dimanche 26 mai 2013

Nous qui survivons 3/3

- Manuel fait le vide. Les premières semaines de l’arrivée de Manuel au sein de notre petite troupe se passèrent sans incident. Il s’était agrégé à la cour de Paul dans laquelle il avait été amené par hasard, étant à la remorque d’un de ses amis qui en faisait déjà partie. Il donnait l’impression d’être timide et insignifiant, pour autant que nous puissions en juger. Au vrai, nous ne lui accordions pas beaucoup d’attention, continuant à faire la fête sur notre lancée, accueillant ce nouveau venu de façon très vague, avec l’idée que ce serait un satellite vite absorbé par l’orbite d’une autre planète que la nôtre.
C’était compter sans la passion de Paul pour la nouveauté, les corps inexplorés. Il en usa avec Manuel comme il l’avait fait maintes fois avec bien d’autres jeunes hommes. Sans y accorder davantage d’importance. Cependant, il fut pris à son propre piège.
Manuel venait d’arriver en ville, louait une chambre dans un hôtel minable mais déjà bien assez cher pour sa bourse plate. Il s’en ouvrit à Paul un soir et ce dernier lui ouvrit la porte de la chambre d’ami. On connaît la suite…
Peu à peu, Manuel fit sa place dans le groupe, avec gentillesse et persévérance. Il usait d’un charme discret pour s’imposer à tous sans qu’il n’y paraisse rien. Aussi, nous l’adoptâmes de bon cœur. Ce fut le dernier été de la bande.
À l’automne, Paul et Manuel donnèrent l’impression de se cloîtrer chez eux afin d’y vivre leur amour discrètement. Il y eut quelques invitations à dîner chez l’un ou l’autre, une ou deux sorties au restaurant de Gabriel et François, puis nos relations se distendirent peu à peu.
Je n’éprouvais pas d’amertume particulière. Il était tout à fait normal à mes yeux que le couple se recentre sur lui-même, que Manuel accompagne Paul dans les sorties pour lesquelles j’avais moi-même remplacé Ziane pendant un certain temps.
Il m’arrivait d’avoir Paul au téléphone, c’était l’occasion pour lui de me répéter que j’étais le seul homme qu’il épouserait car j’étais bien plus facile à vivre que les autres. Je sentais derrière ces propos une certaine critique à l’encontre de Manuel, mais qu’il ne développait pas. Sauf peut-être une fois où j’appelais pour les convier à un repas intime ; il me répondit alors clairement : « Ce serait avec le plus grand plaisir, mais La Traviata mettra son veto à tous les coups… » Je trouvais le surnom amusant, me souvenant que Manuel se plaignait toujours d’un coup de froid pour tenter d’abréger les fêtes nocturnes du dernier été.

- Mort de Gabriel. Il arriva deux ou trois fois que je trouve porte fermée aux Deux Frères, l’hiver qui suivit l’éclatement du groupe, en 1989. Le rideau de fer était tiré et aucun écriteau ne donnait la raison de cette fermeture inhabituelle. J’en étais contrarié sans penser à m’inquiéter.
Rencontrant Paul dans la rue au début du printemps, celui-ci m’annonça que Gabriel était atteint du sida. Les espoirs étaient très minces, ce qui était le meilleur euphémisme connu pour une mort annoncée.
Trois semaines plus tard, Paul me téléphona au bureau pour me dire que Gabriel était parti dans des souffrances terribles et que l’enterrement se ferait dans la plus stricte intimité.
Je sentais de la colère dans sa voix, aussi m’efforçais-je de le faire parler. Il était abattu et avait un sentiment d’abandon. Il semblait nourrir une certaine rancœur contre le défunt qui ne s’était pas assez protégé. Il incriminait Mathias, le dénonçait comme vecteur de la contamination. Gabriel n’avait jamais su résister à la tentation d’un droit de cuissage patronal.
Trois mois plus tard, alors que François avait rouvert le restaurant, nous allâmes y dîner avec Paul et Manuel. Ce fut notre dernière rencontre. Je ne devais plus jamais revoir ni Paul ni François.
Comme nous quittions le restaurant – après que François m’eut pris longuement dans ses bras, les larmes aux yeux, pour me remercier d’être venu alors que la plupart des anciens clients et amis semblaient s’être donnés le mot pour éviter l’établissement –, comme je demandais à Paul ce qu’il en était de la santé de François, il me fit le signe précédemment décrit, pour conjurer le sort, en disant : « Je ne veux plus jamais parler de ça. »
Avec le recul, J’en suis arrivé à la conclusion que ce fut la façon qu’il avait trouvée pour me faire comprendre que lui-même était atteint. Sur le moment, je n’ai pas voulu le voir ; pourtant j’avais toutes les cartes en main.
La manière dont il avait insisté sur la culpabilité de Mathias n’était pas anodine, je savais bien que lui aussi avait entraîné le jeune homme chez lui un soir après que nous eussions une fois de plus fait la fermeture. Le reproche n’était pas tant d’avoir contaminé Gabriel que de l’avoir contaminé lui aussi. Et si Mathias n’y était pour rien, c’en était un autre de ceux qu’ils s’étaient échangés avec le restaurateur.
Personne n’avait de reproches à faire. Pour ce que nous en savions, le temps d’incubation avant que la maladie ne se déclare était si long qu’il était plus que probable que la contamination était intervenue dans les premiers temps, au moment où nous haussions les épaules devant les titres des journaux parlant de “cancer gay”.


Je veux chasser ces images-là comme je veux oublier le cauchemar et le souvenir de ce qu’il y eut de sordide après la disparition de Paul ; la façon dont réagit la famille autant que la découverte de la spoliation dont il avait été la victime de la part d’un Manuel faisant chauffer la carte bleue à son bénéfice, changeant le bénéficiaire des assurances-vie à son profit, vendant certains objets à des antiquaires peu scrupuleux… tout cela après qu’un cytomégalovirus lui eût fait perdre définitivement la vue, dans les dernières semaines.
Les histoires horribles qui circulaient autour de la réaction des familles lorsqu’un homosexuel mourait du sida, nous les connaissions tous. Nous espérions simplement que ça ne nous arriverait pas, ni à nous ni à nos proches. Mais certains espoirs sont vains.
Lorsque je rappelais Ziane, après qu’elle fut revenue des obsèques, elle me dit que Manuel avait été chassé de l’appartement de Paul dans l’heure qui a suivi son décès et que la famille le tint le plus possible à l’écart des obsèques, toutefois sans l’en écarter totalement par peur du scandale qu’il n’aurait pas manqué de faire.
J’eus un élan de solidarité pour ce jeune homme que je n’aimais guère mais qui ne méritait pas un tel affront, pensais-je, après avoir soutenu et entouré son compagnon jusqu’au terme d’une dégradation aussi inexorable qu’insupportable.
Et puis, quelques jours plus tard je fus recontacté par Ziane, au nom de la famille, qui me parla des assurances, des comptes vidés, des tableaux manquants, de la cave vide et du reste. J’avais bien connu Paul ; je devais aider à préserver sa mémoire, me disait-on. Je n’avais pas très envie de me mêler de cela ; je me sentais instinctivement solidaire de Manuel car j’imaginais la part de déni qui était celle de la famille, qui n’avait pas su ou pas voulu savoir que Paul était homosexuel et avait aimé ce garçon qu’il avait installé chez lui, même si cela n’excluait pas certains mauvais moments comme il en existe dans tous les couples.
Je craignais de me retrouver prisonnier au milieu d’un affrontement qui n’était pas le mien et de faire l’objet d’une certaine manipulation. Si ce que l’on me disait des exactions de Manuel était avéré, fallait-il y voir une volonté réelle d’escroquerie ou le geste désespéré de quelqu’un qui savait qu’il serait inévitablement et inexorablement rejeté par les proches de Paul dès son dernier souffle ? Nous savions tous combien les familles faisaient souvent preuve de comportements abjects au terme de cette maladie éprouvante pour tous. Qui sait si Paul n’avait pas donné sa bénédiction à ces petits larcins sans importance pour lui ?
Pourtant, en définitive j’ai cédé à leur insistance. C’est ainsi que j’ai revu l’appartement de mon ami une dernière fois, en aidant à son déménagement.
Pour moi, ce fut une expérience horrible. J’avais l’impression de commettre un viol, de forcer son intimité. Et puis, je me retrouvais à affronter des objets qui me parlaient de la bataille que je n’avais pas menée à ses côtés : le lit médicalisé, le matériel de soins, la réserve de DDI dans le placard de la chambre.
On m’avait dit : « Mettez des gants, faites attention de ne pas vous blesser… », c’était probablement gentil, mais cela me laissait incrédule. Je n’avais pas peur. Comment aurais-je pu craindre quoi que ce soit de mon ami ? Eux, avaient-ils eu peur tout le temps de la maladie et de l’agonie ? Lui avaient-ils montré cette peur ou de la répulsion ? Laisse-t-on partir un fils ou un frère sans oser le prendre dans ses bras, l’étreindre et l’embrasser ?
Ce fut terrible. La peine de ces gens se mêlait de haine et baignait dans le déni. Pour eux, Paul n’était pas homosexuel et Manuel n’avait, toutes ces années, été qu’un invité. Un invité qui l’avait volé et surtout qui l’avait contaminé.
Devant ce qui était aussi l’expression de la détresse de ces gens, je me sentais désarmé et impuissant à leur faire comprendre qu’ils faisaient fausse route. Il ne devait pas être question de chercher un coupable ; cela revenait à juger en même temps le défunt. Cherche-t-on le coupable qui vous a transmis la grippe au début de l’hiver ? Il était vain d’accuser Manuel  si l’on voulait qu’il n’ait été qu’un invité et non un amant ; comment aurait-il fait cela ? Par la salive sur un verre mal lavé ? En laissant traîner l’aiguille d’une seringue ? Mais s’était-il seulement drogué un jour, d’ailleurs ? L’histoire ne le dirait jamais.
Tout cela était sordide. Je pensais à Paul et j’avais de la peine. L’attitude de ses proches, la bataille successorale qui s’annonçait, devenaient à mes yeux une seconde mort pour lui. Pour moi, tout cela était la preuve que je faisais bien de m’abstenir de faire mon coming out auprès de mes parents ou de mes collègues.

