dimanche 17 décembre 2017

Quelque part, une guerre

Des immeubles, des hommes et des femmes effondrés. Au loin le bruit assourdissant des roquettes éclatant en gerbes de feu sur la ville. Une rue enfumée au milieu de laquelle gît un enfant, bras en croix, la tête éclatée, les viscères pourrissant au soleil…
L’œil de la caméra filme sans fin ces images effroyables, lourdes de honte, qui n’ont pas de sens. Au front du cadreur perlent d’énormes gouttes de sueur, mais est-ce la chaleur torride ou la peur d’une balle, d’une grenade perdue, qui les engendre ?
Les pleurs d’un enfant, sortant par le soupirail d’une cave devenue abri, résonnent comme un appel à la vie ; un désir de comprendre.
Une question : POURQUOI ?
Un bataillon d’adolescents portant chacun avec fierté un pistolet-mitrailleur visiblement trop lourd pour eux passe, venant d’une ruelle sur la droite. Ils chantent et sourient comme pour conjurer le sort, cacher leur peur d’être fauchés au détour d’une de ces voies étroites. Quel âge est le leur ? Qu’importe ! En tout cas, celui des jeux et de la vie !
Derrière le cadreur, un journaliste aux aguets donne des directives tout en pensant au commentaire qu’il lui faudra faire sur les images que prend son camarade. Appel à la paix sur fond de sang… Voilà qui devrait plaire au directeur de la chaîne, conforter les bonnes consciences entre deux spots publicitaires.
S’il n’y avait cette menace toujours présente d’une balle perdue qui à tout moment peut le faucher lui comme les autres, il serait entièrement détaché de ce problème qui n’est pas le sien. Il « couvre » l’événement sans avoir lui-même une opinion sur ce qui se passe devant ses yeux ; il a vu trop de morts déjà pour qu’un de plus l’amène à se poser des questions sur la tragédie qui l’entoure.
Au bout de la rue une roquette vient de tomber dans un fracas assourdissant, un morceau de la façade d’un immeuble se détache et tombe sur le groupe d’adolescents qui tournait à ce moment dans la petite rue sur la gauche, poursuivant leur patrouille. Des cris atroces sortent de la poussière qui monte maintenant des gravats recouvrant les corps ensevelis de ces enfants qui n’avaient pas marché assez vite. Une femme qui a tout vu est soudain la proie d’une violente crise d’hystérie. Le cadreur qui a filmé l’événement sans vraiment avoir conscience de ce qui arrivait sous ses yeux se mord les lèvres à force de mal au cœur ; l’énormité de la situation qui est la sienne lui apparaît… Il n’est plus qu’un doigt crispé sur le déclencheur de la caméra, comme ceux qu’il filme sont des doigts crispés sur la détente de leur arme.
Il y a quelques jours encore ce n’était plus la guerre et l’on a du mal à comprendre, accepter, qu’elle soit de nouveau revenue. Cela dure depuis des années, de violents embrasements entrecoupés de courtes périodes de calme.
Le pays s’ensanglante et s’écroule sans possibilité de croire en l’avenir… « Tant de villes rasées, tant de nations exterminées, tant de millions de peuples passés au fil de l’épée et la plus riche et belle partie du monde bouleversée […] » écrivait Montaigne.
Il n’y a plus personne désormais pour prendre des bains de pieds le long de la plage, celle-ci est devenue le lieu de rendez-vous des tanks. Il n’y a que des hommes et des femmes armés, avec ou sans uniforme, pour parcourir la ville ; les uns à la recherche de la guerre, les autres à celle plus hypothétique de la paix, mais moyens et résultats sont les mêmes dans ce cercle infernal installé semble-t-il pour longtemps.
La poussière s’est dissipée et la caméra peut filmer ces corps émergeant à demi du tas de gravats détachés de l’immeuble qui autrefois avait dû être le théâtre du bonheur de nombreuses familles.
Le sang se déverse des multiples plaies lardant ces corps sans vie. Les survivants cherchent les blessés pour les évacuer et s’emparent des armes des morts avant d’abandonner ceux-ci qui se décomposeront rapidement, à l’image du cadavre de l’enfant un peu plus haut dans cette même rue.
Arrêt de l’image.


