mardi 21 juillet 2020

Souviens-toi de l'été prochain


 Pour Raúl, sans rancune !


En surfant sur le Net, je suis tombé par hasard – mais le hasard existe-t-il vraiment ? – sur une photographie de Raúl Campanario. Soixante-dix ans bien sonnés, une peau grise de carton à la fois parcheminée et sans presque de rides. Un visage rendu inexpressif par les mains de chirurgiens esthétiques qui semblent avoir une fois pour toutes décrété que le canon de beauté unisexe pour les VIP est une tête de hamster plantée de lèvres épaisses à la vulgarité navrante.
Cette image a été un véritable choc pour moi. Je ne retrouvais rien du bel hidalgo qui mettait la planète en émois dès qu’il apparaissait sur scène ou à la télévision : grand, mince, les cheveux noir corbeau gominés avec un soin maniéré, des yeux bleu lagon dans lesquelles toutes les femmes rêvaient de plonger… De tout ceci, il ne reste plus qu’un vieillard sans charisme.
Or, soixante-dix ans ce n’est pas encore l’âge de la vieillesse. Du moins ça ne l’est plus à notre époque. Aussi je m’interroge et me demande comment il est possible de se laisser aller ainsi, d’abdiquer à ce point toute la fierté qui faisait notre force et notre charme ?
J’ai voulu me rendre compte si la voix avait subi le même sort, alors j’ai cherché sur YouTube où je suis tombé sur un extrait d’une émission de la télévision cubaine. Le zombie fait encore illusion ; il suffit de fermer les yeux et de se laisser porter par cette voix que le temps et les abus d’alcool, de tabac et de nuits blanches n’ont pas altérée. Je suis plus fan que musicologue, il est donc possible que Raúl ait perdu un octave mais il me semble que ça ne s’entend pas de façon incontestable.
Qui se souvient encore de Raúl Campanario ? Cette vedette montée de toutes pièces par une « major » pour concurrencer Julio Iglesias, la star du moment. La ficelle était énorme ; ils se ressemblaient trop, avaient un répertoire pour ainsi dire identique qui ne permettait pas vraiment de les départager. Julio a gagné aux points, parce qu’il avait démarré la course plus tôt et atteint une vitesse de croisière qui ne m’essoufflait pas. Sans doute Raúl n’avait-il pas la même envie de réussir ou du moins de durer. Ils ont eu des succès parallèles pendant une quinzaine d’années, puis le plus jeune s’est effacé.
C’étaient deux chanteurs de charme, des « chanteurs à minettes » comme nous disions de façon moqueuse pour dissimuler sinon une certaine jalousie devant la pâmoison de ces demoiselles pour de tels benêts, du moins une réelle frustration. Ils avaient les mêmes trémolos, l’accent qui ressortait de façon similaire dans leurs interprétations en langues étrangères. Ils chantaient l’amour, les femmes et quelques fois une sorte de fêlure.
Je me souviens des succès de Raúl, je serrais probablement encore capable de les fredonner… « Todas las madres son angeles », « Una mujer me rompió el corazón », « Mi vida es solo una historia de amor », « Solo soy un hombre solitario » pour ne citer que les plus connus.
La vérité est que si j’ai beaucoup brocardé Raúl Campanario pour faire comme tous les petits machos de mon âge, j’étais en même temps sous le charme de sa musique. Sa voix me donnait des frissons comme seule l’avait fait jusqu’alors celle de Tony Williams chantant « Only You » avec The Platters. J’avais — je possède encore — tous ses disques et il m’arrive plus souvent de les écouter que ceux d’Iglesias.
Enfin, cette fidélité a une autre raison, qui tient à notre rencontre un soir d’été, il y a vingt ans de cela, au cœur d’une chaude nuit Majorquine.
 
*

J’avais vingt-cinq ans, je vivais encore chez mes parents à qui je versais un petit loyer prélevé sur ma paye d’employé aux écritures comptables d’un gros cabinet de Commissaire aux comptes. Un boulot sans intérêt qui ne représentait pour moi qu’un premier pas vers l’indépendance.
Rester chez mes parents était pour moi le moyen d’économiser suffisamment pour me payer chaque été trois semaines de rêve au soleil le jour et à la lumière des stroboscopes la nuit. Ma jeunesse était infatigable. D’autant plus que ces vingt et un jours loin du foyer et du regard familial m’offraient d’infinies possibilités d’assouvir mes désirs, de laisser libre cours à mes élans.
