue des corps qui se rapprochaient, s’éloignaient, se raidissaient… Seules les mains se touchaient, mais on sentait comme une étreinte. J’ai conscience que ce sont là les mots de la jalousie, pourtant je ne vois guère comment mieux exprimer ce qui était en train de se passer sous mes yeux, sans avoir pour autant la moindre appréhension car je savais en quel mépris il tenait la gent féminine. Il était capable de la papouiller de la façon la plus indiscrète et indécente, mais c’était toujours dans l’unique but de se l’approprier professionnellement.
Ces deux-là trouvèrent un intérêt commun à poursuivre au-delà de la consultation. Nous fûmes dès le soir même conviés à dîner par la dame, dans une auberge perdue à quelques kilomètres de là, tout à fait charmante et dont la cuisine était plus qu’honorable.
Notre couple exerçait manifestement une attraction particulière dans ce milieu. Nous n’étions certes pas les seuls homosexuels, loin de là, mais nous osions nous afficher ensemble comme un vrai couple. Sous couvert d’acceptation libérale de nos mœurs, nous étions tour à tour un objet de scandale, d’amusement, de dégoût profond, mais toujours d’intérêt : le maître mot présidant à toute relation pour ces gens-là. Ils disaient posséder un don, ils ne prétendaient pas en faire…
Cette diseuse de bonne aventure et donneuse de leçons de vie vint s’installer quelques jours quai Bergeret, pendant lesquels elle dispensa tout son savoir en matière de couples en difficultés. Je me demandais quelle était son autorité sur la question, dans la mesure où j’avais cru comprendre qu’elle-même vivait une liaison compliquée et à distance avec un jeune Monténégrin qu’elle entretenait plus ou moins à coups de mandats internationaux, tout en ayant une aventure avec un Rom marié qui vendait des paniers d’osier tressé sur les foires et marchés environnants.
Malgré leurs connexions directes avec l’au-delà, ces deux femmes étaient incapables de voir que la seule pierre d’achoppement de notre couple tenait justement dans mon refus d’entrer dans le jeu des divinations avec leur cortège de manipulations et d’ingérences de toutes sortes.
De son côté, mon compagnon ne se rendait pas compte des choses. Sottement, il buvait du petit-lait en pensant que chaque mot, chaque phrase prononcée par ses collègues pouvaient être autant de coins plantés dans ma détermination. C’était un manque flagrant de clairvoyance. Plus on insistait auprès de moi, plus je me raidissais. Ce qui n’avait été qu’une petite brouille consécutive à une mise au point de ma part devenait au fil des jours un abcès de fixation dont il serait de plus en plus difficile de se dégager.
Tenter de construire une relation avec quelqu’un d’aussi différent que soi n’est jamais chose facile, il arrive cependant que cela devienne simplement impossible quand les valeurs de chacun sont à l’opposé de celles de l’autre. Imagine-t-on un chasseur vivre en harmonie totale avec une personne engagée à fond dans la protection des animaux ?
Sans doute m’étais-je lancé dans cette aventure à la légère, pensant qu’il était possible de séparer vies professionnelle et privée. J’avais l’excuse de la jeunesse et de l’inexpérience, cependant cela ne pouvait me dédouaner pour autant de toute responsabilité. Mon intransigeance, s’agissant des arts divinatoires, avait nécessairement quelque chose de désagréable, si ce n’est d’insultant, pour la personne que je prétendais aimer suffisamment pour partager sa vie.
— De quoi aviez-vous peur ?
— Je ne comprends pas la question, dis-je un peu trop abruptement, signe que mon interlocuteur venait de mettre le doigt sur un sujet sensible.
— Puisque vous faites profession de ne pas croire davantage que moi à ces sornettes, quelles "révélations" auraient-elles pu vous déranger ?
— Il ne s’agit pas de cela !
— De quoi, dans ce cas ?
— Je ne supporte pas que l’on prétende intervenir dans ma vie. J’ai suffisamment de mal à la contrôler moi-même pour que quiconque vienne y mettre la pagaille…