Vingt ans ont passé.
Le cauchemar reste.
Ma vie s’est poursuivie, avec des hauts et des bas. Yoann et moi nous sommes séparés, cependant nous gardons de bons rapports et savons que nous pouvons compter l’un sur l’autre. J’ai eu d’autres amants, dont certains étaient séropositifs. Ils pensaient que j’allais les quitter quand ils m’annonçaient la chose, pourtant ce sont eux qui m’ont abandonné à chaque fois, comme s’il devait y avoir une malédiction contre les couples à sérologie mixte.
Nous sommes dans un monde où l’espérance de vie augmente chaque année. Cette bonne nouvelle, si c’en est une, concerne également ceux qui sont séropositifs. D’énormes progrès ont été faits sur les traitements ; il n’est plus question aujourd’hui de prendre une trentaine de cachets dans la journée. Surtout, le regard des gens s’est modifié progressivement tant sur la maladie que sur l’homosexualité, bien que tous les problèmes soient loin d’être résolus.
Il est fort heureusement lointain le temps où des médecins généralistes, mal formés, peu informés, avaient une telle trouille des malades du sida qu’ils refusaient leur clientèle et allaient parfois même jusqu’à brûler le billet qui avait servi à payer la consultation, par crainte d’une contamination !
Paradoxalement, le sida a permis une évolution de la société vers davantage d’ouverture d’esprit. Les drames vécus par les malades et leurs compagnons survivants face à des familles obtuses, à des tracasseries administratives ineptes et tant d’autres comportements insupportables ont poussé chacun à dépasser des préjugés jusque-là reproduits sans réflexion personnelle. Un élan de solidarité s’est créé, en partie par altruisme mais sans doute aussi quand les hétérosexuels ont compris qu’ils ne seraient pas épargnés par une pandémie qui décidément ne triait pas ses victimes selon leurs préférences sexuelles.
Un mot a fini par trouver un large écho dans la société française, qui désigne la peur et la haine des homosexuels. Le mot “homophobie”. C’est même devenu un délit, bien que cela n’ait pas – loin de là ! – éradiqué le mal, comme on l’a vu en 1999 au moment des débats sur le pacs, puis en 2013 lors du vote de la loi autorisant le mariage aux couples de même sexe.
S’il avait vécu, Paul pourrait enfin tenir sa promesse et me conduire devant Marie-Josée Roig… Et nous regarderions ensemble du côté de Marseille où l’expérimentation d’un vaccin contre le sida est en cours sur l’homme, malgré des restrictions budgétaires qui mettent ces recherches en péril. Des milliers de malades à travers le monde ont demandé à intégrer ce protocole pour lequel seule une poignée d’entre eux a été retenue.
Mais voilà, Paul était un homme pressé en toutes choses, la patience n’était pas son fort, il n’a pas pu attendre.
Nous qui survivons, après tant de deuils, nous n’avons aucun devoir de mémoire. C’est une expression indigne. Ce n’est pas par devoir que nous devons nous souvenir, mais par amitié et par amour. Forcer le souvenir est un pensum, gardons la fraîcheur de nos élans, quelle que soit la forme qu’ils prennent.
Pour moi, c’est celle d’un cauchemar.
Il m’est fidèle, comme je reste fidèle à l’amitié qui me liait à Paul. À lui, comme au long cortège qui le suit, dans lequel je retrouve Gabriel, François, Mathias, Michel, Jean-Paul, Hervé, Guy, Yves, Cyril, Jean-Marc, Jean-Louis et tous les autres, plus ou moins proches, dont le départ a ponctué ma vie…
 

Dites ces mot Ma vie Et retenez vos larmes. 
(Aragon)                    

samedi 25 mai 2013

Nous qui survivons 2/3

 

Les années quatre-vingt avaient pourtant bien commencé, on les sentait prometteuses et porteuses d’espoir. François Mitterrand s’était fait élire président de la République le 10 mai 1981, la peine de mort avait été abolie le 9 octobre de la même année et Robert Badinter, garde des Sceaux, avait poursuivi sa tâche en dépénalisant l’homosexualité le 27 juillet de l’année suivante, faisant voter une loi abrogeant l’alinéa 2 de l’article 331 du Code pénal. Cela avait nécessité quatre lectures et un débat passionnel, outrancier, dont une certaine presse tirait des titres gras, expliquant comme le faisait Présent le 26 juin 1982 : « La chasse aux petits garçons est ouverte, pour un bel été, dans la Sodome et Gomorrhe du socialisme avancé. » Au Parlement, Jean Foyer se déchaînait dans l’outrance, demandant au garde des Sceaux s’il pouvait « supporter l’idée d’un vieillard lubrique sodomisant un garçon de 15 ans » et se faisait tacler par un beau retour : « Je ne supporte pas plus la vue d’un vieillard lubrique, pour reprendre votre expression, sodomisant une petite fille de 15 ans. »
Nous étions heureux de cette victoire, tout en sachant qu’au-delà de la répression subsistaient la réprobation et son lot de haines. Nous lisions Gai pied, mensuel qui devint hebdomadaire en novembre 1982 au moment où sortait le premier numéro de Samouraï. Il y avait des Maisons de la Presse qui refusaient de les vendre, les laissant dans l’arrière-boutique et les renvoyant comme invendus. Nous nous passions le mot et faisions exprès d’aller les leur réclamer pour le plaisir de voir leur mine embarrassée et décomposée.
Nous étions conscients des risques que nous prenions à nous montrer trop ouvertement pédés – le mot gay n’était pas très répandu à l’époque – , aussi faisions-nous en sorte de garder une certaine prudence malgré nos élans d’insouciance.
Internet n’existait pas, en revanche un Français avait inventé le Minitel dont certains services s’avéraient très utiles à la drague homosexuelle ; il s’y tenait des conversations d’une liberté sans limite qui seraient impossibles sur les tcahts contrôlés d’aujourd’hui.
Mes camarades et moi avions vingt ans à peine, une nouvelle liberté qui nous ouvrait grandes les portes vers un bonheur possible. Hélas, c’était sans compter sur le virus meurtrier qui allait se charger de couper court à beaucoup de nos rêves.
Au début, nous fûmes nombreux à prendre l’information à la légère, car elle ne nous paraissait pas crédible. Comment croire qu’un agent infectieux est capable de déterminer la sexualité d’une personne ? L’appellation de “cancer gay” ne pouvait que nous rendre dubitatifs ou méfiants. Cela sentait la stigmatisation à plein nez, nous pensions que l’ordre moral cherchait à nous effrayer pour nous faire rentrer dans le rang. Les nouvelles qui nous parvenaient des États-Unis allaient toutes dans ce sens, avec l’annonce des fermetures en nombre de boîtes et de saunas. Nous perdîmes ainsi un temps précieux avant de nous rendre à l’évidence : une pandémie était en marche qui, bien sûr, touchait tout le monde.
Homos ou hétéros, la petite bête montait sans faire la différence.
Le sida, c’était l’apparition d’une maladie terrifiante, mortelle, et que d’aucuns voulurent rendre honteuse. Combien sont morts dans le plus effroyable silence  et le déni du mal qui les rongeait, de la part de familles davantage occupées du qu’en-dira-t-on que de la souffrance physique et du désespoir de ceux qu’elles perdaient ?
Au début, si l’on ne savait pas très bien comment cette saloperie se transmettait, on insistait beaucoup sur le fait qu’elle était apparue dans le milieu homosexuel aux États-Unis. Par la suite, le fait que ce fut une maladie sexuellement transmissible ajouta à la tentation moralisatrice. Se déclarer atteint du sida, c’était faire en creux l’aveu d’une sexualité déviante, qu’elle fut homosexuelle, multiforme ou mulripartenariale.
Pendant longtemps, aucun personnage public n’osa parler ouvertement de la maladie qui le rongeait. Des rumeurs circulaient sur certains artistes, qui n’avaient pas tous le cran d’un Rock Hudson qui avait pourtant, jusque-là, tout fait pour cacher son homosexualité afin de protéger sa carrière. Il fallut attendre deux ans de plus, pour qu’en France Jean-Paul Aron révèle qu’il était atteint, à la une du Nouvel Observateur, le 30 octobre 1987.
En ces années quatre-vingt, nous défendions encore l’idée d’une vie privée, chacun n’étalait pas le moindre événement au regard du monde, sans la plus élémentaire pudeur, c’est dire qu’il était difficile de franchir le pas avec un tel fardeau !
En France, il fallut attendre 1987 pour que le sida fasse son apparition dans la littérature avec La Gloire du Paria de Dominique Fernandez. La même année, Copi donnait au théâtre sa dernière pièce posthume, Une visite inopportune, dont l’argument tourne autour d’un acteur de théâtre atteint du sida. Puis le grand public fut particulièrement touché avec les livres d’Hervé Guibert : À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie (1990), Le protocole compassionnel (1991) et L’Homme au chapeau rouge (1992), phénomène que le cinéma amplifia avec Les nuits fauves de Cyril Collard (1993) et surtout le magnifique Philadelphia (1993) de Jonathan Demme, magistralement interprété par Tom Hanks et Denzel Washington.
L’ampleur du fléau était telle que nous en vînmes peu à peu à davantage fréquenter hôpitaux et cimetières que les lieux de plaisir. C’était un traumatisme qui semble inimaginable aujourd’hui. Moi-même je l’oublierais bien volontiers, n’était ce cauchemar qui hante régulièrement mes nuits, véritable reproche implicite d’être un survivant au milieu des tombes.
C’est un fait : jusque-là, j’ai eu énormément de chance !


