mercredi 27 juin 2018

Kaléidoscope

Pour Brigitte I. 

Il n’y avait pas grand-chose dans les jouets de mon père, sauvés de l’incendie de la maison de Caen au moment des bombardements de la ville par les Anglais, en amont du Débarquement. De mémoire, et sans risque de me tromper, je peux citer : un jeu de « Nain Jaune », un billard japonais et un tube de carton entouré de similicuir noir, dont la paroi intérieure était tapissée de miroirs, et dans lequel étaient introduits de minuscules morceaux de plastique biscornus et colorés. Cela portait le nom étrange de « kaléidoscope ». En regardant par l’œilleton situé à l’une des extrémités, dirigeant l’autre vers la lumière, on assistait à une féerie de formes colorées dont les motifs changeaient au moindre mouvement du poignet.
Je n’avais jamais vu ni entendu parler d’une telle chose lorsque je découvris l’objet dans la pièce minuscule, servant de débarras, où étaient entassés ses souvenirs de jeunesse et qui aurait dû devenir un jour un cabinet de toilette si les circonstances, la guerre, n’en avaient décidé autrement. Je passais des heures à m’émerveiller devant le spectacle éphémère qui s’offrait à moi, non sans éprouver une certaine déception de ne pouvoir reproduire exactement, à volonté, une forme qui m’avait particulièrement plu.
Il y a quarante ans que je n’ai pas mis les pieds dans la capitale normande, vingt-cinq que mon père est mort. Pourquoi repenser soudain à cela ? Eh bien, il me semble que la réponse se trouve dans la question, d’une certaine façon… C’est parce que nous possédons tous un kaléidoscope – quand bien même nous ne connaîtrions pas le mot –, il s’agit de notre mémoire, qui assemble nos souvenirs au gré de sa fantaisie, jamais deux fois de la même façon et toujours sans prévenir.
Quelle chose étrange que la mémoire ! Il suffit d’un mot, d’une image ou même d’une odeur comme l’a si bien montré Marcel Proust, pour que soudain nous nous trouvions transportés si loin, dans le temps comme dans l’espace.
Comme avec le jouet de mon père, il suffit de changer d’angle, d’inclinaison – et c’est à dessein que j’emploie ce mot, dont le double sens s’accorde parfaitement à la situation – pour que soudain nous soyons projetés loin du point où nous avions atterri un instant. Ainsi, il y a un instant au fil de ma pensée je me trouvais dans le petit cimetière d’Arcangues, au Pays basque, devant la modeste tombe de Luis Mariano. Il m’a suffi de penser « Espagne » pour être immédiatement propulsé à Madrid et me retrouver attablé à la Chocolateria San Ginés, devant un chocolat chaud fumant et une assiette de churros qui ont fait la réputation de la maison depuis 1894, au point qu’elle ouvre 24 heures par jour et 365 jours par an.
Que venait faire le ténor dans ma mémoire ? J’avais beaucoup écouté ses disques à la fin des années soixante, puis je n’y avais plus pensé et même son nom ne surgissait guère dans les conversations. La vérité est que Mariano n’était qu’une incidente en la circonstance. Ce que mon esprit me renvoyait, c’était bien sa tombe et plus encore une idée générale du cimetière verdoyant en contrebas de l’église, où je n’ai mis les pieds qu’une fois, il y a un quart de siècle.
Mariano était Basque espagnol, d’où le dérapage sur l’Espagne et, de là, Madrid et la churreria où, là encore, je ne me suis attablé qu’une fois, il y a une douzaine d’années.


Deux images éphémères, sorties pratiquement de nulle part. Il n’en fallait pas plus à mon esprit vagabond pour battre la campagne. Il suffisait d’attraper le fil et de tirer : la pelote (basque ?) venait avec, multicolore comme les assemblages improbables des copeaux de plastiques à l’intérieur de l’ancien jouet de mon père.
Le cimetière d’Arcangues } Une auberge sur la même commune où nous avions dégusté de la charcuterie à la table commune, près d’une immense cheminée dans laquelle le feu n’était pas encore éteint. C’était bien après la fermeture, nous étions là pour discuter avec le patron de l’organisation d’un mariage } Bidart et Le Moulin de Bassilour, pour ses grandes tables dans le jardin, toujours prises d’assaut } Le restaurant des Frères Ibarboure, avant qu’il ne brûle, une table pour deux à la fin du service, dans une petite pièce où nous étions seuls } Le marché de plein vent du samedi matin, le contrepoids aux marchés de Provence que j’ai tant aimés } La plage des Cent-Marches } Biarritz et l’océan déchaîné par la tempête hivernale, venant se briser sur les rochers au pied du phare } Espelette, village de carte postale s’il en est, avec ses cordes de piments rouges séchant sur les façades } Cambo-les-Bains } Itxassou } Ainhoa, dernier village avant la frontière, joyaux dans un écrin de verdure } Briscous, à l’écart de l’autoroute, à gauche en repartant sur Toulouse, mais où j’ai tourné un soir quelques longues minutes dans les petites routes après la descente de l’église, guidé par un copilote qui connaissait le chemin mais ne savait pas le retrouver } Bayonne, ses petites rues, les quais le long de la Nive } St-Jean-de-Luz jadis et naguère… Jadis, c’étaient des vacances en famille, sur la grande plage. Naguère, une balade nocturne dans les petites rues et une marche le long de cette même plage, déjà elle-même génératrice de souvenirs anciens, presque nostalgiques…
Ce sont des flashs, dans un joyeux désordre. Impossible de les développer tant ils se bousculent sur un rythme effréné. Autant d’instantanés précis, à la fois très nets dans leur mise au point et si flous dans le message qu’ils portent, s’ils en portent effectivement un.
Quelle importance ?
Le principe du kaléidoscope, c’est la magie, le bonheur qu’elle procure à l’enfant grâce à des éclats de lumière en perpétuel mouvement, le côté brouillon de la chose, l’esquisse d’une œuvre qui n’aura jamais d’aboutissement. La vie, donc !


Toutes ces images kaléidoscopiques de la pensée ne mènent à rien, en définitive. Il n’y a que les psychothérapeutes et les écrivains pour vouloir en faire tout un roman. Pour autant, je le concède bien volontiers, avec ces clichés transformés en mots, on construit aisément aussi bien des châteaux en Espagne que des tombes à Arcangues…
Toulouse, 4 et 5 juin 2018

mercredi 6 juin 2018

La fessée 3/3

*

En fond, en arrière-plan de ce bruit assourdissant de cataracte, Michel devine le ressac de l’océan, toute cette eau qui reflue avant de venir se briser à nouveau contre les rochers noirs et les piscines naturelles au pied de l’Ermita de San Telmo, la petite chapelle blanchie à la chaux, posée dans un jardinet entouré d’un muret tout aussi blanc protégeant des pelouses impeccablement taillées sur lesquelles étaient plantés des bananiers emblématiques de l’île, donnant de petits fruits verts – los plátanos del monasterio – dont la cuisine locale fait ses délices, notamment en les transformant en beignets généreusement flambés.
Les vagues claquent telles des coups de fouet, comme tout à l’heure la main d’Yves sur ses fesses, avec la même force, un rythme identique.
Le rituel de la fessée est né fortuitement, quarante ans plus tôt, d’une conversation au cours de laquelle ils avaient évoqué les désirs les plus bizarres exprimés par leurs amants de passage. Pour Yves, cela avait été la demande d’un de ses partenaires de se faire asperger d’urine jusque dans la bouche ; le type ayant fini par faire un malaise vagal à force d’excitation dans l’attente d’un jet qui ne viendrait pas. Quant à Michel, il avait commencé par raconter cette rencontre avec un jeune marocain d’une cité qui avait été tellement enchanté du moment qu’ils avaient passé ensemble qu’il lui avait proposé de lui présenter des copains moyennant une commission de 50 % sur l’argent qu’il se ferait en la circonstance. Cela le faisait encore beaucoup rire car s’il n’avait jamais envisagé de se convertir à la prostitution à quarante ans passés, il ne voyait pas pourquoi il aurait dû partager le fruit d’un tel labeur. Toutefois, la situation la plus bizarre à laquelle il avait dû faire face, c’était dans un sauna. Alors qu’il se reposait dans une cabine dont il n’avait pas fermé la porte au verrou, un jeune blondinet d’une vingtaine d’années était entré et lui avait demandé de lui donner une bonne fessée. Il avait refusé, en précisant que ce n’était pas son truc, qu’en outre il n’était pas violent et ne se voyait pas frapper un inconnu. L’autre avait insisté sur un ton plaintif, fait glisser la serviette qui lui ceignait les reins, et s’était allongé sur ses genoux. Michel avait tenté de s’exécuter, mû par une sorte de compassion devant le ton implorant du garçon. Il avait donné quelques claques légères et sans conviction sur les fesses rebondies qu’on lui présentait. L’autre lui avait dit d’y aller plus franchement, donnant des directives précises sur la force et le rythme qu’il fallait respecter afin que le sang afflue, que la peau rougisse sous la brûlure des coups et que le plaisir monte jusqu’à provoquer une érection qu’il n’aurait aucun mal à constater contre ses cuisses… Cependant, il s’était senti totalement ridicule dans cette situation et y avait mis fin rapidement, au grand dépit du quémandeur.
Par la suite, Michel s’était documenté sur la chose, poussé par un désir de comprendre ce qu’une telle pratique pouvait réellement apporter. Il avait ainsi appris que l’afflux de sang provoque une stimulation des zones érogènes nombreuses à cet endroit. En premier lieu, bien sûr l’anus qui est au plus proche, mais les coups portés irradient également vers le ventre et excitent les parties génitales par les vibrations subséquente.
— Mais, c’est là toute une théorie que je n’ai jamais testée, avait-il dit en conclusion.
Puis, il s’était agenouillé sur le lit et avait invité Yves à le fesser pour voir ce que cela donnerait. D’abord hésitant, par peur de lui faire mal, son compagnon avait pris de l’assurance et le résultat avait été un plaisir fulgurant. C’était ensuite devenu un jeu, comme une sorte de code rituel entre eux. Chaque matin, après la douche et avant de s’habiller pour le conduire au travail, comme ils n’avaient pas le temps de faire l’amour et ne voulaient pas bâcler les choses, Michel se mettait en position et recevait quelques coups bien calculés qui lui rougissaient, lui chauffaient et lui marquaient les fesses pour une bonne partie de la matinée. Une façon d’être encore ensemble après avoir déposé son compagnon au bureau, en quelque sorte.


