jeudi 20 septembre 2012

Vision nocturne 4/4

IV

Il arriva qu’un jeudi soir de mars Céline franchît à nouveau la porte de L’Apache, entourée de sa petite bande au complet.
Le barman lança un regard à Merens, qui sortait de son box. Il vit que celui-ci n’était pas moins interloqué que lui et en conçut un mélange de dépits et de joie mauvaise qui lui fit immédiatement réviser l’admiration qu’il avait nourri à son endroit suite à la catastrophe ferroviaire.
Comment diable avait-il pu admettre que ce charlatan soit capable de voir la date et les circonstances de la mort d’une jeune fille qui lui était inconnue quelques instants auparavant ? Il se sentait profondément meurtri dans son amour-propre de s’être montré aussi crédule.
Bien sûr, il n’en restait pas moins qu’une gamine, qui rentrait de fêter ses vingt ans, avait trouvé la mort ce soir-là mais ce n’était après tout qu’un pur hasard. Par ailleurs, l’accident s’était produit à un endroit réputé dangereux et qui figurait à ce titre en bonne place sur la liste des points noirs de la SNCF. La seule preuve concluante des pouvoirs médiumniques de Merens – pour autant que la chose existe – eut été que Céline trouve la mort en compagnie de la brunette ; car c’était là ce que disait la prédiction.
Non ! décidément, il n’y avait rien dans toute cette histoire qui fut à porter au crédit de Richard Merens. Tout ce qu’il avait pu dire était un tissu de banalités interchangeables pouvant s’appliquer à chacun en toutes circonstances. D’ailleurs, un pur voyant aurait-il ainsi galvaudé son talent à dix euros pour une séance à la sauvette au fond d’un bar bruyant ?
— Voyant de mes deux ! murmura-t-il mezzo voce.
Saisissant son plateau, il fit le tour du comptoir et s’approcha des arrivants.
— Des revenants ! lança-t-il étourdiment, en donnant un coup de torchon sur les deux hauts guéridons.
Parmi les jeunes gens, personne ne sembla relever un quelconque sens caché à cette remarque. Une première tournée générale de Mojitos fut commandée, à l’exception de l’habituelle vodka de Thomas, puis la joyeuse troupe se lança dans une discussion animée autour du film qu’ils étaient allés voir au cinéma en début de soirée.
Un peu plus tard, Céline demanda à Rudy s’il lui était possible de faire venir le médium à leur table afin de lui offrir un verre.
Il arrivait parfois qu’une invitation lui fût ainsi lancée, mais Richard la déclinait systématiquement. D’abord parce que la liste d’attente était longue chaque jeudi soir, ensuite parce que cela aurait pu nuire à sa réputation. Si on l’avait vu traîner à telle ou telle table, buvant le coup avec ses clients, nombreux auraient été ceux qui en auraient déduit aussitôt qu’il les faisait parler pour trouver la matière de ses prédictions ultérieures. Le mieux était que chacun reste de son côté de la barrière. Cependant, dans le cas présent il dérogea à sa propre règle, poussé par la curiosité.
— Je tenais à vous remercier, dit-elle, lorsqu’il les eut rejoints.
— À quel sujet ? demanda-t-il, légèrement sur la défensive.
— Je ne sais pas si vous vous en souvenez, mais nous vous avons tous consulté il y a six mois. C’était le jour de mon anniversaire…
— Oui, vous aviez vingt ans.
— C’est cela ! dit-elle joyeusement, flattée au fond qu’il se souvienne d’elle au milieu de la multitude qui avait dû passer depuis par ses mains.
— Vous disiez vouloir me remercier. Pourquoi donc ? la relança-t-il.
— Parce que tout ce que vous avez dit à chacun de nous, sur le court terme, s’est produit. Vos mises en garde ont été bénéfiques à ceux qui les ont suivies, dit-elle avec enthousiasme avant de détailler les choses.
