jeudi 24 décembre 2015

Trois saisons

L’enfant était mal assis et gigotait sur un fauteuil trop haut et trop profond pour lui. Il aurait voulu partir d’ici, fuir le plus loin possible, dire à cette femme qu’il ne l’aimait pas et n’avait rien à lui répondre…
Mais il savait intuitivement qu’il devait se taire sur ce sujet et répondre au mieux aux questions qu’elle lui posait. C’était une évidence, même s’il avait un peu de mal à comprendre toutes les subtilités de la situation.

La blouse blanche donnait à la jeune femme un air autoritaire qu’elle ne souhaitait pas, cependant l’uniforme était imposé et c’était une bonne chose. Il faisait sens, marquait la distance nécessaire qui devait s’instaurer avec ses interlocuteurs, enfants autant qu’adultes…
Depuis un long moment, elle observait le petit garçon non sans une certaine bienveillance… Une tête blonde d’une dizaine d’années, aux yeux bleu profond, au teint trop pâle.
Elle avait cherché à l’amadouer, gagner sa confiance afin d’obtenir la meilleure coopération possible de sa part. Le jeu était truqué et elle savait qu’il en avait intuitivement conscience.
Entre eux, outre la blouse blanche, le large plateau du bureau était là pour marquer la frontière. Pas de rapprochement permis ; un éloignement indispensable, apte à couper tout élan. Un paradoxe, si l’on songeait qu’il s’agissait d’établir une relation basée sur la plus grande spontanéité possible.
Faisant preuve de bonne volonté, l’enfant collaborait à minima, se tenant sur une réserve qu’elle avait du mal à cerner. Il était vif et intelligent, cependant il y avait en lui une volonté de dissimulation ou à tout le moins un recul très prononcé. Or, son rôle était bien de percer la coquille, de ne pas s’arrêter à la surface des choses mais d’aller plus profond.

L’enfant n’aimait pas la dame. Sa blouse immaculée l’avait classée d’emblée dans la catégorie des médecins et infirmières. Il se méfiait de ces gens-là, qu’il n’avait que trop fréquentés ces derniers mois dans les hôpitaux. On ne l’avait que trop tripoté, piqué, "charcuté" !
Il ne faisait d’exception que pour la vieille Mme Guidoni, la pharmacienne dont l’officine se tenait au pied de son immeuble. Sans bien savoir pourquoi, il trouvait en elle quelque chose de rassurant. Peut-être pensait-il simplement qu’une personne roulant dans une voiture aussi ridicule que la sienne ne pouvait pas être méchante ? Elle possédait un antique et minuscule véhicule blanc dont la portière s’ouvrait bizarrement, qui pouvait ressembler à un œuf mais que pour sa part il avait surnommée le "pot de yaourt".
Mme Guidoni tenait seule sa boutique. Avait-elle un mari, était-elle veuve ou divorcée ? Il n’en avait pas la moindre idée. Aussi loin que remontaient ses souvenirs, il l’avait toujours vue ainsi : seule, vieille, belle, toujours impeccablement peignée et maquillée avec discrétion. Utilisait-elle les rouges à lèvres et les crayons pour les yeux qui figuraient en abondance dans le présentoir de plexiglas posé à la gauche de son comptoir ?
Le fait qu’elle travaille seule rendait toujours interminables les passages à la pharmacie. D’autant plus lorsqu’il fallait qu’elle prépare elle-même certaines potions. Les gens s’impatientaient, cependant ils ne cherchaient pas à aller ailleurs car ailleurs c’était plus loin.
L’enfant, qui jouait quotidiennement sur le trottoir, aimait observer l’activité de l’officine, cela le fascinait. Certaines fois, la pharmacienne lui faisait signe de pousser la porte vitrée dont la poignée de bronze représentait une coupe autour de laquelle s’enroulait un serpent et de venir chercher un bonbon à la menthe. C’était elle qui offrait, pourtant elle lui disait invariablement : « Tu es bien gentil » et il avait du mal à comprendre cela.
La dame aussi lui avait proposé un bonbon quand elle l’avait fait entrer dans son bureau, mais il avait refusé mettant ainsi en pratique la recommandation faite par ses parents de ne jamais accepter de friandises des inconnus !

La jeune femme avançait patiemment, posant des questions anodines auxquelles il était facile de répondre avant de revenir à des sujets plus pointus.
— Quel âge as-tu dit que tu avais, déjà ?
— Onze ans et demi.
Elle avait souri. Tous les jeunes enfants ont la même vanité de la demi-année qui les rend "plus grands".
— Tu peux me dire quel jour nous sommes ?
— Mercredi.
— Et la date ?
— Mercredi 20 juin 1973.

Il s’agaçait et n’avait eu que le temps de se mordre la lèvre inférieure pour ne pas exploser.
Oui, c’était mercredi et il n’avait pas école, alors pourquoi lui faisait-on perdre son temps ici plutôt que de le laisser aller jouer avec sa bande ?
Son esprit fut détourné par une pensée qui lui arracha un sourire : jusqu’à l’année précédente, le jour de congé était le jeudi et il y avait école même le samedi ; si ce foutu rendez-vous avait eu lieu deux ans plus tôt, il aurait manqué la classe et aurait eu le lendemain pour raconter toutes les idioties qu’il avait faites ici à ses copains. Bien sûr, il n’était pas dupe ; si le rendez-vous avait eu lieu à l’époque, on se serait arrangé pour qu’il soit fixé un jeudi…
Cette digression intime le mettait en joie. Il s’amusait de peu lorsqu’il se sentait seul, cela faisait diversion et le protégeait de ses peurs intimes, de ses angoisses enfantines. Il pensait à des bêtises et c’était un véritable ballon d’oxygène qui lui permettait de reprendre pied dans une réalité qu’il n’appréciait pas toujours.
Son attention était ailleurs désormais. C’était comme si la dame n’existait plus. Pourtant elle était bien là, derrière son bureau, mais il préférait se concentrer sur le téléphone orange qui trônait juste à côté de la petite lampe chromée qui n’était là que pour le décor car la pièce baignait dans une lumière de tubes au néon qui semblaient vouloir rivaliser avec le soleil qui parvenait à passer outre les petits carreaux sales des grandes fenêtres à croisillons.

Elle sentait qu’il lui échappait. Ce n’était pas très grave, le plus gros du travail était fait et elle était en mesure de rendre un avis motivé. Cependant un détail retenait son attention, qu’elle aurait aimé tirer au clair avant de faire entrer les parents du gamin, qui étaient restés dans la salle d’attente. Lorsqu’ils les auraient rejoints, elle leur remettrait le résultat des tests et leur ferait part des conclusions qu’elle enverrait par écrit.
— En quelle saison sommes-nous ?
— Au printemps.
— Oui, mais à partir de demain ?
L’enfant ne répondait pas, se contentant d’une mimique entre bouderie et incompréhension.
Tout à l’heure, elle avait abordé le sujet sous un autre angle. Elle considérait alors que la question était de pure forme pour quelqu’un qui paraissait aussi éveillé qu’il l’était manifestement. Or, s’il lui avait bien répondu qu’il existait quatre saisons, au moment de les lui énumérer il n’en trouvait plus que trois : le printemps, l’automne et l’hiver.
Se pouvait-il qu’il occultât l’été, la saison des grandes vacances ?
Elle avait tenté de lui faire retrouver la mémoire par des chemins détournés, en associant des idées-forces. Pourtant, s’il n’avait aucun problème pour créer des couples tels que hiver-Noël, printemps-bourgeons, automne-feuilles mortes, le soleil n’appelait rien, ni les moissons, ni la fin de l’école pour une longue période. L’été brillait par son absence dans la petite tête blonde.