*

2022 fut une année cruciale.
Elle commença par la disparition d’Orphée, qui s’éteignit tranquillement au cours d’une nuit d’hiver rigoureux comme ils en connaissaient depuis presque une décennie. Ce fut une mort paisible pour elle et douloureuse pour ceux qui la découvrirent au matin.
Yves bénéficia un peu plus tard d’un plan de départ à la retraite anticipé, dans des conditions avantageuses qui furent la contrepartie de l’incurie de l’État qui n’avait pas prévu que la fermeture d’un organisme collecteur de cotisations sociales pour des raisons populistes entraînerait la suppression de près d’une dizaine de milliers de postes qui viendraient grossir les rangs d’un chômage déjà massif.
Michel divorça en quelques semaines, dans la même entente cordiale qui avait toujours présidé à ses rapports avec la mère de ses enfants. Elle fut d’ailleurs son témoin lors de son remariage avec Yves, aux Canaries, où ils avaient posé les jalons depuis des années pour que cela fût possible sans soulever de problèmes. À cette occasion, Michel laissa l’usage de son nom à son ex-femme et prit celui de son époux qui était à consonance espagnole et les aiderait à se fondre davantage dans leur nouvelle vie.
En mai, le président de la République sortant fut réélu sans problème, non par engouement particulier mais par manque d’alternative crédible. Cela ne lui porta pas chance, il fut victime d’un attentat terroriste quelques mois plus tard. On accusa l’extrême droite, puis les islamistes car Daech revendiqua la chose par bravade, mais l’enquête rondement menée démontra que les commanditaires étaient tout autres, ce qui provoqua un séisme sans précédent dans le pays.
Cependant, Yves et Michel avaient déjà quitté la France et s’étaient installés sur cette île où ils avaient préparé leur nid depuis des années. Ils commencèrent par y vivre un trimestre sur deux puis prolongèrent leurs séjours progressivement, jusqu’à vendre l’appartement qu’ils possédaient sur le continent.
L’adaptation se fit sans trop de peine. Ils parlaient tous deux un espagnol scolaire qu’ils avaient eu l’occasion de perfectionner lors de leurs différents séjours. Ainsi avaient-ils appris à se méfier des « faux amis » qui ont souvent tendance à se glisser dans la translation d’une langue à l’autre ; par exemple, si une serviette de table était bien una sevilleta, la serviette de plage était una toalla et une serviette en papier una toalla de papel ; de même qu’una cochina désignait quelqu’un de sale et non littéralement une cochonne… C’est sur le principe de ces « faux amis » qu’un président de la République française avait commis l’impair, lors d’une visite protocolaire en Scandinavie, de dire d’une Première Ministre qu’elle était delicious comme s’il se fût agi d’une glace à la vanille ou s’il l’avait goûtée physiquement.
Ils avaient choisi de vivre sur le Paseo de San Telmo, qui n’était certes pas l’endroit le plus calme mais bien le plus stratégique : à deux pas de la Plaza del Charco où ils allaient quotidiennement boire una cañita de Dorada, la bière du pays, en dégustant une assiette de gueldes ou de papas arrugadas, concluant parfois leurs agapes d’un chupito de ron miel ; à quelques centaines de mètres de la Calle de la verdad, venelle étroite bordée de restaurants familiaux dans lesquels on pouvait se régaler d’une véritable cuisine locale à base de conejo, de cabra, de chocos ; juste à côté de la Iglesia de Nuestra Señora de La Peña de Francia, où Yves aimait suivre l’office dominical dont la particularité était que le prêtre intégrait des prières et des psaumes en langue anglaise de sorte que les touristes s’y retrouvent un peu ; non loin également de la Iglesia de San Francisco dans laquelle se trouvait un tableau représentant La Virgen de Candelaria devant lequel il se recueillait régulièrement afin de prier pour le repos de ses morts et la poursuite de son bonheur sur cette terre ; à un jet de pierre du lago martianez, la piscine municipale d’eau de mer où ils aimaient se rendre et louer des chaises longues et un parasol quand ils ne se sentaient pas d’affronter les vagues de la Playa Jardin située à l’opposé, en contrebas du charmant petit cimetière où ils reposeraient un jour, et qui nécessitait une marche beaucoup plus longue.
Ils menaient une vie simple, recevant de temps à autre la visite d’amis ou de la famille. Un peu plus de trois heures de vol et une escale plus ou moins longue à Madrid dissuadait ceux qui auraient été tentés de s’incruster plus souvent. Et puis, le temps passant, les rangs des visiteurs s’étaient clairsemés. Quand on dépasse les quatre-vingt-dix printemps, le carnet d’adresses devient un carnet de gribouillis comme lorsque l’on apprenait à tenir un stylo dans nos premières années ; il n’y a plus guère que de longs traits noirs surchargés, là où avaient été calligraphiés les noms, adresses et numéros de téléphone des gens à qui l’on tenait. ¡ La vida es así !
Cela faisait maintenant trente-cinq ans qu’ils vivaient ici et rien au monde ne les en ferait repartir.


*

Soudain, l’eau cessa son bruit infernal. Une brusque trouée dans les sombres nuages fit apparaître un rai de soleil qui vint illuminer la chambre comme sous l’effet d’un coup de projecteur, caressant au passage le corps nu et encore humide d’Yves qui arrivait de la salle de bains.
Les années n’avaient pratiquement pas eu de prise sur lui. Ses membres n’étaient qu’à peine déformés par l’arthrose qui le rongeait depuis son entrée au collège, quatre-vingts ans plus tôt. Seule sa pilosité brune avait abdiqué au profit d’un blanc intense qui se détachait des reflets cuivrés de sa peau gorgée de soleil et son crâne lisse ne nécessitait plus le moindre rasage. Il y eut une période où sa chevelure blanche immaculée ressemblait à celle de sa mère, que Michel lui avait enviée car cela avait été son phantasme depuis l’adolescence que de blanchir d’un coup, traversant ainsi le reste de sa vie. Pourtant, ses cheveux roux flamboyants n’avaient viré qu’au châtain clair, tandis que le reste de sa pilosité n’avait pas bougé d’un ton, restant résolument « poil de carotte ». Du temps où Yves avait encore cette crinière blanche qui le désolait, son mari le consolait en lui citant souvent Bocace : « La tête du poireau est blanche, mais la tige n’en est pas moins verte. » Tous deux constataient encore régulièrement, avec plaisir, qu’effectivement la verdeur de la tige ne faiblissait pas.
— Allez, à ton tour d’aller te doucher, tu sens le sperme comme une vielle folle… Sinon, je te donne une autre fessée, dit-il en riant.
Michel roula sur le lit pour lui présenter ses fesses encore rougies.
— ¡ Oh, sí, cariño, dame otra nalgada ¡ s’exclama-t-il d’un ton languide.
— ¡ Cochina ! répliqua Yves, tout en lui cinglant les fesses d’un léger coup de serviette humide.
Michel s’assit en tailleur sur le lit, le dos calé contre les oreillers. Il fit signe à son mari de venir près de lui, s’empara de la serviette et lui épongea le torse amoureusement. C’était ce genre de petites attentions qu’ils n’avaient jamais abdiqué entre eux, qui faisaient la force de leur amour. Ainsi, il n’y avait pas un repas pris ensemble sans que celui qui n’avait eu qu’à se mettre les pieds sous la table remercie l’autre pour l’excellence de sa cuisine. De même, quand l’un avait besoin de quoi que ce soit, sa demande était toujours accompagnée d’un « s’il te plaît » qui n’était pas qu’une simple formule de politesse mais davantage une invitation à partager l’action du demandeur. Car ils n’avaient rien fait d’autre, depuis cette lointaine brasserie parisienne, que de partager chaque chose, chaque instant, chaque bonheur et chaque peine, leur vie, leurs espoirs, leurs enthousiasmes jusque dans les plus petites choses, celles qui leur faisaient un peu oublier leur dégoût sans cesse grandissant pour un monde de plus en plus déshumanisé. « Désenchanté » comme l’avait chanté une grande fille rousse, il y avait des lustres de cela…
— T’ai-je bien fait voyager, mon amour ? demanda Yves tout en se tournant vers lui pour le regarder au fond des yeux.
— Plus encore que tu ne pourrais le croire ! Tanto en el espacio como en el tiempo. En los orígenes de alguna manera… répondit-t-il en mêlant langues maternelle et d’adoption comme il le faisait souvent dans l’intimité, par habitude, désir de n’oublier rien de ce qu’il devait à l’une comme à l’autre.


Tandis qu’Yves lui donnait une mémorable fessée, une heure plus tôt – alternant entre mains, paddle, cravache et martinet – et alors qu’il sentait la brûlure des coups lui rougir la peau comme jamais, Michel s’était revu à la communale, en seconde année de cours préparatoire. Sa « maîtresse » – ainsi nommait-on les institutrices en ce temps lointain – étant absente, on avait réparti les enfants dans les autres classes de tous niveaux. Pour sa part, il avait échoué dans celle de M. Van Uxem, un eurasien qui avait la réputation de terroriser ses élèves à grand renfort de punitions vexatoires. Ce n’était que pour la journée, mais aussi court fut-il, ce lapse de temps suffit pour que le drame éclate.
Michel n’aurait su préciser l’enchaînement des faits. Sans doute s’était-il montré trop bavard avec son compagnon de banc ? Peut-être avait-il été rappelé à l’ordre plus d’une fois ? Si tel était le cas, ça n’avait manifestement pas suffi puisqu’il s’était soudain retrouvé arraché à son siège et tiré par le bras sur l’estrade d’une main ferme, près du bureau du maître. Celui-ci avait dégagé sa chaise, la tirant au centre de l’estrade, y avait posé le pied gauche de façon à ce que sa jambe forme un angle parfait, fait basculer l’enfant en avant sur cette jambe, le maintenant fermement sous son bras gauche afin qu’il tînt la position tandis que de la main droite il faisait glisser son pantalon et son slip jusqu’aux genoux. Alors, il s’était mis à le fesser avec une force qui arracha un cri à l’enfant dans lequel la surprise le disputait à la douleur.
C’était un temps éloigné où l’instituteur était seul maître et juge de la discipline qu’il souhaitait faire régner dans sa classe. Où l’on aurait pu chanter les vers de Béranger sur Les révérends pères : « C’est nous qui fessons/Et qui refessons/Les jolis petits, les jolis garçons. »
La scène n’avait pas dû être de longue durée, même s’il y avait eu plus d’un coup de battoir assené sur ce jeune derrière ; mais si courte qu’elle fût, elle eut des conséquences imprévues.
Dans un premier temps, Michel s’était senti humilié et endolori. Puis sans bien comprendre ce qu’il se passait, il avait eu la sensation que son sexe devenait soudain dur comme du bois tandis qu’une vague de chaleur semblait parcourir son ventre et qu’un liquide tiède s’écoulait de sa « quéquette », puisque c’est le nom qu’avec ses petits camarades ils donnaient à leur sexe.
Il pensa confusément « j’ai pissé sur le maître ! » alors même que celui-ci le redressait brusquement à la verticale. Il n’eut que le temps de voir une infime traînée blanchâtre et visqueuse sur le pantalon de velours côtelé marron, qui n’avait rien à voir avec de l’urine et dont il n’avait pas la moindre idée de ce qu’elle pouvait être. Il reçut alors une gifle qui le projeta au bas de l’estrade, sans savoir qu’il venait de connaître son premier orgasme et qu’il le reproduirait inconsciemment bien plus tard, ce souvenir s’en étant perdu…
Toulouse, le 23 mai 2018