mardi 9 septembre 2014

Le Bal des crédules 1/5

I

— Je pensais que vous n’étiez pas du genre à croire à ces inepties, dit-il sur un ton plus que sceptique.
— En effet, répondis-je, je n’y crois pas un seul instant. Pour tout dire, saint Thomas lui-même passerait pour le plus grand des crédules à côté de moi…
— Dans ce cas, j’avoue que je ne comprends guère !
— Tout est affaire de circonstances. Dans le même ordre d’idées, on peut ne pas croire en Dieu et se retrouver dans une église à l’occasion d’une cérémonie à laquelle on n’ose ou ne peut se soustraire, comme un baptême, une communion, un mariage ou un enterrement. On est là en simple spectateur, sans conviction, sans implication personnelle.
— En l’occurrence, je ne vois pas très bien la comparaison.
Comment lui faire comprendre ? Il aurait fallu remonter si loin, expliquer tant de choses dont certaines relevaient du plus intime…
— L’amour nous pousse souvent sur des chemins que nous n’aurions jamais pensé emprunter et sur lesquels nous rencontrons des personnages improbables dont nous ne soupçonnions pas l’existence. Ainsi, ma route a croisé quelque temps des voyants, des médiums, des astrologues, des mages, des marabouts et des chamans de toutes sortes. Je n’ai jamais été client de ce genre de pratiques, mais j’ai pu les observer de près.
Si j’avais eu le moindre talent pour écrire, j’aurais pu tirer de cette expérience matière à un roman foisonnant de personnages bizarres, d’intrigues haineuses, de coups bas et de rebondissements permanents. Mais je ne suis pas écrivain et je n’ai pas non plus de vindicte particulière contre ce milieu que je n’ai pas aimé et qui, pour tout dire, au bout du compte m’a plutôt laissé indifférent.
Je n’ai été dans cette histoire qu’un observateur, parfois amusé, souvent agacé et toujours critique. Ne croire en rien aide à garder la distance nécessaire devant des phénomènes qui ne relèvent bien souvent que des plus mauvais numéros de foire.
Quel titre aurais-je donné à ce roman hypothétique ? Les sept mabouls de cristal, par exemple. Une œuvre qui, à n’en pas douter, aurait déchaîné contre moi tout ce petit monde qui ne m’avait jamais accepté parce que je ne voulais pas entrer dans son jeu, lui interdisant de me dire le moindre mot sur mon passé, mon présent ou mon avenir. Certains m’auraient jeté tous les sorts connus et d’autres inventés pour la circonstance, mais sans pouvoir m’atteindre car les sorts ne sont efficaces que sur les crédules. Les poupées vaudous ne m’effrayent pas davantage, je sais d’expérience que l’acupuncture est sans d’effet sur moi
— J’ai du mal à comprendre comment quelqu’un d’aussi foncièrement cartésien que vous a pu s’amouracher d’un "spirite", insista mon interlocuteur.
— Au départ, je ne savais pas qu’il était médium. Notre rencontre fut d’ailleurs l’une des rares fois où je ne le vis pas mettre cet aspect en avant…
Après tout, puisqu’il était médium, il avait dû se rendre compte tout de suite qu’il avait tout intérêt à taire la chose sous peine de me voir prendre mes jambes à mon cou !
Comment aurais-je pu sérieusement faire l’amour avec un type prétendant tout savoir ou deviner de moi, avant, pendant et après ? J’aurais trouvé cela tellement loufoque que tout désir en aurait été coupé immédiatement. Rire n’a rien de stimulant dans ces instants-là.
Je ne me voyais pas raconter à mon interlocuteur la banalité de cette rencontre. Un plan cul homo qui n’avait rien de différent des milliers qui l’avaient précédé.
C’était un soir de tempête orageuse, au pied du phare de Biarritz. J’étais le seul imbécile à braver le vent et la pluie pour l’amour de la vue sur la baie ; puis il y avait eu cet éclair suivi d’un coup de tonnerre quasi-immédiat et soudain je n’étais plus seul… Il y avait devant moi, surgi de nulle part, ce petit homme d’un certain âge, cheveux grisonnants, à l’allure revêche. Une apparition digne d’un tour de cabaret dont nous ririons ensemble beaucoup plus tard, lui prétendant que c’était voulu, moi feignant de le croire par pure charité.
Nous avions échangé un regard, dit deux mots de reconnaissance avant qu’il m’effleure la poitrine d’une caresse aérienne, puis il m’avait fait signe de le suivre jusqu’à sa voiture. Un Hummer noir aux vitres opaques.
Nous étions montés à l’avant et un coup d’œil m’avait suffi pour constater que les sièges à l’arrière avaient été abaissés pour laisser un large espace avec le coffre. Un matelas y avait été jeté, sur lequel nous ne tarderions pas à nous retrouver. Mais puisqu’il aurait été imprudent de faire cela ici, il mit le contact et prit la direction de la Chambre d’Amour, ce qui était somme toute assez logique !
Une rencontre banale, entre deux hommes que rapprochait une différence d’âge de vingt ans. Lui aimait les jeunes, moi je ne détestais pas les vieux. Quand on a dix-huit ans, tous ceux qui ont dépassé la trentaine paraissent avoir atteint le troisième âge.
Ce fut une nuit bizarre – lui, aurait dit "magique" –, faite d’un mélange d’étreintes violentes, presque passionnelles entre deux inconnus, et de moments d’abandon silencieux emprunts d’une certaine gravité.
Au petit matin, il me proposa d’aller prendre un café au Royalty, dans le centre de Biarritz. C’est là qu’il me fit de grandes déclarations, auxquelles je ne m’attendais pas et qui ne m’intéressaient guère. J’acceptais de lui donner mon numéro de téléphone, refusant de noter le sien. S’il voulait appeler, je répondrais mais il ne fallait pas compter sur un appel de ma part. J’ai souvent donné mon numéro à des garçons avec qui j’avais passé la nuit, une heure ou moins. Le taux d’efficacité doit se situer à moins de 1 %, aussi ai-je toujours essayé de me montrer moins hypocrite en ne prenant pas les numéros que l’on m’offrait. Et puisque je prétends être moins hypocrite que la moyenne, il me faut avouer que cette attitude visait aussi à m’empêcher de les appeler à peine passé le coin de la rue…
Il m’appela en fin d’après-midi pour me proposer de nous retrouver au même endroit, à la même heure. Parce que je n’avais pas mieux à faire et sans doute aussi parce que j’étais flatté qu’il n’ait pas déjà oublié ou égaré le bout de papier sur lequel j’avais griffonné mon numéro, j’acceptais.
Nous refîmes l’amour à l’arrière de son véhicule. Ce fut aussi intense. Les bons coups sont plus rares encore que ceux qui vous rappellent, aussi étais-je dans de très bonnes dispositions à son égard lorsque nous nous retrouvâmes à discuter pour faire plus ample connaissance. C’est sans doute ce qui explique que je n’ai pas tiqué lorsqu’il m’a annoncé quel était son métier.
Il m’a posé quelques questions sur moi. J’ai dit que j’étais sans attaches, ni famille proche ni boulot fixe. C’est alors qu’il m’a proposé de m’embaucher comme chauffeur. J’avais le permis, j’aimais conduire, on m’offrait le gîte, le couvert, une rémunération en cash et en nature ; c’était très tentant, aussi acceptai-je sans hésiter.
Il habitait à Bayonne, quai de l’Amiral Bergeret, un vaste appartement dont les fenêtres ouvraient toutes sur l’Adour. Il m’attribua l’une des deux chambres mais nous dormions toujours ensemble, soit dans l’une soit dans l’autre.
Il semblait très amoureux, de mon côté je ne l’étais pas. Tout cela allait trop vite pour moi, je me méfiais de ses grandes déclarations autant que du sentiment de possessivité que je sentais sourdre en chacune d’elles. Après-tout, me disais-je, le deal qu’il m’a proposé n’incluait pas la passion amoureuse.
J’entrais ainsi de plain-pied dans un monde qui m’était totalement étranger et auquel il me fallut m’adapter tant bien que mal. Les journées commençaient très tôt et s’achevaient très avant dans la nuit.
Dès sept heures, le téléphone commençait à sonner et sans même sortir du lit, les yeux à peine ouverts, il prenait les clients de la plateforme téléphonique pour laquelle il travaillait, leur débitant en une longue litanie tout ce qu’il "voyait" à leur sujet. L’opération consistait à les tenir en haleine le plus longtemps possible, avec un discours suffisamment accrocheur pour que d’autres puissent écouter en patientant pour attendre leur tour. Il arrivait ainsi qu’en facturant une demi-heure au client principal, il encaisse le fruit de plusieurs heures de travail si ceux qui écoutaient étaient nombreux et persévérants.
Tout en parlant, il me caressait, m’agrippait les cheveux pour m’amener à lui pratiquer une fellation ou me prenait langoureusement afin qu’une respiration trop précipitée n’alerte pas son interlocutrice, puisque le plus gros de sa clientèle était constitué de femmes. Il restait ainsi au téléphone deux ou trois heures chaque matin et reprenait pour une durée similaire en fin d’après-midi. Le reste du temps, il recevait ses propres clients ou répondait à leurs questions par téléphone moyennant un paiement par carte bancaire.
Cette première période dura quelques mois pendant lesquels nous vécûmes en autarcie, ne sortant que pour aller déjeuner ou dîner en tête à tête aux meilleures tables des environs, où nous étions toujours fort bien accueillis soit en raison d’une amitié sincère entre les restaurateurs et lui, soit par pure déférence pour le montant du chèque qu’il laissait à la fin du repas.
Puis il y eut un grand changement. L’envie le taraudait de se faire mieux connaître et de développer sa clientèle. C’est alors qu’il se laissa tenter par une nouvelle expérience.
Désormais, le week-end nous partions sur les routes pour participer à des salons "du Bien-Être et de la Voyance" qui se tenaient le plus souvent dans des salles des fêtes minables de bourgades paumées, ou au contraire dans des casinos de villes côtières ou de villes thermales de l’arrière-pays, sans oublier bien sûr la grand-messe parisienne annuelle et quelques incursions en Belgique et en Suisse.
C’est dans ces salons que j’ai découvert la multiplicité des prétendus arts divinatoires, avec sa galerie de portraits à faire froid dans le dos et mettre au chômage les plus grands caricaturistes.