Les images se bousculent dans ma tête, sans ordre, comme on attrape au hasard des photographies jetées en vrac dans une boîte à chaussure, stockées en attente de classement :

- Premier contact. Henri et moi nous étions arrêtés à la terrasse d’un café, place de l’Horloge. C’était au printemps 1983, par une magnifique journée. Nous revenions du Jardin des Doms où nous étions allés draguer.
Paul est sorti de l’Hôtel de Ville où on le voyait souvent, ne s’occupant pas que d’affaires culturelles. Issu d’une famille de tradition gaulliste, il appréciait que Jean-Pierre Roux ait repris la municipalité au socialiste Henri Duffaut dont le mandat n’avait pas survécu au “tournant de la rigueur” décidé par ses amis du Gouvernement. Un de mes amants m’avait raconté tout cela, un soir, en me désignant le journaliste avec lequel il avait eu une vague aventure au temps de la jeunesse de celui-ci.
Paul est venu s’installer à une table voisine de la nôtre, d’où il se mit à lorgner manifestement mon camarade. Henri n’y fut pas insensible. Il était en train de découvrir son attirance pour les garçons et se montrait prêt à suivre qui lui portait un intérêt non dissimulé.
Je ne sais plus comment Paul engagea la conversation avec nous, probablement sur le sujet le plus anodin qui soit, toujours est-il qu’il vint très vite s’installer à notre table avec son verre de pression. Une certaine connivence s’installa entre lui et moi. Il m’avait repéré une ou deux fois dans des endroits qui lui permettaient de supposer mes mœurs et cela le mettait en confiance. Exubérant et expansif, Paul l’était sur tous les sujets sauf sur son goût pour les jeunes hommes, qu’il réservait à un public d’initiés.
Pendant qu’il blaguait, son pied s’activait sous le guéridon. Je faisais l’innocent, tout en m’amusant beaucoup de cette situation. Henri et moi draguions ensemble par sécurité, mais nous étions de top anciens camarades de lycée pour transformer notre amitié en relation amoureuse ou sexuelle.
Au bout d’une demi-heure, je prétextais un rendez-vous et m’éclipsais pour leur laisser le champ libre. Je savais qu’Henri me raconterait tout par le menu, au plus tard le lendemain matin s’il ne m’appelait pas dans la soirée.
Bizarrement, j’ai le sentiment que c’est à cet instant précis qu’est née la complicité qui n’a fait que croître ensuite entre Paul et moi, comme s’il avait apprécié l’aide indirecte que je lui avais apportée pour emballer Henri. Une courte liaison qui s’est achevée avec la semaine…

- Portrait de groupe. Arles 1985, pour les Rencontres internationales de la photographie. Nous sommes sur les marches de Saint-Trophime. Paul m’avait entraîné là comme secrétaire. Je prenais les notes qu’il me dictait dans la journée et tapais ses articles à la machine tandis qu’il retournait fureter en ville. Nous sommes un joyeux groupe, je me rappelle que parmi nous il y avait Hervé Guibert, chroniqueur photographique pour Le Monde.
Il arriva souvent à Paul de m’entraîner avec lui dans ses aventures professionnelles. Il me chargeait de régler pour lui les petits soucis administratifs qui vous font perdre des heures souvent inutilement.
Je n’étais pas son employé, il me dédommageait à coup d’entrées gratuites pour les spectacles qui m’intéressaient et d’invitations à l’accompagner dans des cocktails où je n’aurais jamais mis les pieds. J’y croisais des vedettes, des acteurs et actrices moins connues, des politiciens et même Jack Lang. Cela m’amusait beaucoup car je n’étais dupe de rien ni de personne.
Quand nous étions seuls et qu’il se lâchait, Paul me disait souvent : « Anne, ma sœur Anne… Toi, tu as tout compris à la vie ! » Délirer au féminin était une façon pour nous de décompresser, d’oublier l’autosurveillance qui restait la nôtre en public. L’idée de m’appeler Anne était sa manière de moquer le prénom un peu désuet dont mes parents m’avaient affublé. « Qui s’appelle encore Martin aujourd’hui, ma pauvre Anne ! » raillait-il. Et il m’arrivait d’entendre sa voix déformée par le rire dire plutôt « ma pauvre âme ! »

- Les Deux Frères. Très vite, Paul m’avait présenté Gabriel et François. Contrairement à ce que proclamait l’enseigne de leur restaurant, il ne s’agissait pas de deux frères…
Nous allions souvent dîner dans cet établissement intimiste où il nous arrivait de mettre une certaine ambiance. Aussi exubérant qu’il se montrât, Paul parvenait toujours à retourner l’assistance en sa faveur. Les gens qui commençaient à faire la tête en l’entendant parler haut et tenir des propos plutôt osés finissaient tous par rire avec lui au bout de quelques minutes.
Je me souviens de son succès, le jour où il se fit apporter le livre d’or de la maison et y écrivit, tout en déclamant : « Moi qui aime l’agneau, c’est un plaisir sans égal que de se faire servir une souris par deux tapettes ! » La salle riait, Gabriel haussait les épaules et François piquait un fard comme jamais.
Nous faisions généralement la fermeture, aidant les patrons à débarrasser les tables et les redresser pour le service du lendemain, afin de prolonger ces moments de délires.
Gabriel avait cinquante-cinq ans, François la trentaine. L’un était petit avec un léger embonpoint, l’autre grand et frêle. Le premier se mettait facilement à l’unisson de nos extravagances, le second était bridé par une timidité qui le tenait toujours sur la réserve. Parfois le personnel de cuisine, notamment le beau Mathias, jetait un œil ou une oreille par le passe-plats pour ne rien manquer du spectacle que nous donnions.
Sur ce cliché-là, tous les personnages se sont effacés peu à peu. Il ne reste que moi, bien seul !

- Josiane. Dans notre cercle, Josiane avait définitivement perdu son prénom pour devenir simplement Ziane, ainsi que l’avait baptisée un sien neveu qui ne savait pas encore bien parler. Paul avait décidé qu’il en serait ainsi car il trouvait “Josiane” trop long et le diminutif “Jo” susceptible de quiproquos. En outre, il lui avait imposé ces cinq lettres comme nom de scène. En effet, la belle Ziane tentait de percer au théâtre dans des rôles ancillaires qui n’offraient pourtant pas de longues répliques ; un comble pour une fille aussi bavarde et volubile !
Elle avait à peu de chose près le même âge que lui, faisait des piges dans différents journaux régionaux et parfois nationaux. Paul jouait les Pygmalion avec elle, en contrepartie de quoi elle était progressivement devenue son “alibi” féminin. Il la traînait avec lui dans certains de ses déplacements professionnels ou dans les dîners en ville auxquels il était bon d’être accompagné. Rôle que je tiendrais par la suite après le départ de Ziane pour la capitale où elle avait réussi à se faire embaucher à Jours de France grâce à un petit coup de pouce de Paul qui avait su rappeler à Marcel Dassault certains services rendus en rapports avec le milieu du cinéma.
Ziane était d’un abord sympathique et exubérant, descendait les bouteilles de champagne comme d’autres des cannettes de Perrier, et professait une liberté sexuelle qui n’entendait pas se laisser brider un jour par une grossesse intempestive. Les soirées avec elles restent parmi mes souvenirs les plus fous.
Au-delà de cette façade parfaite, c’était aussi quelqu’un de très personnel, assez “fouille-merde” et qui aurait réussi à faire se battre les montagnes entre elles. Paul m’avait gentiment prévenu de la chose, cependant je n’avais pas voulu le croire, mettant cette appréciation peu amène sur le compte d’une rancœur due au départ de son amie pour Paris où elle vivrait de nouvelles aventures loin de lui et de sa cour de jeunes éphèbes. Départ qu’il avait pourtant favorisé !
Je me trompais ; j’aurais dû faire davantage confiance au jugement infaillible qu’il portait habituellement sur ses contemporains, mais ceci est une autre histoire. 