L’enfant s’impatientait, tout en faisant des efforts notables pour ne pas le montrer. Il voulait que tout ceci finisse au plus vite. On était en train de lui gâcher tout son mercredi et à ses yeux l’enjeu n’en valait pas la chandelle.
Dès le début de la rencontre, la dame lui avait demandé s’il savait ce qu’il faisait là. Il s’était alors contenté d’un hochement de tête, mais ça n’avait pas suffi.
— Explique-moi ça, avec tes mots.
— Je dois passer des tests.
— Oui, mais pourquoi ?
— Parce qu’on me l’a demandé…
Que voulait-elle lui faire dire, au juste ? On lui avait expliqué que le directeur de l’école voulait qu’il voie cette dame avant de prendre une décision sur son avenir. Fallait-il qu’il répète cela ?
— Et tu es d’accord pour passer ces tests ?
Il avait haussé les épaules. Avait-il vraiment le choix ? La seule chose qui le rassurait était qu’on lui avait précisé qu’il n’y aurait ni prise de sang, ni piqûre, ni palpation de son corps. Pour cela, il estimait avoir donné pour le restant de ses jours. La dernière fois, au laboratoire, il avait fallu sept personnes pour le maîtriser pendant qu’on lui prenait ce qu’il pensait être des litres de sang mais n’était que deux malheureux petits tubes…
Toute la réticence qu’il manifestait n’avait qu’une origine : la méfiance. On lui avait trop menti, ces derniers mois, pour qu’il puisse encore croire un adulte sur parole. Sa mère elle-même lui avait menti, à l’hôpital, même si elle ne le reconnaîtrait jamais. Alors, maintenant, il tentait de trouver la bonne attitude entre une franche coopération et l’envie de truquer le jeu à son tour.
La première partie de la matinée avait été consacrée à une batterie d’exercices où se mélangeaient des questions de français et de mathématiques, des histoires de poulies compliquées qui devaient lever un poids si l’on disait dans quel sens il fallait tirer la corde ; des suites "logiques" de nombres qui ne devaient être logiques que pour celui qui avait rédigé l’énoncé…
Il n’aimait pas les mathématiques, ça ne le faisait pas rêver. En classe, si bon élève qu’il fut, ses yeux étaient plus souvent attirés vers les fenêtres donnant sur la cour de récréation que sur le tableau vert qui avait remplacé depuis quelque temps le "tableau noir" sur lequel le cancre de Jacques Prévert, « à l’aide de craies de toutes les couleurs, dessinait le visage du bonheur. »

Elle le regardait avec bienveillance. Il y avait quelque chose d’attachant chez ce gamin qui ne ressemblait en rien à la plupart de ceux qu’elle voyait défiler dans son cabinet. La demande d’expertise était pour le moins atypique : alors que le système scolaire le jugeait apte à passer au collège l’année suivante, ses parents avaient déposé un recours afin qu’il puisse redoubler sa classe de CM2. Ils pensaient que ses problèmes de santé lui avaient fait manquer trop de cours ; qu’il pourrait pâtir rapidement de cette situation une fois au collège et perdre pied. De fait, ses absences cumulées devaient représenter la moitié de l’année scolaire. Pour autant, ses résultats se situaient largement dans la moyenne supérieure de la classe.
Les parents avaient également demandé que le redoublement se fasse dans la classe du même instituteur, ce qui n’était pas la règle. Habituellement, dans un tel cas, s’il y avait plusieurs classes de même niveau, on s’arrangeait pour que les enfants passent dans les mains d’un autre enseignant.
Le directeur de l’école primaire, après s’en être entretenu avec l’instituteur et l’inspecteur, avait décidé de soumettre la décision finale à une expertise qui dirait si l’enfant était à même de tirer un bénéfice d’une telle mesure ou s’il risquait de perdre une année par dépit. C’est ce qui expliquait la présence de l’enfant devant elle.
La matinée s’était déroulée de façon très satisfaisante dans l’ensemble, malgré cette retenue légèrement hostile de l’enfant. Il était évident que celui-ci avait du caractère et savait opposer une franche résistance ou une inertie sournoise dès qu’on lui proposait des choses qui ne l’intéressaient pas ou qu’il ne voulait pas faire pour une raison ou une autre.
Ainsi, si ses lacunes en mathématiques étaient évidentes, il était tout aussi évident qu’un redoublement ne changerait rien à la situation puisqu’il n’avait pas la volonté de dépasser son aversion pour la matière.
Cependant, il avait montré qu’il n’était pas réfractaire à l’idée de cette mesure et se disait prêt à jouer le jeu pour en tirer tous les bénéfices possibles. On pouvait donc espérer une évolution positive sur l’algèbre et la géométrie.

L’enfant n’avait pas d’idée préconçue sur la demande de ses parents. Ceux-ci lui avaient expliqué que ce recommencement du CM2  était envisagé à son bénéfice. Bien sûr, cela présentait certains inconvénients comme de voir les copains qu’il avait suivis de classe en classe s’éloigner de lui, mais était-ce si grave ?
C’est lui qui avait exigé, en contrepartie, de ne pas changer de maître. Il aimait bien M. Zeymour, malgré sa sévérité intimidante. En revanche, il se méfiait de M. Tardieu auquel il trouvait un regard chafouin de traître de série télévisée. Et puis, s’il restait avec M. Zeymour, il repartirait en classe de mer alors que ce ne serait pas le cas avec l’autre instituteur qui refusait de participer à ce genre d’expérience. Quitter une nouvelle fois Besançon pour la Méditerranée, ça valait bien le sacrifice d’un redoublement, après tout…
Bien sûr, cet argument-là, il ne l’avait pas donné à la dame. Ni à ses parents, d’ailleurs, qui avaient eu bien du mal à le laisser partir la première fois.
Pourtant, à quel point avait-il pu aimer la mer ! Parce que c’était bleu et immense, sans fin, sans ces foutues montagnes, collines prétentieuses, qui barrent l’horizon, emprisonnent et étouffent. La mer, c’était l’évasion, l’ouverture sur le monde, l’idée d’un départ qui permettrait que tout soit possible. Avec seulement trois lettres, le simple mot "mer" le transportait déjà ; bien mieux que le train, auquel il en fallait quatre !
Évidemment, l’enfant aurait été incapable de s’exprimer ainsi ou de conceptualiser les choses d’une telle façon. Il était trop jeune pour cela. Il faudrait attendre bien des années pour que le recul lui permette de voir clairement ce qu’il ne faisait qu’entre-apercevoir de manière intuitive.
La dame pouvait insister, tenter de le pousser dans ses retranchements. Si les verrous étaient d’ores et déjà bien présents, les clefs étaient loin de se trouver en sa possession ou simplement à sa portée.

La psychologue voulait comprendre. Quelle explication y avait-il à cet oubli de l’été, quel traumatisme pouvait expliquer un tel blocage ?
Il fallait pousser plus avant, prendre un autre chemin pour faire parler l’enfant, ne pas le laisser bloqué sur cette absence de réponse à une question simple. Regagner sa confiance et lui redonner confiance en lui-même en le lançant sur un chemin à peine détourné.
— Que vas-tu faire, durant ces grandes vacances qui s’annoncent ?
Il eut un hochement de tête vers la fenêtre à travers laquelle on ne voyait rien.
— J’irai là-haut, chez mes grands-parents, comme à toutes les vacances.
— Là-haut ?
— Au village, à la ferme, dans la montagne.
Il y avait dans son ton quelque chose de désabusé, une pointe de fatalisme. En tout cas, un manque total d’enthousiasme.
— Ça n’a pas l’air de te faire vraiment plaisir… Tu n’aimes pas aller chez eux ?
L’enfant haussa les épaules. Il restait fermé. Le sujet avait-il quelque chose de tabou ? Elle voulait creuser la question, en savoir davantage.
— Que font tes grands-parents ?
— Ma grand-mère s’occupe de la ferme, elle nourrit les poules, les lapins et le cochon. Elle fait la cuisine, le ménage… Quand le camion de l’épicier, du boucher ou du boulanger s’arrête sur la place du village et klaxonne, elle enfile un tablier propre, prend son porte-monnaie, un vieux cabas élimé, et se précipite en oubliant sa liste sur le buffet de la cuisine…
— Et ton grand-père ?
— C’est un sanglier.