mardi 5 juin 2018

La fessée 2/3

Cela lui arrachait le cœur, cependant force était de reconnaître que c’était François qui lui avait présenté Yves et son compagnon, même s’il avait occulté ce souvenir. Le fait de n’en conserver aucune mémoire ne le rendait hélas en rien caduc !
Ils s’étaient retrouvés, à quelque temps de là, dans une brasserie à deux pas de la Caserne Champerret. Malgré l’heure avancée du début d’après-midi, le premier s’était attablé devant une cuisse de canard confite accompagnée de frites croustillantes et d’un demi de bière blonde, tandis que le second lui tenait compagnie devant un « galopin », ce qui était somme toute une annonce programmatique.
Michel se trouvait à Paris pour honorer un engagement pris de longue date d’accompagner François pour une série de rendez-vous professionnels. De son côté, Yves admit très vite qu’il s’était organisé un week-end dans la capitale à ce même moment en parfaite connaissance de cause et que, pour tout dire, son véritable but était de le rejoindre pour tenter sa chance en terrain neutre. Il lui proposa de passer la soirée et la nuit ensemble, cependant Michel lui remontra que la chose était impossible ; il ne pouvait pas s’éclipser ainsi, reniant la parole qu’il avait donnée d’être présent jusqu’au bout, bien qu’il en mourût d’envie.
Ceci se passait le vendredi 11 février 2011, quatre mois après que Michel eût officiellement quitté François pour vivre seul. Un concours de circonstances – la livraison tardive d’une voiture neuve alors que l’ancienne était à la casse – avait fait qu’ils cohabitaient à nouveau depuis quelques semaines dans la maison qu’ils avaient partagée jusqu’à leur rupture, chacun ayant désormais sa chambre et Michel utilisant le véhicule de François autant que de besoin.
Une sorte d’équilibre fragile s’était établi entre eux. François avait proposé cet arrangement dans le but de reconquérir son amant, moins par désir réel que pour une question d’ego. Michel avait accepté parce qu’il ne pouvait rester deux mois sans moyen de locomotion, sans aucune intention de céder aux avances d’un « ex » qu’il avait vu venir à des kilomètres. La précarité de sa situation n’entrait pas pour rien dans son refus d’une escapade parisienne en compagnie d’Yves qui se montra compréhensif autant que déçu, sans pour autant s’avouer vaincu.
Dès le lundi, il lui envoya des SMS enflammés et finit par l’appeler au téléphone le lendemain afin de lui dire à quel point il avait besoin d’entendre sa voix et brûlait d’envie de le voir, le prendre dans ses bras, lui montrer que l’amour était possible.
Michel freinait des quatre fers. Pour de multiples mauvaises raisons. D’abord parce qu’il ne voulait pas que François soit au courant d’une éventuelle liaison entre eux, connaissant son pouvoir de nuisance et sa facilité à tout abîmer. Ensuite, et dans cet ordre, parce qu’il savait qu’Yves était déjà en couple. Enfin, parce qu’il ne croyait plus pouvoir trouver l’amour et pensait avoir besoin d’un temps de solitude salutaire, se contentant de satisfactions sexuelles rapides et sans lendemain qui déchantent.
Ce fut François qui lui força la main, en quelque sorte. C’était bien sûr un calcul de sa part. Yves avait été son amant, il avait tenté en vain de le retenir dans ses filets et il voyait dans une liaison entre eux une manière de garder un ascendant sur les deux. C’était cousu de fil blanc, d’un fil si épais qu’il aurait été impossible de ne pas le remarquer. Yves et Michel décidèrent de jouer le jeu en pipant les dés.
Le jeudi soir, ils se retrouvèrent en ville tous les trois dans un bar de nuit où François avait ses habitudes. Ils burent une coupe de champagne ensemble, discutant de choses et d’autres, puis Yves déclara qu’il lui fallait rentrer parce qu’il était fatigué de sa journée de travail. Michel proposa de le reconduire afin qu’il ne fasse pas de mauvaise rencontre en chemin ; il reviendrait chercher François plus tard dans la soirée, puisque celui-ci avait un rendez-vous ici même.
Toute la scène s’était jouée d’un ton détaché, chacun évitant soigneusement le moindre sous-entendu. Puis, les deux conspirateurs étaient sortis, laissant là un François qui ne put s’empêcher de leur lancer un pitoyable et perfide « vous devriez vous arrêter pour prendre un dernier verre en chemin ! » Ce qui était bien leur intention dès le départ.
Ne rêvant que d’une solitude propice aux caresses qui les démangeaient et aux baisers qui brûlaient leurs lèvres de désir, ne sachant où aller, Michel entraîna son compagnon dans la boîte gay où celui-ci avait fait la connaissance de François six mois plus tôt.
Ils burent chacun un gin tonic au comptoir, soudain emprunts d’une sorte de timidité, ne se parlant pas mais se dévorant des yeux. Puis ils descendirent au sous-sol, cherchèrent un box libre dans le labyrinthe de la backroom où ils pourraient donner libre cours à l’expression de leurs sens enflammés.
Ils eurent la chance de le trouver assez vite. C’était celui où trônait une banquette ronde dont ils n’eurent aucune utilité. À peine la porte refermée, Yves plaqua Michel contre le mur et se mit à le dévorer de baisers profonds et goulus, tandis que ses mains semblaient vouloir découvrir l’ensemble de son corps comme un aveugle cherchant à faire connaissance avec quelqu’un en lisant les traits de son visage. Il y avait incontestablement quelque chose d’aveugle dans cette scène, au-delà du fait qu’elle se déroulait dans un noir quasi total.
Abandonnant toute la retenue qu’il s’était efforcé de conserver jusque-là, Michel dégrafa à tâtons le ceinturon de son compagnon, fit sauter le bouton du pantalon et ceux de la braguette, dégagea le membre turgescent qui ne demandait qu’à s’évader du boxer tendu à craquer et l’emboucha avec délices. Yves se dégagea un peu plus tard pour lui rendre la pareille puis, parce qu’on l’en implorait, retourna son compagnon et le plaqua face contre le mur tout en le pénétrant avec une force frénétique. Il n’avait eu que le temps d’enfiler un préservatif et ne s’était pas soucié de trouver un sachet de gel lubrifiant, mais la brûlure de la pénétration sembla bien douce à celui qui la recevait…


La livraison de sa voiture intervenant une semaine plus tard, Michel put réintégrer son petit appartement en compagnie de sa chienne golden retriever qui venait d’avoir dix mois. François l’avait incité à l’adopter au début de juillet en pensant que ce serait un moyen de le retenir auprès de lui, à une époque où le processus de séparation se profilait avec une insistance grandissante. Il l’avait appelée Orphée en référence à sa passion pour l’œuvre de Jean Cocteau, mais un de ses amis qui connaissait bien sa situation avait émis l’hypothèse que ce nom avait été choisi afin qu’elle le sorte de l’enfer. Ce qui n’était pas faux.
Le fait de regagner sa totale indépendance eut pour conséquence immédiate de permettre à leur liaison naissante de se développer plus sereinement que s’ils avaient dû la cantonner à des étreintes dans des lieux sordides tel qu’au premier soir. Yves et lui se retrouvaient désormais chaque vendredi, ou presque, et passaient ensemble une journée de plaisirs entre la table et le lit. Cela dura des semaines, des mois, deux années…
Ce n’était pas une relation cachée. Le compagnon d’Yves était au courant de tout, les rejoignait parfois afin de dîner avec eux le vendredi soir avant de ramener celui-ci chez eux.
Cela aurait pu n’être qu’une banale liaison adultère. C’est sans doute ainsi qu’elle s’engagea, Yves n’envisageant pas de quitter l’homme avec lequel il avait déjà partagé vingt ans de vie commune. C’est en tout cas ainsi que Michel voyait se profiler les choses. Pour lui, ce qu’ils vivaient était un ensemble de moments précieux, plaisants, torrides, enthousiasmants, mais hors du temps, sans perspective ; c’est ce qui l’avait rassuré et amené à répondre aux avances de son amant, car tel était bien le statut d’Yves auprès de lui. Échaudé par son expérience avec François, marqué par le souvenir de tous les châteaux en Espagne qu’il avait cru bâtir avec d’autres garçons tout au long de sa vie, il ne croyait plus en la possibilité de construire une belle histoire sans fin, de réaliser le rêve du prince charmant de son enfance, tendre et protecteur, fidèle et invincible…
Cette relation naissante, qui s’édifiait pas à pas, changea leurs habitudes. Yves cessa de fréquenter les lieux où il allait chercher bonne fortune lorsque sa libido réclamait un peu d’attention et Michel n’alla plus dans les bars gays, les boîtes, les saunas ou les lieux de rencontres en bord du fleuve. Cela se fit sans même qu’ils y réfléchissent ou en parlent entre eux. Cette nouvelle attitude s’installa comme une évidence. Et il arriva un moment – au vrai très rapidement – où Michel dut convenir avec lui même qu’il était farouchement attaché à Yves et que cela s’appelait tout simplement l’amour.
Cette nouvelle donnée eut pour conséquence qu’ils décidèrent de faire tous les tests sérologiques nécessaires afin de se rassurer mutuellement et d’abandonner l’usage du préservatif. C’était une chose à laquelle ils tenaient tous les deux, non seulement parce que les sensations étaient surmultipliées sans cette barrière de latex, mais parce que cela scellait un engagement indestructible entre eux.
La première fois qu’Yves le prit sans capote fut un véritable voyage de sensations pour Michel, qui gardait les yeux clos de plaisir et de confiance, d’abandon total. Lui qui était sans cesse sur le qui-vive, dans le contrôle, ne se laissait jamais aller autant qu’entre les bras de son amant. Il s’était retrouvé propulsé sous les voûtes de la grande audience du Palais des papes en Avignon, où il avait cru être heureux dix ans auparavant. Mais ce n’était plus son compagnon de l’époque qui était à ses côtés, c’était bien Yves. Chaque coup de boutoir enfonçait cette évidence.
 