Le cadreur pose son matériel à terre et se laisse aller à rendre, cassé en deux, gémissant sous les spasmes. C’est là sa première guerre, les premières images « dures » qu’il filme. On n’aurait pas dû lui confier un tel travail, se dit son compagnon en détournant la tête, gêné par le spectacle de son confrère pas assez endurci, en même temps que par une sorte de sursaut de pudeur déplacé dans cette guerre. Un respect qu’il ne s’explique pas lui-même pour les sentiments de ce « bleu » qui de toute façon « s’y fera vite »… Il lui met la main sur l’épaule, dans un geste qu’il veut apaisant, l’aide à ramasser son matériel de prise de vue et l’entraîne. Ils n’ont que trop traîné dans le quartier, il leur faut aller voir ailleurs afin de pouvoir « rendre compte » dans leur reportage qui sera transmis tout à l’heure en direct dans le journal télévisé, par liaison satellite.
Ailleurs… Comme si cela pouvait être différent, les images à prendre plus supportables !
La guerre reste la guerre de quelque côté qu’on la regarde. Avec ses morts, ses victimes encore vivantes, ses souffrances et ses horreurs. Une ville en flamme reste un brasier, qu’on la regarde du nord ou du sud. Elle fait autant de brûlés vifs, de mutilés de toute sorte et de « sans-abri ». Si les gens d’ici ont su garder encore un peu d’optimisme, ce n’est pas au cœur de l’affrontement que l’on peut filmer les images qui en témoignent.
L’équipe de télévision s’éloigne, le cadreur est encore effondré et ne parle pas. Pour les autres, tout est différent ; il y a déjà bien longtemps qu’ils se connaissent et travaillent ensemble, sont envoyés aux quatre coins « chauds » de la planète. Ils peuvent faire des parallèles. Toutes les guerres se ressemblent au bout du compte. Aujourd’hui ici, hier les Malouines, le Tchad, le Liban, l’Iran, l’Irak, l’Afghanistan, le Kossovo, la Tchétchénie, un autre jour Belfast, Londonderry, Dakar, Sarajevo…
Quelle différence ?
Dans la voiture, en rechargeant sa caméra afin d’être toujours prêt à saisir l’événement sur le vif, le cadreur se souvient de cette citation d’Anatole France inscrite au feutre noir sur le sac de toile kaki d’un de ses camarades de lycée : « La guerre est un massacre de gens qui ne se connaissent pas, au profit de gens qui se connaissent mais ne se massacrent pas »… C’était il y a des siècles semble-t-il, la guerre n’était qu’un mot pour eux. C’est devenu une réalité.
Il pense à sa femme et à ses enfants restés au pays. Et si cela leur arrivait, si soudain un conflit éclatait là-bas aussi ?
Le soleil est au zénith, les bombardements redoublent d’intensité. Les chars tiennent bon leurs positions et il n’est nul besoin d’être prophète pour comprendre que l’adversaire ne relâchera pas sa pression de sitôt.
Le soleil donne ici une teinte particulière aux couleurs et il y aurait de quoi faire, dans ce décor où est plantée la ville, les plus belles images d’une carrière de reporter ; mais comment tourner un film sur un paysage qui semble si paisible avec en bruit de fond le son de la canonnade, les cris d’agonie de centaines d’enfants, de femmes, d’hommes qui eux aussi eussent voulu goûter la saveur sans égale d’une vie paisible…
Malgré leur camouflage, jamais les engins de guerre ne pourront se fondre dans le paysage, ils sont visibles de partout, semblant revendiquer leur présence !


Moteur.
À nouveau la caméra enregistre, seul témoin pour rendre compte à des millions d’Hommes de ce qui se passe ici sous son œil unique et impassible. Sur le ventre du preneur de son, suspendu à son cou par une large lanière de toile, le magnétophone à bande est en marche. Micro au poing, le technicien suit le cadreur, enregistrant le bruit de fond pour les images et le commentaire que tout à l’heure il faudra faire pour justifier leur présence ici. Pourtant depuis des jours et des jours, ce sont les mêmes images, la même ambiance, les mêmes mots exprimant les mêmes désespoirs qu’ils fournissent à l’Europe sur cette partie du Monde. L’analyse politique peut changer d’heure en heure, mais les faits eux restent les mêmes, dans toute leur horreur…
Guerre de religion ?
Prétexte ! Déjà en 1750 Voltaire le dénonçait : « Ce sont des barbares sédentaires qui, du fond de leur cabinet, ordonnent, dans le temps de leur digestion, le massacre d’un million d’hommes, et qui ensuite en font remercier Dieu solennellement ».
La ville en ruine, des ombres furtives l’arme au poing qui se faufilent entre les immeubles écroulés, le soleil qui se reflète sur l’acier des armes… Flashs qui se suivent pour former le résumé d’une situation qui n’évolue pas. Film que des millions de gens verront à l’heure du repas, sans comprendre l’ampleur du désastre, trop occupés par la bonne cuisson de la viande. Un mot presque oublié ici.
Ce conflit est trop loin de l’Europe pour que celle-ci se sente concernée. Elle ne le serait que dans la mesure où il pourrait déborder sur elle, mais ce n’est pas le cas. Tout peut se poursuivre dans l’indifférence la plus totale. On oubliera vite ces images, comme on a oublié celles de la Pologne, du Salvador, de l’Irlande, du Liban, de l’Inde, de la Somalie, de l’Algérie et de tant d’autres parties du monde où des peuples s’affrontent dans des boucheries terribles…
Qui sait qu’il y a aujourd’hui cinquante et un conflits armés dans le monde, guerres, révolutions, affrontements ethniques… ?