vendredi 24 mai 2013

Nous qui survivons 1/3

À la mémoire
d’un Feu follet…


Le cauchemar. Le même qui m’obsède régulièrement depuis bientôt vingt ans…
Sur une scène de théâtre. Au fond, un mur en carreaux de faïence blanche percé d’une sorte de puits de jour fait de blocs de verre dépoli et – devant ce mur – un lit métallique tout blanc, jusqu’aux draps impeccablement tirés, presque militairement. La lumière est crue, elle rebondit en cascade sur tout ce blanc, sans laisser d’ombre, comme le ferait l’éclairage d’un bloc opératoire.
Dans le lit, il y a la forme d’un corps sous les draps. On la devine plus qu’on ne la voit réellement.
Soudain, je suis sur la scène et je m’approche de ce lit. J’ai vingt-huit ans. Au fil des années, mon âge n’a pas changé, ni ma silhouette. En tout cas dans le cauchemar, car bien sûr la vie s’est chargée de modifier tout cela.
Je m’approche et je comprends qui est allongé dans ce lit. Je dis que je “comprends” car il m’est impossible de l’identifier réellement.
Je vois ce corps décharné, les os du visage saillants, les yeux presque exorbités, l’absence de pommettes, le teint tellement livide qu’on se demande si c’est encore une nuance existante.
Maintenant que je suis au bord de la couche, je me rends compte que les bras du malade reposent sur les draps immaculés. Eux aussi, bien évidemment, sont d’une maigreur insupportable. Les longs doigts semblent recouverts d’une fine peau parcheminée directement enfilée comme un gant sur des phalanges noueuses.
Je pense à Arthur, le squelette de la salle de sciences naturelles au lycée. Je voudrais rire à cette idée ou au moins sourire. C’est impossible. Ma gorge est nouée, mes yeux restent secs mais brûlants de l’impossibilité de pleurer.
— Je savais bien que nous nous retrouverions au bord d’un lit, tous les deux…
La voix. Sa voix. Claire et narquoise comme elle l’a toujours été. J’imagine qu’à ce stade elle devait être chevrotante et inaudible, mais tout cela n’a rien à voir avec la réalité, c’est une reconstruction onirique. Alors il a sa voix d’avant, celle du bon vivant. Celle qu’il prenait pour me dire : « Si j’épouse un homme un jour, ce sera toi. »
La lumière vacille comme elle le ferait un soir de gros orage. Mais on n’entend aucun bruit de tonnerre. Et puis l’éclairage redevient aussi cru.
Le décor n’a pas bougé… À un détail près.
Ce n’est plus un lit qui se trouve devant le mur blanc, mais une table d’autopsie qui trône au milieu de l’espace. Et son corps, sous le drap qui le recouvre entièrement. Je sais que c’est lui, la question ne se pose pas.
Lui… Lui et tous les autres…
1993. Chaque jour je biffe des noms dans mon carnet d’adresses et ce geste dérisoire, impuissant, me renvoie à l’adolescent romantique que j’étais et qui effeuillait les marguerites en attendant de trouver le grand amour. Je ne peux m’empêcher de penser à Brassens parlant du chrysanthème comme de « la marguerite des morts ».
Je regarde cette forme sous le drap, qui me parle de la mort ; de celle des gens que j’ai aimés, de ceux que j’aime et aimerai plus tard, de la mienne qui n’attend qu’un faux-pas.
J’ai envie de hurler. J’ouvre grand la bouche, mais aucun son ne sort. Et c’est ce silence oppressant qui me réveille.

À quel moment ce cauchemar s’est-il immiscé dans mon sommeil ? Était-ce la nuit même de l’annonce de son décès ? C’est fort probable, car ce fut un véritable choc pour moi.
C’était à la fin septembre 1993. J’étais sans nouvelles de lui depuis près de deux ans. Les quelques messages que je lui avais laissés dans l’intervalle étaient restés sans réponse, y compris mon invitation à la grande fête que nous avions organisée au milieu de l’été lorsque Yoann et moi avions décidé de nous installer ensemble. Simulacre de mariage. J’avais espéré qu’il me conduirait à l’autel, ce qui aurait été une sorte d’aboutissement à la promesse maintes fois renouvelée à laquelle j’ai déjà fait allusion.
J’avais respecté son silence parce que je croyais qu’il filait le parfait amour avec le jeune homme qu’il avait accueilli chez lui quelques années plus tôt. Ce dernier ne m’aimait pas beaucoup, ce qui était d’ailleurs réciproque. Là réside la raison principale pour laquelle nous avions laissé une certaine distance se mettre entre nous. Je n’avais pas compris qu’il y avait autre chose, de beaucoup plus grave et définitif qu’une vague brouille entre un amant jaloux et un ami dévoué, jusqu’à ce que Ziane – qui était présente à la fête –, me mette au courant de la situation.
Yoann et moi étions en Arles depuis le début du week-end pour le festival de la photographie. Depuis quelque temps, celui-ci était en perte de vitesse et une certaine incertitude planait sur son avenir.
Le lundi, nous avions déjeuné sur la place du Forum avant de reprendre la route pour Avignon. C’était une belle journée et nous avions pris le chemin des écoliers, nous aventurant un instant sur les bords de la Durance, insouciants et heureux.
C’était un temps béni où nous n’étions pas tous accros au téléphone portable. Ni Yoann ni moi n’en possédions. Le message nous attendait donc sur le répondeur de la maison.
— Martin, c’est Ziane. Je t’appelle pour te dire que Paul nous a quittés. Les obsèques sont cet après-midi à quinze heures au crématorium, si peux venir…
Le message était laconique et brutal. J’étais anéanti. Je ne m’étais pas préparé à une telle annonce. Paul était de ces personnages que l’on croit indestructibles, toujours sur la brèche, hyperactifs, débordants d’énergie. J’avais beau savoir depuis deux mois qu’il était malade, je voulais croire qu’il remonterait la pente et pourrait tenir tête à la maladie grâce à de nouveaux médicaments, en attendant le vaccin qui mettrait définitivement fin à ce fléau.
Il était un peu plus de seize heures, c’est dire que nous arrivions trop tard. Je dis “nous”, bien que Yoann n’ait jamais eu l’occasion de rencontrer Paul dont j’avais eu cependant maintes fois l’occasion de lui parler.
Trop tard pour aller à la cérémonie, trop tôt pour rappeler Ziane et avoir davantage de précisions. Encore que, les précisions n’étaient guère utiles. Je n’avais aucun doute sur les causes de ce décès. Peu importait le nom de la maladie opportuniste qui l’avait achevé, elle-même n’avait qu’une origine.
Des images se bousculaient dans ma tête. Il y avait les moments heureux, bien sûr, ceux de la franche rigolade les soirs de Festival lorsque nous refaisions le spectacle avec certains artistes, autour d’une table dans le restaurant de Gabriel. Et puis s’imposait le souvenir d’une rencontre après les obsèques de ce même Gabriel, lorsque j’avais demandé à Paul comment allait François, le compagnon de Gabriel.
Paul se tenait devant moi, raide et horrifié. Il avait marqué un temps assez long, pointé le poing dans ma direction, index et auriculaire dressés comme les cornes du diable, en disant simplement : « Je ne veux plus jamais parler de ça. »
J’en avais déduit que François aussi était atteint et que son tour viendrait. Je n’avais pas compris une seconde que Paul était en train de m’annoncer qu’il était lui-même sur la liste !
Je suis parfois très lent à prendre conscience des catastrophes qui rôdent.

