vendredi 25 décembre 2020

Je vous parle de mes nuits

D
ormir paraît être une chose si facile, tellement naturelle. Pour la majorité d’entre nous – des grasses matinées de l’enfance aux insomnies de l’âge, des plus longues aux plus courtes nuits – le sommeil réparateur, les rêves dont la conscience reste plus ou moins nette au lever, forment une sarabande continue de souvenirs – bons ou mauvais – qui s’oublient vite mais forment le terreau de la continuité des jours.

C’est du moins ainsi qu’il me plaît d’imaginer les choses car il m’est impossible d’en juger sur pièce, n’ayant jamais été un véritable dormeur.
Enfant, la survenue du sommeil me terrifiait, avec son cortège d’ombres et de fantômes, en ce qu’il représentait une possible entrée subreptice de la mort dans mon univers. Un fantasme – quoi d’autre ? – insinuant en moi l’idée qu’il puisse ne jamais y avoir de réveil au bout de la nuit. Je n’avais pas six ans et la mort m’était une angoisse insupportable, un mystère plus profond que Dieu lui-même. Dieu duquel je ne connaissais rien, auquel on ne m’avait pas préparé. Dieu qui m’aurait peut-être protégé de ma terreur en me rassurant sur la continuité et la nécessité des choses. Mon jeune âge était la chance qu’il n’a pas su saisir ; n’étais-je pas protégé alors des philosophes athées dont la pensée m’a enseigné bien plus tard ce qu’il y a de vain à trembler devant l’inéluctable au risque d’y perdre sa vie… je veux dire de passer à côté d’elle.
Je ne reconstitue rien à partir de souvenirs rapportés par mes parents ou mon frère. Les mots que je couche ici sont ma mémoire vive. Le traumatisme fut si profond qu’il ne me quittera jamais, bien que je ne sois plus aujourd’hui dans le même état d’esprit.
La mort, comme l’étendue insondable de l’univers m’était un questionnement vertigineux. Proprement, l’une et l’autre chose étaient la définition du vide, ou si l’on préfère de l’infini de ce trop-plein de rien, cette absence de tout. Moins encore que celle d’un homme, la conscience d’un enfant ne peut concevoir l’infini. J’allais dire « appréhender » mais c’était courir le risque du contresens. L’appréhension était tout à fait présente, résultant de l’incompréhension, de l’impossibilité de construire une image mentale satisfaisante pour représenter ce vide sans début ni fin. Cartésien sans le savoir, je voulais saisir comment le Tout pouvait tenir debout au milieu du Rien. Aussi loin que l’on repoussait les limites, on finirait par tomber sur un vide et dès lors rien ne tiendrait plus debout.

Je ne compensais pas mon manque de sommeil par de quelconques siestes réparatrices. L’idée de devoir dormir était à elle seule le meilleur moyen d’en chasser la réalisation. Ce fut un apprentissage sans douleur, une évolution naturelle qui se construisit en fond, à bas bruits, sans que je le veuille de façon consciente. Une chose dont on réalise soudain l’existence, la présence, bien longtemps après qu’elle se soit installée.
Certains hommes trompent leur femme ou l’ennui – d’aucuns crieront au pléonasme –, pour ma part j’ai très tôt eu l’intuition qu’il me fallait tromper le sommeil afin de lui interdire les angoisses. Il s’est très vite vengé en allant s’occuper de dormeurs plus dociles, me laissant face à une autre sorte de vide : les longues heures de solitude dans la maison endormie.
Ce que je perdais entre le crépuscule et l’aube, il n’était pas question de le récupérer par une quelconque sieste. L’angoisse ne venait pas du noir de la nuit mais de celui de mes pensées. Pour preuve, le peu de temps où je dormais nécessitait un noir absolu, des volets et rideau hermétiquement clos, la porte fermée et sans la moindre veilleuse dans la pièce. Un infime rai de lumière suffisait à engendrer des ombres, agiter des monstres qu’une imagination fertile voyait déjà fondre sur elle.
Je n’ai pas souvenir que mes parents ni mes nounous ne se soient opposés à cette liberté de jouer et babiller tranquillement plutôt que de dormir après le repas de midi. J’étais un enfant calme et solitaire, capable de s’occuper sans se montrer en perpétuelle sollicitation. Non pas un ange mais plutôt un démon atypique, dirons-nous.
Pour être honnête, il me faut confesser que j’avais une sorte de « coup de mou » vers dix-huit heures. C’était le moment où je réclamais un câlin. Bien installé sur les genoux et entre les bras maternels, je suçais mon pouce en clignant progressivement des yeux, sans toutefois aller jusqu’à l’endormissement. Le roman familial fait état d’un certain soir où ma mère eut du temps à me consacrer en avance sur le moment habituel. Elle me proposa de venir faire un câlin et je lui répliquais « non, ce n’est pas l’heure ! » Seul l’instinct parlait car l’anecdote se situe dans un temps où je n’avais pas la moindre notion de la façon dont les adultes parvenaient à déchiffrer les mouvements de sémaphores des aiguilles d’une montre – l’affichage « digital » n’était pas encore passé par là – ou d’une pendule. Elle se situe également au temps béni où je n’avais pas encore intégré le système scolaire…