lundi 1 septembre 2014

Encore un matin…

Encore un matin…
Un matin solitaire dans le lit anonyme d’une chambre d’hôtel qui ne diffère en rien de toutes les autres, celle d’hier comme de demain.
Il n’a pas besoin d’ouvrir les yeux, il sent le vide à côté de lui. Non pas le vide de la place laissée libre au sortir de la nuit, mais celui d’une place qui n’a jamais été occupée.
Il sait la fraîcheur du second oreiller qui n’a pas servi, lui-même dormant profondément – tel un gisant – sans bouger de toute la nuit.
Certains jours, il lui arrive d’avoir un blanc au réveil, une hésitation sur la ville où il se trouve. Tout est si semblable que les repères finissent par manquer cruellement. Mais au bout du compte, ici où ailleurs, cela fait-il la moindre différence ?
Il ne s’en faut pas de beaucoup pour qu’il aborde la seconde moitié de la quarantaine et, pour tout dire, c’est moins ce chiffre qui l’inquiète que le sentiment d’un vide sidéral. Quand d’autres ont bien rempli leur vie, il lui semble pour sa part n’avoir rien fait d’autre que de creuser la sienne.
Il n’a pas manqué d’occasions, mais justement ce n’étaient que des "occasions", quand il aurait voulu du "neuf".
Vie professionnelle enviable, vie sexuelle débridée, mais vie amoureuse inexistante. Le constat est réaliste. Généralement, le troisième volet de ce triptyque ne lui pose problème qu’un court instant, au point du jour, sinon il reconnaît toute la satisfaction que lui apportent les deux autres, loin des contraintes de la sentimentalité.
On ne fait pas d’affaires avec des sentiments, on ne s’épanouit pas non plus sexuellement si l’on s’englue dans la routine d’un couple. C’est en tout cas ce qu’il a toujours professé, sans jamais chercher à confronter cette vision à une quelconque réalité.
Il amasse l’argent, collectionne les coïts sauvages et ne caresse amoureusement que le cuir havane de la sellerie de ses berlines de luxe ou bois précieux de leur tableau de bord.

Encore un matin…
Un matin où il quitte le lit d’une détente féline et foule la moquette à grandes enjambées, jusqu’à la salle de bains, pour une douche froide revigorante.
Le pommeau reste suspendu à la barre murale, l’eau coule en cataracte sur sa tête, ses épaules, le long du corps. Il tourne sur lui-même, levant bras et jambes pour que le jet puissant n’oublie aucun endroit. Quand il est trempé, il déchire d’un coup de dent le sachet de gel mis à disposition par l’établissement et se frotte vigoureusement le corps et les cheveux avant de rouvrir le robinet à fond pour un rinçage méticuleux. Puis il sort de la cabine, s’enveloppe dans le peignoir éponge dont il noue négligemment la ceinture tout en revenant vers le lit pour décrocher le combiné téléphonique et appeler la réception afin de demander qu’on lui monte le petit-déjeuner. Double café noir, pain grillé, beurre et confiture si elle n’est pas de fraise au goût chimique.
En attendant qu’on lui monte son plateau, il s’assied sur le lit, dos calé aux oreillers, et vérifie sur son agenda le déroulé de la journée qui s’annonce.
L’heure est très matinale, la salle des petits-déjeuners n’est pas ouverte. C’est un calcul. Il multiplie ses chances pour que le veilleur de nuit monte lui-même lui porter sa commande. Les permanences nocturnes sont le plus souvent, pour ne pas dire systématiquement, confiées à des hommes. Il arrive ainsi, parfois, que sa journée commence par un tripotage furtif ou une bonne fortune plus grande encore.
C’est la fin de l’été, en rentrant tard hier soir il a vu une tête nouvelle à la réception, probablement un étudiant qui a cherché à se faire un peu d’argent pendant les vacances. Un jeune type blond, imberbe, svelte, souriant… comme il les aime. Il veut croire à sa chance et déjà il sent son sexe se soulever mollement sous le coton blanc du peignoir.

Encore un matin…
Un matin où sa petite astuce ne marche pas. Le jeune homme blond est entré après avoir frappé furtivement, a posé le plateau sur la table près de la fenêtre en murmurant une vague phrase qu’il n’a pas saisie, puis il s’est éclipsé sans un regard vers le client qui l’a tiré trop tôt de sa torpeur.
On ne peut pas gagner à tous les coups. Et pour être tout à fait honnête, on ne gagne pas si souvent que cela à ce jeu-là.
Parce que son érection s’était précisée en regardant les fesses du jeune employé, le voici maintenant prêt à partir en chasse pour une proie plus conciliante. Il y a, à quelques centaines de mètres d’ici, une vaste plaine de loisirs où l’on peut faire des rencontres intéressantes à peu près à toute heure du jour et de la nuit. Il va tenter sa chance. Il connaît bien l’endroit pour y a souvent pris du bon temps.
Il se lève, laisse négligemment tomber le peignoir sur le sol, emprisonne son sexe dans un boxer trop serré, enfile une fine paire de chaussettes noires, une chemisette blanche, un pantalon gris, boucle une ceinture Hermès, passe une paire de Timberland bleu marine et jette négligemment sur ses épaules un pull de la même couleur.
Avant de quitter la chambre, il va dans la salle de bain pour mettre de l’ordre dans sa coiffure et s’asperger d’une eau de toilette trop agressive pour être de bon goût mais fort efficace pour ne pas passer inaperçu.