Soyons clairs. Je vivais une homosexualité discrète mais parfaitement assumée. C’est en tout cas la définition que j’en donnais moi-même et qui signifiait que je ne sentais pas le besoin d’en parler autour de moi, pas davantage que je me préoccupais de l’hétérosexualité supposée de mes collègues et amis. De leur côté, mes parents avaient eu le temps de digérer une situation qui ne leur apparaissait plus aussi scandaleuse qu’au début. Il faut dire que la sœur de mon père – bigote invétérée – nous avait surpris, mon cousin et moi, en train d’exécuter un magnifique et délicieux « 69 » qu’elle nous empêcha de mener à bien alors que nous y étions presque… L’épisode remontait à dix ans, aussi nous dirons qu’il y avait prescription.
Ma sœur ne trouva jamais rien à redire à ma sexualité. Dans le temps du drame familial, elle se contenta d’un haussement d’épaules pour souligner ce qui était pour elle une évidence : nous étions jumeaux, il était normal que nous partagions le même goût pour le corps des hommes. Plus tard, je lui fis observer qu’elle aurait pu être lesbienne, à quoi elle répondit que j’aurais alors été hétéro et nous convînmes dans un grand éclat de rire que les choses étaient parfaites en l’état.
Aussi loin que je puisse m’en souvenir, mon attirance se portait sur les hommes mûrs. Cela avait été tour à tour pour mon maître d’école, le père d’un de mes condisciples du collège, des collègues de mon père… Or, malgré tout le battage que l’on fait autour des pédophiles, je ne trouvais pas d’adultes qui veuillent bien s’apercevoir de ma disponibilité à leur égard. C’est ainsi que je fus finalement initié par l’aîné de mes cousins qui, à défaut d’être un vrai adulte et un homme mûr avait au moins le privilège de la majorité, soit quatre ans de plus que moi. En adoration devant mon membre, il ne cessait de le caresser, le sucer et le faire gonfler avant de s’empaler dessus avec force gémissements étouffés. Ce petit commerce entre nous m’apportait le privilège de longues balades en forêt à l’arrière de sa moto, les bras noués autour de sa taille et doucement apeuré lorsqu’il lâchait le guidon d’une main pour s’emparer de l’une des miennes afin de la faire glisser plus bas vers son entrejambe. Tout cela n’avait aucune importance pour moi, c’était un jeu. Sans doute un peu pervers, à tout le moins coquin. Pas de quoi déclencher le scandale qu’à fait ma tante en me découvrant avec son autre fils, qui avait mon âge et s’était amusé aux mêmes jeux avec son frère bien avant moi.
Devant la difficulté de trouver des quadragénaires, je me rabattais en désespoir de cause sur des garçons de mon âge ou guère plus vieux, pour des aventures de courte durée dans lesquelles je ne m’investissais pas vraiment, ce qui explique que je n’ai pas connu de réelles peines de cœur.
Au fil de mes périples estivaux, je faisais également des rencontres amicales dans lesquelles le sexe n’avait quasiment aucune part. Plus exactement, nous chassions en meute et non à l’intérieur de la meute, ce qui évitait les conflits idiots.
Je finis ainsi par intégrer un groupe d’Allemands qui me firent découvrir un monde que je ne soupçonnais pas et auquel je pris rapidement goût. C’était la fête tous les soirs, danse, alcool et orgies pour ceux que cela intéressait. Sur ce dernier point, je préférais rester à l’écart.
Ils avaient tous parié entre eux pour savoir lequel réussirait à me mettre dans son lit… je n’ose ajouter « le premier », mais nul doute que c’était bien là l’idée de base. Je résistais, toujours à l’affût de l’homme mûr qui m’offrirait enfin ce que j’attendais depuis si longtemps.
Au risque de passer pour orgueilleux, je dois reconnaître que j’étais beau gosse et bien pourvu par la nature. Je ne passais jamais inaperçu dans les boîtes de nuit, tant au bar que sur le dance floor. Je me laissais offrir des verres, j’acceptais des danses et quelquefois d’accompagner un type à son hôtel. Bizarrement, il ne semblait pas y avoir d’autochtones pédés dans les lieux que nous fréquentions.