Je ne connus pas de crèche et entrais directement à l’école maternelle à l’âge de trois ans. Il n’est pas certain que cet événement ne constitue pas le pire moment de ma vie.
Brutalement arraché à ma zone de confort, mis face à des règles que je ne comprenais pas toujours et jugeais vite absurdes ou vexatoires, j’essayais pourtant d’affirmer mes choix en me heurtant à des volontés plus puissantes et mieux organisées.
Jusqu’alors, on avait respecté mon abstinence siesteuse mais soudain je fus plongé dans un univers où la sieste était élevée au rang de dogme. Les institutrices et « dames de service » – telles qu’elles se nommaient joliment à l’époque – avaient-elles biberonné et mal digéré le Pernoud ? Avaient-elles dans l’idée que faire dormir toute une classe, c’est se dégager du temps pour des activités plus enrichissantes entre adultes ? Je parle ici du début des années soixante d’un siècle mort il y a vingt ans… Toujours est-il qu’elles avaient décidé que la sieste était obligatoire.

Comme Georges Perec, je me souviens…
Je me souviens de la petite école maternelle qui jouxtait l’école « des filles », les deux bâtiments s’adossant à l’école « des garçons » forcément plus importante. C’était dans une rue en pente, la maternelle était en haut, les filles en contrebas et les garçons dominaient l’ensemble avec une cour dont les claustras de béton permettaient aux élèves de garder à la fois un œil sur leurs petits frères et sur leurs sœurs même plus grandes. Ça ne s’invente pas, on ne peut que se remémorer en croyant remonter au Moyen Âge, même si ce n’est qu’à peine plus d’un demi-siècle.
Je me souviens des classes spacieuses en demi-rotonde ouvertes de grandes baies vitrées, de la cour goudronnée, des arbustes plantés sur le contrefort de la dénivellation, d’un bac à sable, d’un tourniquet…
Je me souviens surtout du dortoir. Une grande pièce sommaire meublée de lits de camp sortis tout droit d’un surplus de l’armée, pieds de bois blanc et grossière toile kaki.
Je me souviens de mon refus de dormir. Je m’asseyais sur la couche sommaire et inventais des personnages et des histoires que je me racontais à voix très basse, en deçà du chuchotement.
Je me souviens que mon attitude était jugée inacceptable. Il fallait mater la forte tête, la faire plier, l’obliger à la sieste commune et soi-disant réparatrice. Alors… oui, je sais, autres temps autres mœurs… on m’attachait sur le lit.
Je me souviens de la honte et de l’humiliation. Deux sentiments terribles qui m’ont poussé au silence et au refoulement. Je n’ai rien dit. J’ai serré les dents, voulu croire à ma force.
Je me souviens du nom de la « maîtresse » – si l’on se place dans une optique sadique, le mot n’était pas si mal choisi –, mais bien qu’elle soit morte depuis longtemps je le garderai pour moi, en moi, comme un ultime éclat de cette violence qui a tué pour moi tout espoir de sérénité dans un lit déserté par Morphée car depuis ce temps je fonctionne simplement : « un œil ouvert, un pied par terre. »
Je n’accuse pas la Maternelle d’être à l’origine de mes insomnies récurrentes – systémiques pour employer un mot très à la mode – puisqu’on a vu qu’elles préexistaient ; en revanche, j’affirme que je lui dois cette incapacité, ce handicap, qui m’empêche de tenir la position allongée lorsque je suis inactif.