* 

L’eau coule encore. Est-ce vraiment dans la salle de bains ? Cela ne vient-il pas plutôt du dehors ? car Yves a toujours eu l’habitude d’économiser l’eau de ses douches…
Il faudrait se lever, aller vérifier qu’il ne lui est rien arrivé. Mais Michel sait bien que ce n’est pas le cas. Les choses ne se passeront pas ainsi, c’est la petite sorcière danseuse de tango qui le leur a dit il y a si longtemps : « vous mourrez dans les bras l’un de l’autre. L’un fermera les yeux de l’autre. » Et si elle n’a pas voulu dire lequel, lui a toujours su que c’est Yves qui lui fermerait les yeux comme une promesse de poursuite du bonheur, comme lui-même les a toujours clos dans l’intensité de leurs étreintes, avec cette foi qu’il ne pouvait l’emmener que vers une promesse de paradis dans lequel ni la terre ni le ciel n’ont à voir.


Leurs étreintes… C’était la première fois que Michel avait vu un de ses partenaires remettre constamment en cause des habitudes ancrées depuis si longtemps que chacun les aurait pensées immuables. Comment le dire autrement, sinon qu’ils avaient sans cesse réinventé l’amour et la passion, explorant des sensations qu’ils avaient parfois boudées sans même chercher à les découvrir. Et cela s’était fait sans parole ni concertation, au feeling. L’un se découvrait une envie, la mettait en œuvre et observait la réaction de l’autre pour suivre sur ses traits autant que sur sa peau la progression et l’intensité de son plaisir ; l’excitant ou le ralentissant selon le cas, portant tous ses sens à l’incandescence et le libérant soudain dans un feu d’artifice final dont parfois les draps faisaient les frais.
Yves, qui n’avait été qu’actif toute sa vie, eut envie de se faire pénétrer. Expérience un peu douloureuse au départ mais si plaisante qu’il y prit goût au point d’y revenir régulièrement. De même, il mena avec Michel sa première fellation aboutie, bien qu’une fois la bouche remplie il se précipita aux toilettes pour recracher le sperme qu’il ne pouvait avaler et cela devint un rituel entre eux. Michel, pour sa part, était spermophage et se moquait gentiment de lui lorsque le jet était si fort qu’il ne pouvait complètement le bloquer au fond de sa bouche.
Yves introduisit des jeux de rôles dans leurs ébats, jouant tantôt les infirmiers, tantôt les camionneurs ou les policiers. Il aimait se déguiser. Michel, qui n’avait jamais fait cela, ne dédaigna pas en retour tenter le travesti à renfort de bas résille, de sous-vêtements de dentelles et de robes longues ou de jupes courtes.
Ce n’était pas systématique, cela arrivait de temps en temps quand l’un désirait surprendre l’autre, mettre une dose d’insouciance ludique dans des ébats d’une telle intensité qu’ils confinaient à la gravité. Oui, c’est cela, leurs corps-à-corps relevaient du sérieux de l’amour qui les liait et lorsqu’ils faisaient l’amour c’était une célébration de la force de leurs sentiments. C’est en tout cas ainsi que Michel avait toujours vu les choses. Les milliers d’hommes à qui il avait prêté son corps ne représentaient rien en regard de celui à qui il avait fini par le donner. L’acte sexuel sans amour est un repas sans appétit ; le corps y prend sa part en dehors de l’esprit, il y manque la dimension essentielle.


L’année 2013 fut celle de grands changements. Début juillet, Michel acheta l’appartement voisin, un peu plus vaste, mieux agencé et bénéficiant d’un jardin plus grand que celui qu’il louait, et le jour de la Toussaint Yves fut prié par son compagnon de boucler ses valises afin de quitter définitivement les lieux. Ce fut un congédiement brutal et sans explication, qui laissa pantois tout leur entourage.
S’il avait pu prévoir ce qui allait se produire, Michel aurait acheté un appartement avec une pièce supplémentaire. Néanmoins il proposa à Yves de venir s’installer avec lui. Celui-ci refusa pour de multiples raisons, au rang desquelles un désir d’avoir un appartement à lui, duquel on ne risquait pas de pouvoir le chasser à tout instant. Ensuite, il avait une petite caniche noire répondant au nom de Chicorée, dont il assurerait la garde les week-ends et une partie des vacances ; il ne voulait pas courir le risque d’une cohabitation compliquée avec Orphée, même si les deux chiennes se connaissaient et semblaient faire bon ménage.
Le fait d’avoir chacun leur appartement, d’y vivre seuls et sans attache, renforça leur relation. Désormais, ils n’avaient plus à se cantonner aux vendredis et quand l’un trouvait à faire garder son animal, il pouvait aller passer la nuit chez l’autre. Ce fut une autre organisation, qui marqua une nette progression dans leur amour déjà profond.
Michel proposa le mariage à Yves, qui le refusa. La demande venait sans doute trop tôt, alors que la blessure cruelle du congédiement était encore à vif. Après tout, l’équilibre qu’ils avaient trouvé ensemble, passant du temps tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre, restant pour la nuit chaque fois que c’était possible, était un arrangement qui leur convenait parfaitement, un cocon dans lequel couver leur bonheur à l’abri des regards malveillants et cancaniers des collègues d’Yves ou des voisins de Michel qui avaient l’habitude de voir sa femme et ses enfants venir déjeuner chez lui chaque samedi, dans les rires et la bonne humeur.


À la mort de Chicorée, Yves consenti à libérer l’appartement qu’il louait depuis deux ans et à venir s’installer avec Michel qui insista sur le fait qu’il s’agissait de vivre « avec » et non « chez » lui. Il sentait bien que son compagnon gardait un fond de réticence qui n’était pas sans rapport avec la façon dont on l’avait chassé d’un appartement qu’il avait entretenu durant vingt ans.
La cohabitation au quotidien était une étape importante, l’ultime test – s’il en était besoin – qui confirmerait la solidité de leur couple. Ce fut un succès total. Une nouvelle vie s’ouvrait devant eux, une vie à deux. Michel avait dit : « Je veux vivre à tes côtés et non pas à côté de toi comme l’a fait ton ex toutes ces années. »
Michel, qui était toujours marié pour des raisons fiscales, expliqua à Yves qu’il divorcerait à l’instant où celui-ci accepterait sa demande en mariage et qu’il n’avait pas de vœu plus cher que de l’épouser, aussi attendrait-il le temps qu’il le faudrait, avec confiance et sans jamais se résigner à un refus définitif.
Ils commencèrent à voyager ensemble. Michel fit connaître à Yves Biarritz et la côte basque et en retour son compagnon l’entraîna dans des périples plus lointains, du nord au sud, d’Amsterdam à Saint-Jacques-de-Compostelle, de Strasbourg à Nice, de Lisieux à Lourdes, de Bruxelles aux Canaries.
Ils avaient eu la chance de trouver un couple de retraités pour garder Orphée le temps de leurs escapades.
Yves avait ses habitudes sur l’île de Tenerife, il y entraîna Michel afin de lui faire découvrir ce petit coin de paradis et qu’il en tombe amoureux à son tour. Ce fut le cas et ainsi germa et grandit l’idée en eux qu’ils iraient s’y installer définitivement dès que possible. En attendant, ils iraient y passer leurs vacances chaque année, en juin quand l’affluence n’est pas encore insupportable, encore qu’en ce point précis du globe elle soit quasi inexistante.

lundi 4 juin 2018

La fessée 1/3

À Yves,
cette Fessée bien méritée !