Encore un matin…
Un matin où il sort dans une lumière hésitante, à la recherche d’un regard, un sourire, un frôlement, une caresse d’abord aérienne, puis plus ferme, voire plus poussée…
Il lui arrive de se demander s’il ne préfère pas la chasse au gibier. Une fois tiré, celui-ci ne présente plus grand intérêt, quand la traque est un perpétuel recommencement, une montée d’adrénaline inextinguible.
Les allées de la Plaine de loisirs semblent désertes. Trop tôt. Trop frais. Pas de chance !
À tout prendre, il préfère qu’il n’y ait personne, plutôt que de croiser un vieux barbon décati, braguette ouverte, faisant sauter maladroitement un sexe flapi du bout de ses doigts dans une invite qu’il panse affriolante quand elle n’est qu’effrayante. De ces types, il sait d’expérience qu’on en rencontre partout.
Il ne le rejette pas en raison de leur âge, mais par horreur de leur décrépitude. Du manque de respect qu’ils ont d’eux-mêmes pour avoir abdiqué ainsi tout sens esthétique. Il faudrait savoir renoncer au sexe quand on n’a plus qu’un corps honteusement abîmé, laissé à l’abandon ! Qu’en sera-t-il de lui dans trente ans, quand il aura leur âge ? Il se persuade qu’il aura l’élégance de laisser tomber la chasse ou le courage de se supprimer s’il n’y arrive pas.
La beauté est une chose subjective à laquelle il n’attache guère d’importance. Lui-même n’entre pas précisément dans les canons habituels ; il n’en est pas laid pour autant. Il n’aurait pas l’outrecuidance de miser sur une quelconque beauté intérieure, cependant il sait qu’il ne manque ni de charme, ni du mode d’emploi pour s’en servir au mieux. Il plaît, comme il aime plaire.
Il ne s’aime pas plus qu’il ne se déteste, il ne porte pas davantage attention à sa personne qu’à celle des autres. Ce qui l’excite, c’est l’alchimie du moment qui pousse l’un contre l’autre deux corps jusque-là indifférents et qui le redeviendront. "Indifférent", le mot est lâché qui le résume tout entier. Il est indifférent à tout et à tous. Blasé.

Encore un matin…
Un matin où il marche d’un pas alerte dans un sous-bois, à la recherche d’un garçon, d’un homme mûr, qui partagera quelques instants avec lui dans un corps à corps plus ou moins voluptueux, plus ou moins réussi.
L’heure est sans doute trop matinale, l’endroit semble désert. Il arrive que dans ses quêtes par trop tôtives, il ne croise que quelque hérisson frigorifié gagnant l’asphalte de la route proche, des lapins détalant à son approche et beaucoup plus rarement des écureuils qui préfèrent attendre les premiers rayons de soleil.
Un bruit attire son attention, au loin. Ce sont des brindilles qui cassent sous la foulée d’un joggeur. Il détaille la silhouette qui avance, concentrée sur sa course. Ce doit être un frileux, il a préféré un pantalon de sport amble à un short, de même qu’un sweat à capuche recouvre le t-shirt auquel on s’attendrait.
Le joggeur s’éloigne, il regarde ses fesses. D’une manière quasi infaillible, il est capable de deviner au premier coup d’œil le type de survêtement que portent les hommes, s’ils en portent un : slip, string, jock-strap ou boxer dans le cas de celui-ci. Il a l’expérience du voyeur.
Il ne déteste pas se rincer l’œil sur les joggeurs matinaux qui se changent au cul de leur voiture, coffre ouvert, avant de gagner leur bureau. Mais il préfère, à tout prendre, épier le même genre de cérémonie avec les surfeurs sur la côte sud-ouest, les voir ôter leur combinaison sous laquelle ils sont le plus généralement nus.
Mais s’il aime surprendre les hommes en petite tenue ou dans le plus simple appareil à des moments où ils ne s’y attendent pas, il déteste en revanche les plages naturistes. Pour lui, la viande à l’étal est une abjection, il éprouve plus d’attirance pour les paquets-cadeaux devant lesquels le rêve, les supputations, le désir de la découverte sont encore possibles.

Encore un matin…
Un matin d’impatience rentrée, de désir vain.
Il se souvient être passé ici même, il y a quelques semaines. C’est assez vague, car tous les lieux de drague se ressemblent peu ou prou, mais aussi parce que ses affaires le ramènent toujours plus ou moins régulièrement dans les mêmes endroits.
Il lui revient l’image précise de cet homme, un peu plus âgé que lui sans doute, qui arpentait les allées au pas de charge, tenant son téléphone mobile dans sa main, bras tendu, levé vers le ciel, tournant régulièrement sur lui-même, affolé, à la recherche d’un réseau.
Lui ne s’était pas montré. Il avait préféré épier son manège, souriant à cette panique absurde. S’il avait besoin d’aide, pourquoi ne pas regagner la route ? Il avait été tenté de le rejoindre, mais la conscience qu’il ne pourrait rien conclure avec lui l’en avait dissuadé.
Alors, il était reparti dans l’autre sens et avait continué à chercher une bonne fortune. Son cœur battait plus fort que d’habitude, il se sentait un peu essoufflé, pourtant il se sentait paradoxalement d’un grand calme.
Il avait traîné dans les parages encore une dizaine de minutes, puis il avait repris la direction de l’hôtel au moment où, dans le lointain, les sirènes de pompiers et de la police se faisaient entendre.
Il était monté dans sa chambre, s’était rafraîchi le visage, avait passé une cravate neuve, bouclé sa valise et était descendu régler sa note à la réception avant de prendre la route.
En arrivant au rond-point, devant l’entrée de la Plaine de loisirs, il avait vu les camions à gyrophares et l’agitation qui régnait. Comme il n’était pas du genre à s’intéresser outre mesure à ses semblables, il avait poursuivi son chemin.