L’enfant avait du mal à ne pas rire devant le regard perplexe que lui lançait la dame. Bien sûr qu’elle ne pouvait pas comprendre ! Elle n’était pas d’ici, son accent pointu la trahissait. Probablement une Parisienne ; en tout cas une étrangère, quelqu’un qui ne connaissait rien à la vie des gens d’ici.
— Un sanglier ? Tu veux dire un cochon ?
Il partit d’un rire franc et massif. À la fois pour se moquer d’elle et parce que l’idée que son grand-père fut un cochon ne lui déplaisait pas. Après tout, il lui arrivait parfois de se tenir salement à table et de faire un vrai bruit d’auge quand il mangeait sa soupe aux vermicelles dans laquelle il versait un verre de vin rouge…
Son rire renfermait toute la spontanéité qu’il avait bridée jusqu’à présent. Il cascadait en notes fraîches, sonores et limpides.
— Je suis désolée. Je ne comprends pas ce qu’il y a de drôle, ni ce que tu as voulu dire.
Alors l’enfant avait rompu les digues et s’était laissé aller sans retenue. Il parlait clair et vite, sans chercher ses mots non plus que sans retenue. Volubile, il s’était mis à décrire la vie là-haut, celle de ses grands-parents comme la sienne quand il était avec eux. Après-tout, il n’y avait rien de secret là-dedans, rien qu’il voulait cacher.
Il avait expliqué qu’un sanglier, ce n’est pas qu’un animal sauvage dont on fait des civets et des pâtés, mais aussi un homme dont le métier est de confectionner les sangles d’écorces d’épicéa dont on se sert pour cercler le vacherin du Mont-d’Or, si coulant que le fromager est obligé de le sangler avant de l’enfermer dans une boîte de sapin.
De manière très vivante, il avait raconté comment son grand-père, à peine les arbres abattus, se servait de sa "plumette" – une raclette métallique montée sur un long manche de bois – pour enlever l’écorce. Aux pieds, l’homme portait des crampons sous ses chaussures pour monter sur les troncs sans perdre l’équilibre.
Une fois ôté l’écorce de l’épicéa, il utilisait un "boutoir" qui ressemblait à un rabot afin de découper les sangles dans le "liber", la fine couche de bois coincée entre l’écorce et le tronc. L’épaisseur du "liber" variait en fonction de l’altitude, de la nature du sol et de l’exposition des arbres, entre 1,5 et 5 mm d’épaisseur. Chaque sangle devait être prélevée une à une – sur toute la longueur du tronc qui pouvait atteindre trente mètres – et mise à sécher pendant plusieurs jours avant d’être livrée à la fromagerie. Le vieil homme lui avait confirmé qu’il pouvait ainsi tailler plus d’un kilomètre de sangles dans une même journée et expliqué que tout était ici un travail de précision. Chaque sangle devait faire 33 mm de large et que sa longueur variait en fonction de la taille du fromage, de 42 cm jusqu’à 1 mètre. Il l’avait vu travailler bien des fois, avec un réel intérêt et un émerveillement non feint pour l’habileté des gestes.
Dans les propos de l’enfant, la psychologue sentait que sa fierté de pouvoir expliquer tout ceci se mêlait à celle que devait éprouver son grand-père d’exercer un métier peu courant. Il y avait une sorte d’émerveillement dans les yeux de l’enfant, qui était peut-être le sentiment d’une initiation à une chose rare qui soudain pouvait lui conférer une certaine importance en la décrivant.

La psychologue écoutait l’enfant avec une attention accrue. Elle guettait le moindre changement de nuance dans la voix ou le regard bleu qui était comme perdu au loin, fixé sur les scènes qu’il décrivait.
Elle avait songé à un drame, une chose terrible qui pouvait justifier cette abrogation de l’été dans son continuum, mais il n’en était assurément rien.
— Tu accompagnes ton grand-père, des fois, si je comprends bien ?
Oui, ça lui arrivait de courir les bois avec lui. Il lui montrait les traces laissées par les animaux, lui apprenait à reconnaître les oiseaux à leur chant ou à leur plumage…
Vivre à la ferme pendant les vacances, c’était aussi participer aux travaux des champs, la fenaison, les moissons, l’arrachage des pommes de terre, la cueillette des haricots verts, des petits pois qu’il fallait ensuite écosser ou effilocher avant de les mettre en conserves.
Il avait décrit les soirées d’hiver au coin du feu, quand ses grands-parents assemblaient des jouets en bois pour arrondir leurs revenus. Un travail qu’il fallait exécuter avec vitesse et précision car on le leur payait à la pièce.

L’enfant avait conscience de parler vite et trop. Il n’avait fait que saisir l’aubaine qui lui était offerte de détourner l’attention de lui. La dame en blanc comprenait-elle que tant qu’il évoquait ses grands-parents, il se cachait derrière eux ?
On voulait le faire redoubler ? Soit ! Mais quel besoin y avait-il de lui faire raconter sa vie en dehors de l’école ?
— Bien, je crois que nous en avons terminé, disait la dame. Tu ne te souviens toujours pas du nom de la saison des grandes vacances, quand tu es à la ferme ?
— Non.
— C’est l’été…
— Ah, oui ! avait-il répondu d’un ton monocorde qui tenait plus du constat que d’un réel intérêt pour la réponse à une question qu’il ne s’était pas vraiment posée.

*
*   * 

Octobre 1977. L’enfant est devenu un adolescent. Il a maintenant quinze ans.
C’est une triste fin d’après-midi, le ciel est bas, bouché, sans lumière. Ses parents et lui se tiennent debout de part et d’autre du grand trou béant dans la terre du cimetière, à l’extrémité du village. Le prêtre prononce une dernière prière, puis on descendra le cercueil du grand-père au fond de ce trou où il reposera sur celui de sa femme qui est partie deux ans plus tôt.
L’adolescent a les yeux secs, pourtant il éprouve une tristesse sans fin. Une tristesse qu’il ne comprend pas très bien, qui tient plus au sentiment de la fin d’une époque qu’à celui de la perte d’un être cher, essentiel.
Il a vaguement suivi la messe tout à l’heure, puis a marché comme un automate derrière le corbillard. Son esprit était ailleurs, enfermé dans le cabinet de la psychologue où il avait dû répondre, quelques années plus tôt, à des questions bizarres sur des taches d’encre qui ne lui évoquaient rien d’autre que des taches d’encre sur une feuille de papier blanc.
Pourquoi a-t-il fait une telle fixation sur cette vieille histoire aujourd’hui, alors qu’il n’y avait jamais repensé depuis lors ?
Il se souvient avec précision de l’insistance qu’avait mise la jeune femme à lui faire dire que l’été venait s’intercaler entre le printemps et l’automne, et que ce mot ne lui venait pas, ne voulait pas franchir ses lèvres.
Ils s’étaient séparés sans qu’elle eût obtenu la réponse qu’elle espérait. Mais à cet instant, devant cette tombe ouverte, il vient de comprendre.

Il regarde sa mère en pleures, son père qui essaye maladroitement de la réconforter, le prêtre cacochyme dont il se dit qu’il pourrait bien être le prochain à qui l’on ouvrira un trou dans cette terre.
Sa mère s’en veut-elle, à cet instant, d’avoir fui le village à vingt et un ans, fui ses parents à qui elle reprochait de lui offrir une vie dans laquelle elle se sentait à l’étroit, pour aller tenter sa chance ailleurs ? Ils étaient restés en froid quelques années, jusqu’à la naissance de l’enfant qui les avait rapprochés et qu’on avait pris l’habitude de leur confier pour les vacances.
L’enfant avait une santé fragile, l’air de la montagne ne pouvait que le fortifier. C’était une raison de plus, qui arrangeait tout le monde. Les vieux parce que cela mettait de l’animation dans une ferme qui en manquait cruellement depuis le départ de la fille unique de la maison, les parents parce que la solution était moins onéreuse qu’un placement en colonie de vacances.
L’adolescent juge sévèrement sa mère et méprise son père. C’est l’âge de l’ingratitude, des emportements irraisonnés.
À sa mère, il reproche d’avoir quitté une vie dans laquelle elle se sentait à l’étroit pour une autre plus étriquée encore. Il n’aime pas la montagne, mais l’encerclement de Besançon par les sept collines l’étouffe davantage encore. Et puis l’avenir se bouche chaque jour un peu plus depuis quatre ans…
Quant à son père, il le trouve mou. C’est injuste, il le sait, mais il voudrait qu’il soit plus dur, plus combatif, plus violent. Oh ! ni avec lui ni avec sa mère, mais dans les actions qu’il mène à l’usine avec ses camarades. À quinze ans, on est extrémiste, on veut tout faire péter, on ne supporte ni l’injustice ni les coups du sort.