Notre petit groupe s’était constitué à la Grande Canarie, à l’hôtel Parque Tropical où nous étions tous descendus. Par pudeur et désir de tranquillité, je m’éclipsais tôt le matin et marchais une demi-heure pour me réfugier dans les dunes où je passais la journée à rôtir au soleil entre deux plongeons et longueurs de brasses. Quand ils venaient me rejoindre, Helmut, Gherard, Jochen et Hans se moquaient gentiment de moi car j’étais le seul à porter un maillot de bain, aussi minimaliste soit-il. Ils finirent par me convaincre de me jeter nu dans cette eau claire et chaude. Quand je fis glisser mon string, je vis leurs regards concupiscents se poser là où ils avaient toujours supputé qu’ils y trouveraient leur Graal et cela me fit rire aux éclats comme jamais ça ne m’était arrivé. Dès lors, je pris l’habitude de marcher nu dans les dunes et d’exposer mon corps sans filtre aux rayons du soleil. Plus de marque du maillot, bronzage intégral parfait…
Jochen fit une photo de moi alors que j’étais étendu sur le sable, dans le plus simple appareil, un bras replié sur mes yeux clos pour me protéger du soleil. Comme j’étais endormi, je n’entendis pas le déclic de l’obturateur et ce c’est que trois jours plus tard qu’il me montra le cliché noir et blanc en me disant que j’étais un modèle parfait et qu’il aimerait bien faire une série de nus avec moi. C’était un photographe professionnel et j’étais en partie flatté par sa proposition, même si je me doutais qu’il devait y entrer pas mal d’arrière-pensées. J’acceptais malgré tout, bien décidé à ne me laisser caresser que par la lentille de son objectif.
Tout le monde marqua son enthousiasme devant cette série de clichés érotiques et suggestifs. Cela m’amusait et lorsque Jochen me demanda mon accord pour les vendre à une revue gay allemande, je le lui donnais sans réfléchir. Je fus surpris qu’il me remette une poignée de billets quelques jours plus tard en me disant que l’affaire était conclue.
L’année suivante, ils avaient décidé de passer leurs vacances à Palma de Majorque qui semblait être un Länder allemand. Je les y rejoignis et découvris à cette occasion les fameuses photos de moi sur papier glacé, agrémentées de légendes que j’aurais été bien incapable de déchiffrer. Manifestement, tous les gays de Palma les avaient vues, cela se comprenait aux regards qu’ils me lançaient. Sans doute pensaient-ils que le fait de poser nu dans un magazine faisait de moi un garçon facile, si ce n’est pire. Ils se trompaient, je restais en quête du prince charmant vieillissant qui me proposerait de l’affection en complément du sexe. Mes amis Allemands étaient à peine plus âgés que moi et si j’avais fini par coucher avec Helmut et Gherard, plus pour leur faire plaisir que par réelle attirance, je continuais paradoxalement à me refuser à Jochen qui nourrissait manifestement des sentiments à mon endroit.
Palma, c’était la fête et la cohue jusque sur la longue plage de sable blanc. Pas de dunes où chercher la tranquillité. Comme je m’en plaignais, Jochen loua une petite voiture afin de m’entraîner dans des coins plus sauvages, dont l’accès se méritait, comme la Cala es Matzoc à quatre-vingts bornes de là. Une minuscule plage faite d’un mélange de rochers, d’algues et de sable, rendue presque inaccessible par la végétation environnante et la descente périlleuse qu’elle entraînait pour le piéton. Nous fîmes là un nouveau jeu de clichés nus, plus osés encore que le précédent et dont je n’ai jamais vu le résultat. Ces photographies ont-elles fait l’objet d’une publication en Allemagne ? Jochen a-t-il pu les négocier à son retour de Palma, dans les brèves semaines de répit que lui a laissé la maladie ? Il fut le premier à partir, ouvrant la voie au reste du groupe. Mon désir de tendresse, ma fuite devant le sexe pour le sexe, mon obsession de la protection et de l’hygiène dont tous se moquaient m’ont sans doute sauvé la vie en même temps que laissé orphelin d’une famille de cœur.