Elle parla d’abord de l’année universitaire d’Anne-Sophie qui semblait fort compromise par un manque de motivation qui ne faisait que croître depuis sa rupture avec Jean-Christophe, qu’elle avait surpris dans une situation davantage explicite qu’équivoque. Puis elle annonça que Bruno avait effectivement trouvé l’amour, ce qui l’avait visiblement transformé bien qu’il s’en défendît et entretint un grand mystère autour de cette nouvelle vie qui le tenait de plus en plus éloigné du groupe. C’est en vain que chacun avait essayé de recueillir ses confidences sur le sujet. Elle passa ainsi en revue les prédictions qui s’étaient réalisées, oubliant de bonne foi celles qui restaient en suspend ou s’étaient révélées fausses.
Elle avait gardé pour la fin le cas de Muriel et le sien.
À la petite brune aux grosses lunettes, il avait conseillé de ne pas monter en voiture dans les prochaines heures si elle ne tenait pas elle-même le volant. Cela avait été un sujet de dispute entre les deux amies cette nuit-là. Alors qu’elles rentraient ensemble, au bout de trois kilomètres, Céline avait dû abandonner sa place de conductrice devant l’hystérie d’une Muriel persuadée qu’elles allaient avoir un accident, comme on venait de le lui annoncer. C’était bien sûr ridicule, mais Céline avait fini par lui céder. Elle devait reconnaître deux jours plus tard que les craintes de son amie n’étaient pas sans fondement. Alors que cette dernière avait affrété un taxi pour se rendre à l’aéroport, le véhicule avait été violemment percuté par une camionnette de livraison qui lui avait coupé la priorité et la jeune fille, qui n’avait pas bouclé sa ceinture de sécurité à l’arrière, avait été victime de contusions multiples.
Quant à Céline elle-même, d’abord intriguée que le médium ne lui parle pas d’avenir et lui conseille de vivre pleinement le jour de ses vingt ans, elle avait compris les raisons de ce silence et l’en remerciait vivement. Il lui avait ainsi permis de passer une excellente soirée avant que sa vie ne bascule, confirmant du même coup la loi des cinq ans… En effet, cette même nuit, Carole – sa jumelle qui avait souhaité fêter son anniversaire de son côté et avec ses propres amis – s’était tuée sur le chemin du retour, déchiquetée par un train alors qu’elle s’était retrouvée bloquée à un passage à niveaux. Une de ses deux passagères avait également trouvé la mort dans l’accident.
— J’avais vu le drame, confirma laconiquement Merens.
Après tout, n’était-ce pas la vérité ? Certes, il ne l’avait pas attribué à la sœur, mais pouvait-on lui en vouloir ? Ce n’est pas Céline qui le lui aurait reproché, en tout état de cause !
Derrière son comptoir, Rudy observait la scène. Il était à la fois intrigué et indigné que l’on fasse fête au médium alors que celui-ci s’était trompé aussi grossièrement. Mais bien sûr, Céline n’était pas au courant qu’il avait prédit sa mort. Lui seul avait été témoin de cet épisode au moment de la fermeture. Il grimaça devant tant de crédulité, d’autant qu’il se souvenait très bien d’y avoir cru lui-même jusqu’à l’arrivée de la jeune fille en début de soirée.
De son poste d’observation, il ne pouvait entendre ce qui se disait là-bas, mais n’avait aucun mal à imaginer les louanges lénifiantes que l’on déversait sur l’ego déjà démesuré de Richard et s’en sentait mortifié.
Ce soir-là, au moment de la fermeture, Merens lui adressa un clin d’œil de défi, fier de la conclusion de cette histoire.
— Avoue que je n’avais pas été si mauvais sur ce coup-là, même si je me suis trompé de jumelle. Mais après tout la ressemblance était flagrante…
Rudy le regarda s’éloigner, dégoûté d’autant d’autosatisfaction et plus décidé encore que jamais à ne pas se laisser prendre à de telles niaiseries.
— Cause toujours ! murmura-t-il, le singe fait la grimace et se rattrape à la première branche…