Encore un matin…
Un matin sans surprise. Elles sont si rares, d’ailleurs, les véritables surprises dans une vie bien réglée ! Pourtant, il sait que cela peut arriver.
Comment s’appelait ce garçon roux, déjà ? Un jeune type, très grand, mince, à la tignasse épaisse… Rémi ! Oui, c’est cela, Rémi.
C’était au bord de l’océan, par-delà les dunes, à la lisière de la forêt de pins. Exceptionnellement, il s’était mis en chasse au crépuscule, ce qu’il évitait habituellement.
Il avait vu ce garçon roux, adossé à un arbre, jean baggy, t-shirt ample. Sa peau trop blanche semblant attiser l’incendie de sa chevelure. C’est ce roux flamboyant qui l’avait attiré. Ce fut une pulsion irrésistible, alors qu’il ne s’attardait généralement que sur les bosses recto et verso des pantalons.
Il l’avait rejoint sans un mot, lui avait caressé le torse, avait cherché ses lèvres tandis que ses mains partaient à la découverte du bas du corps. Le jeune homme bandait et malgré l’épaisseur du tissu il avait pu sentir la fermeté d’une paire de fesses manifestement bien faite. Alors, il avait cherché la ceinture pour la dégrafer et le pantalon avait commencé à glisser de lui-même.
La surprise était là, qui le fit reculer d’un bond.
Il aurait parié pour un porteur de string, mais ce qu’il voyait dans le clair de lune le déroutait, le révoltait presque. Le jeune homme portait un shorty de fine dentelle rouge, un porte-jarretelles assorti auquel était fixée une paire de bas résille noir.
Son premier mouvement avait été de recul devant ce qu’il trouvait ridicule, puis il avait vu ce sexe turgescent contraint par la fine dentelle écarlate à motifs floraux et il était soudain devenu fou de désir.
Il s’était jeté à genoux devant sa proie, avait arraché le shorty d’un coup de dent pour s’emparer de ce sexe dressé, puis s’était relevé et avait plaqué le jeune homme face contre l’arbre afin de pouvoir le pénétrer violemment.
Ça avait été un moment de pur délire. Jamais il ne s’était senti aussi fort, aussi raide et endurant, jamais il n’avait eu la sensation de se vider ainsi jusqu’à la limite de ses réserves, dans un spasme interminable qui les secouaient tous les deux.
Quand il s’était détaché de son partenaire, il avait eu un dernier coup d’œil pour ces fesses blanches encadrées du porte-jarretelles rouge, pour le sous-vêtement déchiré qui gisait à ses pieds, et dans un élan de reconnaissance il avait sorti cent euros de son portefeuille pour les lui tendre.
— Je ne suis pas une pute ! avait dit Rémi.
— Je sais. C’est pour rembourser ce que j’ai déchiré.
— C’est trop.
— Tu compléteras ta collection…
Ils avaient échangé quelques mots, c’est comme cela qu’il avait appris le prénom du garçon, puis il avait repris le cours paisible de son existence. En tout cas, il avait essayé car depuis ce jour il n’avait plus jamais trouvé de satisfaction dans ces rencontres occasionnelles.

Encore un matin…
Un matin où ne trouvant personne il repense à Rémi. Il n’analyse toujours pas ce qui s’est produit ce soir-là. Il ne comprend pas cette excitation soudaine pour un garçon à moitié travesti en femme, et pourtant il sait qu’il n’a jamais joui autant qu’à cet instant.
Il a même essayé de lever une ou deux femmes, mais ça n’a rien donné. Il leur manquait quelque chose. De même qu’une tentative avec un travesti professionnel s’est soldée par un fiasco humiliant.
Et puis, la dernière fois qu’il était ici, il avait croisé cette joggeuse rousse qui lui avait fait penser irrésistiblement à Rémi – grande comme lui, mince – même si elle était manifestement plus âgée. Alors il l’avait suivi et avait tenté de lui proposer un instant d’abandon.
Elle avait été manifestement sidérée par une telle proposition, mais il n’avait lu aucune crainte dans son regard, au contraire, elle s’était mise à rire de façon sonore. Ça l’avait rendu furieux et il l’avait frappée violemment au visage.
Déséquilibrée par cette gifle à laquelle elle ne s’attendait pas, la jeune femme était tombée à terre. Il s’était jeté sur elle et l’avait étranglée d’abord à mains nues, puis avec la cravate qu’il avait glissée dans sa poche au moment de sortir par peur de l’oublier sur la chaise.
Quand elle s’était arrêtée de bouger, il lui avait arraché son pantalon de jogging et s’était retrouvé mortifié devant une modeste culotte de coton blanche qui n’avait rien à voir avec la lingerie envoûtante du garçon. La violence du viol qui avait suivi n’était mue par aucune autre excitation que celle du dépit.

Encore un matin…
Un matin où il n’aurait pas pensé à son crime, aussitôt oublié que perpétré.
Mais ce matin, s’il n’y avait personne à baiser, ni lapins pour détaler à son approche, il a croisé une jeune biche qui détalait dans les hautes herbes. Il a admiré ce cul roux qui semblait se projeter en l’air, vers l’arrière, à chaque bond, et dans un flash il a revu Rémi gémissant sous ses assauts et cette femme – Moïra, d’après ce qu’en avait dit la presse – agonisant entre ses mains.

Encore un matin…
Un matin où il faut payer la chambre et reprendre la route jusqu’à la prochaine étape.
Pendant le trajet, il révisera mentalement les arguments à développer devant les clients dont il a vérifié la liste en attendant qu’on lui monte le petit-déjeuner. C’est pour cela qu’il préfère dormir dans une ville où il n’a plus rien à faire plutôt que d’être déjà à pied d’œuvre au lever. Il aime penser en conduisant, c’est peut-être le seul moment où il parvient à se détendre complètement.
Ce matin efface le précédent, comme le prochain le fera de celui-ci, s’il y en a un.
Tout à l’heure, ce sera une autre ville, d’autres clients, d’autres affaires juteuses conclues de main de maître. À midi, un déjeuner de travail, ce soir un dîner solitaire.
Après, suivant l’endroit où il se trouvera, il ira draguer dans un parc, dans les dunes, un sous-bois, un bar gay, un sauna ou une boîte de nuit, pour rentrer solitaire dans la même chambre anonyme d’une chaîne d’hôtels qui peut bien changer son nom mais reste toujours la même.
Une vie, si c’en est une.
La sienne, comme un road-movie immobile, un plan fixe sur un petit matin engageant qui ne tient jamais ses promesses.