Le cauchemar est un rappel à l’ordre. Un aveu de culpabilité, une autocondamnation sans pourvoi possible : tu l’as laissé mourir et tu n’étais pas là, à ses côtés.
Cette accusation allait sans doute beaucoup plus loin, dans le non-dit. Elle pointait en même temps une peur irrépressible, celle de mourir seul à mon tour, abandonné de mes amis qui se seraient détournés d’un malade à la contagion possible. C’était injuste, car trop longtemps je n’avais pas été au fait des problèmes de santé de Paul, et qu’en outre à aucun moment ceux-ci ne m’auraient écarté de lui.
L’inconscient tient donc également de notre mauvaise conscience et de nos regrets.
Paul et moi avions été soudés et complices sans pour autant jamais avoir été amants. Sa plaisanterie sur notre mariage était une manière pudique et amusante de marquer à quel point notre relation se situait sur un autre plan et comptait différemment pour lui que ses aventures sans lendemain. C’est en tout cas ainsi que j’avais décidé de prendre la chose.
La vision de Paul malade puis mort, dans le cauchemar récurrent, est purement fantasmagorique. Elle n’en est pas moins présente et suffocante à chaque fois.
Serais-je apaisé si j’avais pu le voir une dernière fois, dans les ultimes semaines ou même après qu’il eut quitté ce monde ? Je veux chasser à la fois ces fausses images et cette idée saugrenue, pour ne me souvenir que des bons moments.
Je le revois tel qu’il m’est toujours apparu, dès les premiers instants, d’une égale bonne humeur rarement ponctuée d’éclats terribles, feints la plupart du temps, qui avaient le pouvoir de faire plier quiconque à ses raisons.
Paul était d’une taille moyenne, avec une silhouette élancée qui le faisait paraître plus grand. Visage ovale, joues pleines chacune creusée d’une légère fossette disposée symétriquement de part et d’autre de la bouche, chevelure brune mi-longue à peine ondulée, de larges lunettes rondes cerclées de métal doré posées tantôt en haut tantôt à l’extrémité du nez. Le plus souvent, il était vêtu d’un pantalon gris perle, d’une chemise blanche au col agrémenté d’un nœud-papillon noir, d’un blazer bleu marine et chaussé d’escarpins italiens de cuir noir. Maniaque de la ponctualité, il affectait de ne jamais porter de montre.
Il soignait une certaine élégance, cultivant un côté dandy qui n’était que de pure provocation. Trois ans avant sa mort, il ajouta une petite touche à son personnage : une canne à pommeau d’argent ciselé. Il en jouait de toutes les manières possibles, la faisant tourner au bout de ses doigts comme un bâton de majorette, la brandissant prête à “rosser le manant”, mimant des feintes d’escrime, s’appuyant dessus des deux mains ainsi que le faisait Yves Montand sur scène lors de ses tours de chants… L’espièglerie était omniprésente chez lui. Mais, derrière toute cette mise en scène, le but secret était peut-être de faire oublier pourquoi cet accessoire lui était un jour devenu indispensable, à la fois pour marcher et se défendre. Nous n’étions que quelques-uns à savoir qu’il s’était fait agresser un soir au bout de l’île de la Barthelasse, alors qu’il pensait y être tranquille pour batifoler en galante compagnie. Il avait traîné la jambe quelques semaines, le temps de s’habituer à la canne et de comprendre tout le parti que pouvaient en tirer son personnage et sa légende.
Journaliste et chroniqueur de théâtre, Paul avait le goût du jeu et de la mise en scène ; il ne négligeait aucun détail afin que la représentation soit parfaite. Cela lui valait une cour dans laquelle se mélangeaient admirateurs sincères, flagorneurs ou envieux, mais qu’il entretenait aussi comme un vivier de jeunes hommes prêts à agrémenter ses après-midi ou ses nuits jusqu’à ce que l’un d’eux, plus futé que les autres, lui mette le grappin dessus et écarte toute concurrence d’un revers de la main en chasse-mouches.
Manuel était un acteur raté, sans le moindre talent professionnel ; pour ainsi dire à l’opposé de ce que vénérait Paul. Pourtant, il sut l’amadouer, d’aucuns diraient l’embobiner.
En moins d’un mois il déposa son sac chez Paul. D’abord dans la chambre d’ami où son hôte venait le rejoindre certains soirs, puis ils firent très vite chambre commune.
L’une des dernières fois que je le vis, Paul m’expliqua avec un sourire ironique : « Le talent qu’il n’a pas sur scène, crois-moi, il l’a dans un lit. Quelle représentation ! »
Contrairement à ce qu’a pu imaginer Manuel, je n’ai jamais été jaloux de lui. Je n’avais aucune raison de l’être. Paul et moi aurions pu coucher ensemble dix ans plus tôt et il ne serait rien resté de ce moment-là – quelles qu’en eussent été l’intensité et la qualité –, alors que nous avions préféré jouer la carte d’une vague complicité qui s’était tranquillement muée en amitié sincère et forte. Pour tout dire, j’étais heureux pour eux du couple qu’ils formaient et qui me permettait d’espérer qu’une rencontre aurait lieu pour moi aussi, un jour ou l’autre. Les exemples en ce sens n’étaient pas si nombreux.
Cette année-là, Paul trouva un petit boulot à Manuel le temps du Festival, puis il fit jouer ses relations à la mairie pour une sinécure qui assurât un revenu au jeune homme afin qu’il puisse avoir une certaine indépendance et ne se considère pas comme vivant aux crochets de son aîné. Très probablement, cet arrangement assurait en même temps à mon ami des possibilités d’escapades auxquelles je n’imagine pas qu’il ait jamais renoncé, sentiment renforcé par une ou deux allusions qu’il me fit à ce moment-là.
Paul avait une vie relativement mondaine. Sa profession le lui imposait en partie, toutefois la vérité est qu’il ne détestait pas cela. Il aimait épier les regards et les petits secrets qui s’échangeaient dans les dîners en ville, ne détestait pas recueillir les ragots qui vont bon train dans le milieu du spectacle. Cela nourrissait ses articles, mais pas seulement. On murmurait beaucoup qu’il tenait à jour des dossiers sur chacun, regorgeant de petites choses peu glorieuses dont il n’hésitait pas à se servir à l’occasion. Oh ! il n’est pas question de parler de chantage ici, plutôt de pressions “amicales” destinées à faire plier certaines personnes dans le but de rendre service à d’autres. Il usait de ce moyen sans méchanceté, quoiqu’avec avec une jubilation intense. Le spectacle et la politique ne faisant pas toujours chambre à part, on prêtait à Paul des pouvoirs occultes qu’il ne possédait pas forcément. Toute son habileté était d’entretenir un mystère total sur les secrets dont il pouvait ou non être dépositaire. Nous savions tous lorsqu’une de ses démarches aboutissait ; quant à celles qui restaient sans lendemain, elles étaient aussi sans écho.
Au fond, il y avait beaucoup de romanesque dans la vie de ce quadragénaire flamboyant et sympathique. Les meilleurs ingrédients s’y mêlaient, entre intrigues amoureuses et politiques, parfois policières, comédie du pouvoir et comédie de mœurs. Jusqu’au tragique d’un final prématuré.

lundi 6 mai 2013

Fin tragique 3/3

III
LA MORT

Il gare sa voiture dans le parking en sous-sol de l’immeuble, en descend et hésite à récupérer son attaché-case dans le coffre. Finalement il y renonce ; s’il a l’envie de travailler sur ses dossiers, il sera toujours temps de venir le récupérer pendant le week-end. Demain est exceptionnellement un jour de repos, il n’est pas d’astreinte à l’agence et n’a eu aucune demande de rendez-vous, ce qui est assez rare pour un samedi car les gens sont généralement plus libres pour visiter en couple ou en famille ce jour-là.
Il se dirige d’un pas souple vers l’ascenseur. Il n’a pas remarqué l’ombre qui se déplace sur le côté, au fond du parking, venant à sa rencontre.
C’est un choc violent à l’abdomen qui le surprend, lui coupant le souffle. Il s’effondre, tandis que la douleur se double d’une sensation de brûlure intense à l’intérieur du ventre et qu’il entend une déflagration.
Il lui semble que sa chemise est soudain mouillée, il y porte la main et l’en retire pleine de sang.
Tout ceci se déroule à la même seconde, beaucoup plus vite qu’on ne peut le décomposer en tentant de restituer la scène.
Nul besoin d’être expert pour comprendre qu’on vient de lui tirer dessus. Et que l’on continue… La deuxième balle l’atteint à l’épaule droite, une troisième ricoche sur le sol de béton et va se perdre dans la carrosserie de la voiture, une quatrième l’atteint à nouveau au ventre.
Les détonations font un bruit assourdissant dans cet espace clos, bas de plafond. Il y a une odeur bizarre qui doit être celle de la poudre.
Xavier ferme les yeux sous la douleur, mais s’efforce de les rouvrir très vite. Si son agresseur doit l’achever, il veut le regarder en face. Cependant rien ne se passe. Il scrute autour de lui sans voir personne. Il n’entend pas non plus de pas précipités qui s’éloignent. Peut-être le tireur a-t-il pris la fuite alors que résonnait encore le dernier tir ?
Il lui semble entendre au loin les cris d’une femme hurlant que l’on vient de tirer dans le parking. Est-ce une passante qui a entendu les coups de feu ou bien a-t-il été agressé par une femme qui a trouvé ce moyen de se fondre dans la foule et se rendre insoupçonnable ?
Qui a pu tirer sur lui ? Était-il visé personnellement ou est-ce le hasard ? On voit tellement de choses invraisemblables aux informations, de nos jours, que l’on n’est plus étonné de rien.
Il ne se connaît pas d’ennemis. Cela pourrait-il venir du compagnon ou de la compagne d’une de ses conquêtes, d’une de ses conquêtes elle-même qui ne supporterait pas qu’il ait d’autres aventures ? Les drames de la jalousie existent-ils encore ?
Il a toujours pensé que les crimes passionnels sont les plus sordides qui soient. La seule passion qui préside à de tels actes, c’est la possessivité, la jalousie extrême. Il ne croit pas que l’on puisse parler d’amour dans tout cela, mais seulement d’un égoïsme forcené.
Xavier n’a jamais connu de ruptures difficiles. Les coups d’un soir, sans conséquence, ne s’attendent pas à une histoire durable et ne cherchent rien d’autre qu’une jouissance immédiate et fugitive ; quand aux liaisons plus longues, elles se sont à chaque fois délitées d’elles-mêmes. Un beau jour, chacun prenait acte de ce que les sentiments s’étaient émoussés ou que les aspirations profondes n’étaient pas les mêmes et l’on décidait de passer à autre chose en restant bons amis. Du moins est-ce ainsi que lui concevait les choses. Est-il possible qu’il n’ait pas vu le désarroi ou la colère d’un de ses compagnons ?
Ce pourrait également être un crime homophobe, le climat s’y prête. Il repense au groupe d’enfants pédalant fièrement sur leurs vélos, arborant des tee-shirts à la gloire de la Manif pour tous… Mais les crimes homophobes ne sont-ils pas généralement accompagnés d’insultes et de coups ?