mercredi 19 septembre 2012

Vision nocturne 3/4

III

Le lendemain, Rudy quitta son appartement d’un pas guilleret. Avant d’aller faire ses courses quotidiennes, comme chaque matin il s’arrêta au bar-tabac du coin afin de prendre un grand crème et deux croissants, tout en jetant un œil sur le journal local. C’était plus une manie qu’une volonté réelle de se tenir au courant de l’actualité. Son univers se réduisait pratiquement à L’Apache où il passait la plus grande partie de ses jours et surtout de ses nuits.
Il feuilletait le journal distraitement, tournant interminablement sa cuillère dans sa tasse alors même que le sucre était dissous depuis longtemps, lorsque son attention fut attirée par une photographie illustrant un fait divers. Il s’agissait de la carcasse d’une voiture, littéralement déchiquetée dans une collision avec un train. Le titre de l’article annonçait sobrement : "Deux jeunes filles trouvent la mort au passage à niveau". Il en commença la lecture et devint blême. On racontait comment, peu avant deux heures du matin, le véhicule avait calé au milieu du passage à niveau au moment où les barrières se refermaient. La conductrice s’était acharnée à redémarrer alors même qu’un train survenait à grande vitesse. L’une des passagères avait réussi à sortir précipitamment au dernier moment, tandis que ses deux compagnes étaient fauchées par le rapide. La conductrice venait de fêter ses vingt ans dans un bar de la ville et rentrait chez elle, dans un petit village des environs.
Rudy sentit une sueur froide le long du dos. Il repensa aux derniers mots de Merens, la veille, avant qu’ils ne se séparent. Ainsi donc, il avait réellement vu la mort de cette fille. De même qu’il avait annoncé à la brunette qu’il ne lui fallait pas monter en voiture si elle ne conduisait pas elle-même. Or, lorsqu’elles avaient quitté le bar, il avait bien vu que Céline prenait le volant malgré l’insistance de sa camarade. Il était justement sur le trottoir à ce moment-là, occupé à fumer une cigarette. Il se souvenait parfaitement de la Ford Ka blanche dont l’arrière seul  restait reconnaissable sur la photographie du journal. En outre, les initiales de la conductrice – C.M. – correspondaient au prénom de la jeune fille à laquelle il avait servi tant de Mojitos quelques heures plus tôt.
Tout ce que disait l’article concordait, il n’y avait aucun doute que la victime fut bien Céline. Une jeune fille agréable qu’il avait eu l’occasion de voir à L’Apache de temps en temps, avec sa joyeuse bande.
Le jeune homme conçut de cet épisode un nouveau respect pour le médium, en même temps qu’un regain d’aversion. Il se jura de se tenir le plus en retrait possible et de ne jamais offrir à l’autre la possibilité de lui saisir les mains. Comme si se tenir loin du messager pouvait empêcher les mauvaises nouvelles de nous rattraper…
Les semaines et les mois passèrent, pendant lesquels on ne revit personne de la bande qui accompagnait Céline à L’Apache. La vie suivait son cours, Rudy oublia l’incident. C’était comme si la jeune fille avait abandonné le bar pour un autre endroit, tout simplement. La fidélité de la clientèle n’a souvent qu’un temps, les établissements sont à la mode, puis la mode change. Si l’on a de la chance et du savoir-faire, on peut rebondir et revenir au premier plan.
Mais il devait être écrit quelque part que l’histoire ne s’arrêtait pas là. Rudy n’était pas rendu au bout de ses surprises, sa superstition devait encore être rudement mise à l’épreuve…