Il y avait ce bruit de cataracte dont il ne parvenait pas à définir la provenance, soit qu’il vint de la salle de bains où Yves était sous la douche, soit du dehors avec les trombes d’eaux qui s’abattaient sur le front de mer depuis un bon moment déjà. Le ciel était sombre, signe que cela allait durer encore quelque temps ; mais il savait d’expérience que le soleil arriverait derrière pour finir la journée. Il suffisait pour cela que les nuages accrochés au Teide veuillent bien pousser plus loin ou se vider de leur eau. S’il avait eu le courage de se relever sur un coude, il aurait pu voir au loin l’azur au-dessus de l’océan, par-delà la Playa San Telmo.
Michel gisait nu sur le lit dont les draps en désordre étaient repoussés au pied, les oreillers défoncés, le traversin tombé au sol… C’était comme une île déserte. Son île délicieuse des premiers instants après l’amour.
Ses fesses étaient rougies comme à la suite d’une exposition prolongée au soleil de midi, cuisantes et suavement endolories. Il se laissait aller à une douce rêverie, dans un état de semi-conscience, enregistrant vaguement les bruits, goûtant le mélange de parfums qui stagnait dans la pièce, où des fragrances sophistiquées d’eaux de toilettes se mêlaient à de plus subtils effluves de sueurs amoureuses et d’âcres senteurs de sperme.
Il était en totale pâmoison, délicieusement épuisé par cette intense activité sexuelle qui venait de prendre fin quelques minutes plus tôt et trouvait pour son partenaire sa conclusion sous la douche, tandis que de son côté il s’abandonnait mollement à une rêverie languide et bizarre dans laquelle se télescopaient des images du passé et d’autres encore si présentes.
Il imaginait son mari sous la douche ; l’eau ruisselant sur le torse encore robuste sur lequel l’âge n’avait pas fait de ravage, semé de poils où le poivre l’avait depuis longtemps cédé au sel, le ventre ferme, les bras musclés qui l’avaient étreint si fortement, les mains délicates qui l’avaient fessé si fermement…
Il repense à cet instant merveilleux où, tandis qu’ils se déshabillaient mutuellement, le poids des ans s’était évanoui comme s’il n’avait été que cailloux au fond de leurs poches ; à ces gestes d’amour sans cesse réinventés, d’une intensité intacte, comparable à celle du premier jour.
Il sent son sexe frémir. Aurait-il des velléités de redresser la tête, prêt à de nouveaux assauts ? Mais non, il ne faut pas rêver ; à quatre-vingt-quinze ans le cœur à ses raisons que le corps n’assume plus en continu. Il n’y a pas de regrets à avoir, il est comblé. Comment le dire autrement ? Son corps est rompu, il a l’impression de sentir chaque muscle, chacun de ses os qui ont été caressés, serrés, malaxés par les mains puissantes de son amour ; et puis cette sensation de le sentir encore en lui alors qu’il sait bien qu’il se trouve dans la salle de bains… « Mon Dieu, ne plus évoquer ce bonheur intense, sinon je vais me précipiter sous la douche pour le rejoindre ! » pense-t-il. Et cela fait un peu plus de quarante ans qu’il en va ainsi ; ces deux-là s’aiment d’un amour fusionnel qui a effacé tout ce qu’ils ont vécu avant leur rencontre et qui passerait pour une négation du mode de vie qui s’est imposé à eux pour le meilleur et loin du pire.


Avant de se connaître, chacun a eu une vie, un parcours initiatique, s’est construit dans l’attente de la rencontre qui changerait leur existence en la sublimant. Ils s’en sont ouverts sans tabou ni fausse pudeur dès les premiers temps, car il ne sert à rien de rougir d’un passé auquel on ne pourrait rien changer si tant est qu’on le veuille. Ils ont « jeté leur gourme » comme on le dit des garçons délurés avant de les voir rentrer dans le rang du mariage ; quoiqu’ils aient grandi à une époque où l’on eût présenté les choses avec moins d’indulgence s’agissait de parler de garçons qui ne s’étaient pas amusés avec des filles.
Yves avait fricoté avec ses deux cousins, dont l’aîné avait huit ans de plus que lui et dont le cadet était de son âge, quand il avait treize ans et passait ses vacances avec eux dans les Landes. Il aimait s’accrocher à l’aîné, à l’arrière de sa moto, pour aller s’amuser avec lui dans la forêt de pins ou bien entraîner le cadet dans les toilettes du cinéma. C’était un jeu permanent et innocent jusqu’à ce que sa tante entre dans la chambre et trouve les deux plus jeunes nus sur le lit, chacun avec le sexe de l’autre dans la bouche… Il s’était ensuivi un drame mémorable qui avait brisé la famille. Yves n’avait pas parlé de ce qu’il faisait avec l’aîné, ce qui n’eut pas manqué de démultiplier la déflagration puisqu’il y avait juridiquement viol sur mineur et que sa tante n’aurait pu lui faire porter le chapeau ainsi qu’elle s’était ingéniée à le faire, partant du principe que ses deux rejetons étaient de fervents catholiques, droits et purs, et que seul ce démon avait pu tenter de pervertir le plus jeune.
Yves vouait une haine inextinguible à sa tante, qu’il n’avait plus jamais nommée autrement que « la connasse », même par-delà la mort. Il se plaisait à penser que si l’aîné des deux cousins avait choisi une carrière de garde forestier, c’était en souvenir de leurs randonnées motocyclistes sur les sentiers écartés de la pinède… Comme une nostalgie d’un bonheur dont sa mère castratrice l’avait privé. Peut-être faisait-il parti de ces types mariés qui peuplent les saunas gays l’après-midi, quand leurs épouses les croient au travail, et en profitent pour se taper les jeunes étudiants qu’on attire ici en leur offrant la gratuité de l’entrée ?
La vérité est qu’il n’avait plus jamais eu de contacts avec les deux frères à qui l’on avait formellement interdit de le revoir ou même lui parler. Au fond de lui, il leur en voulait de ne l’avoir pas défendu, de n’avoir pas osé affronter leur mère pour la mettre devant la réalité : ils étaient tous trois consentants et aucun n’avait fait de mal à l’autre.
Les grands-parents avaient sermonné son père, prenant fait et cause pour leur fille contre leur fils. C’était logique : lui habitait loin, alors qu’elle était ici.
Il y eût quatre longues années pendant lesquelles Yves rongeât son frein, puis le jour de ses dix-huit ans il informa son père qu’il ne remettrait plus jamais les pieds chez ses grands-parents et ne voulait plus entendre parler d’eux. Sa sœur lui emboîta le pas. Ils dirent tous deux ce qu’ils avaient sur le cœur. Ce fut douloureux pour le père, qui comprit qu’il avait eu tort de ne pas prendre la défense de son fils.
La majorité donna une liberté nouvelle à Yves, lui permit de voyager et de faire des rencontres. De faire ses choix.
Il partit pour la Grande Canarie, attiré par la beauté de ses plages et la couleur de leurs eaux, il y découvrit l’attrait particulier des dunes où certains semblaient plus assidus qu’à la baignade. C’est ainsi qu’il fit la connaissance d’un groupe de jeunes Allemands avec qui il se lia d’amitié. Il leur rendit visite à Francfort. L’un d’eux était photographe et le convainquit de poser nu pour lui. Les photographies furent publiées dans une revue gay qui passait de mains en mains, l’été suivant, à Las Palmas et lui valurent un franc succès en même temps que quelques bonnes fortunes. Il fut invité à des fêtes particulières et se retrouva ainsi dans la piscine d’un crooner internationalement connu qui aurait bien aimé qu’il lui tende autre chose qu’un micro devant la bouche… Il n’avait pas conclu, la notoriété de ses prétendants ne lui tournait pas la tête, il se réservait de choisir à qui il voulait céder. C’était la même chose en France, où il se retrouvait souvent invité par un avocat qui organisait des partouzes de notables. Il était convoité de tous : charpenté et mince, une gueule d’ange exempt de toute confession, et surtout uniquement actif dans un milieu où la passivité semblait être la règle.
Il se détourna des Canaries au profit du Maghreb, fit des séjours à Agadir où la police montée faisait la chasse aux prostitués « importunant » les touristes. Ceux-ci lui proposèrent de lui faire visiter le Palais où se déroulaient la nuit des partouzes homosexuelles endiablées avec des personnages importants du régime, mais il eut l’intelligence de refuser en expliquant qu’il n’était qu’un touriste avide de sable chaud et de vagues rafraîchissantes ; soucieux de retrouver son épouse le soir.
Le Maroc fut un lieu de rencontres également pour lui. Il se lia avec des couples homos qui l’invitèrent à séjourner dans leur suite, le couvrant de cadeaux magnifiques, essentiellement composés de bijoux en or massif et de pierreries. Ce n’était pas à proprement parler de la prostitution, mais cela ouvrait certaines portes qu’il lui arriva de franchir par la suite davantage pour rire que par appât du gain.
Il écuma également les Clubs Med de l’Afrique noire avec sa sœur. Il eut une histoire avec un maître nageur qui oubliait souvent de surveiller le grand bain, où les femmes le dévoraient des yeux avec concupiscence, pour le rejoindre dans sa chambre afin de s’offrir entièrement à lui dans une furie de cris orgiaques. Yves l’avait surnommé « la cheminée », parce qu’il ne pensait qu’à se faire ramoner. Le garçon en question avait failli se faire renvoyer et il n’avait dû son salut qu’au témoignage de son amant qui avait prétendu l’avoir convoqué dans sa chambre afin de lui offrir un sac de voyage publicitaire.
Il se fit également remarquer un jour par un fou rire irrépressible devant un ministre de la Culture à qui un journaliste demandait de dire bonjour au micro et qui avait déclaré fièrement : « Bonjour, Micro ! » On aurait pu croire à une blague raciste, cependant l’anecdote était entièrement vraie et ne montrait que de la bêtise d’un homme ; qu’importe qu’il fût noir et ministre d’une culture dont il ne semblait pas déborder…
Parce que c’était l’insouciance du début des années quatre-vingt, ses amis Allemands moururent l’un après l’autre du fléau qui commençait à ravager la planète. Pour eux, le préservatif était affaire d’hétérosexuels, volonté de ne pas se retrouver père sur le coup d’un soir. Yves, quant à lui, avait eu la chance d’avoir un père qui avait eu l’intelligence de lui dire : « Quelle que soit ta sexualité, ne baise jamais sans capote. » Bien sûr, il ne pensait qu’à la syphilis, mais le conseil avait été le meilleur qu’il eût pu donner.
Un jour, lassé par la vie trépidante et futile des lieux de vacances, Yves avait découvert l’île de Tenerife. Fuyant le sud, trop touristique, il avait jeté son dévolu sur un petit port du nord dont il était littéralement tombé amoureux au point d’en faire son lieu unique de villégiature estivale pour les années qui suivirent jusqu’à sa retraite qui fût le moment de s’y fixer définitivement.
La trentaine venue, il s’était entiché d’un fleuriste avec lequel il s’était installé. Ils avaient vécu un peu plus de vingt ans ensemble. L’autre à ses crochets plutôt que l’inverse. Puis alors qu’ils entamaient leur vingt-deuxième année, il s’était fait mettre à la porte sans comprendre pourquoi. L’autre lui avait simplement dit : « Incompatibilité d’humeur » sans proposer de lui rembourser les sommes folles qu’il avait dépensées pour éponger des dettes qui n’étaient pas les siennes. Comme sa tante était devenue « la connasse », son ancien compagnon devint « l’autre pingouin » quand il avait à y faire allusion.