C’est sans doute une ironie du sort, justement, qui lui a fait passer cette matinée dans le cabinet de la psychologue, il y a quatre ans, à la fin du mois de juin 1973. Précisément à ce moment-là où tout allait basculer, sans qu’on le sache encore.
Les rumeurs circulaient plus ou moins, mais d’un coup cela devenait officiel : la direction de Lip avait dans ses cartons un plan de licenciement et la volonté de geler les salaires de ceux qui y échapperaient. Il y avait eu une grève dure, avec occupation de l’usine, manifestations massives. Des négociations avaient été ouvertes au mois d’août, sans doute avec le secret espoir de la direction que tout ceci ne serait qu’un orage d’été, mais en septembre la mobilisation, loin de fléchir, s’était renforcée.
L’espoir était revenu en janvier, avec la reprise du site par un investisseur qui devait donner sa démission deux ans plus tard, juste avant le dépôt de bilan qui avait entraîné une nouvelle occupation de l’usine. Une lutte interminable et vouée à l’échec puisque le 12 septembre 1977, Lip était définitivement liquidé et ses deux parents sur le carreau.
C’était il y a quelques semaines à peine.
En regardant le trou béant, chacun à sa manière, tous les trois pensent que leur avenir ressemble à ça. La terre s’est dérobée sous leurs pieds, ils sont happés dans un trou sans fin dont ils ne savent pas s’ils pourront remonter ni comment.
La vente de la ferme et des terres, si elle peut se faire rapidement, leur permettra du moins de survivre quelque temps. Comme si le grand-père avait voulu leur venir en aide une dernière fois.
L’adolescent pense à son dernier été ici, il y a deux ans, quand sa grand-mère est morte sous ses yeux, à table. Elle venait de couper un morceau de viande, avait amorcé le geste de le porter à sa bouche, mais à mi-parcours la main, la fourchette et la tête étaient soudain retombées. Rupture d’anévrisme, avait conclu le médecin tandis que le chien en profitait pour finir l’assiette de sa maîtresse.
Après cela, le grand-père qui n’avait jamais été malade de sa vie a développé un cancer du côlon contre lequel il n’a pas vraiment voulu lutter.
Il a aimé les deux vieux, profondément, sincèrement, cependant qu’il leur en voulait en même temps pour toutes ces vacances gâchées auprès d’eux. Tout à l’heure, en suivant le convoi funéraire, il a compris que l’oubli de l’été n’était rien d’autre que cela : le désir d’effacer cette prison, ces deux longs mois perdus qui lui donnaient le sentiment d’être abandonné de sa mère. Abandonné dans cette montagne où elle avait déjà abandonné ses parents.
C’est sans doute injuste de voir les choses de cette façon, pourtant c’est ce qu’il a toujours ressenti au fond de lui, quel qu’ait été l’amour véritable et sincère qu’il vouait à ses grands-parents. Sa mère lui manquait, ses copains aussi, son univers familier…
Il espère que ses parents ne vont pas s’obstiner à participer au projet de quelques salariés de se monter en coopérative pour relancer la fabrication. Le moment n’est-il pas venu, puisqu’ils sont désormais sans attache, d’aller voir ailleurs, là où l’horizon n’est pas barré. Il voit sa vie près de la mer en même temps que près de la sienne. Il va essayer de les convaincre et si ça ne marche pas, alors il attendra sa majorité et partira comme sa mère la fait en son temps. Grâce au président Giscard d’Estaing, il n’aura que trois ans à attendre au lieu des six qu’il lui aurait fallu antérieurement.
S’il réalise son rêve de transhumance familiale, alors il pourra dire à toutes les psychologues du monde que la mer et sa mère sont des étés permanents et que désormais il n’y aura plus qu’une saison dans sa vie !
 

Toulouse, 17-20 août
et 21-23 décembre 2015

mardi 18 août 2015

Comment j'ai tué mon père 2/2

Le temps a passé, faisant son œuvre de sape progressivement, subrepticement, au rythme de « la pendule d’argent/Qui ronronne au salon, qui dit oui qui dit non, qui dit : je vous attends » comme le chantait Brel au moment où je poussais mon premier cri.
Les signes de la décrépitude sont nombreux, mais ils avancent masqués ou plus exactement tellement aveuglants qu’on ne les voit pas, comme la lettre volée posée bien en évidence.
Nous en avons tous fait l’expérience : nous ne pouvons imaginer que les gens que nous n’avons pas vus depuis longtemps aient pu vieillir entre-temps : la réalité nous assaille et nous bouleverse si nous les recroisons un jour. À l’inverse, nous ne prenons pas conscience du vieillissement et des changements physiques de nos proches qui surviennent lentement sous nos yeux ; c’est ce qui explique qu’une grand-mère trouve changé un enfant que sa propre mère trouve identique. Tout n’est qu’une affaire de perspective. Or, le nez dans le guidon il n’y a point de perspective. Dans le Tour de France, seul le téléspectateur profite des paysages.
C’est donc petit à petit que les pas de mon père se sont faits plus lourds, sa mémoire plus hésitante, son élocution moins fluide. Ses doigts se sont mis à trembler parfois, puis de plus en plus souvent. L’odeur de l’appartement a évolué à son tour, pour sentir le rance et l’urine. Les vêtements toujours impeccables se sont progressivement tachés dans le même temps où ils étaient moins souvent changés…
Des petits rien sans gravité, auxquels on ne prête pas attention ou plus exactement que l’on remarque sans vouloir les prendre objectivement en compte. Il est difficile d’admettre la déchéance de ceux que l’on aime et qui nous ont aimés. Nous aiment-ils encore, alors que nous les voyons si absents près de nous ?
Un jour, papa a eu du mal à se lever de son fauteuil et j’ai dû aller acheter une cane à la pharmacie. Il n’en voulait pas, m’a insultée, menacé de l’instrument avant de finir par comprendre que pour m’en assener un coup il lui faudrait d’abord s’en servir pour se redresser. Ses pas étaient plus lents, ses pieds se levaient moins facilement et sa progression devint une sorte de glissement sur le parquet.
Il abandonna ses occupations associatives, sortit de moins en moins, m’obligeant à être de plus en plus présente. Oh ! il ne m’a rien demandé, toutes ces petites obligations destinées à lui faciliter la vie, à arrondir les angles, je me les suis créés toute seule. Par devoir autant que par amour. Par peur de l’accident, peur de le perdre à son tour.
Mes visites sont devenues plus fréquentes, plus longues. Violette ne disait rien. Elle comprenait, en même temps qu’elle était soulagée de n’avoir pas à supporter pareil fardeau avec ses propres parents, plus jeunes et bien vivants.
Ensuite, il y a eu les premières chutes. En tout cas celles dont j’ai eu connaissance. Je ne doute pas un instant qu’il y en ait eu d’autres dont il m’a caché l’existence par fierté mal placée autant que par souci de me ménager. Probablement m’a-t-il aimée jusqu’au bout, à sa manière tyrannique, malgré la déception que représentait pour lui mon choix de vie. Il m’a aimé comme je l’ai aimé : mal mais avec une sorte d’exclusivité douloureuse.
Les chutes m’ont terrorisée. Je l’imaginais se fracassant la tête par terre ou sur le coin d’un meuble, puis agonissant des heures entières sans le moindre secours. C’était une angoisse permanente, contre laquelle je ne pouvais rien. J’avais le souvenir d’une grand-tante qui était décédée après une chute dans laquelle elle s’était cassé le col du fémur. Certes, c’était il y avait des lustres et les progrès de la médecine faisaient d’un tel incident une peccadille, mais il est difficile de se raisonner dans de tels cas.
Un midi, je le retrouvais à terre alors que j’étais venue le chercher pour l’emmener déjeuner chez Marie. À première vue, il n’avait rien de cassé et je parvins à le remettre sur pied ainsi qu’à le faire marcher sans trop de problème jusqu’à la voiture. Le déjeuner dans le jardin se passa à merveille jusqu’au moment où il exprima le désir d’aller aux toilettes et se montra incapable de se lever de son fauteuil. Il souffrait manifestement le martyre et ma sœur et moi ne savions plus comment l’aider. Marie fit appel au père d’un des copains de son fils aîné, qui était médecin. Celui-ci accourut et expliqua qu’il n’était pas exclu que papa se soit fêlé le col du fémur en tombant dans la matinée et que la station assise ait achevé de rompre l’os. Il lui fit une injection pour le calmer et appela une ambulance pour le faire transporter à l’hôpital.
Une fois de plus, il y eut plus de peur que de mal, mais l’alerte était sérieuse. Je le taraudais afin qu’il accepte l’installation chez lui d’un dispositif d’alerte en cas de problème. La chose était entièrement prise en charge par le conseil général pour les personnes de son âge. La négociation dura deux ans, jusqu’à ce qu’une nouvelle chute le laisse à terre pendant plus d’une demi-journée.
Chacun de ces épisodes me hante encore aujourd’hui. Il faut avoir vécu avec l’angoisse de ne pas entendre le téléphone dans la nuit pour comprendre ce qu’est la responsabilité de maintenir chez elle une personne qui n’a plus tout à fait les capacités d’y être en parfaite sécurité. Jean et Marie se moquaient bien de cet aspect-là du problème. Hélène était là pour tout régler, prête à accourir au moindre pépin, à se dévouer, se mettre en quatre.
Je ne reproche rien à personne. Chacun sa vie… J’aurais juste aimé un peu plus de soutien moral. Un coup de fil de temps en temps pour prendre des nouvelles du père et accessoirement des miennes. De mon côté, je n’en donnais pas non plus. Je m’occupais de papa, je n’allais pas en plus me rajouter la charge des bulletins de santé auprès de ceux qui n’en demandaient pas.
Papa a commencé à tomber de plus en plus fréquemment. De préférence la nuit. La raison en était qu’il s’endormait devant la télévision et se trouvait désorienté au moment d’aller se coucher. Il s’emmêlait alors les pieds dans le tapis du salon qu’il n’avait pas voulu me laisser enlever, ou bien dans sa cane qu’il avait fini par accepter. Le téléphone sonnait alors chez moi et je devais aller lui porter secours avant de prévenir le centre de surveillance que tout allait bien et qu’il n’était pas nécessaire d’envoyer une ambulance.
Cette situation devint pour moi un stress permanent. Lorsque nous nous mettions au lit, Violette et moi, je n’osais même plus faire l’amour avec ma compagne de peur d’être coupée dans mon élan par un appel d’urgence. Mes nuits devenaient de plus en plus chaotiques par crainte de ne pas entendre le téléphone. Je m’enfonçais progressivement dans une profonde dépression, hantée en permanence par la peur de l’inéluctable. Le médecin de papa m’avait prévenue, arrivé à cet âge, les probabilités d’une chute domestique mortelle explosent les statistiques. C’était selon lui le mieux qu’il pouvait arriver à son patient. J’étais entièrement d’accord, à ceci près que je ne voulais pas être celle qui le trouverait étendu sur le sol dans une posture plus ou moins grotesque dont il ne se relèverait pas.
Alors, insensiblement je me suis mise à boire. Je ne m’enivrais pas mais je m’abrutissais. L’alcool atténuait ma perception des choses, me rendait la situation presque supportable.
Je me suis mise à boire du whisky alors même que je n’avais jamais aimé cela. Par petites gorgées tout au long de la journée, en commençant de plus en plus tôt. Lorsque mes insomnies me jetaient au bas du lit à quatre heures du matin, mon premier geste était de dévisser le bouchon rouge de la bouteille et de boire un trait, tantôt dans un verre tantôt à la bouteille. Celle-ci ne faisait pas deux jours…
Je marchais droite, je travaillais, j’allais voir papa. Tout semblait normal, sinon que je me montrais parfois très agressive, agacée pour un rien.
J’avais pleinement conscience de la mauvaise pente sur laquelle j’étais en train de glisser, mais je ne voyais pas d’autre solution, persuadée que j’étais que cela m’aidait à tenir bon. Violette ne disait rien mais je sais qu’elle entendait le bruit du bouchon dévissé dans la nuit et le glouglou du liquide ambré s’écoulant du goulot. Elle me l’a avouée elle-même, sans le moindre reproche dans la voix ou le regard, bien que cette situation l’ait fait souffrir. Je buvais pour oublier ma souffrance et souffrais de boire au risque de perdre la personne que j’aimais le plus et à laquelle j’aurais voulu dédier chaque seconde de mon existence, la femme qui partageait ma vie ou du moins le peu que je lui en laissais dans ces circonstances.