jeudi 14 décembre 2017

La femme aux deux montres

Tout était sombre alentours. Depuis quelques instants, la campagne alanguie semblait avoir pris le deuil de ce soir mourant sur les eaux du lac. Le soleil ayant jeté ses derniers feux, embrasant la cime des sapins en bordure, venait de disparaître derrière la montagne barrant l’horizon. Encore quelques minutes et l’on ne distinguerait plus rien.
Le fond de l’air était frais et humide, chargé d’une odeur d’humus particulière aux sous-bois de résineux. Ajouté à l’altitude, cela chavirait les sens, procurait une griserie proche de celle que peut apporter un excès d’alcool.
La femme frissonna, puis s’arrachant à la contemplation de ce paysage magnifique et reposant, elle quitta le ponton pour revenir lentement sur ses pas, remontant le sentier jonché d’aiguilles séchées, afin de rejoindre la voiture de location qu’elle avait abandonnée plus loin sur un terre-plein proche de la route.
Il fallait profiter du reste de clarté pour redescendre cette route sinueuse jusqu’au petit hôtel où elle avait pris pension. L’heure était déjà bien avancée, elle songea qu’on risquait de refuser de la servir lorsqu’elle arriverait si elle ne se dépêchait pas. Elle avait noté machinalement, en partant, que le restaurant ne restait pas ouvert tard. De plus, ce n’était pas encore la pleine saison touristique et la clientèle devait être rare dans ce coin perdu.
Elle conduisait lentement, non par manque d’assurance mais pour profiter encore de la vue merveilleuse qui s’offrait à elle. L’endroit était d’une beauté universelle. Ce lac de montagne ombragé pouvait être aussi bien français que suisse, italien ou espagnol, pourquoi pas allemand ? C’est exactement ce qu’elle avait cherché en venant ici : quelque chose de neutre et si possible hors du temps.
Elle avait choisi ce lieu parce qu’elle n’y était jamais venue, qu’elle n’y connaissait personne et qu’il y avait peu de chance qu’on l’y connût. Elle aspirait au calme et au repos, loin du tourbillon dans lequel l’entraînaient habituellement ses occupations. Elle voulait se recueillir, prendre le temps de regarder sa vie en face ; ne plus se cacher l’avenir qui l’attendait.
Helen Smith venait d’avoir quarante ans le matin même. Elle était célibataire, sans enfant, sans amant et pour ainsi dire sans vie privée. C’était un bourreau de travail qui n’avait qu’une vie professionnelle sans temps mort.
Pour la première fois depuis près de vingt ans, elle avait craqué et prit le premier avion où il restait une place. Elle avait fui.
Elle était partie trois jours plus tôt, sans un mot. Probablement l’avait-on cherchée depuis ce temps, peut-être même s’était-on inquiété de cette disparition subite ? C’était sans importance. Elle n’y pensait pas. Elle ne voulait pas y penser ! Une seule chose importait, prendre un peu de liberté, le temps de s’occuper d’elle, enfin.
Elle gara la petite auto sur le parking presque désert situé derrière l’hôtel et gagna directement la salle à manger, sans repasser par sa chambre afin de s’y changer et remettre sa coiffure en ordre comme elle l’eut fait inévitablement en d’autres circonstances.
Ainsi qu’elle l’avait craint, elle était la dernière. En entrant dans la salle lambrissée, elle croisa les ultimes clients qui regagnaient leur chambre, un vieux couple de retraités venus en pèlerinage à la recherche des premiers émois de leur amour. Ils s’étaient présentés à elle le premier jour, après le déjeuner, alors que tous prenaient le café dans le salon de télévision. Elle leur souhaita le bonsoir et se dirigea vers une petite table située près de la fenêtre, avec vue sur la montagne, où le serveur était en train de reculer une chaise pour qu’elle puisse s’y asseoir. Ce geste était comme une invitation, en tout cas le signe qu’elle pouvait encore manger malgré la fin du service.
Elle resta seule parmi ces tables aux nappes blanches immaculées et parfaitement repassées, aux couverts éternellement dressés. De temps à autre le garçon apparaissait, s’assurait d’un coup d’œil professionnel qu’elle ne manquait de rien avant de repartir. Il avait noté sa commande et insisté pour qu’elle prît le vin de pays qu’il lui conseillait, bien qu’elle n’eût voulu que de l’eau. Elle avait cédé sans grande résistance.
Le vin était exécrable. Du mauvais vinaigre. Devant les louanges qu’il lui en faisait, appuyées d’un sourire enjôleur, elle abonda dans le sens de ce grand jeune homme aux cheveux bruns tirés en arrière et plaqués à grand renfort de pommade grasse. Elle ne voulait ni discuter ni lui faire de peine. Après tout, peut-être était-il de bonne foi en assurant lui servir un divin nectar ? Sinon, elle se moquait bien de passer pour une femme de peu de goût aux yeux d’un sommelier d’opérette. Au contraire, cela renforçait son anonymat.
Elle sourit en pensant à la confusion qui n’aurait pas manqué être la sienne s’il avait su…
Lorsqu’il passait la tête par la porte de communication ou qu’il avançait jusqu’à la table pour apporter ou desservir un plat, le serveur ne se contentait pas de jeter un simple coup d’œil comme le croyait Helen. Il l’observait. La détaillait.
Cette femme mûre l’intriguait, qui n’était ni vieille ni laide mais cependant austère, toujours vêtue du même tailleur gris d’une coupe trop stricte, les cheveux ébouriffés, n’ayant sur elle aucun de ces bijoux, vrais ou faux, dont les autres femmes aiment à se parer. Ni boucles d’oreilles, ni collier, ni broche, ni gourmette. Pourtant, ses poignets n’étaient pas nus, il avait remarqué qu’elle portait une montre-bracelet à chacun d’eux.
Bien qu’Anglaise, elle n’avait rien de Britannique. Elle s’exprimait avec une aisance volubile qui lui faisait mélanger trois langues dans la conversation ; l’anglais, le français qui revenait plus souvent, et celle du pays.
Qui était-elle avec son air triste qui donnait envie de la prendre dans vos bras pour la consoler comme une enfant ? Elle n’avait rien d’une touriste, ni d’une veuve et encore moins d’une maîtresse abandonnée ; rien donc des habituelles clientes qu’un sourire suffisait à distraire quelques instants de leurs soucis.
G. aimait les vieilles dames. Mais, on l’a dit, Mademoiselle Smith n’en était pas encore une. Cependant, si elle continuait à se laisser aller à la mélancolie qui était la sienne depuis son arrivée, cela ne tarderait plus. Helen se faisait elle-même cette réflexion. Elle pensait qu’en s’arrêtant de la sorte, tout le temps qu’elle avait ignoré en allant toujours de l’avant la rattraperait d’un coup. Il lui faudrait savoir reprendre le collier à temps.
Après avoir éteint les lampes du rez-de-chaussée, pour ne laisser qu’un îlot de lumière autour de la table encore occupée dans le restaurant, le garçon vint porter le café et proposer un verre d’alcool. « Offert par la maison » précisa-t-il devant le geste de refus qu’elle esquissait déjà.
Helen eu tout de suite conscience de la situation. Elle ne pouvait refuser et la bienséance exigeait qu’elle acceptât sous condition de ne pas boire seule, ce qui revenait à une invitation à prendre place auprès d’elle. Ils restaient probablement les deux dernières personnes encore éveillées dans l’établissement, mais elle n’eut aucune appréhension ; il en voulait plus à ses confidences qu’à sa personne.
Tout s’enchaîna ainsi. Sans surprise. Ils échangèrent d’abord des banalités d’une platitude déconcertante, qui les fit se demander pourquoi ils avaient engagé une pareille conversation, puis insensiblement les choses prirent un tour plus intime. La femme se livra. Plus exactement, elle se délivra.