La douleur est à peine supportable.
Il appuie de toutes ses forces sur les plaies de son ventre afin de tenter d’endiguer l’hémorragie qui est bien plus substantielle que celle de l’épaule.
Pas besoin d’être médecin ou expert en criminologie, il a vu suffisamment de séries policières à la télévision pour savoir qu’il ne s’en sortira pas. Les blessures à l’abdomen lui laissent aussi peu de chances de survivre que de temps à tenir.
Il faut s’efforcer de ne pas perdre connaissance, affronter cela le plus dignement possible.
La douleur est fulgurante, il sent ses forces le quitter peu à peu, il y a cette sensation de froid qui le gagne, ses jambes ankylosées qu’il ne sent pratiquement plus…
Tout ceci se déroule très vite, il le sait, mais c’est comme si tout était au ralenti dans son esprit. Il comprend soudain à quoi correspond ce qu’il a toujours reproché à l’opéra, ces personnages qui mettent parfois jusqu’à une demi-heure pour mourir sur scène. Ce que le spectateur juge interminable, c’est le temps de l’agonie tel qu’il est ressenti par celui qui part. Nous sommes toujours impatients devant la souffrance des autres, ainsi que peuvent l’être les maîtres houspillant leur chien qui ne fait pas ses besoins pas assez vite à leur gré.

Les pensées se bousculent dans sa tête. Est-ce le début du délire ? C’est en tout cas un kaléidoscope dans lequel tout s’entremêle, se bouscule, éclate et se recompose. À la fois des images et des sensations, des sons… Peut-être y aurait-il aussi des goûts si sa bouche n’était envahie de sang ?
Il voudrait emporter une belle image, un souvenir intense qui l’aiderait à passer l’éternité s’il y en a une. Alors il s’efforce de penser à Abraão, à son corps magnifique et puissant, sa peau brune pleine de nuances, le sexe plus clair, l’aréole des seins foncée, presque noire, et le rose de sa longue langue agile…
Et puis c’est une idée stupide qui s’impose à lui, il se demande si l’appartement est en ordre, s’il a pris le temps de faire la vaisselle après le petit-déjeuner en partant ce matin. Il a été élevé ainsi, avec l’idée qu’on ne doit pas quitter la maison en laissant tout en plan. Enfant, il se gaussait de sa mère et de ses petites manies, « Surtout que la maison soit propre si des cambrioleurs devaient venir ! », raillait-il. C’était le pendant d’une autre des obsessions qu’elle avait : « As-tu du linge propre sur toi ? On ne sait jamais ce qui peut arriver, je ne voudrais pas que tu me fasses honte… »
Elle avait raison, on ne sait jamais ce qui peut arriver !
« Sois tranquille, maman, je me suis douché et changé ce matin, comme tous les matins. J’ai même changé de chemise à midi parce que je ne sais toujours pas manger les spaghettis sans me mettre de la sauce tomate partout… » C’est dérisoire ! Pourtant il ne doute pas que la pensée des sous-vêtements propres effleurera sa mère quand on lui apprendra sa mort, tout à l’heure, parce qu’elle est conditionnée ainsi depuis sa propre enfance.
Plus tard, elle sera sans doute horrifiée en vidant l’appartement. Elle tombera sur ses revues et DVD pornos, quelques sex-toys et la réserve de lubrifiant et de capotes dans le tiroir de la table de chevet. Dans le bureau, il y aura toute une collection de lettres intimes, sans équivoque, signées indifféremment de prénoms féminins ou masculins. La pauvre femme n’aura plus d’autre choix que de voir ce qu’ils se sont mutuellement caché toutes ses années. Ce qu’il n’a pas dit, ce qu’elle s’est refusé à comprendre.

La lumière s’éteint dans le parking. Il est désormais plongé dans le noir complet. Il faut d’ailleurs l’entendre au sens propre comme au figuré : il est dans le noir !
Ce qui est le plus terrible, au fond, c’est de ne pas savoir. Ni qui, ni pourquoi.
Il va mourir dans un instant, il en a parfaitement conscience, comme de la brièveté de cet instant qui se compte probablement plus en secondes qu’en minutes, et il n’a pas la moindre idée de qui vient de lui tirer dessus avec un tel acharnement. Il est fort possible que jamais l’on ne sache qui a fait cela et c’est sans importance à ses yeux.
Pourtant, il voudrait comprendre même si plus tard la police ne doit pas mettre la main sur le coupable. Mourir ne lui a jamais fait peur. Il aurait certes aimé que cela se fasse sans douleur, d’une autre manière, mais la seule véritable angoisse qui est la sienne à cet instant précis où tout va basculer, c’est celle de partir sans comprendre.
Lui qui s’est toujours efforcé de jouir de l’instant en évitant de se perdre en interminables débats philosophiques, se sent soudain rattrapé par un besoin de réponse. Si le sens de sa vie ne lui a jamais posé de problème existentiel, celui de sa mort l’obsède. Pour un peu, ce serait la seule raison qui le pousse à s’accrocher encore quelques secondes.
Cette fin en queue de poisson, à l’instar des plus mauvais films, ne lui convient pas.

Il voudrait avoir le cran d’une dernière pirouette avant le grand saut, trouver les mots pour en finir avec élégance. Cependant, la douleur est si puissante qu’il n’a plus la capacité de geindre. Appeler au secours ne lui est pas non plus venu à l’esprit, il sait que sa voix serait trop faible et que personne ne l’entendrait dans ce parking souterrain.
La blessure à l’abdomen est insupportable. Tout ce sang qui se répand sur la chemisette blanche, c’est la vie qui s’en va.
Il tente un sourire, le dernier, et dans un ultime spasme il trouve enfin les mots qu’il cherchait : « Fin tragique à la comédie de mes jours. »

dimanche 5 mai 2013

Fin tragique 2/3

II
LA RÉFLEXION

Il range sa voiture le long du trottoir, à quelques mètres du bureau de tabac. C’est une 206 coupé cabriolet pack sport de couleur métal argenté, aux fauteuils de cuir noir et rouge, qu’il entretient avec un soin maniaque, ce qui explique que le véhicule passe encore pour neuf malgré les années et les milliers de kilomètres.
Avant de descendre, il hésite puis se résout à refermer la toiture. Ce 19 avril est la plus belle journée qu’il y ait eue depuis l’été dernier, mais le temps a tellement tendance à changer rapidement en ce moment, qu’il préfère ne pas tenter le diable.
Au moment où il quitte son véhicule, il entend simultanément un moteur s’emballer et des sirènes de police et d’ambulance. Une voiture le frôle avant de disparaître et il croit que le conducteur a été surpris par le déferlement de véhicules de secours qui déboulent à sa suite en direction du centre hospitalier tout proche. Il n’imagine pas une seconde qu’il vient d’échapper à une première tentative d’assassinat. Tout s’est déroulé si vite qu’il est même incapable de dire si c’était un homme ou une femme qui était au volant. D’ailleurs, il se désintéresse de l’incident aussi vite, pour se diriger vers le bar-tabac dans lequel il entre sans se retourner.
Il prend place au comptoir, sur un tabouret haut, et commande un Blanc-cass et un paquet de cigarettes. Lorsque le barman lui sert son verre, il ne peut s’empêcher de repenser à la voix chaude de Serge Reggiani, chantant La Putain. C’est là qu’il a pris au vol le “Blanc-cass” dont il fait ses délices. Un mot rendu désuet par la presse dans les années cinquante, qui lui substitua le nom du maire de Dijon dont c’était la boisson favorite, le chanoine Kir.
Dans un coin, au-dessus du bar, un téléviseur diffuse en sourdine le programme d’une chaîne d’information en continu.
Il sort son smartphone, vérifie qu’il n’a reçu aucun message sur ses différents comptes de réseaux sociaux et constate qu’il n’a manqué à personne. Il pensait que peut-être Abraão serait libre en fin d’après-midi, ce n’est visiblement pas le cas. Aucune déception, être libre c’est également respecter le fait que les autres le soient aussi de leur côté.
Il jette un coup d’œil machinal au téléviseur. Il y découvre les mêmes images qui passent en boucle depuis ce matin : les échauffourées de la veille dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale. D’abord ce député du Rhône qui accuse le gouvernement de « tuer des enfants », hier après-midi, et ensuite les députés de l’opposition qui quittent leur banc pour tenter d’écharper un conseiller du ministre de la Justice qu’ils accusent d’avoir eu un sourire de travers, incident survenu vers une heure du matin. Triste spectacle décidément !
Xavier se dit que la violence qui monte dans la rue depuis des mois a gagné l’Assemblée, ce qui n’est pas bon signe du tout. Il sent une certaine inquiétude le gagner. Cela fait plusieurs soirs qu’il renonce à sortir dans les bars et les boîtes qu’il fréquente habituellement à la nuit tombée. Il sait que les risques de prendre un mauvais coup se sont accrus. Les images qu’il vient de revoir à l’instant lui semblent être une caution des débordements de la foule ou qu’au moins celle-ci puisse se croire fondée à les interpréter de la sorte. Il ne comprend pas comment des politiciens peuvent se montrer à ce point irresponsables.
Il boit son verre d’un trait, jette un billet sur le comptoir, rafle le paquet de cigarette et sort sans attendre sa monnaie. C’est la télévision qui lui a donné envie de fuir, sinon il aurait passé un plus long moment dans ce bar, jetant un œil aux petites annonces du journal local pour s’assurer qu’une affaire ne lui avait pas échappé à sa lecture du matin.
Puisqu’il n’a pas de rendez-vous galant, il décide de reprendre sa voiture et d’aller faire un tour sur les hauteurs de la ville, dans le quartier résidentiel. Avec un peu de chance, il trouvera un bien mis en vente directement par son propriétaire, repérable à une pancarte artisanale, et tentera de lui soutirer un mandat de vente après l’avoir embobiné en se faisant d’abord passer pour un acquéreur potentiel. Il est assez fort à ce jeu. À chaque fois, c’est un défi qu’il lance à sa propre réserve naturelle.