Cet ultime été en leur compagnie devait se terminer pour moi dans une sorte d’apothéose. Un ultime cadeau de Jochen : l’invitation à une fête privée où, au sens littéral, Raúl Campanario m’attendait…

*

La villa avait été louée par un producteur de la ARD, chaîne de télévision publique allemande. Il y avait là des journalistes, des acteurs, des prostitués des deux sexes, ce que l’on nomme généralement « le gratin » à condition de ne pas trop gratter le vernis, justement.
Une sono un peu trop forte diffusait de la musique vintage, je veux dire des tubes des années quatre-vingt. Ce devait être ça, le fameux bug de l’an deux mille.
Lorsque nous avons débarqué avec Jochen et les autres, la fête avait visiblement commencé depuis un moment : cadavres de bouteilles, petits-fours écrasés sur le sol, convives débraillés lorsqu’ils n’étaient pas déjà entièrement nus occupés à baiser sur les canapés. Deux nanas pratiquaient un « 69 » et Jochen me glissa à l’oreille que celle qui se tenait au-dessus était la présentatrice d’un journal de la nuit sur une chaîne belge ou suisse — il ne savait plus trop – et l’autre une Miss Météo d’une chaîne privée italienne.
Le buffet avait été dressé au bord de l’immense piscine dans laquelle s’ébattaient d’autres couples, de tous genres. Le maillot n’étant manifestement pas de rigueur.
— Pourquoi m’as-tu traîné ici ? ai-je demandé en anglais, qui était la langue que nous utilisions entre nous car je ne possédais pas le moindre rudiment d’allemand.
— Je veux te présenter à quelqu’un qui a vu les photos dans le magazine et a demandé à te rencontrer.
— C’est quoi, ce plan foireux ? lâchai-je, non sans une certaine brusquerie en regrettant déjà d’être venu.
— C’est une surprise, pas un piège.
— Qui c’est, ce type ?
— Va voir par toi-même, il est là-bas, à l’autre bout du jardin, dans le jacuzzi.
D’un geste vague de la main, il me désigna un coin sombre à l’extrémité du jardin, suffisamment à l’écart de la piscine, dans lequel on distinguait effectivement un bassin hors-sol de forme octogonale. À l’intérieur on pouvait apercevoir la forme d’un type qui tournait résolument le dos à la fête.
— Va chercher le bonheur, mon ami ! chuchota Jochen en me plantant un petit baiser sur la nuque tout en me poussant doucement par les épaules dans la direction qu’il venait de m’indiquer.
La curiosité fut plus forte que l’envie de fuir ce lupanar. J’avais, bien sûr, déjà participé à des partouzes mais, au fond, je n’aimais pas cela. Je m’y ennuyais très vite. C’était aussi assez déprimant, je m’y sentais comme un morceau de viande à l’étal d’un boucher. Il y avait là, généralement un peu plus de 90 % de passifs et ils s’ingéniaient à me prendre pour cible. La partouze est une chasse inversée dans laquelle la biche cherche désespérément la flèche qui la transpercera. C’est amusant au début, ça devient vite fatigant et ça finit par avoir quelque chose de pathétique et déprimant. Cette fête majorquine n’échappait pas à la règle. Dès mon entrée, j’avais senti les regards concupiscents qui me déshabillaient. Ma curiosité pour cet homme solitaire que je devinais de dos dans le jacuzzi tenait au fait qu’il se montrait manifestement indifférent à ce qui se déroulait autour de lui. S’il avait demandé à me rencontrer, du moins ne le montrait-il pas. Il était sans impatiente ou trop sûr de lui. Il y avait un mystère à percer. Mon imagination aiguillonnait ma curiosité. Je voulais au moins découvrir qui se cachait derrière l’invitation à participer à cette soirée débridée.
— ¿Parece que pediste conocerme ? dis-je en arrivant près du jacuzzi.
— ¿No eres alemán como los demás ? répondit-il d’une façon déconcertante.
Non, je n’étais pas Allemand comme les autres. Sans doute était-il parvenu à cette supposition à cause de l’origine de la publication des photos qui avaient retenu son attention.
Il se retourna vers moi dans un bruit d’eau et des éclaboussures. C’est alors que je le reconnus. Sa voix n’avait pas suffi car j’avais davantage l’habitude de l’écouter chanter plutôt que parler. J’ouvris la bouche de stupeur et Raúl Campanario éclata de rire.
— Ven y únete a mí, el agua está a la temperatura ideal. Es muy agradable.