Elle avait vu le jour dans la banlieue proche de Liverpool où elle avait passé toute son enfance, entre un père pasteur, une mère aimante mais trop effacée, presque transparente, et trois frères plus âgés qu’elle, bagarreurs et turbulents. Cette vie était heureuse, elle avait toujours plaisir à se la remémorer, revoyait alors la grande maison entourée de pelouse, résonnant des cris de Brian, John et William que tout le monde appelait Billy comme il se doit. Elle ne s’était jamais véritablement mêlée à leurs jeux, mais y participait tout de même par les échos qu’elle en recevait incessamment. Les garçons étaient inséparables, ils formaient un clan très fermé où il était difficile de s’introduire. Leur petite sœur était pour eux un objet de vénération, ils l’aimaient avec le même excès qu’ils mettaient en toute chose. Helen était née cinq ans après Billy, le dernier des garçons, sept après John et dix après Brian. Une fille était née un an avant John, mais elle n’avait pas vécu.
Le Révérend Smith était un homme robuste, ancien pilier de l’équipe Junior de Rugby, qui en imposait pour cela à son auditoire. Il était sévère. « Sévère mais juste » répétait son épouse à ses enfants lorsque ceux-ci cherchaient à faire lever une punition qu’ils disaient imméritée. Il faisait en chair des sermons violents qui choquaient parfois l’assistance, mais on venait de loin pour les entendre. Il tâchait que ses enfants soient élevés selon ses principes afin d’en faire des Hommes dignes de ce nom.
Miss Smith, on l’a dit, était très effacée. Petite femme fluette, elle vivait dans l’ombre de la famille, veillant à ce que celle-ci ne manquât de rien mais ne cherchant jamais à élever la voix ou intervenir dans une discussion sans y avoir été invitée expressément. Elle semblait heureuse ainsi.
Helen avait vécu dans les jupes de sa mère jusqu’à l’âge de dix-huit ans, aidant à la cuisine et aux tâches ménagères, puis elle avait quitté l’Angleterre pour la France.

