mercredi 25 décembre 2019

Les Nouveaux Ministères 3/3

III. 

Le lundi matin, longtemps avant l’ouverture, Paul rejoignit Virginie à la boutique. Ainsi qu’ils en étaient convenus lors du vol de retour, il se présenta à l’entrée de la réserve afin qu’elle le fasse entrer discrètement. Elle avait préparé un vrai café, qui n’avait rien de commun avec les expressos habituels de la galerie marchande, et lui s’était arrêté en chemin pour prendre des croissants encore tièdes.
Leur séparation à l’aéroport s’était faite le samedi soir dans une indifférence de façade, puisqu’aussi bien ils n’étaient pas censés se connaître, mais chacun avait senti néanmoins qu’un profond malaise était né de cette escapade. L’un comme l’autre avait été floué des attentes qu’il avait nourries pour cette occasion. Virginie s’était sentie frustrée de la nuit d’amour romantique qu’elle s’était promise tandis que Paul avait éprouvé une soudaine lassitude à l’égard de cette relation que sa maîtresse rendait pesante par une attente démesurée au regard de ce que lui-même était prêt à lui concéder. Que voudrait-elle ensuite, un divorce suivi de leur mariage ? Il ne pouvait en être question, à aucun moment, ni maintenant ni jamais. Il ne se sentait pas tenu par des promesses qu’il n’avait jamais formulées. Les choses devenaient compliquées, il était temps d’y mettre un terme !
— Je n’étais pas sûre que tu viendrais, dit-elle en guise d’accueil sur un ton mi-figue mi-raisin.
— Pourquoi dis-tu cela ? demanda-t-il en tentant de l’embrasser alors qu’elle lui dérobait ses lèvres.
Il affecta de penser que l’esquive était involontaire, l’hostilité de Virginie ne faisant pourtant aucun doute, pensant qu’il valait mieux ne pas envenimer les choses.
— Je nous ai pris des croissants frais sur la route, dit-il d’un ton léger en présentant le sac en papier blanc orné d’une chromo représentant un assortiment de viennoiseries.
La jeune femme s’empara du sac et entraîna son compagnon dans un coin de la boutique où elle avait déposé une grande tasse et une mini-cafetière sur un guéridon. Elle remplit la tasse et la lui tendit après avoir déposé les croissants sur une petite assiette de porcelaine décorée de motifs floraux.
— Tu n’en prends pas ? demanda-t-il.
— Non, j’en ai déjà bu deux tasses. C’est assez pour ce matin. Et puis, il en reste juste pour toi. Un croissant me suffira.
Les mots étaient anodins, cependant le ton de sa voix, la dureté inhabituelle de son regard, une légère crispation de la mâchoire étaient autant de signes annonciateurs de sa volonté d’aller à l’affrontement.
— Quelque chose ne va pas ? tu as l’air contrariée… demanda-t-il avec la lâcheté coutumière des hommes qui cherchent à désamorcer un conflit qu’ils savent par ailleurs inévitable.
— Non, pourquoi ? Tout va bien. J’ai passé un super week-end. En tout cas le premier jour, jusqu’à ce que je découvre la chambre. Et ça s’est gâté plus encore une fois que nous nous sommes couchés. À part ça, rien à dire…
C’était cinglant, plein d’une rage qu’elle cherchait malgré tout à dominer. Elle ne voulait pas de scène de ménage. D’ailleurs ils étaient tout sauf un ménage, non ? Plus exactement, elle sentait qu’ils n’étaient plus rien l’un pour l’autre et se demandait même si elle avait jamais représenté quelque chose pour lui. Ces années qu’elle avait crues complices, tendres, enjouées, n’avaient sans doute existé que dans son imagination. Pas un instant Paul n’y avait investi le moindre désir de construire quelque chose ensemble. Le coup de la chambre d’hôtel aux lits séparés et impossibles à rapprocher en était la preuve. « L’homme de ma vie ne fut jamais l’homme de ma nuit » avait-elle fini par résumer la situation lorsqu’elle était rentrée chez elle dans la nuit du samedi, plus seule encore qu’elle ne l’avait jamais été.