Le chemin de Michel était bien différent et l’on pourrait légitimement se demander comment ces deux destins s’étaient rejoints un jour.
Il n’avait pas eu le parcours de son mari. Si l’homosexualité de celui-ci avait été révélée dans le drame que l’on sait, il avait du moins eu la chance d’avoir des parents qui l’aimaient au point d’accepter tout ce qui pourrait faire le bonheur de leur fils. De tempérament méditerranéen, ils considéraient celui-ci comme la prunelle de leurs yeux et – n’ayons pas peur de la comparaison – la première merveille du monde. Pour Michel, c’était différent ; des neiges du Massif Central aux vents glacés du Cotentin, le tempérament familial était moins que tempéré et d’autant plus sur la question de la sexualité.
Le développement de l’homosexualité chez le jeune garçon s’était fait, sinon de façon honteuse, à tout le moins dans une totale dissimulation. Il avait su d’instinct que son père n’accepterait jamais « ça » sous son toit, qu’il y aurait des drames et que pour finir il se retrouverait à la rue, à jamais déshérité et coupé de sa famille.
L’enfant avait donc avancé aussi prudemment qu’il le pouvait sur une route pleine d’embûches. Quand il s’était mis à développer des sentiments amoureux et des pulsions physiques pour certains de ses camarades, à partir du collège, il s’était heurté à des refus qui n’étaient pas toujours gentils, comme si pour l’autre le simple fait de découvrir qu’il pouvait être l’objet de l’amour d’un garçon était assimilable à une agression sexuelle. Certains l’avaient repoussé physiquement et ne lui avaient plus jamais adressé la parole, d’autres avaient eu un mouvement de recul en déclarant : « T’es une pédale ? J’en reviens pas ! » et les pires n’avaient rien dit sur le moment, se réservant de diffuser l’information auprès de leurs copains afin que la rumeur s’installe et enfle dans tout l’établissement.
Ce bruit de fond était remonté aux oreilles de sa famille. Sa mère s’était fendue d’une lettre à la conseillère principale d’éducation, dans laquelle elle demandait comment on pouvait savoir à 13 ans ce que serait la sexualité d’un garçon et demandant que l’on calme les esprits.
Afin de donner le change, plutôt que de chercher à expliquer comment une telle rumeur avait pu éclater, le jeune adolescent s’en était sorti avec l’une des pirouettes dont il commençait à avoir le secret : « Comment pourrais-je être pédé un jour, je ne supporte déjà pas les suppositoires ! » On avait ri autour de la table et tenté d’oublier l’incident.
Michel n’avait que des petites-cousines, mais celles-ci avaient un cousin avec qui il fit connaissance lors des grandes vacances. Philippe était son aîné de cinq ans. Déjà bien formé et surtout bien informé des choses du sexe, il lui apprit d’autres jeux que ceux auxquels il était habitué. Ils s’enfermaient dans la chambre, mettaient un disque un peu fort, se jetaient sur le lit où ils se déshabillaient mutuellement. C’étaient des caresses un peu maladroites dans lesquelles se trouvaient mêlées l’excitation de la transgression et l’inquiétude d’être surpris. L’aîné dirigeait les opérations, se caressait puis prenait en main le membre dressé de son ami et donnait le rythme à ses deux mains en faisant en sorte que leurs jouissances soient concomitantes.
Parfois, il entraînait Michel jusqu’au bois de chênes. « Je l’emmène voir les lapins ! » criait-il à la cantonade en dévalant les escaliers. Et tandis qu’ils s’installaient dans la voiture, la voix des parents les rattrapait avec le même conseil : « Vous n’emmenez pas les chiens ! » Mais bien sûr, ce n’était pas à la chasse au lapin qu’ils allaient…
Tout cela n’avait été qu’un jeu initiatique, dans lequel n’était entré aucun sentiment. Pas une fois Philippe n’avait embrassé son compagnon, pris son sexe dans sa bouche ou tendu le sien, de même qu’il n’avait pas chercher à entrer en lui, se contentant de frotter son membre dressé entre ses fesses dans un mouvement de va-et-vient ascendant. Ils se perdirent de vue aussi soudainement qu’ils s’étaient connus, l’année où Philippe fut appelé sous les drapeaux. Puis il se maria et eux quelques enfants, un divorce et une vie minable.
Michel ne détestait pas les jeux du sexe, cependant il recherchait l’amour. Son rêve était au fond tout ce qu’il y a de plus simple : trouver le Prince charmant qui transformerait sa vie et qu’il suivrait jusqu’au bout du monde s’il le fallait. C’est dans ce contexte qu’apparut Vincent, météore assassin. Un premier et immense chagrin d’amour dont il lui fallut dix ans pour se remettre. Une décennie d’errances suicidaires. Entre vingt et trente ans, il n’y eut qu’une longue abstinence au niveau du sexe comme du cœur. C’était le début de l’épidémie de sida et cette interminable dépression qui le tenait éloigné de tout rapprochement charnel lui sauva probablement la vie.
Il avait traîné dans les boîtes gays, y avait sympathisé avec une faune multicolore et exubérante, où les travestis avaient peu à peu cédé la place à des drag-queens flamboyantes. Parmi elles, il lui était arrivé de discuter avec Josepha, qui annonçait à qui voulait l’entendre qu’un jour on entendrait parler d’elle et qu’elle serait célèbre. Elle avait tenu parole, devenant sinon le premier du moins l’un des premiers tueurs en série de l’hexagone, s’employant à assassiner les vieilles dames qu’elle ne deviendrait jamais…
Pour dire les choses le plus simplement possible, il eut l’impression pendant toutes ces années d’être une sorte de passager clandestin dans le tumulte de la vie qui l’entourait. Il abandonna ses études en grande partie parce qu’il ne supportait pas la foule des amphithéâtres et les bousculades dans les couloirs, mais aussi par désir d’indépendance. Partir de chez ses parents, c’était s’offrir une chance de pouvoir amener des garçons dans son lit, dans sa vie. Du moins était-ce un raisonnement théorique…
Le temps passait. Il venait d’accrocher la trentaine et le Prince charmant de ses rêves ne s’était toujours pas montré. Pour l’heure, il s’était entiché d’un jeune écervelé avec lequel il s’était associé pour monter une entreprise dans l’informatique. Bien entendu, l’autre était un pur hétéro multipliant les conquêtes féminines, bien qu’il entretînt avec lui un jeu de séduction extrêmement pervers auquel Michel ne demandait qu’à se laisser prendre, faute de mieux.
Non sans une certaine amertume, il se souvenait de tous les coups de cœur qu’il avait eu, enfant, pour ses petits camarades. Il revoyait jusqu’à leur t-shirt préféré, leur tignasse ébouriffée ou au contraire leur raie impeccable. Des prénoms fusaient de son inconscient, rappel de toutes ces occasions manquées, ces silences peureux de sa part qui le minaient au plus profond. Et si, bêtement, il avait ainsi laissé passer sa chance ? Cette peur immonde qui avait été la sienne, il la haïssait de tout son être, de toute son âme ; la peur d’être découvert et de devoir expliquer qu’il ne ressentait pas la moindre honte d’être une tapette et d’aimer les queues, de lorgner les bosses davantage que les creux…
Une première psychanalyse, menée avec un grand spécialiste de l’homosexualité, lui avait apporté pour toute réponse le fait qu’il était homophobe. C’était tellement sidérant qu’il n’avait su que répondre. Comment expliquer à quelqu’un qui a tant de certitudes et d’a priori, que ça le dérangeait moins d’être pédé que de devoir affronter le refus et la violence des autres ? Il avait mis fin à ces séances qui remuaient trop de choses en lui pour un résultat aussi navrant.
Et puis un jour, son associé lui avait mis sa petite-amie du moment entre les bras parce qu’il avait deux autres fers au feu, et surtout parce qu’il avait senti qu’il arriverait un moment où Michel ne se contenterait plus de cette parade amoureuse dans laquelle il était le seul pigeon.
La jeune fille le charma par sa volubilité, son exubérance et une réelle joie de vivre. Ils tissèrent des liens d’amitié sincères et solides, développèrent une réelle complicité. C’était une mangeuse d’hommes et savoir que son nouvel ami avait les mêmes centres d’intérêt qu’elle, en ce domaine n’était pas pour lui déplaire. Elle finit par se glisser dans son lit, pour une prestation tout à fait navrante de leur point de vue à chacun. C’était ainsi, on ne force pas sa nature. S’il l’aimait sincèrement, Michel ne la désirait pas. Loin de s’en offusquer, elle en conçut une sorte de soulagement : il n’y aurait pas de comportement de coq pour venir tout gâcher entre eux.
S’interrogeant mutuellement sur la vacuité de leurs vies sentimentales, sur ce à quoi ils tenaient l’un et l’autre – en l’occurrence avoir des enfants –, ils décidèrent de fonder la famille idéale et firent deux enfants à six ans d’intervalle.

*

L’eau continuait à couler, dehors comme dans la salle de bains ; Michel bougea les membres inférieurs, ses bras restant emprisonnés sous les oreillers et le poids de sa tête. Sa jambe gauche rencontra le paddle, tandis que la droite effleurait le froid glacé de la paire de menottes en acier. Un peu plus loin devaient se trouver la cravache, le martinet à manche de bois jaune et un godemiché…
Le paddle, qu’ils avaient acquis dans la première décennie des années deux mille au Pabo, un sex-shop de Nieuwendijk à Amsterdam, consistait en deux épaisses lames de cuir dur reliées à un manche de même matière et servait aux adeptes du spanking, c’est-à-dire de la fessée. Dans l’une des lames était ajouré le mot « boy » qui venait s’inscrire dans la chair dès lors que la correction était administrée de bon cœur. Michel aimait l’idée que la traduction française du mot paddle fut « tapette », il y voyait une espièglerie sémantique.
Il n’avait jamais été un adepte des pratiques SM, leur trouvant un côté théâtral parfaitement ridicule à son goût, avec tout cet attirail de cuir ou de skaï luisant et les divers instruments de torture nickelés qui s’y attachaient. Et puis, il avait eu suffisamment à souffrir physiquement dans son enfance pour ne pas trouver quoi que ce fut de « sexy » à la chose. Quant à la fessée et au fouet, il avait eu à goûter plus d’une fois, quand il n’avait qu’une demi-douzaine d’années, aux coups de ceinture paternels pour ne pas en nourrir le moindre phantasme.
Son enfance avait aussi goûté du martinet. Un accessoire identique en tout point à celui-ci. Il se souvenait parfaitement l’avoir choisi lui-même, à l’époque, à l’étal d’un marchand forain sur le marché couvert de Malakoff, au milieu – ça ne s’invente pas – de jouets de toutes sortes pour petites filles et petits garçons. Peut-être n’avait-il pas eu conscience de la destination de l’instrument au moment de l’achat, mais il en avait très vite compris l’usage. Par vengeance, chaque fois qu’il en avait reçu un coup, il en avait arraché une lanière de cuir et, très vite, il n’était plus resté que le manche inutile orné d’une couronne de petits clous à tête noire arrondie.
La cravache avait été tout bonnement achetée dans un magasin d’articles de sport au moment des soldes où elle avait coûté cinq fois moins cher que dans une boutique spécialisée dans les gadgets érotiques tout en étant bien plus réaliste.
Les sex-toys avaient pris une plus grande place dans leurs jeux coquins au fur et à mesure de leur avancée en âge. Il y avait eu des godemichés de toutes sortes, des plus réalistes aux plus improbables, simples ou doubles. Il détestait leur dénomination anglaise « dildo » et trouvait plus poétique que l’espagnol leur ait donné le nom de « consolador ». C’était bien de cela qu’il s’agissait, se consoler d’une vigueur manquante… Quant à l’étymologie française, elle attestait d’un « godemichou » de bon aloi dès 1611 et l’une des hypothèses la rattachait au latin médiéval « Gaude mihi » dont la traduction était tout un programme : « réjouis-moi » !
Le bruit de cette eau qui coulait devenait sa madeleine de Proust, l’entraînant dans une rêverie anarchique où se télescopaient ses propres souvenirs et ceux que lui avait raconté Yves tout au long de ces quarante ans de vie commune, au point qu’ils étaient en quelque sorte devenus les siens.