Au départ, il s’agissait de passer quelques mois outre-Manche pour y parfaire son français. Son père lui avait trouvé une place de gouvernante dans le Bordelais, auprès d’un de ses camarades de guerre devenu veuf récemment et dont elle aurait à s’occuper des enfants.
Quittant sa terre natale pour la première fois, elle était partie avec beaucoup d’appréhension. Tout ce qu’avait pu lui raconter son père, sa camaraderie avec son futur hôte, la nécessité pour elle de parfaire sa connaissance d’une seconde langue et l’enrichissement qu’elle en tirerait tant sur l’instant que par la suite, tout cela lui avait semblé n’être qu’un simple bavardage. Elle ne voyait dans ce voyage qu’un douloureux éloignement, si court fut-il, de ceux qu’elle aimait et qui étaient tout son univers.
Le chaleureux accueil qu’elle reçut, la gentillesse du maître de maison et de ses deux charmants bambins, la beauté du domaine – un petit château perdu au milieu de dizaines d’hectares de vignes dont les rangées impeccables, épousant les courbes du terrain, lui rappelaient les vagues venant se briser sur la coque du bateau qui lui avait fait traverser le channel – furent autant de choses qui la détournèrent de son angoisse.
Elle se sentit si bien entre ces deux garçons qui lui rappelaient ses frères, en moins turbulents, et cet homme trop occupé par ses vignes et son vin, en tout cas affectant de l’être pour se donner le courage de surmonter la douloureuse épreuve qui venait de le frapper, qu’il lui sembla aussi impossible de repartir qu’il lui avait paru impossible de venir.
Convaincre ses parents de la laisser demeurer au soleil d’Aquitaine où elle se sentait utile et où la vie lui souriait à chaque instant ne fut pas trop compliqué en dépit d’une certaine réticence de sa mère qui montra pour la circonstance quelque velléité de résistance vite étouffée par la tranquille sûreté de son époux et l’embrasement de sa fille pour sa nouvelle existence.
Au château – c’est ainsi que tout le monde appelait le domaine – Helen s’occupait de l’éducation des enfants avec tact et efficacité, se gardant bien de prendre la place de l’absente ou de se mettre dans le cas de lui être comparée pour quelque raison que ce fut. Puis, par jeu, elle devint la secrétaire de son hôte. Ce second office l’amusait énormément parce qu’il l’amenait à parler de vin avec aplomb à des clients qui ne se doutaient pas un seul instant qu’elle n’en avait jamais bu la moindre gorgée. Elle répétait les avis du maître de chai où d’éminents œnologues venus en visite au Château.
Sa beauté, son charme, son accent, finissaient d’amadouer ses interlocuteurs et faisaient d’elle une assistante très appréciée.
En remerciement de tout ce qu’elle lui apportait, son hôte lui offrit de lui faire goûter les meilleurs crus, de lui apprendre le vin afin que le jeu qu’elle affectionnait puisse devenir une véritable profession pour elle. Les enfants grandiraient et n’auraient pas éternellement besoin d’une jeune fille au pair…
Helen goûta, aima, s’enthousiasma… et devint l’un des plus sûrs palais de la région. Ce fut long. Il y avait toute une éducation à faire, un vocabulaire technique à apprendre important et parfois déroutant, mais le plaisir qu’elle prenait effaçait efforts et contraintes. Après des mois et des années de gammes, la récompense fut au bout. Petit à petit elle accompagna « le patron » sur les foires, se montrant une excellente représentante de la maison.

Vingt ans plus tard, Helen Smith courait toujours aux quatre coins de la planète, de foires internationales en salons professionnels, de palaces en grands restaurants, vantant les qualités d’un vin qu’elle savait être le meilleur de sa catégorie, négociant des marchés faramineux, rencontrant les plus grands connaisseurs : amateurs, collectionneurs, sommeliers, spéculateurs. Bref, menant une vie « de dingue ». Il lui arrivait parfois d’atterrir à Bordeaux sans avoir le temps de sortir de l’aéroport avant le départ de son prochain vol.
Cette vie trépidante lui plaisait. Elle avait des copains dans chaque ville étape de son périple sans cesse recommencé d’année en année. Connue « comme le loup blanc », on la respectait pour ses jugements. Elle avait été l’une des premières femmes à pénétrer le monde clos de l’œnologie et restait l’une des rares à en faire partie.
Helen avait su construire une carrière dont elle pouvait être fière à juste titre. C’était une sorte de star internationale, réclamée par tous, invitée à goûter les vins les plus prestigieux et donner son avis. Attendue au même moment à Washington et Tokyo elle était en fait à Moscou où de nouveaux marchés étaient à prendre.
D’un tempérament fonceur, elle ne prenait jamais le temps de se poser, de se demander si d’autres choix n’étaient pas à faire. C’était une sorte de machine de guerre commerciale que rien ne pouvait gripper. Du moins l’avait-elle cru jusqu’à cette réception stupide organisée pour le lancement d’un nouveau restaurant sur le Cours de l’Intendance.