mardi 18 septembre 2012

Vision nocturne 2/4

II

Rudy ne croyait pas aux voyants. Pour lui, tout cela n’était que charlatanisme. Cependant, jamais il ne lui serait venu à l’idée d’affronter Richard Merens sur ce sujet. Il était bien placé pour connaître les réactions de ce dernier lorsque l’on mettait en doute ce qu’il présentait comme un don de naissance. On ne lui demandait d’ailleurs pas d’y croire mais de jouer les rabatteurs. Plus le médium travaillait, plus le bar fonctionnait. Cela se lisait parfaitement dans les Cartes… Bleue !
Pour être tout à fait franc, le jeune homme ressentait un profond malaise à l’idée que quelqu’un puisse lire en lui, non seulement son passé et son avenir mais surtout dans ses pensées les plus intimes. Il y avait là quelque chose qui le déroutait – et sans doute l’effrayait – profondément.
Au fil des semaines et des mois, il avait néanmoins sympathisé avec Merens et mettait un point d’honneur à ce que le box de ce dernier ne désemplisse pas chaque jeudi. Il y était encouragé par le retour qu’il avait de la part des clients qui s’étaient aventurés à se faire prédire l’avenir par lui. Si l’on exceptait deux ou trois ronchons mécontents de ce qu’ils avaient entendu, la majorité était tout à fait enthousiaste, il fallait bien l’admettre. De plus, son rôle d’entremetteur lui valait d’être gratifié de pourboires souvent généreux.
Revenant vers le groupe des jeunes qui l’appelait pour une nouvelle tournée, il put entendre les louanges de Céline à l’égard du médium. Encore une qui était tombée sous le charme, se dit-il. Nul doute que l’ensemble de la tablée passerait par les mains de Merens avant la fin de la soirée.
— Il fallait insister pour qu’il te dise l’avenir, disait un garçon roux, c’est ça qui est bluffant. Le reste, avec un peu de psychologie on peut le déduire…
— Ah bon ? Et ma passion pour les chevaux, il l’a su comment ? Je sens l’écurie peut-être ? s’indignait la jeune fille.
— Maintenant que tu en parles… railla la petite brune qui était assise à sa gauche.
— À moins qu’il ait remarqué ta façon de marcher, jambes arquées, lorsque tu es allée le rejoindre là-bas, répliqua sérieusement le garçon roux qui aimait bien les explications rationnelles.
— Et ma sœur avec qui je ne m’entends pas ?
— Il est possible qu’il ait entendu que tu as une jumelle. Comme elle n’est visiblement pas là pour fêter vos vingt ans ensemble, il y a des chances pour que vous ne vous entendiez pas…
Autour de la table, chacun paraissait vouloir peser le pour et le contre. La conversation s’animait. Deux camps se formaient, d’un côté ceux qui croyaient au surnaturel, de l’autre ceux qui se voulaient rationnels. Ces derniers avaient un leader en la personne du garçon roux. Il s’évertuait à trouver une explication logique à chaque argument avancé par Céline.
— Et pour le cycle de cinq ans, tu expliques ça comment, Thomas ?
— Rien de plus simple. Il aurait aussi bien pu te dire que c’était un cycle de six ans. En cherchant bien, ne trouverais-tu pas des choses importantes qui te sont arrivées à six, douze et dix-huit ans ? pérorait-il, grisé à la fois par la discussion et la vodka qu’il buvait de préférence au rhum choisi par ses compagnons.
Puisque personne ne pouvait trancher ce débat sans fin, il fallut bien convenir que la seule chose à faire était de se rendre compte par soi-même des capacités du prétendu médium, aussi fût-il décidé que chacun le consulterait. La petite brune passa en premier et Thomas ferma la marche après s’être longuement fait prier.