Et puis les choses se sont précipitées.
Papa est tombé de plus en plus souvent, parfois à deux reprises dans la même journée. Toujours sans gravité mais de façon spectaculaire, de préférence près d’une fenêtre à travers laquelle il aurait pu passer et se blesser.
Je devenais folle d’angoisse. C’était la période des fêtes de fin d’année, ces semaines que je déteste depuis l’enfance avec leur jovialité factice obligatoire. Je ne dormais quasiment plus, épiant le téléphone et redoutant qu’il sonne tout en même temps.
Le matin de la saint Sylvestre, à six heures trente, le central a appelé pour dire que papa était tombé. J’y suis allée en catastrophe mais n’ai pu rentrer dans l’appartement car il avait mis la chaîne de sécurité à la porte que j’ai essayé d’enfoncer sans succès. Mon père était conscient, étendu dans le couloir mais incapable de se relever seul pour venir m’ouvrir. Il m’a fallu appeler Violette et lui dire de me rejoindre avec une scie à métaux et un pied de biche. C’est ainsi qui nous sommes entrées, par effraction, bruyamment et sans que personne ne bouge dans l’immeuble…
Une fois debout, papa nous a offert un café pour nous prouver que tout allait bien. Il était mal tombé et n’avait pas trouvé d’appui pour se relever, c’était là tout l’incident. Nous pouvions être rassurées. Il remercia gentiment Violette, qui mettait les pieds ici pour la première fois !
Le jour même, alors que je passais voir si tout allait bien en fin d’après-midi, je le trouvais par terre une fois de plus. J’avais refusé de prévoir quoi que ce soit pour le réveillon, par crainte de devoir tout annuler à la dernière minute, aussi je ne pouvais que me féliciter de cette intuition. Il me renvoya néanmoins chez moi où Violette et moi nous fîmes un tête à tête romantique autour d’une table sur laquelle ne se trouvaient que des mets froids afin de parer à toute éventualité de départ précipité. Il n’y en eut pas et même le jour de l’an fut sans histoire. Mais le deux janvier se passa aux urgences.
Après avoir passé la matinée seule sur le fauteuil d’une salle d’attente anonyme, on m’a enfin conduite au chevet de mon père installé sur un brancard, victime d’un tassement de vertèbres, dans l’attente… de son retour chez lui ! Comme je protestais contre cette décision et demandais qu’on l’hospitalise le temps de le remettre sur pied, l’interne m’a expliqué que le patient refusait de rester et qu’il n’y avait aucun moyen de le garder contre sa volonté. Je tentais de faire plier mon père dans son propre intérêt, cependant il ne voulut rien entendre et je dus attendre l’ambulance du retour en sa compagnie. J’étais cramoisie de colère, je l’insultais presque, mais rien n’y fit.
C’est à cet instant précis que j’ai décidé de le tuer. Cela s’est imposé à mon esprit comme une évidence : rendus où nous en étions, c’était lui ou moi mais l’un de nous ne survivrait pas à ce long pourrissement de la situation.
Quand nous sommes rentrés chez lui, j’avais en main tous les papiers nécessaires pour lui installer un lit médicalisé et organiser le passage d’infirmières matin et soir pour la toilette, les médicaments et le coucher. Il a refusé tout cela obstinément, tout en ne démordant pas de sa volonté d’être maintenu à domicile, pour reprendre le jargon médical. Alors je suis allé à la pharmacie, munie de l’ordonnance, et j’ai rapporté tous les médicaments dont il avait besoin.
Papa n’y voyait plus beaucoup, sa mémoire était de plus en plus défaillante, c’était donc assez facile de lui faire prendre plus d’anticoagulants qu’il n’en fallait et davantage de somnifères que de besoin. J’ai surdosé tout cela mais sans forcer les choses afin que l’empoisonnement soit progressif pour que personne ne puisse s’apercevoir de rien.
Je crois pouvoir dire que papa n’a rien trouvé d’anormal dans les semaines qui ont suivi. Son état était stable malgré l’extrême douleur due au tassement de vertèbres consécutif à ses chutes multiples.
Je venais lui porter les repas, passais une heure en sa compagnie, ce qui se limitait le plus souvent à le regarder dormir, je lui préparais ses médicaments…
Il y eut un accident ischémique transitoire (AIT) spectaculaire mais sans séquelle apparente, dont il n’est pas certain qu’il se soit lui-même rendu compte. J’ai eu peur à ce moment-là qu’il faille le réhospitaliser, ce qui aurait mis à mal toute ma stratégie, mais tout se passa bien. Paradoxalement, c’est à partir de ce moment-là que je suis parvenue à réduire ma consommation d’alcool. J’avais trouvé la sérénité ailleurs, dans la décision et dans l’action.
Tout n’était plus désormais qu’une leçon de patience. Papa s’éteignait à petit feu, dans l’indifférence familiale la plus totale. Son fils, sa fille, ses petits-enfants ne trouvaient pas même le temps de prendre de ses nouvelles au téléphone. Il n’y avait que moi pour témoin.
J’ai augmenté les doses au fil des semaines, sans hâte particulière. Je ne voulais pas vraiment sa mort mais je savais que celle-ci était devenue indispensable à ma propre survie. Je me persuadais que mon crime n’était rien d’autre qu’un acte de légitime défense.