Bien sûr, parler de ces choses-là après si longtemps relève d’une reconstitution fragmentaire et partiale autant que partielle. Des images se télescopent, des souvenirs s’entrechoquent. À quel endroit se situe la ligne de partage entre la vérité pure et une lente dilution ou, au contraire, une certaine sublimation de la mémoire ? Raconter cette vie insomniaque en quelques phrases, c’est nécessairement prendre des raccourcis, omettre des détails qui n’en sont peut-être pas. N’est-il pas possible, au fond, que des analyses psychologiques aient fait émerger davantage une explication rationnelle et rassurante à un phénomène naturel ? Et si nous avions simplement un capital sommeil comme un capital soleil, inégalement réparti entre chacun ? Ma peau trop blanche de roux tacheté ne supporte pas le soleil, il en va sans doute de même avec ma pauvre tête qui refuse l’absence, l’abstraction nécessaire du dormeur. Deux analyses de plusieurs années chacune n’ont rien tranché à ce sujet, mais est-ce un hasard si la seconde a commencé par une cure de sommeil de trois semaines ? Si nous voulons absolument que tout soit relié, qu’il y ait une explication à chaque chose, événement ou sentiment, alors nous ne pouvons nous dérober au final devant une forme de simplicité que nous pouvons prétendre « simpliste » afin de nous rassurer, nous dérober une fois encore.

Si mes nuits étaient déjà difficiles durant la petite enfance, c’est à l’entrée dans l’adolescence que les insomnies – faut-il vraiment utiliser le pluriel ou ne s’agit-il pas plutôt d’une seule, interminable, ontologique ? – devinrent chroniques. Disons à partir de quatorze ou quinze ans. Avant cela, j’ai le souvenir de nuits pleines, bien qu’elles fussent rares. Notamment, d’une dans une vieille maison cantalienne, à Saint-Flour, où j’avais partagé une paillasse avec mon frère ; un drap blanc garni de feuilles mortes sur lequel j’avais dormi comme un loir tandis qu’à mon côté mon frangin n’avait pu fermer l’œil à cause des crissements qui s’élevaient sitôt que l’un de nous bougeait.
Toute mon enfance, j’ai aimé les nids… paillasse, matelas défoncés sur lesquels je pouvais me recroqueviller en chien de fusil – position fœtale par excellence – en ramenant sur moi, de préférence, un lourd édredon de plumes pourtant tout à fait inadéquat à mon tempérament allergique. Il est évident que de devoir abandonner cela pour des matelas durs posés sur des sommiers à lattes modernes, des oreillers en mousse et de vagues « couettes » synthétiques n’a pas contribué pour rien à la fuite du peu de sommeil auquel j’aurais pu prétendre. Je n’avais pas le choix ; garder la plume, c’était à la fois dormir et mourir. La boucle était bouclée, qui donnait entièrement raison aux fantasmagories de ma petite enfance, qui me disaient intuitivement que m’abandonner au sommeil c’était m’offrir à la mort.