Toulouse, 24-29 août 2014

samedi 16 août 2014

La glycine

Chaque matin, Antonin se force à quitter son petit studio, rez-de-jardin, immeuble moderne et sécurisé. Des portes vitrées trop lourdes qui lui pompent ses dernières forces, sas à n’en plus finir, grilles au-delà du parking. Une sorte de prison volontaire, dans laquelle les occupants de la résidence semblent se complaire avec délectation.
Lui-même n’a vécu, jusqu’à ces dernières semaines, que dans des maisons individuelles, dotées d’un grand jardin, sans mur de clôture démesuré, ouvertes sur le monde, qui permettaient de discuter avec les voisins ou les passants.
Et puis l’âge est devenu un poids, en plus du vide qui s’était créé par le départ des enfants et la mort de sa femme il y a si longtemps. On croit que l’on finira ses jours paisiblement dans le train-train des habitudes longuement stratifiées, mais c’est un leurre. On ne fait jamais que ce que l’on peut, avec ce que l’on a.
Les problèmes qui se posent sont divers, financiers, médicaux, sociaux, et quoi d’autre encore ?
Antonin a dû se résoudre à vendre la maison. Ce qu’il en a tiré lui a permis d’acheter ce mouchoir de poche de luxe et de garder en banque de quoi tenir jusqu’à la fin. En tout cas l’espère-t-il, dans une France qui ne cesse de courir à sa ruine, asphyxiant toute vie d’impôts et charges plus lourds au fil des jours.
Il a toujours refusé de penser que c’était mieux avant. Avant quoi, du reste ? Mieux en quoi ? Était-ce mieux quand les femmes mourraient en couche, quand il fallait s’éclairer à la bougie, quand le garde-manger finement grillagé protégeait des mouches mais pas de la chaleur ? Quand il fallait des semaines pour avoir des nouvelles de la famille à quelques lieues d’ici, alors que l’on sait maintenant en temps réel ce qui se passe au bout du monde ? Antonin est un homme de progrès, il a voué sa vie à l’enseignement, à la transmission du savoir en même temps qu’à l’ouverture sur l’avenir.
Tant d’années de retraite ne lui on rien fait abdiquer de cette passion qu’il a pour l’avenir. Un futur nécessairement meilleur et radieux, parce qu’il place sa foi en l’Homme a défaut de la placer en Dieu.


Son studio est assez vaste, il comporte une kitchenette dans un renfoncement, aménagée pour y faire une cuisine de réfauche mais totalement inadaptée pour qui voudrait mitonner des petits plats à l’ancienne. Dans la pièce principale, il a installé un lit bateau d’une place qui, dans la journée, sert de banquette pour regarder l’immense téléviseur suspendu au mur opposé. Il se régale des documentaires sur grand écran, des émissions politiques et des jeux qui nécessitent un minimum de connaissance et de réflexion intellectuelle, c’est dire la rareté de la chose !
Il ne se déplaît pas, ici. Mais cela ne signifie pas qu’il s’y plaise pour autant. C’est un homme pragmatique, il a bien compris qu’il n’avait plus la force d’entretenir la grande maison qu’il a vendue et le terrain qui l’entourait.
À cinquante-cinq ans, il a pris sa retraite de l’Éducation nationale, à quatre-vingt il vient de prendre sa préretraite d’une vie bien remplie. Cela durera ce que ça durera, mais le plus gros est fait de toute façon. Pas de nostalgie, il faut aller de l’avant et garder en tête le message que se répétaient les moines les plus austères dans les couloirs dénudés de leurs cloîtres : « Frère, souviens-toi qu’il faut mourir. » Aucun drame là-dedans, simplement l’aboutissement du continuum de toute vie.


Depuis qu’il a emménagé ici, il s’est créé de nouvelles habitudes. Cela commence par le marché quotidien. Il a toujours eu un potager, aussi lui est-il impossible de se résoudre à manger des légumes en conserves industrielles, il lui faut du frais, des produits qu’il peut choisir librement et minutieusement. Alors il prend son antique filet à provision à larges mailles – qui lui vaut toujours quelques regards incrédules de la part de passants qui n’avaient plus vu de tel accessoire depuis leur enfance et pensaient que cela n’existait plus à l’heure des cabas en fibres plastique vendus aux caisses des supermarchés –, et il va chercher ses fruits et légumes du jour.
Pour cela, il fait un petit détour par son ancienne rue afin de voir l’avancée des travaux dans cette maison qui n’est plus la sienne et lui devient un peu plus étrangère chaque jour sous la masse des démolisseurs, la truelle des maçons et la taloche du plâtrier.
Au moment de la signature de l’acte de vente, chez le notaire, l’acquéreur avait dit négligemment qu’il comptait faire cent cinquante mille euros de travaux dans la maison. Force est de constater que ce n’étaient pas là des paroles en l’air.
À droite de la porte d’entrée, le mur de façade a été éventré. Là où était son bureau, la cloison de séparation a également été abattue pour faire une longue pièce traversante qui ouvre côté rue par une large porte-fenêtre sur l’ancien jardin des simples et à l’opposé par une baie vitrée donnant sur l’ancien potager.
Le jardin des simples était son idée. Il avait lui-même tressé les claies d’osier qui retenaient les carrés de terres dans lesquels étaient semées herbes aromatiques et médicinales. Occupé à corriger les cahiers de ses élèves à son bureau, il aimait se lever de temps en temps pour y jeter un œil par l’étroite fenêtre qu’il y avait alors.
Aujourd’hui, tout cela a été arraché pour faire place à une piscine de béton au liner sombre, entourée d’un plancher de bois exotique imputrescible.
Toutes les huisseries de bois ont disparu pour faire place à l’aluminium, les contrevents ont été relégués au profit de volet-roulants à commande électrique. C’est la jeunesse du moindre effort : pas de coups de peinture à donner régulièrement, pas de fenêtre à ouvrir pour rabattre les lourds vantaux de bois ; le confort sans contrainte. La modernité sans les petits plaisirs insignifiants de l’entretien des lieux.
Les planchers ont été recouverts d’enduit, mis à niveau et carrelés de grandes dalles de céramique d’une couleur incertaine entre le gris et l’ocre, la lumière semble y faire des jeux d’ombres qui permettront de ne pas se rendre compte trop facilement de la rareté des coups de balais.
Il repense à sa femme, frottant les sols à coups de patins de paille métallique, une fois l’an, avant de les cirer soigneusement, puis de les lustrer avec des chiffons de feutre. Elle travaillait à genoux, la croupe offerte dans une position qui n’avait rien d’indécent mais qui n’était pas sans l’émoustiller. Et ce seul souvenir est efficace à lui seul…
Gina est morte il y a vingt ans. Depuis, il n’y a eu aucune autre femme. Il lui a accordé une fidélité posthume que son comportement n’aurait jamais laissé supposer de son vivant et dont elle aurait été la première surprise.
Il repense à Gina avec un sourire de reconnaissance. Pour toutes ces années passées côte à côte, pour les enfants qu’elle lui a donnés, pour la jeune fille dont il était éperdument amoureux, pour la femme mûre qui gérait la maisonnée, pour la femme vieillissante foudroyée par un cancer qui l’a emportée en quelques semaines à peine, sans qu’on ait eu le temps de se rendre compte que c’était la fin.
Gina était la fille d’un émigré italien et d’une bougnate qui tenaient un café-pension à côté du cimetière, là où il allait prendre ses repas du midi les jours de classe, au début de sa carrière. Ils avaient le même âge, tous deux, et se dévoraient des yeux pendant le service, elle portant les assiettes, lui oubliant parfois de manger ce qu’il y avait dans la sienne.
Il avait eu la chance d’être instituteur à une époque où cela était encore un métier prestigieux. Qui, aujourd’hui, donnerait sa fille les yeux fermés à un quelconque… Comment les appelle-t-on, déjà ? Ah ! oui : « professeur des écoles ». Il ne comprend pas comment ses successeurs ont pu laisser disparaître le beau nom d’instituteur pour cette appellation ronflante et vide. Comment des enseignants ont pu ne pas se rendre compte du poids de cette perte. Les mots ont un sens, si ceux qui sont chargés de les transmettre ne le savent plus, alors tout est mort. L’instituteur tirait les oreilles, donnait des coups de règles, mettait au coin les agités, récompensait les élèves méritants ; le professeur des écoles tente de faire le silence, rase les murs en sortant de l’établissement, se laisse insulter par les parents d’abord, par les enfants ensuite. Il n’a plus le respect ni l’autorité que celui-ci lui conférait. Quand il a commencé sa carrière, jamais il n’aurait pu prendre un coup de couteau dans le ventre et mourir bêtement un dernier jour d’école avant les grandes vacances comme cela est arrivé à une jeune mère de famille cette année à Albi.