Une fois tirés les rideaux, elle découvrit un matin gris et froid avec un ciel dont les nuages étaient aussi froissés que les draps du lit.
L’abandon de la nuit la laissait insatisfaite. Les étreintes trop calculées – et vraisemblablement « répétées » dans d’autres lits – de celui qui se considérait probablement comme un « Maître de plaisirs » n’étaient même pas parvenues à la distraire. Elle y avait répondu négligemment, pour ne pas lui faire de peine. Helen n’aimait pas blesser les gens.
Lorsque G. l’avait quittée au petit matin, après quelques heures de sommeil réparateur, visiblement content de lui et inconscient du peu de satisfaction de sa compagne, elle avait regonflé les oreillers à coups de poing, les avait empilés afin de s’asseoir confortablement dans le lit pour pouvoir repenser plus à l’aise aux événements des derniers jours.
À G. qui l’interrogeait avec insistance, la veille au soir, elle n’avait dit que sa lassitude de courir le monde sans vie de famille, comme prisonnière, rejetée hors du temps, entre deux fuseaux horaires. Celui du poignet droit et celui du poignet gauche. L’un réglé sur l’heure locale, l’autre sur l’heure française. Seul moyen pour elle de garder contact avec la réalité, de ne pas appeler parents, patron ou amis en pleine nuit.
Toute son angoisse était là. Ne pas perdre le fil. Ses deux montres étaient comme un balancier nécessaire à son équilibre. Lorsque l’avion amorçait sa descente vers l’aéroport et que l’hôtesse indiquait l’heure locale et la température extérieure, Helen réglait sa montre, celle de droite, comme un navigateur fait le point…
Sa vie se résumait à cela en quelque sorte. Pour ceux qu’elle approchait, elle était « la femme aux deux montres ». Beaucoup l’appelaient ainsi, c’était un plus sûr moyen de la désigner à un interlocuteur chez qui le nom d’Helen Smith n’évoquait rien. Un de ses amis avait même lancé l’idée, en manière de plaisanterie, que son patronyme était trop « couleur locale » pour n’être pas un nom d’emprunt.
Jean Durant adorait dire des idioties de cette sorte et Helen ne détestait pas les entendre. Pourtant c’était à cause de l’une d’elles qu’elle était assise dans ce lit, loin de chez elle où ils se seraient peut-être enfermés tous les deux pour le week-end, comme il leur arrivait parfois de le faire au hasard d’une de leurs retrouvailles épisodiques, sans cette réflexion stupide de Jean ou cette susceptibilité subite qui avait été la sienne…



Malgré son nom, La Coquerie était loin d’être une cantine pour matelots et si sa sonorité était agréable à l’oreille, on était en droit de se demander ce qui avait présidé au choix du nom du nouveau restaurant chic de la ville dont on fêtait ce soir l’ouverture. On était loin du port et ni la décoration, ni la clientèle n’apportaient d’éclaircissement sur ce point.
Le maître des lieux, un jeune chef plein de talents, de bagou et d’appuis auprès des banques, allait de groupe en groupe, saluant chaque invité avec une attention particulière et les mots qui convenaient.
Les tables avaient été rassemblées de façon à dresser un immense buffet qui tournait en « U » autour de la pièce. Canapés, petits-fours salés et sucrés, caviar, champagne, plus qu’il n’en faudrait…
Il n’y aurait pas de service ce soir, mais à partir de demain il y avait fort à parier que la salle serait comble. Tous ceux qui comptaient à Bordeaux étaient là, jusqu’au Maire qui palabrait en aparté avec le Préfet et adressait à leur hôte un signe amical du bout de la pièce. Aucun ne semblait avoir fait faux bond.
Il y avait les journalistes aussi. Ceux-ci avaient été reçus plus tôt, on leur avait fait visiter l’établissement de fond en comble, présenté le personnel, fait goûter quelques spécialités avant de les laisser se mêler au reste des invités afin qu’ils puissent recueillir leurs premières impressions. Un traitement de choix préconisé par son ami et attaché de presse Jean Durant, l’organisateur de cette soirée qui était déjà une totale réussite.
Jean avait tout mis en œuvre pour que l’inauguration de l’établissement soit l’événement de la saison. Depuis un mois il ne s’occupait plus que de cela, dressant la liste des convives, choisissant avec l’imprimeur le papier, l’encre, les caractères et les vignettes qui serviraient à la réalisation des cartons d’invitation. Il avait recruté lui-même les deux étudiants des Beaux-arts qui avaient calligraphié les cinq cents adresses nécessaires à l’envoi de celles-ci. Écriture féminine pour les destinataires masculins et inversement… Il fallait absolument que chaque récipiendaire soit persuadé avoir été invité personnellement par le maître des lieux ou son épouse, il était hors de question de donner l’impression d’un mailing automatique du genre de ceux que tout un chacun reçoit par dizaine chaque semaine. On avait poussé le raffinement jusqu’à se procurer l’adresse personnelle de tout le monde, évitant ainsi le barrage éventuel des secrétariats trop zélés.
Tout l’après-midi Jean avait été survolté, allant et venant de la salle à la cuisine, houspillant tout le monde, hurlant pour le cadre d’un tableau mal épousseté, une nappe mal équilibrée, une trace sur le cuivre d’une casserole. Il s’était montré insupportable.
La raison de tant d’empressement et de tant d’impatience était que l’instigateur de toute cette opération, c’était lui, Jean Durant. Si le restaurant était au nom de Pascal et Géraldine, l’idée de sa création et du concept tout entier lui en revenait.
Eux apportaient leur savoir-faire en cuisine et en salle certes, mais était-ce le plus important ? La notoriété qui serait la leur dès demain lorsque journalistes et mondains auraient fait leurs comptes rendus de la soirée inaugurale, combien de temps leur aurait-il fallu pour l’approcher à la seule force de leur art et par leur seule persévérance ?
Oui, il ne fallait pas s’y tromper, son rôle à lui était essentiel dans l’entreprise, il allait tous les propulser au sommet en un rien de temps. Ensuite ce serait à Pascal, par son tour de main et sa créativité, et à Géraldine, par la grâce de son sourire et de son charme, de les y maintenir.
Tout le talent de Jean Durant avait consisté, au long de ces années, à fabriquer des réussites et des gloires à ceux qui bien souvent ne les méritaient pas. La Coquerie était pour lui à la fois une provocation et une revanche. Cet établissement, dans lequel il ne possédait pourtant aucune action, serait le sien et toute la gloire et la notoriété qui retomberaient sur le Chef seraient sa récompense car il croyait en lui depuis longtemps et voulait qu’on le reconnaisse enfin à sa juste valeur.
Pour Jean qui n’en avait jamais eu, Pascal et Géraldine étaient toute sa famille. Une famille de cœur qu’il s’était choisie. Ils comptaient plus pour lui que les femmes qui avaient pu passer dans sa vie et s’y arrêter plus ou moins longtemps. Plus qu’Helen qui pourtant…
Helen Smith tenait une place à part dans sa vie, c’était certain, mais laquelle ? Il n’aurait su le dire lui-même. Au vrai, il évitait de se poser ce genre de question afin de ne pas compliquer les choses. Helen, c’était Helen, point. Leur relation ne ressemblait à aucune autre, à ce point qu’il lui arrivait parfois de douter qu’ils en eussent réellement une.
Ils étaient si différents l’un de l’autre ! Autant lui pouvait être expressif et exubérant, autant elle était froide et lointaine. C’était l’affrontement entre le nord et le sud, deux façons de voir la vie. Helen manquait d’humour, à tout le moins l’humour anglais qui était le sien ne collait pas avec une définition plus méridionale du mot. Jean le regrettait sincèrement, lui qui aimait à répéter qu’une belle femme sans humour est aussi insipide qu’un plat sans épice.
Il avait le don d’être parfois très lourd, il en était conscient, mais il avait le tort de croire que cela était dans sa nature et qu’il n’y pouvait rien changer. Il se fermait ainsi les portes de nombreux cœurs amis.