— No tengo traje de baño, répondis-je un peu sottement.
— Yo tampoco. Ninguna importancia…
Et c’est ainsi que je me retrouvais nu dans un bain bouillonnant avec mon idole. Je n’étais pas à proprement parler excité mais plutôt troublé. J’eus une pensée fugitive pour ma sœur qui aurait probablement tout donné pour être à ma place à cet instant.
Bien qu’il ait trente ans de plus que moi, c’était Raúl qui se montrait timide. Je n’aurais su dire si sa retenue tenait à son éducation catholique, à la peur de mettre son image publique en danger avec quelqu’un qui pourrait se révéler indiscret, ou encore à une sorte de vertige occasionné par un désir qu’il ne parvenait pas à maîtriser.
Il ne s’est pas jeté sur moi comme un soudard. Bien au contraire ! Il paraissait s’obstiner à perdre du temps en tournant autour du pot. Peut-être aurait-il souhaité que je prenne l’initiative, que je me montre plus entreprenant ? Cependant, je n’étais pas un de ces prostitués qui, en ce moment même, étaient en train de gagner leur croûte dans la piscine ou l’une des six chambres de la villa. Il avait voulu me rencontrer, j’étais là : l’initiative lui revenait.
Bien sûr, il m’a parlé des photos ; m’en a fait compliment et demandé si j’etais un modèle professionnel. Avec un peu trop d’insistance sur le dernier mot à mon goût.
— No, fue la primera vez, répondis-je sans m’étendre sur la seconde série que Jochen avait faite à la Cala. Lui en avait-il parlé ? La lui avait-il montrée ? Non par indiscrétion mais par vanité.
Il m’a demandé si j’étais gay, si j’avais déjà couché avec une femme. J’ai répondu que l’expérience m’avait pleinement confirmé dans mon choix primitif pour les hommes. Il m’a dit qu’il était marié, que sa femme était enceinte et qu’ils auraient bientôt un fils qu’ils prénommeraient Ernesto. Tant que le bébé n’était pas né, elle se refusait à lui alors, comme il ne voulait pas la tromper avec une autre femme ou lui faire prendre des risques en allant voir des professionnelles, il cherchait d’autres moyens d’assouvir sa libido. J’ai dit que je comprenais fort bien, même si je pensais intérieurement « prends-moi pour un con. »
Et puis, il a fini par se détendre progressivement, se rapprocher de moi, mettre une main sur mon genou tandis que l’autre venait me caresser le crâne avant d’attirer ma tête vers la sienne, ses lèvres venant à la rencontre des miennes, sa langue s’insinuant dans ma bouche tandis que la main posée sur mon genou glissait vers mon sexe et entamait les manœuvres nécessaires pour la suite qu’il envisageait…
Je me demandais si après avoir chanté « Una mujer me rompío el corazón » il oserait interpréter un jour « Un hombre me hizo vibrar », mais ce n’était qu’une question rhétorique. Je savais parfaitement que Raúl était en train de me donner le maximum de ce qu’il pouvait offrir à un homme, pour tout un tas de mauvaises raisons. Et, au fond, j’étais tout à fait heureux de ce moment unique, je veux dire sans lendemain.
Nous avons fait l’amour dans le jacuzzi, longuement, puis nous sommes allés nous réfugier dans l’une des chambres, traversant le jardin et la maison sans prendre la peine de nous rhabiller. Là, nous avons refait l’amour, plus tendrement, avant de nous endormir enlacés.
Quand je me suis levé pour partir, Raúl dormait encore. Son visage avait une sorte de moue enfantine, il n’avait plus rien de la vedette internationale, il était au contraire tout en fragilité.
J’ai déposé un baiser sur ses lèvres et il a immédiatement ouvert les yeux. Je lui ai dit que je devais me dépêcher d’aller boucler mes bagages car mon avion décollait en début d’après-midi.
Il m’a souri en disant qu’il voulait me revoir. Qu’il serait ici même l’été prochain et qu’il ne fallait pas que j’oublie de revenir. Je n’ai pas répondu. Qu’aurais-je pu dire qui ne soit un mensonge ?
C’est la première et dernière fois que j’ai vu Raúl Campanario « en vrai ».