L’adolescence apporta son lot de questionnements et de mal-être qui vinrent se surajouter à un terrain déjà propice aux nuits blanches. Quand je ne fuyais pas le sommeil, c’est lui qui me tenait à distance.
Je couchais désormais dans un canapé convertible installé dans la bibliothèque de mon père, tandis que mon frère gardait le bénéfice de la chambre que nous avions partagée durant une dizaine d’années. C’est dans ce salon-bibliothèque qu’était installé le poste de télévision qu’une fois toute la maisonnée endormie j’allumais en baissant le son au maximum. L’oreille collée contre le haut-parleur, l’œil scrutant l’écran en diagonale, je regardais les émissions de fin de soirée. C’étaient les années soixante-dix et les programmes n’allaient pas très loin dans la nuit. Le confort était loin d’être celui que je connais aujourd’hui avec un casque sans fil sur la tête, face à l’écran et à une source inépuisable de replays qui me sont un pont entre hier et demain. Je me délectais alors, par exemple, devant « Apostrophes », l’émission littéraire de Bernard Pivot, ou le « Ciné-club » de Claude-Jean Philippe. C’est ainsi que s’est construite ma culture aussi brouillonne qu’éclectique.
C’est de ce moment-là que date mon attention particulière à veiller à faire le moins de bruits possible afin de préserver la nuit des dormeurs. La seule idée de tirer du sommeil qui que ce soit m’est insupportable. J’ai un respect presque mystique pour celles et ceux qui ont la capacité de s’oublier ainsi, de s’abstraire du monde pour quelques heures. Je ne les envie pas, je m’incline simplement devant une possibilité dont je suis incapable.
« Un œil ouvert, un pied par terre » disais-je. C’est sur ce principe que je sors du lit et quitte la chambre le plus doucement possible, refermant la porte derrière moi afin que ne parvienne ni lueur ni bruit qui viendrait troubler le sommeil de ma moitié. Cette « moitié » qui est la meilleure part de moi-même, celle qui dort et ne se laisse pas envahir par des angoisses malignes, des rêves chaotiques, et qui est capable de replonger dans les profondeurs de l’oubli de soi en cas de réveil intempestif.
Longtemps, j’ai eu une vie décalée. Je profitais du jour pour faire toutes sortes d’activités tandis que la majorité de mes contemporains était au travail et, la nuit venue – après deux ou trois heures d’un assoupissement plus ou moins profond – je me mettais à travailler. De l’avantage d’être à son compte et de pouvoir organiser sa journée. Pour mes clients mon travail comptait davantage que le moment où je le faisais, tant que je respectais les délais.
Un mystère subsistera jusqu’à la fin, c’est que je me sois si peu montré un oiseau de nuit, fréquentant les boîtes jusqu’au petit matin. Il me semble que cela résultait du pli solitaire que j’avais pris au long de mes vingt premières années. Si certains éprouvent le besoin de s’étourdir d’alcool, de drogues, de fumée et de bruit à la nuit tombée, pour ma part j’y ai toujours goûté une certaine qualité de silence propre à une quiétude particulière et vivifiante.
Il ne s’agit pas de me poser en saint prétentieux, j’ai fréquenté des clubs où j’étais suffisamment connu pour trouver un verre de Gin Tonic posé sur le zinc devant moi sans avoir à le commander, fumé cigarette sur cigarette, dragué et tiré des coups sans lendemain – surtout sans passer la nuit – sniffé de la coke une fois où deux en passant, comme tout le monde mais aussi moins que tout le monde.
Plus sagement, j’ai contemplé mes amours endormies à mes côtés, abandonnées à un repos qui n’était pas pour moi. Je regardais sans toucher, retenant mon souffle et mes désirs de caresses. Il y avait dans ces moments-là un mélange de bonheur et de douleur, une conscience de fruit défendu. Veiller l’amour endormi est un acte d’une sensualité formidable ; on sent notre cœur battre un peu plus fort, excité par un plaisir presque pervers devant cette tête oubliée sur l’oreiller, ce corps détendu et souvent offert dans une passivité incongrue que l’on devine délicieuse… Vous qui dormez si bien, du sommeil du juste, avez-vous jamais imaginé ce qui peut passer par la tête de celui qui vous regarde sans un mot, sans un bruit ?

Régulièrement j’ai essayé de lutter contre ces insomnies en testant toutes sortes de tisanes, potions, gélules et cachets. Sans grand succès, il faut l’avouer. Pas plus de chimie efficace à long terme que de plantes miraculeuses. Parfois j’arrive à une amélioration sur soixante-douze heures et je ne sais jamais si c’est le médicament qui est efficace ou l’accumulation du retard de sommeil qui m’assomme pour quelques heures. La plupart du temps je ne prends rien car la somnolence secondaire est incompatible avec l’organisation de mes journées sans commune mesure avec l’effet bénéfique sur mes nuits.
Le corps s’habitue à tout, aussi mon inconfort nocturne est-il à sa façon une forme de confort qui participe à la sorte d’équilibre autour duquel ma vie s’organise tant bien que mal. Je ne me plains de rien, je me borne à constater les faits en même temps que leur constance. L’insomnie chronique est un entraînement, une longue course de fond qui vous épuise en même temps qu’elle vous galvanise. Ainsi, les fois où il m’arrive de succomber à l’appel de la sieste avec le poids de l’âge, si je me laisse aller plus d’un quart d’heure, j’en sors plus épuisé que d’une longue nuit de veille. On perd le goût des choses à force de s’en tenir à l’écart.
Le principal inconvénient à mes nuits blanches, c’est mon incapacité à passer la nuit sans grignoter. Cela devient catastrophique lorsque l’on me prescrit un bilan sanguin ; l’exécution de l’ordonnance peut prendre des mois car il faut savoir trouver le jour de semaine où j’arrive à rester au lit suffisamment tard afin qu’il n’y ait pas trop à attendre l’ouverture du laboratoire. Rester à jeun jusqu’à sept heures lorsque je suis debout depuis minuit est au-dessus de mes forces. Mon médecin a fini par se faire à la situation, d’autant qu’il est incapable d’y remédier.