Yves avait vécu vingt-deux ans avec son fleuriste, s’accrochant à une idée de bonheur qui ne reflétait en rien la réalité. L’autre n’était guère porté sur le sexe au départ et s’en détacha très vite de plus en plus jusqu’à un abandon total de la chose, tant et si bien qu’il arriva un moment où Yves fut contraint d’aller chercher ailleurs une satisfaction qu’on ne feignait même plus vouloir lui donner. Il ne le fit pas dans le dos de son compagnon, lui indiquant qu’il cesserait ses virées nocturnes à l’instant où il y aurait un retour à la normale dans son propre foyer, ce qui n’arriva jamais.
Pour ce qui est de Michel, il vécut pendant dix-huit ans avec sa femme et ses deux enfants. Les huit premières années, tel la légende de Montherlant écrivant Les Jeunes filles, sans jamais toucher ou se laisser toucher par un homme. Mais à la fin des années quatre-vingt-dix, les débats houleux autour du pacs le ramenèrent à sa propre réalité. Les discours de Christine Boutin – députée démocrate chrétienne totalement oubliée depuis mais passionaria de la cause homophobe à l’époque – lui firent comprendre que les insultes proférées s’adressaient à lui, quelle que soit sa condition de mari et de père de famille. Il était homosexuel, n’avait jamais été autre chose et ne cesserait jamais de l’être. D’ailleurs, lorsqu’il se promenait avec sa femme, celle-ci ne lui signalait-elle pas les plus beaux culs de garçons qu’elle voyait et, de son côté, lorsqu’ils simulaient une scène de ménage, ne concluait-il pas en déclarant « si c’est ça, je retourne chez les garçons » ?
Christine Boutin, bien involontairement comme on l’imagine, fut une révélation pour lui. Avec son épouse, il avaient voulu faire des enfants ensemble en s’aimant sincèrement d’un amour différent, c’était chose faite puisque le second venait de naître, il était temps de se poser à nouveau la question du prince charmant de ses rêves. Puisqu’ils ne s’étaient jamais rien caché, ils eurent une conversation sur le sujet et se mirent d’accord sur un nouveau mode de vie, sans bien savoir vers quoi ils s’engageaient.
Michel poursuivit sa quête d’un improbable chevalier servant. Il crut le trouver plus d’une fois. Allant de déception en déception, il découvrit à quarante ans passés une sexualité débridée de collégien, jetant tardivement sa gourme, multipliant les partenaires au point de pulvériser le record généralement attribué à un Georges Simenon friand de passes rapides… Il fréquenta les saunas, les sex-clubs et les backrooms, eut une longue liaison compliquée avec celui qu’il pensa être l’homme de sa vie avant d’être rejeté six ans plus tard, pensant que tout était désormais fini pour lui.
Lorsqu’il rencontra à nouveau ce qu’il pensait être l’amour d’un homme, il se laissa convaincre pas sa femme de tenter sa chance réellement, alors ils se séparèrent et il alla s’installer avec François. Ce fut un désastre dès les premières semaines, cependant il refusa de s’avouer vaincu et s’enferra dans une relation nocive durant un an et demi, avant de jeter l’éponge et d’emménager, seul, dans un petit studio, pensant que tout espoir de trouver l’Élu était définitivement vain. C’est à ce moment-là qu’Yves fit son apparition…