Il lui avait dit bêtement « tu prends de la bouteille, ma grande », ne sachant quelle boutade lancer pour se rendre intéressant, jouer le rôle qu’on attendait de lui, et comme souvent la bêtise avait fait mouche, l’avait blessée. Inexplicablement. Était-ce parce qu’elle allait avoir quarante ans dans peu de temps ? Helen s’était soudain sentie très vieille et très lasse. Elle n’avait pas répliqué et s’était très vite éclipsée. Une fois dans la voiture, l’idée de rentrer chez elle où elle serait désespérément seule lui fut insupportable. Un panneau indiquant la route de l’aéroport lui fit soudain prendre la décision de partir. Le coffre de sa voiture contenait en permanence une valise prête pour faire face aux départs précipités, elle n’eut donc pas à passer à son appartement et rien ne put la détourner de l’impulsion folle qu’elle venait d’avoir. Il était tard, un avion allait décoller, peut-être le dernier de la soirée ? Elle le prit. Planche de salut ou « Radeau de la Méduse » ? Elle verrait plus tard. Pour le moment une seule chose importait, fuir tous ces imbéciles. La plaisanterie de Jean tournait dans sa tête, « tu as pris de la bouteille, ma grande », elle se sentait de plus en plus vieille. Irrémédiablement vieille. « Quand le vin est tiré, il faut le boire » pensa-t-elle en se mettant doucement à pleurer. Que n’avait-elle répondu cela tout à l’heure au lieu d’en faire un drame !
Tout à l’heure… Quand était-ce, au fait ? Depuis combien d’heures cet avion volait-il ? Et pour quelle destination ?
Soudain elle se sentait soulagée. Elle était libre tout d’un coup, avait rompu ses amarres et allait pouvoir se consacrer un peu à elle-même. Cela ne lui était pas arrivé depuis si longtemps !