Je pense que l’invitation à cette fête était en quelque sorte le cadeau d’adieu que me faisait Jochen, la possibilité de rencontrer l’homme mûr et affectueux que je recherchais depuis que mes goûts s’étaient fixés. Dans son idée, ce serait à moi, ensuite, de concrétiser et pérenniser la chose.
De retour à la maison, je racontais à ma sœur que ce chanteur à minettes pseudo-hétéro m’avait sucé comme un pro et que lorsque je l’avais pénétré ensuite il avait poussé une chansonnette bien éloignée de ses mélodies habituelles. Elle en conçut une telle déception qu’elle éteignait la radio lorsque celle-ci diffusait un disque de Raúl ou claquait la porte de sa chambre quand c’était moi qui en mettais un. À la vérité, c’était davantage un jeu complice qu’un réel mécontentement ou une rivalité. Après tout, qui sait ce qui se serait passé si elle avait été présente à Palma de Majorque à ma place ?
Quelque temps après mon retour, je fis la connaissance d’un entrepreneur de pompes funèbres. Il avait le double me mon âge, une attitude enjôleuse qui tenait probablement en partie à son métier. Je me laissais séduire malgré sa quasi absence de libido et nous passâmes ensemble les vingt années suivantes jusqu’à ce qu’il me mette à la porte après m'avoir magistralement et davantage  pompé le compte en banque que le reste.
J’avais passé ma vie à me méfier des jeunes ou des gens de ma génération, misant sur l’expérience et le sérieux des anciens, pour me rendre compte au final que pour un actif exclusif, je m’étais bien fait baiser en profondeur !

*

J’ai menti au début de ce récit. Le hasard n’entre pour rien dans ma découverte des photographies récentes de Raúl Campanario. La vérité est que je les ai cherchées avec une certaine avidité. J’avais besoin de savoir à quoi il ressemble désormais et ce qu’il est devenu. Aucune nostalgie dans ma démarche, pas plus que d’animosité ou de voyeurisme. Simplement, un événement fortuit venait en quelque sorte de le faire resurgir dans ma vie.
Ma grande amie Elisabeth m’avait traîné presque de force dans un cabaret latino situé sur les quais. Elle m’avait assuré qu’un jeune chanteur cubain dont la carrière était en pleine ascension s’y produisait et que nous passerions une bonne soirée qui me changerait les idées.
Elle avait réservé une des meilleures tables près de la scène et, tandis que nous y prenions place, demandé qu’on nous apporte une bouteille de Vieux rhum avec deux verres.
— Même si tu me saoules, tu ne me mettras pas dans ton lit, avais-je plaisanté.
— Ne t’inquiète pas, je sais que tu n’es pas désespéré à ce point-là, avait-elle répondu en éclatant de son rire cristallin.
Je n’avais pas prêté attention à l’affiche représentant l’artiste, à l’entrée. Je connaissais suffisamment les goûts musicaux de ma camarade pour lui faire pleinement confiance les yeux fermés. Or, ils étaient bien ouverts lorsque le jeune homme se présenta sur scène et ce fut un choc pour moi.
Je me retrouvais face à Raúl Campanario avec vingt ans de moins qu’à l’époque de notre rencontre. Un sosie parfait ou presque. La seule caractéristique notable tenait au minuscule catogan qui lui donnait un faux air de toréador. La voix aussi, lorsqu’il attaqua son premier titre, était un peu différente. L’accent moins prononcé, mieux maîtrisé.
Elisabeth se pencha par-dessus la table, manquant de renverser la bouteille, et murmura « C’est le fils du Raúl Campanario ; tu te souviens de lui ? C’était une grande vedette à l’époque. » je me suis contenté de hocher la tête vaguement.
Ernesto était compositeur, sa musique se démarquait de celle de Raúl. Plus moderne tout en empruntant aux rythmes du passé. Son tour de chant intercalait astucieusement des tubes de son père qui venaient faire écho à ses propres chansons.
C’était une soirée agréable comme je n’en avais pas connu depuis que j’avais été chassé comme un malpropre. Je me laissais porter par la voix de Ernesto et mon esprit vagabondait dans le passé. Bien sûr, comment ne pas penser à la nuit torride passée avec son père à Palma, mais surtout je jetais un regard nostalgique sur ma bande de copains Allemands dont plus aucun n’était en vie. Je me sentais coupable d’avoir rompu les ponts — ou plus exactement laissé se déliter notre relation — pour l’amour d’un salopard qui m’avait jeté après vingt ans de vie commune que j’imaginais être un bonheur partagé quand ce n’était qu’une minable escroquerie de sa part.