Du C.H.U. aux coteaux, la route n’est pas longue, pourtant c’est un autre univers que l’on découvre là-haut. Xavier aime ce quartier huppé dans lequel les immeubles n’ont pas droit de cité. Ici, les maisons individuelles toutes entourées d’un jardin plus ou moins grand, parfois agrémenté d’une piscine, semblent s’être distribuées autour d’un parc d’une quinzaine d’hectares qui est un peu le poumon de la ville. Chemins de promenade, parcours de santé, aires de jeu pour enfants, pistes cyclables ou de skateboard, pelouses accueillantes, l’endroit est un havre de paix, un rendez-vous d’amoureux et aussi un lieu de rencontres.
Le jeune homme sillonne le quartier au ralenti, cherchant à repérer une affaire à ajouter à son portefeuille. Le hasard lui a souvent été favorable par ici. Mais pas aujourd’hui. Cela lui aurait peut-être sauvé la vie de s’attarder pour une visite et la négociation d’un mandat, mais cela, il ne le sait pas.
II abandonne sa voiture sur le parking près de l’entrée principale du parc et décide d’aller flâner un peu à l’ombre des platanes de la grande allée qui ont retrouvé en grande partie leur verdure. Il ne repassera pas à l’agence et rentrera directement chez lui après cette petite balade.
Les pelouses débordent de monde, solitaires, couples ou groupes bronzant au premier vrai soleil de l’année, bouquinant ou discutant autour d’un pack de bières, d’autres jouant au frisbee, au football ou au rugby… Cette fin d’après-midi a des airs de vacances qui poussent à l’optimisme après l’état presque dépressif qu’imposait un hiver interminable.
Xavier a desserré sa cravate, déboutonné le col de sa chemisette blanche pour accentuer cette impression de congé. Il fume voluptueusement en pensant qu’ici, au moins, personne ne lui fera de remarque déplaisante à ce sujet.
Il regarde autour de lui, non pas avec les yeux du chasseur qu’il est habituellement, mais avec ceux d’un badaud oisif qui goûte le spectacle de cette foule apaisée et inoffensive, bien loin de celle que les informations télévisées montrent dans les rues de Paris ou de certaines grandes villes.
Et soudain son plaisir est brutalement gâché. Devant lui, venant à sa rencontre dans l’allée principale, un groupe de gamins sur leurs bicyclettes. Il regarde avec effroi leur tenue vestimentaire. Tous portent des tee-shirts aux couleurs de la Manif pour tous – le mouvement de protestation contre le mariage gay –, rose pour les filles, bleu pour les garçons, avec en blanc la famille idéale stylisée : une fillette à couettes tient sa maman BCBG par la main, elle-même tenant celle de son mari qui donne l’autre au petit garçon…
Xavier est écœuré. Il ne comprend pas qu’on instrumentalise ainsi des enfants. Déjà qu’on les traîne dans des manifestations de rue, au milieu d’une foule, avec les risques que cela comporte, mais également qu’on les attife ainsi au quotidien pour promouvoir un discours de haine et de rejet de l’autre auquel il n’est pas certain qu’ils comprennent grand-chose. Combien parmi ces gosses, ceux qu’il voit en ce moment et ceux qu’il a vu à la télévision, découvriront-ils un jour qu’ils sont homosexuels eux aussi et que c’est donc contre leur propre vie que leurs parents les auront fait manifester ? Tout cela est abject. On ne devrait jamais enrôler les enfants dans des histoires de grandes personnes afin de leur transmettre des sentiments passionnels qui ne sont pas les leurs au départ.
Il en veut à cette soi-disant humoriste que tout le monde avait oublié et qui a lancé le mouvement de protestation contre le mariage homosexuel afin de tenter de refaire surface en prenant la place de l’ancienne égérie démocrate-chrétienne qui s’était révélée au moment des débats sur le pacs, dix ans plus tôt. Son histoire n’est pas sans analogie avec le parcours, dans la seconde moitié des années soixante-dix, d’une Anita Brayant aux États-Unis. Cette chanteuse, ex-reine de beauté de l’Oklahoma, qui était partie en guerre contre les homosexuels et l’administration Carter qui voulait faire abroger les lois contre la sodomie dans certains États et favoriser l’adoption de décrets municipaux visant à la protection des droits des homosexuels. L’une et l’autre, avec la foi et le zèle intransigeants des nouveaux convertis, ont soulevé des foules, attisées des haines et fait monter la violence contre les gays.
En regardant les tee-shirts des gamins, Xavier pense à la logistique publicitaire de la Manif pour tous et tente d’imaginer ce que doit être le budget d’une telle organisation depuis des mois. Il serait probablement édifiant qu’un contrôle fiscal de l’association mette au jour l’origine des financements et se penche sur la régularité des comptes. En d’autres termes, il serait intéressé de savoir qui compose le lobby homophobe dont on parle moins que du lobby gay souvent monté en épingle. Quels sont au juste les ingrédients de cette grande salade décomposée ?
La vision de cette bande de gosses qui lui barre le chemin, avec ce qu’ils représentent de haine latente, lui a gâché le plaisir de la promenade, ôté cette sérénité qui était la sienne depuis quelques instants. Il fait demi-tour et regagne sa voiture du pas pressé d’un homme qui a rendez-vous et peur de se retarder.
Xavier a effectivement rendez-vous, mais il ne le sait pas. Son tout dernier, avec la mort.

samedi 4 mai 2013

Fin tragique 1/3

I
LES PLAISIRS

Il n’a pas remarqué la voiture qui le suit. Ni que cela dure depuis des jours, par intermittence. C’est donc pour lui une journée comme les autres, qui s’écoule tranquillement dans une routine confortable.
Serein, inconscient, à aucun moment il n’aura l’intuition de vivre là ses dernières heures.
Difficile de songer à l’imprévu, d’envisager l’accident et moins encore de prévoir le meurtre.
C’est une fin de semaine calme, un vendredi après-midi qui s’étire comme se languissant du week-end qui s’annonce. Il n’a pas de projet particulier jusqu’à lundi matin. La vacuité des heures ne l’effraie pas, c’est au contraire un élément constitutif du confort de sa solitude.
Une solitude qu’il brise chaque fois qu’un désir subit le pousse à la rencontre d’un corps à étreindre. Sa vie est ainsi jalonnée de partenaires éphémères avec lesquels assouvir une pulsion comme on étanche une soif, mais exclusive de la moindre intrusion durable dans son univers. Pour cela, d’aucuns le déclarent égoïste quand pour sa part il ne voit là rien d’autre qu’une façon de se protéger.
Depuis des mois, le pays est divisé – avec une violence grandissante – sur la question de l’ouverture du mariage aux couples de même sexe. Il assiste à cette tragicomédie avec recul et circonspection. Philosophiquement pour l’adoption d’une telle loi, il n’en reste pas moins obstinément étranger à tout désir d’engagement formel dans l’idée de couple. Il répète avec ironie à qui veut l’entendre : « Je suis si éloigné de tout sentiment de propriété que moi-même je ne m’appartiens pas. » Chez lui, les formules sont autant de pirouettes et d’esquives.
À défaut d’avoir une morale, mot galvaudé qui sent trop souvent l’encens et le confessionnal à son goût, il s’efforce de se tenir à une éthique personnelle, hédoniste et humaniste. Il trace son chemin en prenant soin de respecter chacun dans l’attente d’une parfaite réciprocité, bien que sa générosité soit, elle, à fonds perdu ainsi qu’elle se doit d’être quand elle est sincère.