À l’arrivée, une fois les formalités de douane expédiées, son œil fut attiré par une affiche vantant le charme d’un petit lac de montagne. Elle acheta une carte routière, loua une voiture et se fit expliquer la route à prendre pour se rendre là-bas. Elle avait conduit lentement, provocant parfois la colère des autres automobilistes sur des routes trop étroites où ils ne pouvaient la dépasser. Elle souriait, se répétant intérieurement « J’ai le temps, j’ai mon temps ! »
Tout le drame d’Helen était là, dans le fait de se sentir prisonnière, rejetée hors du temps, entre deux fuseaux horaires : celui du poignet droit et celui du gauche !
La jeune fille du pasteur, sédentaire et un peu plan-plan, était devenue une femme nomade que les moyens de transport modernes faisaient voyager de plus en plus vite et de plus en plus loin.
« Tu as pris de la bouteille… » avait dit Jean, ce qui était plus bête que méchant car personne n’aurait songé à accuser Helen de s’adonner à la boisson. Plus prosaïquement, il aurait tout aussi bien pu lui dire qu’elle commençait « à accumuler les heures de vol. »
Un jour ici, un jour là et parfois le matin dans un pays le soir dans un autre. Tout cela pour quoi ? L’argent ? La passion ?
Au début, ce fut un jeu. Puis on sut la convaincre que son talent devenait une nécessité pour le Château. À ce moment-là, le patron passait la main à ses fils, ceux-ci avaient besoin d’être épaulés par quelqu’un de confiance. Après… Après, elle n’était plus très jeune et ne savait rien faire d’autre. De plus, sa suractivité ne lui laissait guère le temps de philosopher sur son propre sort.
Et puis il y avait eu la mort de son père. Le géant indestructible de son enfance avait été terrassé par un infarctus foudroyant au moment où il se mettait à table.
Helen se reprochait bêtement de n’avoir pas été là, mais comment être au chevet des bien portants à une époque où l’on n’a plus le temps de s’occuper des mourants ? Plus grave, coincée à l’autre bout du monde, elle n’avait pu assister aux obsèques et à la crémation. Sa mère avait conservé l’urne sur la table du salon pendant plus d’un mois, attendant que sa fille ait le temps de venir assister à la dispersion des cendres. À cette occasion, Helen avait dû affronter la réprobation de toute la communauté. Après avoir tant tardé à venir, elle repartit presque aussitôt arrivée. Comment faire comprendre à tous ces gens qu’elle n’avait pu dégager que quelques heures et cela au prix de beaucoup d’efforts ?
Helen ne parvenait pas à faire son deuil. Le poids des remords était trop grand.
Partie en France pour quelques mois, elle y avait fait sa vie, ne trouvant que de trop rares occasions pour aller embrasser ceux qu’elle aimait. Elle ne les avait pas vus vieillir, tout comme elle n’avait pas vu partir son père.
« Tu as pris de la bouteille, ma grande » lui a dit Jean et soudain elle s’est sentie flouée. Où donc étaient passées ces années qui lui tombaient dessus tout à coup et dont elle n’avait pas eu conscience ? Tout ce temps perdu, y compris dans les bras de Jean, c’était insupportable. Alors elle était partie bouder loin de là, tout comme elle allait s’enfermer à l’autre bout de la maison lorsque ses frères ne lui passaient pas ses caprices de petite fille.



Après la réception, Jean avait cherché Helen. Tout d’abord, il ne s’était pas rendu compte de sa disparition tant il y avait de monde. Il s’était même amusé à l’idée qu’allant l’un et l’autre de groupe en groupe ils risquaient de ne jamais se rencontrer. Mais lorsque la salle s’était vidée petit à petit, il avait dû se rendre à l’évidence.
Sa première réaction fut la colère. Pourquoi n’était-elle pas restée pour savourer son triomphe jusqu’au bout ! Puis il s’était souvenu de la remarque qu’il lui avait faite et avait haussé les épaules : Helen était au-dessus de cela et ne pouvait pas s’être fâchée pour si peu. Cette belle assurance avait fondu dès qu’il eût pris conscience que personne n’avait vu partir la jeune femme – tout d’un coup, à quarante ans, elle n’était plus si vieille – et que celle-ci n’avait salué ni Pascal ni Géraldine, ce qui ne lui ressemblait pas.
Il avait hésité à lui téléphoner mais s’était ravisé, préférant se rendre chez elle. Une explication de vive voix serait mieux venue. Malheureusement, personne n’avait répondu à ses appels impatients à l’interphone. Il avait attendu un peu devant l’immeuble, après s’être assuré que la voiture d’Helen n’était pas au parking, puis avait fini par lever le camp.
Dès le lendemain il chercha à la joindre sans plus de succès. Il remua ciel et terre pour la retrouver, appelant le Château afin de vérifier qu’elle n’était pas partie pour une mission de dernière minute dont elle n’aurait pas eu le temps de lui parler, téléphonant à leurs amis communs. Personne ne savait rien.
Une étrange rumeur gagna le Tout Bordeaux. Jean Durant venait d’être plaqué par Helen Smith et pleurait à qui la lui rendrait. Le séducteur avait été terrassé par la perfide Albion. On en riait de bon cœur, sans la moindre inquiétude au sujet de la disparition de la belle Helen.
Jean Durant n’aurait-il pas dit lui-même, s’il avait été dans son état normal : « Comment parler de la disparition de quelqu’un qui n’est jamais là ? »



Helen fit ses bagages d’un cœur léger, descendit payer sa note d’hôtel, posa sa valise dans le coffre de la petite automobile de location et fit quelques pas en direction des pins. Elle regarda une dernière fois ce paysage de carte postale et, revenant sur ses pas, adressa un geste d’adieu aux deux vieux amoureux qui buvaient un thé à la terrasse, puis elle s’installa au volant.
Machinalement, comme elle le faisait chaque fois qu’elle quittait un lieu, elle voulut regarder l’heure à son poignet droit mais constata que la montre s’était arrêtée. Elle regarda alors son poignet gauche et vit que la trotteuse ne tournait plus.
Helen se dit que le temps n’existait plus, elle était parvenue à en stopper la course. Cela l’amusa, amenant un franc sourire sur ses lèvres comme elle n’en avait pas eu depuis longtemps.
Elle lança le moteur et engagea la petite auto sur l’allée de graviers qui rejoignait la route. Puisqu’il en était ainsi, maintenant elle pouvait rentrer. Lorsqu’elle serait à Bordeaux, le plus urgent serait de trouver Jean et de mettre les pendules à l’heure !