dimanche 3 juin 2018

Petits romans avortés

 PRÉFACE

Aussi loin que remonte ma mémoire, je retrouve en moi une grande propension à la rêverie, à la construction d’histoires imaginaires, de rêves dont chaque nouvelle nuit apportait un épisode supplémentaire. Je ne le ferai jamais, cependant je puis attester qu’il me serait encore possible d’écrire ces longues aventures nocturnes à épisodes, dont j’étais évidemment le héros et dans lesquelles se trouvaient les embryons de bien des caractères qui ont construit ma personnalité et ma vie. Je ne renie rien, cependant je veux garder ce secret comme un pacte tacite liant l’enfant que j’étais et l’adulte qu’il est devenu. J’ai l’intime conviction qu’il ne me pardonnerait pas cette indiscrétion, car ces aventures homériques et oniriques sont à jamais entre lui et moi.
De la rêverie – éveillée ou endormie – à l’écriture, il n’y avait qu’un pas. Je l’ai franchi, du moins ai-je tenté de le faire, au cours de ma treizième année. J’ai voulu écrire avant même d’être un lecteur, puis un lecteur assidu avant de devenir un lecteur boulimique. Ce premier écrit devait être une histoire policière, dont le titre était Le crime de Montargis. L’unique raison pour laquelle je cite cette tentative avortée, c’est qu’elle en dit long sur la genèse de mes futurs écrits. D’où vient l’inspiration, comment naît l’idée d’un récit, quel en est le déclencheur ? En l’occurrence, à l’époque ce fut un arrêt non prévu du train qui m’emmenait en Auvergne dans la petite gare de cette commune du Loiret dont je n’avais jamais entendu parler. Le train repartant, je regardais par la fenêtre ces petites maisons cossues, cette verdure paisible, et je me dis immédiatement qu’un tel calme endormi ne pouvait être réveillé que par un crime inexplicable… Le plus souvent, les nouvelles que l’on pourra lire ici sont nées de l’idée d’un titre ou d’un personnage. L’histoire n’est venue qu’après, elle en découlait presque naturellement. Ma participation à l’écriture a souvent été d’en brider le flux afin d’en maîtriser le style en évitant les scories de la facilité. Je ne connais pas le vertige de la page blanche, en revanche j’ai toujours redouté celui de la page noircie car si la première est pleine de promesses, la seconde ne les a pas toujours tenues !
Pourquoi écrit-on ? La réponse à cette question n’est pas simple. Cependant, une chose est certaine : écrire est une urgence impérative. Impossible de résister à cette impulsion qui vous fait parfois vous relever la nuit pour noter une idée, une phrase, la fulgurance d’un titre ou simplement un mot-clef. Il est au fond plus simple de dire pourquoi nous lisons ou devrions lire ; il suffit pour cela de suivre le conseil de Gustave Flaubert : « Ne lisez pas comme les enfants lisent, pour vous amuser, ni comme les ambitieux lisent, pour vous instruire. Non. Lisez pour vivre. » (Correspondance, 1887-1893). D’une certaine façon, on pourrait dire également « écrivez pour (sur)vivre », mais je crois que l’idée exprimée par Italo Svevo est la meilleure : « Écrivez, écrivez. Et vous réaliserez à quel point vous réussirez à vous voir en entier. » (La Conscience de Zeno, 1923)
Bien sûr, nous écrivons pour être lus, mais il me semble évident que nous le faisons en sachant pertinemment que nous serons notre premier lecteur. N’est-ce pas ce que suggère Jules Renard dans Poil de carotte, lorsque M. Lepic offre un cahier à son fils plutôt que le livre demandé, en lui expliquant qu’il n’a qu’à l’écrire lui-même et qu’il en tirera ainsi un double plaisir d’auteur et de lecteur ? Sage conseil au demeurant.
J’ai donc noirci des milliers de pages, usés des litres d’encre bleue ou noire, des kilomètres de rubans de machine à écrire, des dizaines de kilos de toner d’imprimante laser ; de nombreux cahiers à grands ou petits carreaux, des ramettes entières de papiers de toutes sortes et notamment d’un papier semi-transparents destiné à l’origine à emballer du poisson, que m’avait donné un commerçant que j’avais aidé à mettre en place son étal sur le marché de plein vent temporaire de Vanves (Hauts-de-Seine), installé sur le plateau le temps de la reconstruction du marché couvert… Sur ces pages un peu rudes, j’ai écrit mon premier court roman, Sur le chemin de la vie, une histoire d’orphelin en révolte contre les bonnes sœurs qui gouvernaient l’institution dans laquelle il était enfermé. C’était aussi l’histoire d’une amitié exclusive, d’une fraternité d’élection qui ne disait pas son nom. L’homosexualité était là, masquée mais bien présente. J’avais quinze ans, les mots me manquaient pour être plus clair, ou bien m’effrayaient-ils ? De cet œuvre, j’ai tiré un conte pour un devoir scolaire, La rose et l’œillet blanc, l’histoire de deux fleurs incompatibles forcées de vivre dans le même vase par une vieille baronne excentrique et dont l’une se suicide en sautant du récipient. Ma professeur de français m’a accusé de plagiat car elle avait trouvé la chose intéressante. Piqué au vif, je lui répondis que je m’étais autoplagié et que je lui en fournirai la preuve dès le lendemain lors d’un voyage scolaire à Cabourg : si je venais les mains vides, je serais un imbécile, sinon… Et de fait, le lendemain, ma professeur de sciences naturelles s’empara du manuscrit et dit à qui voulait l’entendre que j’avais à la fois de l’imagination et du style. Jusqu’à ma dernière année de collège, elle fut une lectrice attentive de mes petites tentatives littéraire.
Deux ou trois ans plus tard, j’écrivis un scénario. La cascade parlait de l’itinéraire d’un adolescent fugueur vers son suicide par noyade. L’histoire racontait son mal-être, mais n’en donnait pas les clefs. Une de mes camarades de classe à qui je l’avais passé le fit lire à un célèbre réalisateur de la télévision qui m’appela pour m’inviter à persévérer dans mon écriture, qu’elle était pleine de promesses. Ce fut un encouragement pour moi, parce qu’il avait pris le temps de me téléphoner plutôt que de me faire dire deux mots de sa lecture par celle qui lui avait transmis le manuscrit. Encore aujourd’hui, je ne pense pas que l’on décroche son téléphone pour parler à un adolescent inconnu par simple politesse.
Avant d’aller plus loin, je me dois de rendre grâce à tous ceux qui m’ont lu à l’époque et ont émis des avis constructifs afin de ne pas laisser fléchir ma motivation. Mon écriture était celle d’un analphabète total. Au bas mot, je devais faire un minimum de deux fautes d’orthographe par mots, bien que mon vocabulaire fût étendu. Pressé par l’urgence d’écrire, je ne me relisais pas et me laissais porter par l’idée que chacun comprendrait. La grande leçon à retenir de cela est qu’on n’acquière véritablement une langue dans toutes ses dimensions – orthographe, grammaire, syntaxe, style – que par la lecture. Il y a dans mes cartons une masse de tapuscrits que je suis incapable de relire tellement leur – absence d’– orthographe me hérisse, bien que pour rien au monde je ne me résoudrais à les détruire, sans doute par une sorte de superstition d’auteur !
Oh ! bien sûr tout n’est pas à sauver dans les pages écrites à ce moment-là. Mais il m’est impossible de renier des textes qui sont autant de jalons sur un parcours d’auteur et d’homme. Je me suis construit en tâtonnant, porté par mes coups de cœur, mes intuitions, mes illusions.
J’ai bien peur d’avoir cassé les oreilles de toute ma famille en tapant sur ma machine à écrire, interminablement, une feuille chassant l’autre. Quant à moi, à moitié sourd et un casque sur les oreilles dans lequel des cassettes audio diffusaient mes morceaux de musique préférés à un volume démesuré, je n’entendais rien d’autre que cette voix intérieure qui me dictait chaque phrase à un rythme effréné. Je n’avais d’autre talent que celui de dégrossir le roc dans lequel je trouverais un jour, avec un peu de chance et beaucoup de persévérance, des pépites à offrir à d’éventuels lecteurs. Il ne s’agit pas d’être modeste, mais d’être lucide.
Entre quinze et dix-huit ans, j’ai pondu des petits romans, une pièce de théâtre en un acte, une tentative autobiographique et quelques nouvelles. Parmi les romans : Il est trop tard, papa ! racontait la dérive d’un adolescent dans la drogue, en révolte contre son père patron de presse ; Les heures claires, mettaient en scène la fugue d’un adolescent parisien jusqu’aux confins du Québec où il tombait amoureux d’une jeune fille avant de la quitter sans explications pour poursuivre sa fuite en avant ; Le commando de la nuit était l’histoire d’un groupe de jeunes pensionnaires en révolte contre leur conseiller principal d’éducation, qui profitaient de virées nocturnes afin de mettre le souk dans leur bahut.
Je m’essayais au théâtre en écrivant Mais le doute subsiste, un acte et trois tableaux dans lesquels je mettais en scène une dernière conversation, juste avant son exécution, entre Caryl Chessman et Judith à qui il conseillait de l’oublier. J’avais été bouleversé par la lecture de Cellule 2455, couloir de la mort. À partir des Heures claires, je mettais en chantier une pièce en trois actes qui devint Malvina ou les heures claires, beaucoup plus tard.
J’étais adolescent, j’avais donc des idées bien arrêtées sur toutes choses. C’est pourquoi j’affirmais que la Nouvelle n’était pas un art mais une escroquerie, la simple incapacité pour un auteur de tenir la distance pour écrire un roman. J’en étais persuadé, parce que j’étais prolifique et n’avais rien compris au bonheur de la concision. Je pense que je me suis mis à écrire des nouvelles au moment où je suis devenu un taiseux. La première dont je veux me souvenir et à laquelle j’accorde une grande importance – il me faudrait la réécrire – s’intitulait L’attente. Il y était question d’une jeune fille livrée à elle-même dans ce que nous appelons aujourd’hui une « cité », s’occupant de ses frères aîné et cadet, ainsi que de son père, pendant que sa mère se mourrait d’un cancer à l’hôpital. Elle était amoureuse du meilleur copain de son frère aîné, mais entre les lignes on comprenait qu’elle était en concurrence avec son propre frère. Il y eut aussi Salomé, un texte dans lequel l’auteur se trouvait confronté à la matérialisation de l’héroïne du roman qu’il était en train d’écrire ; celle-ci le poursuivait de ses assiduités en lui démontrant, citation et références de pages à l’appui, que c’était lui qui l’avait ainsi convoquée à ses côtés. Il y eut aussi, ces années-là, Le cauchemar de la nuit, une nouvelle fantastique et violente ; Blanco, qui racontait l’errance d’un homme blanc dans Harlem et sa confrontation au racisme en tant que victime.
Puis, ce furent les années quatre-vingt. J’écrivis La nuit parnassienne, dans laquelle il était à nouveau question de suicide. Cette fois, c’était un homme qui avait perdu son boulot et ne voulait pas rentrer affronter le regard de sa femme et de ses enfants. Il était totalement dépassé par un monde en mouvement, de plus en plus robotisé, qu’il ne comprenait pas. D’une station de métro à l’autre, les portillons dans lesquels insérer son ticket n’étaient pas les mêmes et il ne parvenait pas à s’en dépêtrer. Il finissait par se jeter dans la Seine. En même temps que ce texte, j’ai écrit Compte à rebours, qui ouvre le présent recueil, et dans lequel je m’insurge contre le voyeurisme des badauds friands de sang et de cadavre au bord des routes.
En 1981, j’écrivis Je n’ai pas su garder mes quinze ans. Texte à jamais perdu, qui ferait probablement scandale aujourd’hui. C’était une longue lettre dans laquelle le narrateur d’une vingtaine d’années constatait que l’homme dont il était tombé amoureux ne pourrait jamais l’aimer en retour car c’était un pédophile et il était désormais trop vieux pour lui. Vincent a gardé ces quelques pages et m’a rejeté. Que dire de plus ?
Après un dernier roman, Ne pleure pas gamin… la vie ne vaut pas tes larmes ! qui racontait cette folle passion impossible entre deux hommes que l’âge séparait ; en 1982, je venais d’avoir vingt ans, je compris enfin que j’avais trop de projets de romans dans la tête pour pouvoir les mener tous à bien. Je changeais mon fusil d’épaule et visais la concision, l’écriture de nouvelles s’imposait comme une évidence. C’est cette même évidence qui m’amène aujourd’hui à titrer le recueil de ces nouvelles Petits romans avortés. Le lecteur est désormais éclairé sur ce titre ambigu.
J’ai choisi un classement chronologique. Cela permettra de se rendre compte de l’évolution de mon écriture, en même temps que du centre de mes préoccupations. Si l’amour reste un thème récurrent – sans doute principal – des variations essentielles viennent s’y adjoindre, qui tournent autour de la différence d’âge (Lettre d’amour à Alejandra), de la guerre (Quelque part, une guerre), la vieillesse (La glycine ; Tante Chochotte ; Comment j’ai tué mon père), la maladie (Fièvres), la culpabilité (Nous qui survivons), la disparition (Un jour que c’était la nuit), la mort (La poussière et la cendre), le paradis (Pari perdu), le viol meurtrier (Moïra au petit matin), la fuite en avant (Encore un matin), le burn-out (La femme aux deux montres), la sortie de l’enfance (Trois saisons), la violence (À toute fin), le non dit (Le vol des éphémères), les préjugés (La Sortie des écoles). L’homosexualité est présente dans ces textes-là, sans en être nécessairement un élément déterminent. En revanche, pour d’autres elle en est l’essentiel…
Je ne suis pas un écrivain homosexuel. M’alignant sur la définition d’Yves Navarre, je me revendique comme « écrivain et homosexuel ». La nuance est de taille, bien que je reconnaisse par ailleurs un engagement – d’aucuns parleraient d’un militantisme – évident dans certains de mes écrits, qu’il s’agisse de la violence homophobe (Nous n’irons plus au bois ; Vu du ciel), des débats sur le mariage gay (Féminin intempestif), de l’initiation à une sexualité différente (Le garçon roux), du coming out (Un objet de scandale), de l’outing (Si, c’est un homme), du sida (Désespoir du peintre ; Nous qui survivons ; L’appréhension), de la drague en plein air (Des hommes ensevelis tout droit contre des arbres). Mais il n’y a pas que du tragique autour de l’homosexualité, c’est pourquoi certaines de ces nouvelles sont avant tout des histoires d’amour dont les complications sont les mêmes que pour tous les couples (Cœurs de Lyon ; Un arbre en automne ; L’amant marié ; L’éthique du mensonge).
Cependant, si ce sont souvent des sujets graves qu’il me plaît d’aborder, comme l’explosion d’une usine chimique à Toulouse en 2001 (Matin de septembre), les attouchements sexuels dans une classe de neige (Drôle de berceuse), je ne déteste pas non plus en traiter certains de façon plus légère (Fin tragique à la comédie de mes jours ; Amstredam-Centraal) ou en m’attachant à un fond historique (Avec vue sur la vie). J’ai aimé brocarder un peu le monde de la voyance et de l’ésotérisme (Vision nocturne ; Le Bal des crédules) et me suis essayé à des textes plus lestes dont je veux croire que l’érotisme ne frôle pas la pornographie (Effeuillage ; Tu ; La fessée).
Enfin, bien qu’on puisse les lire indépendamment, Le garçon roux, Moïra au petit matin et Encore un matin  forment un triptyque dont les personnages ont – volontairement ou non – une incidence sur la vie des autres à un moment.