Xavier a trente ans et exerce la profession d’agent immobilier. Il gagne convenablement sa vie, parvenant à tirer son épingle du jeu dans un contexte de crise déjà installé depuis de nombreux mois. Il a connu des années meilleures, mais il compense avec une plus grande expérience qui lui permet de déjouer les tentatives de certains de ses collègues indélicats cherchant à lui souffler une partie de ses commissions.
Il est grand, bâti comme le pilier de rugby qu’il est, les cheveux bruns coupés très courts à l’exception d’une longue frange sur le front avec laquelle il aime jouer par des mouvements de tête ou un balayage négligent d’une main aux longs doigts. C’est une coquetterie, un détail incongru qui attire et retient l’attention.
C’est un charmeur, qualité qui a tout son intérêt dans sa profession. Il est aussi à l’aise pour séduire les femmes que les hommes, faire croire à chacun, dans un couple d’acheteurs, qu’il est le seul à qui il s’adresse. Technique de vente. Dans la vie privée, il perd cette belle assurance et laisse une timidité naturelle reprendre le dessus. Il a beaux connaître le potentiel de son charme, il sait qu’il doutera éternellement de son pouvoir sur d’éventuelles conquêtes.
Xavier aime le plaisir. Le donner autant que le recevoir. Il déteste la privation, n’envisage pas l’exclusivité, aussi n’a-t-il jamais fixé son choix entre les femmes et les hommes. Il est avant tout attiré par une personne, une âme et une silhouette, avant même d’envisager le corps de l’autre jusqu’à l’intime. Il lui est arrivé parfois de se demander s’il a ou non une préférence, sans toutefois jamais parvenir à trancher la question. Même faire un décompte de ses partenaires des deux sexes ne serait pas une méthode décisive et convaincante pour arriver à un résultat probant. Le meilleur indice réside dans la durée de ses liaisons. Là, les hommes l’emportent. Mais ce n’est peut-être qu’en raison de leur plus grande propension à l’indépendance. Les femmes s’accrochent d’avantage, veulent aller plus vite et plus loin dans leurs relations amoureuses, autant dire top vite et trop loin…
Le jeune homme couche donc indifféremment avec des hommes ou des femmes, conquêtes de passage, instants physiologiques, et réserve aux garçons la priorité pour les histoires à plus long terme. De ces histoires-là, il en a souvent plusieurs simultanément, une façon d’assurer cette fameuse indépendance à laquelle il tient tant, de se rendre indisponible à temps complet pour quiconque. De cela, il a parfaitement conscience et l’assume sans détour.
Il ne fait jamais de promesses d’avenir, c’est bien pourquoi cette idée de mariage pour tous n’est pas pour lui ; ce qui ne l’empêche pas de reconnaître qu’elle est importante pour ceux qui ont un désir d’engagement que lui-même ne ressent pas. Parmi ses amis, ils sont quelques-uns à attendre le passage de la loi et la signature des décrets d’application. On lui a demandé plusieurs fois d’être témoin à la mairie et il a donné son accord. Son amitié est sans faille, d’une fidélité à toute épreuve, et pour le coup véritablement durable.

Depuis quelque temps, Xavier a fait la rencontre d’un jeune Brésilien, étudiant en architecture. Abraão a vingt-cinq ans, la peau foncée, des cheveux crépus coiffés en petites tresses rasta, une peau au grain très fin, lisse, au goût épicé ; un sexe épais plus clair que le reste du corps. Il vit en France depuis trois ans et partage la vie du professeur Cambrieux, un ponte du C.H.U. spécialisé dans la chirurgie orthopédique.
C’est Abraão qui a approché Xavier, sur Grindr. Une première fois sans résultat car le message n’avait pas été délivré immédiatement. La seconde, six mois plus tard, avait été la bonne. Ils s’étaient rencontrés dans le jardin du Muséum d’histoire naturelle et étaient allés boire un café dans un bar afin de faire connaissance.
Le jeune métis avait beaucoup parlé de lui, dit qu’il tenait à son compagnon mais que celui-ci était trop pris par son travail et de toute façon moins porté sur le sexe que lui pouvait l’être. Sans doute parce qu’il avait un peu plus du double de son âge. Il cherchait donc un amant, quelqu’un avec qui trouver la satisfaction sexuelle qu’il ne trouvait plus à la maison. Il avait contacté Xavier parce que son profil sans détour lui avait plu, mais également parce qu’il était l’un des rare à afficher sa photographie en gros plan, sans chercher à se cacher derrière des artifices plus ou moins réussis comme tant d’autres le faisaient.
Ce matin-là, ils n’avaient fait que discuter et se donner rendez-vous pour le jour suivant. L’un des avantages de la profession d’agent immobilier est de pouvoir organiser son temps afin d’y aménager des plages discrètes. Un autre est de multiplier les lieux disponibles pour y organiser des rencontres sous prétexte de visite en vue d’acquisition ou de location. Du moins quand l’agence possède un contrat d’exclusivité et que le bien est vide d’occupants.
En l’occurrence, avec Abraão il n’utilisait pas ce genre de stratagèmes. Ils se retrouvaient chez lui, dans le confort d’un lit qui finissait invariablement dévasté par la fougue du jeune Brésilien pour qui faire l’amour était une sorte de transe. Au plus fort du plaisir, ses yeux semblaient se révulser sous ses paupières mi-closes et l’on n’en voyait plus que le blanc. La première fois, Xavier en avait été impressionné, se demandant si ce n’était pas là le signe d’une quelconque folie. Mais le fait était que ces deux-là étaient en parfaite harmonie dès que leurs corps se rejoignaient. Au fur et à mesure de leurs rencontres, ils apprenaient intuitivement à repérer les attentes de l’autre, à le mener au paroxysme d’une jouissance sans retenue. Cela se faisait dans la plus grande économie de mots. D’ailleurs, comment auraient-ils pu parler, bouches soudées ou envahies du membre turgescent de leur partenaire ?
Abraão est dominateur, il aime fesser Xavier avec force mais le fait paradoxalement sans violence, c’est à la fois un moyen de lui imposer un rythme et de décupler ses sensations par l’afflux de sang généré par cet exercice. Xavier, qui n’avait jamais eu ce genre de phantasme jusqu’à maintenant reconnaît qu’il y prend plaisir. C’est une question de confiance vis-à-vis de son partenaire. Il faut savoir s’abandonner complètement à l’autre et ceci n’est pas possible sans une totale confiance. Il se rappelle la première fois où il s’est laissé prendre, à l’adolescence, par un type qui l’avait poussé à genoux sur le lit et lui maintenait les bras tordus dans le dos pendant qu’il le besognait vigoureusement. De cette initiation, il n’a retenu que la peur et l’espoir que l’autre en finisse vite pour le relâcher. Il sait qu’il a éprouvé aussi des sensations nouvelles à cette occasion, des vagues de plaisir qui venaient battre à ses tempes, une jouissance qui avait laissé une longue trace blanche sur le couvre-lit de l’hôtel ; mais ce qui domine, c’est cette crainte d’être tombé sur un dingue qui allait le massacrer sans qu’il puisse esquisser le moindre geste de défense. Et puis, finalement, l’autre s’était retiré, avait ôté la capote et s’était épanché sur son dos en deux coups de poignet avant de le retourner et de prendre sa bouche tendrement en lui caressant les cheveux et les joues, toute violence abolie… Avec Abraão, ce n’est pas comparable. Même dans ces claques puissantes qui lui font rougir les fesses, il n’y a pas le moindre caractère de violence, ni l’idée de faire mal, ce n’est qu’une excitation pacifique.
Xavier sait qu’il est en train de s’attacher, mais il connaît les limites de cet attachement. Le fait qu’il y ait Cambrieux dans la vie d’Abraão n’est pas pour rien dans l’acceptation d’entamer une liaison avec lui. Le toubib est pour lui la garantie que le jeune homme ne cherchera pas à envahir son espace plus avant. Il lui envoie un SMS lorsqu’il est disponible et a envie de le voir, Xavier décide alors de donner suite ou non.
En y réfléchissant bien, cette situation est loin d’être exceptionnelle. Xavier a le chic pour choisir des partenaires engagés par ailleurs. Il est l’amant, rien de plus ni de plus sérieux. Il n’est pas un briseur de couple, se contentant de laisser venir à lui des personnes à qui il apporte ce dont elles manquent ou croient manquer, sans jamais rien demander d’autre que ces instants de communion charnelle. Il est discret, protecteur, refusant de prendre l’initiative de les contacter par quelque moyen que ce soit afin de ne pas éveiller les soupçons de leur partenaire à qui il ne souhaite faire aucun mal. Il n’a rien à faire ni à voir dans le couple des autres.