Et puis, il y a quelques jours, lorsque je me suis garée devant l’immeuble, j’ai constaté que les volets de l’appartement étaient restés clos. C’était le signe qu’il s’était passé quelque chose car papa mettait un point d’honneur à éclairer toutes les pièces à la lumière du jour.
J’avoue mon hésitation instinctive. J’ai été tentée de faire demi-tour pour ne revenir que le soir, afin d’être certaine que tout soit fini, de ne pas le trouver dans une position où il aurait pu encore être sauvé. Mais je crois que c’est un mouvement filial qui m’a poussée dans les escaliers, presque en courant.
Il était étendu sagement dans son lit, les yeux clos, ne respirant plus. Parti dans son sommeil, de la plus belle façon qui soit, sans se rendre compte de rien, sans avoir peur.
Alors j’ai appelé le cabinet de son médecin pour dire que je venais de le trouver mort et demander ce qu’il me fallait faire. J’étais soudain démunie, privée du ressort qui me poussait à me mouvoir depuis si longtemps.

On dit que les garçons sont plus proches de leur mère et les filles de leur père. On dit tant de choses péremptoires ! Pour ma part, je n’en sais rien. Je n’ai jamais eu d’autre enfant que mon père sur ses jours ultimes. Et c’est une chose inconcevable que de devenir la mère de son père ou le père de sa mère. Ceux qui ont le projet de vivre mille ans n’ont pas conscience du mal qu’ils se préparent à eux-mêmes et pour leurs proches.
Voilà, monsieur le juge, je ne nie rien. J’ai tué mon père, jour après jour, en lui faisant prendre des doses de médicaments qui n’étaient pas les bonnes. Je l’ai tué à petit feu, exactement comme il l’a fait avec moi depuis vingt ans.
Violette ne savait rien. Si elle avait pu imaginer une chose pareille, elle m’en aurait empêchée et sans doute m’aurait-elle quittée par la même occasion.
Mon frère, ma sœur, leur marmaille, leurs conjoints, aucun de ceux-là ne se sont jamais préoccupés de ce qui se passait dans cet appartement qu’ils avaient fui à tire d’ailes après la mort de maman. Ils ne se doutaient de rien et n’auraient jamais rien su. Je ne comptais pas le leur dire un jour et vous perdriez votre temps à tenter de le leur expliquer. L’égoïsme est un blindage dont les banques devraient doubler leurs coffres.
Si notre crétin de médecin traitant n’était pas parti en vacances à ce moment-là, jamais personne n’aurait rien su. C’est ce qui s’appelle la fatalité : un jeune remplaçant soucieux de bien faire, qui refuse le permis d’inhumer parce qu’il a un doute…
Papa était sénile, il aurait pu prendre par lui-même ces surdoses de médicaments. C’était tout à fait plausible. Allez prouver le contraire ! Mais je préfère avouer : oui, voici comment j’ai tué mon père. À petit feu, donc avec la plus parfaite préméditation. Ma seule circonstance atténuante est de l’avoir fait en partie pour son bien, parce qu’il n’aurait pas aimé devenir ainsi s’il en avait eu conscience. Mais je reconnais ici ma profonde lassitude après vingt ans et je sais qu’elle ne me vaudra aucune indulgence.
Je me suis occupée de tout, j’ai tout pris en charge, au détriment de ma santé physique et mentale. Alors, oui, mettez-moi en examen, qu’on me condamne et qu’enfin ce soit moi que l’on prenne en charge, fût-ce dans le cadre d’une incarcération. J’ai donné tout ce dont j’étais capable, maintenant je suis vidée de toute force, de toute envie.
Papa est bien ou il est désormais, libéré ; quant à moi, je serais bien où que vous me mettiez. C’est à mon tour d’être prise en charge…
 

Toulouse, 3 janvier et 30 juillet 2015

lundi 17 août 2015

Comment j'ai tué mon père 1/2

Papa a toujours adoré Jacques Brel. Lorsque j’étais enfant, il y avait en permanence un disque de lui qui jouait à la maison et je me souviens, plus tard, de l’attente du dernier album, de sa joie d’être l’un des premiers à le posséder à l’heure même de sa mise en vente.
Je revois la pochette bleue, ce ciel nuageux portant simplement la mention "BREL" en caractères bâtons blancs ajourés et, dans le coin inférieur droit, la signature "Barclay".
J’ai encore dans l’oreille les joies de la découverte de ces chansons inédites, les grognements de satisfaction, les silences un peu boudeurs sur certains passages.
Il souriait sur le rythme endiablé des Remparts de Varsovie et s’assombrissait sur les textes plus langoureux tels que Jaurès, La ville s’endormait ou, celui qu’il préférait entre tous : Vieillir.
Le sillon de vinyle le plus usé dans sa discothèque doit être ce morceau-là, qu’il passait en boucle.

Mourir cela n’est rien
Mourir la belle affaire
Mais vieillir… ô vieillir !

Comme si cette chanson recelait pour lui une sorte de mise en garde, une prémonition de ce qui lui adviendrait près de quarante ans plus tard, tandis que j’aurais moi-même atteint le demi-siècle, l’âge qui était alors le sien.
Brel l’avait d’une certaine façon prévenu : la vieillesse est une abomination quand le corps précède l’esprit dans l’amoindrissement !
La vieillesse est sournoise, elle s’installe subrepticement, par petits abandons et capitulations majeures successives. On ne la voit pas venir, mais soudain elle est là, nous sommes en plein dedans, happés comme dans un marécage de sables mouvants : au moindre geste on s’enfonce un peu plus…
Le corps s’alourdit, la voix faiblit, la vue baisse, les mouvements ralentissent, la mémoire nous joue des tours en nous donnant libre accès aux souvenirs lointains pour mieux nous priver des événements plus récents. On commence par chercher un nom propre, puis ce sont les mots les plus communs qui nous échappent. Alors on triche un peu, on dit "truc", "chose", ou tout autre d’un air espiègle pour faire croire que la substitution est volontaire, pour rire. Mais très vite nos phrases ne seraient que des colliers à rangs de "trucs" et de "choses", alors on raréfie la parole et l’on finit par s’énerver de ne pouvoir se faire comprendre ou se comprendre soi-même.
J’ai vu toutes ces étapes sur le chemin de mon père, sans vraiment y prêter une grande attention. Il restait l’homme que j’ai toujours aimé profondément. Le colosse protecteur dans les bras duquel je me précipitais pour trouver refuge dès que j’ai su marcher. Je n’ai pas pris garde suffisamment tôt à quel point le colosse se voûtait pour finir par se tasser, se casser.
On néglige ces signes-là par peur de la vérité. On recule le moment fatidique où l’on ne pourra plus faire autrement que de prendre acte, accepter l’inéluctable défaite.