À la brunette, Merens annonça qu’elle se devait d’être prudente dans les prochaines heures car elle risquait d’être impliquée dans un accident de la circulation. Il lui conseilla plus précisément de ne circuler en voiture que si c’était elle qui prenait le volant. À un grand maigre binoclard, il dit qu’il rencontrerait bientôt l’âme sœur et que passée la première surprise il en connaîtrait un grand bonheur. Ces propos quelque peu sibyllins eurent beaucoup de succès autour de la table. Certains conclurent que la fille serait moche, d’autres qu’elle serait au contraire trop belle pour lui et Céline s’esclaffa en disant que ce serait peut-être un garçon. On rit beaucoup à cette plaisanterie et une nouvelle tournée fut commandée.
Richard n’étant pas du genre à offrir nécessairement du rêve à tout le monde, il se montra plus terre à terre avec Anne-Sophie, lui annonçant froidement qu’elle ne réussirait pas son examen de fin d’année et devrait abandonner la fac pour partir sur une tout autre voie, sans toutefois préciser laquelle. Au petit ami de celle-ci, il annonça qu’elle le quitterait bientôt parce qu’elle était loin d’être aveugle et que de son côté il la trompait sans précaution. Tout ceci explique probablement que ces deux-là ne s’étendirent pas sur ce qu’on leur avait dit lorsqu’ils regagnèrent la table, déclarant sommairement que tout cela n’était que du chiqué, qu’on ne leur avait rien dit de probant et qu’ils en étaient pour leur billet de dix euros. On les classa donc dans le camp des sceptiques, que bizarrement ils ne paraissaient pas occuper précédemment.
Quant à Thomas, il ressortit littéralement décomposé de cette expérience. Merens le regarda regagner sa table en se frottant les mains, la bouche fendue d’une oreille à l’autre, fier du tour qu’il venait de lui jouer. On eut beau le presser de questions, insister, supplier, le garçon roux ne voulut pas révéler ce qui s’était dit dans le box du médium.
Deux verres plus tard, la joyeuse bande quitta l’établissement au moment où la patronne annonçait la fermeture. Comme toujours, certains se plaignirent de n’avoir pas eu le temps de consulter Merens et d’avoir attendu pour rien. Ceux-là reviendraient la semaine suivante, dans l’espoir d’être les premiers sur la liste d’attente.
Les derniers récalcitrants poussés dehors, Rudy vint échanger quelques mots avec Richard. Il lui demanda d’abord si celui-ci était content de sa soirée, puis s’enquit de la raison pour laquelle il n’avait pas voulu dire à Céline ce que lui réservait l’avenir.
Richard regarda sa montre posément, eut un haussement d’épaules fataliste, et déclara d’une voix éteinte :
— Parce qu’à l’heure qu’il est, elle n’a plus d’avenir…
— Comment ça ? interrogea le jeune homme.
— Elle est morte. Je lui ai dit que ses vingt ans ne dureraient pas. Je ne pouvais tout de même pas préciser à quel point…
— Si c’est une plaisanterie, elle est un peu douteuse, non ?
— Crois-moi, j’aimerais que ça en soit une ! répliqua-t-il en bouclant le cartable dans lequel il avait rangé ses cartes et son bloc.
Puis il salua tout le monde d’un geste de la main et sorti dans la nuit. Il repensa fugitivement à la vision qu’il avait eue en prenant les mains de Céline. Ce n’était pas beau à voir. Une triste façon de finir la soirée et sa vie…