Il tenta l’apaisement. Répéta qu’il n’avait pas choisi la chambre, plaida à nouveau la fatigue d’une longue journée de marche dans la capitale espagnole pour justifier de ne l’avoir pas rejointe dans son petit lit. C’était maladroit, inutile ; elle prit tout ceci pour une insulte à son intelligence et le ton monta entre eux. Les mots valsèrent, tranchants, blessants, faisant mouche à chaque fois. Ce n’était pas un orage mais un cataclysme.
Paul, qui était resté debout devant le guéridon, but sa tasse de café d’un trait et la reposa brutalement.
— Tu me fais chier ! hurla-t-il.
— Tu me l’as bien fait comprendre vendredi soir.
— Mais tu vas fermer ta gueule ! enchaîna-t-il en avançant de deux pas vers elle tandis que ses deux mains puissantes commençaient à serrer le cou de la jeune femme qui tenta de se défende en vain.
Il y eut un craquement sinistre et Virginie devin molle entre ses doigts. Quand il desserra son étreinte, le corps de sa maîtresse chuta presque au ralenti, avant de rester inerte au pied du guéridon.
Paul regarda autour de lui. Sa colère était retombée, l’organisateur méthodique reprenait le dessus. Il récupéra la tasse sale, l’assiette et ce qu’il restait de croissants, mit le tout dans une poche plastique aux armes de la boutique puis alla dans le réduit de la réserve où se trouvait le lavabo et revint avec du papier essuie-tout imbibé de savon liquide afin de nettoyer le cou de sa victime. Il n’était pas certain que cela effacerait toute trace d’ADN, mais ça valait le coup d’essayer. De toute façon, bien malin qui ferait le rapport entre eux deux.
Il quitta la boutique par la réserve, comme il y était entré, sans se faire repérer, et regagna son véhicule. Avant de sortir du parking du centre commercial, il alla prendre de l’essence pour justifier sa présence sur les lieux si nécessaire et en profita pour jeter la tasse et l’assiette dans deux poubelles différentes et le sac dans une autre. Puis il prit la route d’Aix-en-Provence.
Au bout de quelques kilomètres, il ressentit de violents maux de ventre, qu’il mit sur le compte d’une réaction à ce qui venait d’arriver, ce déferlement de violence qui l’avait conduit jusqu’au meurtre. Sans doute, apaisée l’excitation du moment, la redescende s’annonçait difficile ; mais il ne s’agissait pas de remords. Tuer Virginie, c’était sauver sa vie, préserver la tranquillité de sa famille. En un mot : l’essentiel.
Les dix minutes suivantes, la douleur fut de plus en plus vive. Il avait l’impression que ses intestins se tordaient, faisaient des nœuds en même temps qu’ils se consumaient d’un feu incandescent à l’intérieur de son ventre.
Parvenu sur le parking de l’école, il se gara à la place qui lui était attribuée, coupa le moteur, eut un dernier spasme et rendit l’âme en même temps qu’une mousse blanchâtre envahissait sa bouche et débordait sur ses lèvres. C’est là qu’un étudiant l’aperçut peu avant le début des cours.


Le lendemain, la presse régionale fit état de deux meurtres inexplicables sans voir de lien entre les deux, pas plus que la police d’ailleurs. Comment réunir une affaire de strangulation et un empoisonnement si aucun indice ne permettait d’établir une relation entre les deux victimes ?
Paul et Virginie avaient réussi chacun un crime parfait, sans toutefois pouvoir en profiter. Resterait à jamais une question sans réponse : à quel moment précis décide-t-on de tuer l’amour de sa vie ?

Toulouse, 25 décembre 2019.

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