— Finalmente, voy a tocar una canción que mi padre escribió para mí, dit-il d’une voix douce à peine audible, comme pour s’excuser d’être déjà arrivé au bout de son récital.
« Recuérdate el próximo verano » racontait l’histoire d’une rencontre fugitive entre deux amants, dans un lagon d’eau transparente et de la promesse que la femme tentait d’arracher au jeune homme de venir la retrouver au même endroit l’été suivant.
« Rappelle-toi de l’été prochain » avait fait couler beaucoup d’encre, la plupart des critiques trouvant le titre idiot et le comparait à « Souviens-toi, l’été dernier » pour le cinéma, où à l’interrogation de Julio Iglesias de savoir si une certaine Michelle se rappellerait l’été qu’ils avaient passé tous les deux.
Moi, je savais de quoi parlait cette chanson et son titre je le trouvais superbe. C’étaient les derniers mots que m’avait murmurés Raúl au moment où j’avais franchi la porte de la villa pour m’engouffrer dans un taxi.
Incontestablement, boire du rhum en grande quantité avait un effet diurétique sur ma personne,  aussi je m’éclipsais à l’entracte pour gagner les toilettes. En seconde partie devait se produire un groupe latino dont le nom m’échappe.
Tandis que je me soulageais devant l’urinoir le plus à l’écart, j’ai entendu s’ouvrir la porte des toilettes dans mon dos et soudain Ernesto se trouva juste à côté de moi. Instinctivement, je sentis son regard sur moi, glissant sans la moindre pudeur vers mon sexe. Plusieurs fois, au cours de sa prestation, je l’avais vu me lancer des regards insistants, mais je mettais cela sur le compte d’une sorte de fantasme personnel. Pourquoi ce jeune hidalgo aurait-il prêté attention à un vieux schnock comme moi ?
— Vous avez aimé ? demanda-t-il.
— Beaucoup, oui, répondis-je en me tournant vers lui.
— Vous m’offrez un verre ? Ailleurs… poursuivit-il, tout sourire.
— Je suis avec une amie, c’est un peu délicat de la planter là.
Ernesto mit sa main gauche sur mon épaule, tandis que la droite finissait de secouer sa queue pour en faire tomber la dernière goutte. Il imprima une pression juste assez forte pour marquer son insistance.
— Elle comprendra, j’en suis sûr. Allez récupérer votre veste et lui dire bonsoir. Je vous attends dehors.
C’était tellement irréel qu’il ne m’est même pas venu à l’idée que je pouvais simplement regagner ma place, tendre mon verre à Elisabeth pour qu’elle le remplisse à nouveau et trinquer avec elle à la douceur de cette soirée entre amis. J’ai donc obéi à Ernesto Campanario, comme j’avais obéi à son père vingt ans plus tôt en entrant nu dans ce jacuzzi.
Quand je l’ai rejoint sur le trottoir, il avait un sourire fier et dominateur, si sûr de lui, qui tranchait avec l’attitude de Raúl.
— On va chez toi ou à mon hôtel ?
J’ai pensé que chez moi serait plus discret et j’ai vu dans ses yeux sur c’était la réponse qu’il attendait.

*

Ernesto était aussi doué et passif que son père en matière de sexe. Il n’a pas cherché à se retrancher derrière la grossesse de sa femme pour justifier nos ébats car il se définissait ouvertement comme bisexuel. Je n’ai bien sûr rien révélé de ce qui s’était passé entre son père et moi. C’était une vieille histoire, sans lendemain, enterrée depuis longtemps. Mais je me suis dit que dans vingt ans, si le hasard me permettait de rencontrer son fils, peut-être celui-ci me dirait-il « Soy cien por ciento maricón. » Si l’homosexualité n’est pas héréditaire, j’ai bien peur qu’en revanche la couardise se réplique à l’infini au sein des familles !
Peut-être le prochain tube de Ernesto Campanario campera-t-il l’histoire d’une vedette de la chanson qui aime se faire baiser par un fan après un concert ? Au fond, tout est possible…

Toulouse, 13 au 19 juillet 2020