lundi 17 septembre 2012

Vision nocturne 1/4

I

— C’est incroyable ! Il est tout simplement bluffant… s’enthousiasmait Céline.
Ils étaient une dizaine de jeunes, garçons et filles confondus, installés autour de deux hauts guéridons, perchés sur des tabourets montés sur échasses, dans l’atmosphère chaude et bruyante de L’Apache, l’un des bars musicaux branchés du centre-ville, un de ces endroits où la musique est toujours trop forte et le prix des consommations excessif, recette idéale pour transformer un établissement quelconque en l’un des lieux les plus courus des snobs et de ceux qui cherchent à paraître.
— Mais, qu’est-ce qu’il t’a dit au juste ? demandait une fille brune aux lunettes en cul-de-bouteille.
— Il m’a raconté mon passé. C’était comme s’il me connaissait intimement. Tout y était : que j’ai une sœur jumelle avec laquelle ce n’est pas le grand amour, que je suis passionnée de chevaux, que je vis à la campagne mais tout proche d’ici… Enfin, tout, quoi !
Les autres la regardaient, certains avec scepticisme, d’autres incrédulité ; avec un intérêt réel ou des haussements d’épaules qu’elle trouvait trop appuyés pour être sincères.
C’était le soir de ses vingt ans. Elle était venue les fêter ici avec sa bande de copains habituels. D’anciens camarades d’école – maternelle, primaire, collège, lycée – et de nouveaux copains de fac. Une joyeuse équipe au milieu de laquelle elle se sentait bien. D’autant mieux qu’elle avait déjà bu quelques Mojitos bien tassés, sa boisson favorite.
Quelques minutes plus tôt, en apportant une tournée offerte par l’un des garçons, Rudy, le barman, s’était penché à son oreille et lui avait murmuré que ce soir il y avait une animation "voyance" et que l’établissement était heureux de lui offrir une séance de découverte à l’occasion de son anniversaire. Elle avait d’abord refusé mais, une fois qu’elle en eut parlé, toute la troupe avait insisté pour qu’elle y aille.
Tous les jeudis soirs, L’Apache organisait une de ces soirées spéciales avec un médium qui semblait se bâtir une certaine réputation en ville. Un grand type entre deux âges, costume de velours sombre, chemise blanche, lavallière désuète telle qu’en portaient les artistes peintres autrefois, regard acéré, sourire figé et main tendue d’un commercial habitué à vendre quotidiennement des congélateurs à des Esquimaux. Pour dix euros, l’espace d’une dizaine de minutes il dressait un portrait rapide de la personne qui le consultait, lui donnait des éléments biographiques de son passé afin de prouver ses capacités médiumniques avant de dérouler ce que promettait l’avenir.
Chaque jeudi, de nombreux clients des deux sexes attendaient patiemment leur tour d’entrer dans le box qui lui était réservé au fond de la salle. On les voyait ressortir un peu plus tard, certains le sourire aux lèvres, d’autres la larme à l’œil. Il y en avait même qui riaient franchement, non pas de façon moqueuse mais parce qu’ils avaient assisté à une chose extraordinaire qui remettait en question leurs doutes habituels.
Richard Merens ne faisait pas de concession. Il prenait les mains de ses clients, se concentrait quelques secondes, puis déroulait le fil de leur vie avec l’assurance – d’aucuns diraient l’arrogance – de qui se considère infaillible. Ses grands moments de jubilation étaient de se retrouver face à des sceptiques qui osaient le défier. Ses transes devenaient alors d’une violence extrême et il était alors capable d’assener les choses les plus cruelles avec un regard implacable qui semblait dire : « Et maintenant, tu y crois ? »
Il avait entendu le groupe de jeunes gens un peu bruyants qui fêtaient l’anniversaire de l’une d’entre eux et fait signe à Rudy d’aller offrir une séance à cette fille. Il savait que lorsque l’on attrape quelqu’un à une table, il y a de fortes probabilités pour que tous ses occupants veuillent prendre leur tour. Une dizaine de personnes, même avec une gratuité, c’était quatre-vingt-dix euros d’assurés pour lui et pour l’établissement la certitude que la table resterait occupée un peu plus d’une heure et demie, ce qui signifiait que, l’attente aidant, les consommations se multiplieraient. Même chose aux tables où d’autres se feraient inscrire sur la liste d’attente.
Merens avait ainsi contribué à remplir la salle les jeudis soir, jour habituellement creux, et à fidéliser une certaine clientèle. La patronne était aux anges, cette attraction ne lui coûtant que le prix des consommations qu’elle offrait au médium, et comme celui-ci restait sobre lorsqu’il officiait, elle n’en était que de quelques verres de jus de fruits de sa poche. Parfois, elle lui demandait de la renseigner sur son avenir proche, feignant de ne pas attacher plus d’importance que cela à ses réponses, n’en tenant pas toujours compte par bravade. Joueuse, elle avait perdu des sommes considérables au casino alors même qu’il l’avait prévenue que la chance n’était pas à ses côtés. A contrario, il était arrivé qu’elle gagne des dizaines de milliers d’euros parce qu’elle l’avait cru lorsqu’il lui disait qu’elle serait bien avisée de tenter sa chance dans les deux prochains jours. Mais la reconnaissance n’était pas le fort de cette femme acariâtre, revenue de tout, qui n’admettait pas d’avoir perdu une célébrité éphémère du temps où elle était meneuse de revue dans un célèbre cabaret parisien. Maigre et sèche, la peau fripée par les rancœurs, le cheveu abîmé par les teintures au rabais, les mauvaises langues du coin la surnommaient "la Régine du pauvre".