Hier soir, après avoir regardé un DVD sur le téléviseur de la chambre, confortablement allongés sur le lit, nous avons éteint la lumière pour dormir aux alentours de vingt heures trente.
J’ai tout de suite senti que je ne réussirai pas à m’endormir. J’ai tourné dans les draps à la recherche d’une meilleure position, bien qu’il ne fît aucun doute que mes tentatives se montreraient vaines. Une heure plus tard, n’y tenant plus, je me suis levé pour gagner la pièce à vivre. Celle dans laquelle je me trouve en ce moment, à écrire cette histoire. Mon histoire.
Les rites nocturnes sont les mêmes d’un jour sur l’autre. La seule variante notable en est l’heure à laquelle commence ma journée. J’allume la télé, la box et le décodeur. Je branche le casque et le mets sur ma tête, puis je sélectionne une chaîne d’information en continu pour voir ce qu’il peut y avoir de nouveau dans le monde. S’il n’y a rien de spécial, je pioche au hasard des chaînes les séries ou reportages proposés en replay pour combler les heures.
Au bout de deux heures, la faim se faisant sentir, je passe dans le coin cuisine pour mettre du pain à griller, sors un ramequin dans lequel je verse un fond de crème fraîche, un peu de sel et de poivre, de la moutarde ou du concentré de tomates selon l’humeur, de l’oignon et de l’ail déshydratés, des herbes au gré de mon inspiration, un peu de parmesan ou d’emmental râpé… je casse un œuf en réservant le jaune et je bats le blanc avec les autres ingrédients dans le ramequin avant de le déposer dans le four micro-ondes pour cinquante secondes. Je ressors le ramequin, dépose le jaune d’œuf au centre en le perçant de la pointe d’un couteau et relance la cuisson pour dix secondes supplémentaires. Je mets ce temps à profit pour me servir un verre de vin rosé, sortir la tranche de pain grillé, découper une feuille de papier absorbant et attraper une cuillère à café. Le « Cling » retentit alors et je n’ai plus qu’à petit-déjeuner tranquillement avant de retrouver le canapé pour continuer à regarder mon programme ou lire l’un des ouvrages que j’ai en cours.
Mes nuits sans sommeil ne sont donc pas si terribles qu’il faille m’en plaindre. Elles sont simplement une autre façon de vivre. Une sorte de vie parallèle, toute simple et sage, dans laquelle j’attends que le jour et l’être aimé se lèvent avec la promesse d’autres fêtes.

Avec un peu de chance, il m’arrive de piquer du nez entre cinq et six, mais ce ne sera pas le cas aujourd’hui car, paradoxalement, vous parler de mes nuits m’a tenu éveillé et si cela vous a fait bâiller, puis bercé au point de vous endormir, alors mon but est atteint. Je suis le marchand de sable qui ne dort pas, un grain de schiste coincé dans le goulot d’étranglement entre le jour et la nuit d’un sablier sans cesse renversé : une courte pause – microscopique – entre les deux. Né sous le signe du Bélier, je possède en fait un cerveau de poisson qui m’empêche de couler et me noyer dans mon sommeil.
Un jour – ou peut-être une nuit – la mort m’emportera pour un long sommeil qui effacera toute cette fatigue accumulée que je ne regrette pas car, au fond, j’aurais vécu – eu la conscience de vivre – plus longtemps que bien d’autres.

Toulouse, 22-24 décembre 2020

samedi 12 décembre 2020

Gyrophares

 

Pour Orphée, à qui je parle tous les jours
et qui fait parfois des apparitions si discrètes
qu’on ne sait si c’est un mirage ou la réalité…