Papa a commencé à vieillir à la mort de maman. Il avait alors 73 ans, elle atteignait ses 70. Leur mariage avait été un parcours chaotique, il n’était plus qu’une mauvaise habitude. De celles dont on a le plus de mal à se défaire.
Ils ne communiquaient plus beaucoup, tous les deux. Leurs échanges se limitaient à l’essentiel : une vague interrogation sur leur santé du jour, le menu du prochain repas ou autres futilités dont ils pensaient qu’elles ne seraient pas matière à conflit.
Ce n’était pas de la haine, non plus sans doute de l’indifférence, mais une vague incompréhension. Un peu comme s’ils s’étaient perdus de vue à un certain moment et n’avaient jamais su comment faire pour se retrouver.
Il y avait eu des engueulades violentes par le passé, j’avais vu ma mère pleurer, mon père jeter des choses par la fenêtre pour exorciser son envie de la frapper elle, chose qu’il n’a heureusement jamais faite…
J’avais plus d’une fois souhaité leur divorce, exhortant ma mère à franchir le pas dans un mouvement qui n’était au fond rien d’autre que l’expression du pire des égoïsmes. Leur séparation était censée m’apporter la tranquillité, je n’avais guère soucis du reste. Mais peut-on attendre autre chose, de la part d’un enfant, que ce désir autocentré d’un hypothétique bonheur ?
Ils avaient donc poursuivi leur chemin ensemble, mais séparément, comme deux parallèles qui ne se rejoignent jamais. C’était à mes yeux un exemple désastreux de la vie de couple, du mariage ou même simplement du respect humain… celui que l’on doit à autrui autant que celui dont nous sommes redevables envers nous-mêmes.
Je les jugeais. Avec tout l’amour et le respect que j’avais pour eux, je ne pouvais m’empêcher de poser sur leur couple un regard inquisiteur, parfois méprisant, toujours révolté. Et pourtant je savais au plus profond de moi qu’il n’appartient pas aux enfants de juger leurs parents, ne serait-ce que pour éviter d’être cloués au pilori à leur tour.
Mes parents s’étaient implicitement partagé l’appartement dans lequel ils vivaient. À ma mère la cuisine et le salon où elle passait une grande partie de son temps libre devant la télévision, à mon père le bureau et chacun sa chambre. Une atmosphère à la Simenon, dans laquelle le drame aurait été incapable d’éclater s’il n’était venu de l’extérieur.
De l’arrière-saison à la fin de l’hiver, une ou deux après-midi par semaine, maman délaissait les séries policières de la télévision, maintes fois rediffusées, pour aller en ville passer un peu de temps dans un de ces lotos d’où elle revenait souvent chargée de lots gastronomiques qui finissaient sur la table familiale et sur lesquels mon père s’abstenait de tout commentaire.
À défaut d’être un cauchemar total, cela n’avait rien non plus d’une vie rêvée. C’était pourtant la leur. Celle d’une femme qui se sentait délaissée et d’un homme probablement rendu égoïste par une mère possessive qui lui avait passé tous ses caprices pour mieux le retenir auprès d’elle jusqu’à ce qu’une étrangère vienne le lui prendre.
Pour goy qu’elle était, ma grand-mère paternelle aurait donné des leçons à la plus caricaturales de mères juives !

Mes parents avaient fait toute leur carrière à Paris avant de descendre dans le sud pour y prendre leur retraite. Mon père avait fait ce choix pour se rapprocher du berceau de sa famille. Une famille totalement éteinte dont il était avec mon frère, ma sœur et moi le dernier représentant. Ils nous avaient donc transplantés dans ce nouveau décor inconnu, loin de nos amis et des leurs. Nous nous étions ainsi retrouvés tous les cinq coupés de toute vie sociale.
Nous autres, les "enfants", avions pu en reconstruire une grâce à nos études universitaires. Mon père, de son côté, s’était lancé dans la vie associative avec brio. Quant à maman, recluse dans un immeuble où les gens se saluaient à peine devant les boîtes aux lettres, elle avait trouvé une ou deux "amies" qu’elle retrouvait d’un loto à l’autre et avec lesquelles elle allait parfois boire un thé en ville hors saison.
Maman n’aimerait pas que je parle ainsi de leur histoire. Sans doute était-elle parvenue sinon à l’idéaliser du moins à la rendre acceptable à ses yeux. Mais je ne dis pas qu’elle était une victime. Au fil du temps, je sais parfaitement à quel point chacun était devenu le bourreau de l’autre !
Lorsqu’elle est morte, de façon subite, papa aurait pu se sentir libéré. Sans doute l’a-t-il été en partie. Cependant je crois qu’il a également été victime d’une sorte de syndrome de Stockholm. Il s’est retrouvé déboussolé devant le vide laissé par ma mère dont il aurait pourtant donné cher, quelques heures plus tôt, pour qu’elle lui "foute la paix".

Maman s’est effondrée en descendant du bus, alors qu’elle allait tenter sa chance pour le second demi-cochon de la saison. Infarctus postérieur massif. Le genre de chose dont on ne meurt pas habituellement puisque cela se passe à la sortie du cœur. La présence d’un médecin sur place n’a servi à rien, malgré le massage cardiaque pratiqué pendant d’interminables minutes.
Maman mourrait sur un trottoir tandis que papa donnait un cours de paléographie non loin de là. Jean était à un partiel de biochimie, Marie devait s’envoyer en l’air avec sa dernière trouvaille, et moi, pauvre poire, la "belle" Hélène, à quoi ou à qui rêvais-je ?
J’imaginais encore qu’une vie était possible pour moi, qu’il me suffirait de trouver le courage de parler à maman pour obtenir son soutien et ainsi affronter mon père. Mon idole dont je savais bien qu’il me renierait à l’instant même où je lui parlerai de mes projets, de mes amours…
Je revois très bien ce jour où tout a basculé pour moi. Le soleil presque incongru pour la saison et le froid vif qui l’accompagnait. Je garde en mémoire chaque détail, du départ de maman pour le loto jusqu’à l’appel téléphonique de la police nous informant qu’elle venait d’être conduite aux urgences, puis à la mine de l’interne annonçant qu’elle s’en était allée.
Vingt ans après, j’ai toujours besoin d’euphémismes pour dire qu’elle est morte. C’est sans doute ma façon de lui en vouloir encore de m’avoir abandonnée.
Je revois chaque détail et pourtant je ne comprends pas comment je me suis retrouvée en première ligne à ce moment-là. J’étais la plus jeune, pourtant c’est à moi qu’il a incombé de régler toutes les démarches. Mon père était anéanti, mon frère obsédé par le nécessaire report de son mariage, ma sœur secrètement davantage préoccupée par la vie qu’elle allait donner que par celle que notre mère venait de perdre.
Il m’a fallu choisir le cercueil, privilégier l’incinération à cause de l’absence de caveau, publier l’avis de décès dans le journal local, envoyer les faire-part aux quelques connaissances que maman s’était faits autour de grilles numérotées. Je pleurais et hurlais ma peine en silence avec la parfaite conscience d’être transparente pour tous ceux à qui je me substituais en agissant.
Seule Violette avait de la compassion pour moi et je trouvais auprès d’elle tout le réconfort dont j’avais besoin. Ma tête sur son épaule, mon nez dans l’échancrure de ses éternels chemisiers à fleurs, ses bras autour de mon cou, ses lèvres dans mes cheveux qui descendaient peu à peu jusqu’à mon front, mes yeux, mes joues avant de se plaquer contre ma bouche tandis que sa langue écartait mes lèvres…