Merens avait accueilli Céline avec un large sourire et des yeux malicieux, l’invitant à prendre place en face de lui, de l’autre côté d’un modeste guéridon recouvert d’une nappe de feutrine bleu roy sur lequel étaient posés différents jeux de cartes, un cendrier dans lequel se consumait du papier d’Arménie, ainsi qu’un bloc de papier et un stylo.
— Puis-je vous demander votre année de naissance, s’il vous plaît ? D’habitude je demande la date entière, mais j’ai bien compris qu’il s’agit du 16 septembre…
Tout en parlant, il commençait à noter le renseignement sur son bloc. Se livrant à un calcul rapide et savant, il inscrivit ensuite le chiffre cinq, qu’il entoura d’un cercle. C’était une entrée en matière dont il se servait surtout lorsqu’il travaillait par téléphone, un truc pour éviter la gaffe idiote de prédire une maternité prochaine à une femme âgée. Là, il cherchait simplement à entrer en contact avec elle, à la mettre en confiance.
— La vie est un cycle, prononça-t-il. Pour vous, tous les cinq ans il se passe quelque chose qui influe sur le cours de votre existence. C’est dire que vos vingt ans marqueront un tournant…
Achevant sa phrase, il avança les mains pour prendre celles de la jeune fille fermement. Le box était plongé dans une pénombre assez profonde qui ajoutait au mystère de ce qui s’y déroulait. Ainsi, Céline n’eut-elle pas l’occasion d’apercevoir le voile fugitif qui couvrit le regard de Richard avant qu’il ne ferme les paupières et semble entrer dans une profonde concentration.
À vrai dire, elle ne prêtait pas grande attention à son manège ; perdue dans ses souvenirs, elle essayait de se remémorer ce qui avait pu lui arriver de spécial à cinq, dix et quinze ans. Elle trouva pour chacune de ces dates un événement qui lui sembla convenir parfaitement. À cinq ans, son père lui avait offert un poney ; à dix, elle recevait sa première jument de concours et à quinze… À quinze, elle était double championne, départementale et régionale, était sélectionnée dans l’équipe de France d’équitation et rencontrait son premier amour. Oui, à bien y réfléchir, tous les cinq ans il s’était produit un événement marquant dans sa vie !
Merens rouvrit les yeux et commença à dresser un portrait psychologique de la jeune fille. Il fit une embardée soudaine par l’astrologie afin de souligner quelques traits marquants de son caractère, puis il s’attacha à remonter le fil de son passé. Il lui parla de sa sœur jumelle, de leur rivalité ancienne, de la grande animosité que l’autre nourrissait à son égard, de la passion qu’elle avait pour les chevaux et des nombreuses heures de travail qu’elle y consacrait depuis l’enfance. Il décrivit les lieux où elle avait grandi, parla de l’amour dont ses parents l’avaient entourée, des garçons qui valsaient dans sa vie, d’un qui se tenait à l’écart alors que justement celui-ci aurait pu avoir ce qu’aucun autre n’aurait jamais.
Il parlait d’une voix douce, enchaînant les éléments, tirant un fil pour dévider la pelote, en trouvant un autre qu’il tirait à son tour, jetant des bribes pêle-mêle sur la table sans chercher à faire le moindre tri, semblant tirer ses mots au fur et à mesure d’un chapeau imaginaire comme autant de lapins ou de colombes devant une Céline bouche bée, qui se contentait d’acquiescer à tout d’un hochement de tête.
Lorsqu’il eut terminé, la jeune fille fit remarquer timidement qu’il ne lui avait pas parlé de son avenir. Son ton était neutre, on n’y descellait ni déception, ni angoisse, ni réelle attente. Tout ce qu’elle venait d’entendre la comblait déjà. Jamais elle n’avait eu affaire avec un médium ou un voyant. L’idée ne lui serait pas venue d’aller en consulter un, d’ailleurs ! Seul un concours de circonstances avait permis qu’ait lieu ce moment étrange et somme toute délicieux.
— Oh ! Ne parlons pas d’avenir un jour comme aujourd’hui, dit-il. Comme dit la chanson : « On n’a pas tous les jours vingt ans », alors autant pleinement savourer ce jour unique sans penser à la suite…
Sans lui laisser le temps de contester ce choix, il se leva et la prit par le bras pour la raccompagner jusqu’à la table de ses amis.
— Voilà, je vous la rends ! dit-il avant de retourner dans son box où déjà Rudy introduisait un monsieur d’un certain âge.
Tout cela était calculé. Merens et Rudy savaient que la jeune fille allait être pressée d’un feu roulant de questions de la part de ses compagnons et que peu à peu une envie allait naître en chacun d’eux d’aller consulter à son tour. Leur proposer directement de venir le voir n’aurait pas eu le même effet, les retombées eussent été moindres !