Antonin ne regrette pas sa maison.
Malgré tous les bonheurs qu’il y a connus, depuis quelques années déjà elle lui était devenue un poids. Il en avait parfaitement conscience et c’est pourquoi il s’était résolu à la vendre pour s’acheter ce studio trop moderne et trop étroit, pour tout dire : inconfortable pour qui n’a jamais eu pour habitude de se cogner aux murs.
La mort de Gina avait vidé les lieux. Comment le dire autrement ? Après qu’elle eut été portée en terre, enfants et petits-enfants étaient repartis pour ne plus revenir que de loin en loin. Tant qu’elle était là, la maison se remplissait aux vacances ; elle s’occupait de tout, nul n’avait à lever le petit doigt. Une fois partie, il leur aurait fallu mettre la main à la pâte, c’eut été moins intéressant. Alors ils avaient préféré les séjours au Club…
Il sourit en pensant qu’il pourrait jouer aux quatre coins avec sa famille : Anne est à Lille, Henry à Montpellier, Jean à Marseille, Margot à la Pointe du Raz et lui n’a jamais quitté Clermont-Ferrand.
Il n’est fâché avec personne. La situation ne résulte pas d’une brouille mais d’une indifférence. Ses enfants savent qu’il est là – « rangé à sa place » comme il aime à le dire avec ironie –, aussi n’éprouvent-ils pas le besoin de venir vérifier que tout va bien. L’absence de nouvelles les conforte dans leur idée que tout est en ordre.
Cet abandon, Antonin a toujours pensé qu’il était dans la nature des choses, même si cela a pu lui peser à de certains moments. Le plus drôle est que l’aîné de ses fils lui a reproché cette résignation, plutôt que de tenter de retisser un lien plus fort. Il a voulu se montrer blessant au téléphone en lui assénant : « De toute façon, tu es revenu de tout ! » Alors le vieil homme avait retrouvé la fougue de ses jeunes années militantes et avait répondu : « Si je suis revenu de tout, c’est qu’au moins j’y étais allé ! » Et le jeune blanc-bec se l’était tenu pour dit.
Huit pièces sur deux niveaux, plus le potager et le jardin des simples, c’était beaucoup de travail. Trop pour un homme seul et vieillissant. Il avait préféré jeter l’éponge plutôt que d’assister au lent délabrement des lieux. Comment aurait-il pu supporter de voir s’abîmer toutes ces choses dont il avait toujours pris le plus grand soin, se décrépir les murs comme en miroir à sa propre décrépitude ?
La décision de vendre, il l’a prise du même cœur léger qu’il a signé les actes successifs chez le notaire, promesse et acte définitif.
Les transformations qu’il constate, jour après jour, traçant son chemin vers le marché, il les approuve dans leur ensemble. Quand les travaux seront achevés, ce ne sera plus du tout sa maison, il pourra passer devant avec la plus grande indifférence, comme si c’était une construction moderne et récente, totalement dépourvue de passé. C’est le sens même de la vie.
Le simple crépi de la façade a été recouvert d’un enduit blanc très lumineux ; dans le plancher autour de la piscine ont été encastrés des spots qui devraient être du plus bel effet à la nuit tombante.
Il imagine qu’à l’arrière de la maison, le potager fera place à une pelouse sur laquelle les enfants pourront s’ébattre. Avec un peu de chance, les nouveaux propriétaires conserveront le cerisier et le noisetier qui, dans un temps plus ancien, avant tant de réformes, marquaient de leurs fruits le début et la fin des grandes vacances. Dans ces contrées, les deux semaines de moins en septembre, sont rédhibitoires pour la maturité des noisettes…
La grande pièce traversante, obtenue par la réunion du bureau et du salon, sera certainement le pivot de la maison. La pièce à vivre, celle vers laquelle tout le monde convergera à différents moments de la journée. À la fois salon et salle à manger. Il se demande quel genre de mobilier viendra la remplir.
Les nouveaux propriétaires ont de l’argent et n’hésitent pas à en faire étalage, la piscine et l’ensemble des travaux entrepris peuvent en témoigner. Cette modernité soudaine apportée à la propriété, va-t-elle de paire avec une foison de meubles anciens et disparates chinés au hasard des brocantes et autres sales de ventes, ou au contraire avec du stratifié scandinave ? Il ne les imagine pas avoir de vieux meubles de famille car il y a chez eux un côté nouveau-riche qui ne trompe pas. L’aisance est récente, elle ne résulte pas d’une longue transmission enrichie au fil des générations.
Antonin est un vieil anarchiste incorrigible, mais il a suffisamment d’autodérision pour ne pas se laisser aigrir. Qu’importe que ces gens se meublent chez Ikea, Gina et lui étaient allés chez Lévitan parce que, comme l’assurait la réclame : « Un meuble signé Lévitan est garanti pour longtemps ». Ce n’est qu’une question d’époque. Au nom de la modernité et du formica, combien de solides bahuts et massives tables de fermes ont-ils été sacrifiés ?