La défection de maman a été comme un signal. Après cela, les choses se sont enchaînées très vite. Marie a eu son premier enfant sans père, qui ne serait pas le dernier ; Jean a épousé Audrey, ils sont retournés à Paris où ils feraient une plus brillante carrière et moi, sans enfant ni mari, j’ai insensiblement pris la place de maman dans les tâches quotidiennes qu’un homme prétend être incapable d’accomplir.
Au début, ce n’était pas très contraignant. Le ménage deux fois par semaine, la lessive, les courses, un peu de cuisine. Rien de bien méchant : les courses il me fallait de toute façon les faire pour moi aussi, tout comme la cuisine. Et la poussière était vite expédiée. Papa passait l’aspirateur dans chaque pièce, parce qu’il avait pris l’habitude de le faire depuis le début de leur mariage. Une concession devenue perpétuelle, en somme.
À la disparition de maman, j’avais essayé de le convaincre de vendre l’appartement pour en acheter un moins grand près de chez moi, mais il n’avait pas voulu en entendre parler. Il avait trop de souvenir là-bas, disait-il. Sans doute avait-il raison, c’est à chacun d’affronter le deuil à sa façon. Pour ma part, je n’attache aucune importance aux lieux ou aux choses matérielles. Maman est en moi, bien plus présente dans mes souvenirs que dans sa montre que papa a tenu à me donner et que je porte encore aujourd’hui. Une montre peut faite tic-tac ; qu’importe, si le cœur de ma mère ne le fait plus !
Les premières années ne furent pas si terribles. C’était en quelque sorte la mise en place. La pièce se rodait pour les représentations futures. Un plateau au décor unique pour une pièce à deux personnages principaux et quelques vagues figurants.
Papa ne sortait que pour ses activités associatives, tandis que je m’occupais du reste. De l’intendance.
Adolescente, j’avais souvent imaginé la mort de l’un d’eux. Sans doute parce qu’ils me paraissaient vieux. Quand on a quinze ans, un trentenaire est un croulant, n’est-ce pas ?
Je ne sais pourquoi, alors que j’étais plus proche de lui j’avais toujours imaginé que mon père partirait le premier. Je ne parvenais pas à l’imaginer survivant à ma mère. Par une sorte d’intuition, je préjugeais qu’il lui serait impossible de survivre seul. Aussi, d’une certaine manière ai-je innocemment souhaité qu’il s’en aille le premier. Nul doute que maman aurait su rester seule dans le vaste appartement, gérer les courses, le ménage, la cuisine et même les papiers administratifs. N’avait-elle pas fait cela toute sa vie, après tout ? Elle aurait vieilli progressivement, ses cheveux seraient devenus blanc, sa démarche hésitante aurait nécessité une canne qu’elle aurait mis une coquetterie extrême a oublier d’une pièce à l’autre…
Je me rends compte tout à coup que si j’ai toujours été plus proche de mon père, c’est parce que je pensais ma mère insubmersible. C’était un roc que rien ne pouvait éroder quoi que ses larmes aient pu laisser paraître face à papa. Sans aucune hésitation, j’aurais tout misé sur ma mère en criant "banco" ! Mais la vie en a décidé autrement.

Le premier incident grave est survenu dix ans après le départ de maman. Le jour de Noël.
Nous nous étions tous donné rendez-vous en fin de matinée à l’appartement afin que les gosses découvrent leurs cadeaux au pied du sapin de leur grand-père. Violette, inexistante aux yeux de tout ce petit monde, était dans sa famille où elle comblait ses neveux et nièces comme je le faisais ici avec les miens.
Au salon, mon père était assis dans son fauteuil tandis que ses petits-enfants surexcités déballaient bruyamment leurs cadeaux. François découvrait un train électrique tandis que Mireille s’extasiait devant une poupée dernier cri qui s’avérerait très vite plus insupportable qu’un vrai bébé. Maxence râlait comme à son habitude parce que ce "crétin de Père Noël" n’avait rien compris à sa demande ou s’était montré "rapiat comme pas deux" ; trop petite, Élodie ne disait rien, simplement émerveillée par l’excitation du reste des enfants. Je ne puis rien dire des autres car c’est à ce moment-là que je me suis rendu compte qu’il y avait un problème.
Papa me regardait de biais en disant quelque chose que je ne parvenais pas à saisir. Sa bouche était de travers et je crus l’espace de quelques secondes qu’il parlait ainsi pour faire une réflexion sur la bêtise de parler du Père Noël à des enfants trop crédules, mais je compris très vite qu’il n’en était rien. Ses traits figés, son corps lourd étrangement immobile montraient que nous étions en présence d’un AVC et il fallait faire vite.
C’est pourtant sans précipitation apparente que je me suis dirigée vers le téléphone de l’entrée pour appeler le Samu. Je ne voulais pas gâcher la fête de ce petit monde. Tandis que nous attendions l’ambulance, j’ai expliqué à mes frères et sœurs qu’ils allaient devoir faire diversion rapidement et quitter les lieux avant que les enfants ne soient traumatisés par le départ de leur grand-père sur un brancard.
Ce Noël-là, je le passais aux urgences, dans une salle d’attente, guettant le passage d’un interne pour quêter la moindre information.
On ne se rend pas compte de l’activité d’un service d’urgence hospitalière un jour de Noël, tant qu’on n’y a pas été confronté. Les réveillons sont pourvoyeurs de blessures diverses, d’accidents ou de tentatives de suicides bien plus qu’on ne l’imaginerait a priori !
Le destin ou la providence ont voulu que papa s’en sorte sans séquelle. On m’a dit qu’il devait ce miracle à ma promptitude à réagir. Même pour dissimuler ses propos aux enfants, cette bouche tordue ne m’avait laissé aucun doute sur ce qui était en train de se produire, mais si je n’avais pas eu l’occasion de voir un reportage quelques jours plus tôt sur le sujet, aurais-je aussi bien compris ce qui était en train de se produire ?
Quoi qu’il en soit, mon père s’en tira avec une liste de médicaments à prendre à vie, accompagnée de contrôles sanguins réguliers. Nous avions senti le vent du boulet, mais ça n’allait pas plus loin.
Les semaines qui ont suivi ont été très difficiles pour moi. Je savais qu’il y avait eu plus de peur que de mal, cependant j’étais minée par la conscience que nous avions frôlé la catastrophe et que si celle-ci s’était produite je serais restée à jamais dans un déni dont il ne me serait plus possible de me dépêtrer.
Six mois plus tard, je décidais de faire mon coming out. Je n’ignorais pas l’ambiguïté des sentiments qui me poussaient dans cette voie, mais je ne supportais plus l’idée de ce secret qui me rongeait. Comment pouvais-je me sentir coupable du bonheur que me donnait Violette et auquel j’avais droit ? Je refusais de courir le risque de passer le reste de ma vie à regretter la lâcheté qui m’avait poussée à me taire jusqu’à présent.
Le risque était calculé. Le même homme qui m’aurait immanquablement jeté hors de chez lui pour ce motif à l’adolescence n’avait plus d’autre choix que de m’accepter telle que j’étais s’il voulait que je continue à m’occuper de lui. Qui l’aurait fait sans cela ? Jean, qui était à Paris, ou Marie perpétuellement entre deux amants-géniteurs ?
Bien sûr, il savait déjà tout ce que j’avais à lui dire. Simplement, il n’avait rien cru devoir faire pour me faciliter les choses. Je lui en ai longtemps voulu pour cela. J’aurais préféré qu’il feigne la surprise, c’eût été plus élégant.
Dans la foulée, j’informais le reste de la famille et présentais Violette à tout le monde. Elle en fut à la fois ravie et outrée. Ce fut sans conteste l’un de nos plus graves sujets de dispute : elle m’accusa de l’avoir bassement instrumentalisée et exigea n’avoir plus jamais affaire à une famille qui avait mis tant de soins à ignorer son existence jusqu’alors.
Au fond, j’ai la certitude que mon père et ma fratrie ont ressenti mon aveu comme un soulagement. Le fait que je sois officiellement lesbienne, donc sans famille et sans enfants potentiels à leurs yeux, m’installait définitivement dans le rôle de fille corvéable à merci. Les mots sont durs, ils n’en expriment pas moins une réalité bien plus dure encore.
Si j’avais été une fille "normale", j’aurais pu convoler en justes noces comme mon frère ou choisir d’être une éternelle fille-mère comme notre sœur, dans les deux cas c’était pour moi l’occasion de quitter le nid pour aller faire le mien plus loin. Mais une gouine n’a pas besoin d’une vie en dehors de ses moments d’égarement. Déjà bien beau qu’on les lui tolère !
Il se peut que je sois injuste. Après tout, je ne fais que raconter ici cette histoire de mon seul point de vue. Comment pourrais-je exprimer valablement celui des autres, dans une famille ou le silence a toujours été de rigueur sur la question du sexe aussi bien que sur celle des sentiments.
À cette époque-là, j’étais à fleur de peau sur le sujet. Les gays défilaient dans les rues au nom de leur nécessaire visibilité tandis que les lesbiennes restaient cantonnées dans un déni qui les avait toujours protégées d’une certaine manière en même temps que méprisées.
Le soir et les week-ends, je m’enivrais du parfum de Violette, mon corps se tortillait sous ses caresses, mes dents déchiraient ses dessous de dentelles, ma langue titillait ses seins fermes, mes doigts fouillaient son intimité tandis qu’elle s’occupait de la mienne avec une dextérité qui me faisait littéralement quitter mon corps, devenir aérienne comme un pur esprit, ce qui était bien loin de la réalité d’un corps qui s’alourdissait de plus en plus.
(À suivre…)