Aujourd’hui, Antonin s’attend à de nouvelles transformations. Hier, il a vu qu’ils avaient ramené la petite pelle mécanique qui a servi à creuser la piscine. Sans doute vont-ils arranger le chemin qui contourne la maison par la gauche et permet de descendre jusqu’au garage dont l’entrée se situe à l’arrière du bâtiment.
Plus que quelques jours et tout ici reprendra vie, les rires et les cris d’enfants se feront à nouveau entendre. Mademoiselle Blanc, la vieille fille d’à côté, claquera ses fenêtres en signe de protestation, tout comme le faisait sa mère du temps où c’était ses enfants à lui qui s’ébattaient dans le jardin. Tout change et rien ne change, en somme !
En arrivant à la hauteur du portail, le vieil homme se sent défaillir. Tout ce beau discours sur son absence de regrets s’envole en même temps qu’il sent s’abattre sur ses épaules une chape de tristesse aussi lourde que le poids du monde.
Le petit engin à chenilles était bien là pour refaire l’allée, mais il a fait des ravages au passage. Sous prétexte d’un modeste élargissement, la glycine a été irrémédiablement sacrifiée. Il peut en voir le tronc noueux et les longues branches ramassés en tas au fond de l’allée, dans le jardin où ils la feront sans doute brûler une fois le bois séché.
Pour lui, c’est un crève-cœur, le détail de trop, la chose à laquelle il n’aurait pas fallu toucher. Creuser une piscine, éventrer le mur de façade, abattre les cloisons, refaire la cuisine, sacrifier le potager au profit d’une pelouse, tout cela était sans importance et ne le touchait pas. Il ne s’agissait que de transformer des choses inanimées, qui n’avaient de vie que celle qu’on leur donnait. Mais la glycine, c’était un être vivant qui avait accompagné la famille depuis un demi-siècle et davantage.
Il se revoyait la planter à la naissance de son aîné. Elle avait grandi avec lui et les trois autres enfants qui parfois l’avaient fait souffrir au hasard de leurs jeux, mais qui aimaient tous s’abriter de son ombre, sous la tonnelle, pour des siestes estivales ou des jeux de société moins turbulents.
Cette glycine avait été une part importante de l’âme des lieux. Elle était si belle et imposante qu’il ne lui était pas venu à l’esprit qu’on puisse ainsi la sacrifier. Pourquoi ? Pour une voiture plus grosse que la moyenne ? Parce que ses fleurs attiraient les guêpes et autre insectes qui finissaient immanquablement par entrer dans les chambres de l’étage ?
Il étouffe une sorte de sanglot et regarde, hébété, le nouveau vide qui s’est créé depuis la veille.
Sur le chantier, les ouvriers jettent un coup d’œil à ce vieillard qui, quotidiennement, s’arrête devant le portail pour évaluer l’avancé de leurs travaux. Habituellement, il ne stationne pas longtemps, se contente de hocher la tête comme s’il approuvait ce qu’il voit, mais aujourd’hui il reste immobile un long moment, accablé, incapable de repartir. A-t-il un malaise ? se demandent-ils. Mais ils ne font pas un geste vers lui ; après tout ils ne sont pas censés s’intéresser à ce qui se passe dans la rue, on les paye pour avancer ce chantier au plus vite. Les nouveaux propriétaires ont hâte de prendre possession des lieux.
Pour Antonin, c’est une douleur sourde qu’il sent monter irrésistiblement. Il sait qu’elle ne le quittera plus. Il y a d'abord eu le choc de la découverte du massacre, maintenant c’est un long regret qui s’installe. Une vraie peine, un chagrin immense, tel que peut en éprouver un enfant.
Avec effort, le vieillard s’arrache à ce trottoir qu’il a conscience de fouler pour la dernière fois. Non, il ne verra pas la fin des travaux, n’apercevra jamais les meubles à travers les fenêtres sans rideau, n’entendra pas davantage les enfants plonger et barboter dans la piscine. Désormais, il évitera cette rue qui fut la sienne pendant tant de décennies. À quoi bon se faire du mal, remuer le couteau dans la plaie ?
Il finira sa vie dans le studio étriqué, ira faire son marché par un autre chemin et gardera au fond de lui ses souvenirs presque intacts. Presque, parce que cette vision d’horreur, sa glycine mutilée, déjà morte, il ne lui sera pas possible de la chasser de son esprit.
Moins qu’une manifestation de son optimisme habituelle, c’est une étrange association d’idée qui le pousse à se remémorer cette blague stupide que Jean avait rapportée de l’école et qui avait mis Gina en colère, car elle ne supportait pas d’entendre certains mots dans la bouche de ses enfants, qu’elle prétendait mieux élevés que les autres. Levant le doigt pour souligner son propos et prenant un ton docte, pour la plus grande joie de ses frères et sœurs, l’enfant avait proclamé : « Il ne faut pas confondre glisser dans la piscine et pisser dans la glycine ! »
Peut-être les acquéreurs ont-ils sacrifié l’arbre afin que leurs rejetons ne confondent pas, se dit-il en haussant les épaules, un léger sourire aux lèvres. Il pense que Gina lui donnerait une petite tape sur la tête si elle était là pour l’entendre, et comme à chaque fois qu’il pense à sa femme, il se sent empli d’un bonheur serein. Gina, seul son dernier souffle pourra la lui arracher !
 
Toulouse, 16 août 2014.