Quelque chose l’avait réveillé, mais il n’aurait su dire de quoi il s’agissait. Il avait pourtant toujours bénéficié d’un sommeil profond depuis la petite enfance, au point qu’il avait le plus grand mal à concevoir ce que pouvait être un insomniaque. Pourtant, il savait bien que ses compatriotes étaient parmi les plus gros consommateurs de médicaments destinés soi-disant à assurer des nuits pleines et apaisées.
Lui avait la faculté de dormir à volonté d’un sommeil profond, sans rêve ni cauchemar ; de faire ce qu’il appelait « des nuits de brute ». Dans le noir total ou la lumière allumée, le poste de télévision de la chambre encore en fonction avec son fond sonore, les volets clos ou grands ouverts, rien ne venait le perturber dès lors qu’il avait décidé de dormir et défini le temps de cette absence au monde. Ce minutage, il l’avait acquis à l’armée ; question de survie dans les zones de guerre. On décide de dormir profondément durant un quart d’heure et d’être frais et dispos au réveil ; c’est une discipline toute simple du moment qu’on en a la volonté, qui devient vite une routine dont on ne se défait jamais. Ses guerres étaient lointaines, sa technique présente ; l’illustration parfaite de ce que « à toutes choses malheur est bon. » Il le pensait sans cynisme mais avec une pointe de désabusement. D’une certaine façon il était revenu de tout, y compris des combats féroces au cours desquels on n’a guère le temps de philosopher, il ne s’agit que de tuer avant d’être tué.

Instinctivement. Sa main droite s’était soulevée pour aller à la rencontre d’Olga mais son geste avait été suspendu aussitôt… elle aurait dû se trouver dans le lit à son côté, la tête posée sur l’autre oreiller, le souffle un peu bruyant… mais il savait qu’elle n’y était plus. Il avait mis fin à ses souffrances six mois plus tôt. Cancer incurable et douloureux au-delà de tout, impossibilité de manger malgré l’appétit toujours présent. L’appel à la pitié dans ses yeux implorants. Les petits cris d’une douleur qu’elle essayait de cacher afin de lui montrer qu’elle serait forte jusqu’au bout.
On peut tuer son prochain dans le feu de l’action et se trouver en même temps incapable de supporter l’agonie d’un animal. S’être résolu à faire piquer Olga avait été la décision la plus difficile de sa vie. Il s’en voulait encore. Il s’en voudrait toujours, même si dans ses yeux il avait pu lire la supplication muette durant de longs jours et l’acceptation soulagée au moment de la première injection, celle qui ne visait qu’à la calmer un peu et commencer la sédation avant le produit létal. Au dernier moment, il avait retenu la main du vétérinaire et s’était emparé de la seringue en affirmant « non, c’est à moi de le faire, d’assumer ce geste jusqu’au bout. » Il avait adapté l’embout au cathéter et, lui caressant la tête tout en murmurant des mots apaisants, il avait lentement pressé sur le piston en regardant la mort faire son œuvre au fond de ses yeux si purs qui n’avaient cessé de lui dire tout l’amour et toute la confiance qu’elle avait nourrie à son égard au long de ces quinze dernières années. Ses yeux à lui se brouillaient de larmes difficilement retenues ; il voulait se montrer aussi fort qu’elle, ne pas la stresser au moment de l’adieu, lui laisser croire qu’il pourrait s’en sortir sans elle. Toute son enfance, il avait entendu son père lui répéter qu’un homme ne pleure pas, à moins d’être « une maudite tapette » et que l’émotion n’est qu’une « échappatoire de gonzesse. »
Quand tout fut achevé — c’était bien le mot adéquat — le véto s’était éclipsé quelques instants afin qu’il puisse se recueillir en toute quiétude — et là l’expression n’avait pas le moindre sens…
Au bout de quelques longues minutes, durant lesquelles il avait tenu la tête d’Olga sur ses genoux, caressant son front et ses oreilles, grattant amoureusement sa nuque comme elle l’aimait tant, il s’était relevé et était allé trouver le praticien afin de lui glisser une liasse de billets.
— Merci Docteur, avait-il murmuré. Nous ne nous sommes pas vus aujourd’hui et vous n’avez plus de nouvelles ni d’elle ni de moi.
Puis il était sorti par l’arrière du cabinet, emportant un gros carton dans lequel Olga avait été déposée avec égards et précautions.
Tout ceci n’était pas très légal. Les animaux domestiques sont censés être voués à l’équarrissage ou à la crémation pour des raisons prétendument sanitaires. Le cadavre dûment enfoui d’un compagnon à quatre pattes pourrait avoir plus de répercussions sur les nappes phréatiques que l’épandage de lisier de porc ou d’engrais chimiques. Plus facile d’interdire une sépulture décente à un animal de compagnie que des pratiques douteuses à des industriels de l’agriculture…
Durant la semaine précédente, il avait passé beaucoup de temps dans le garage, devant son établi, coupant et ponçant des planches de chêne massif, découpant tenons et mortaises pour un assemblage parfait au millimètre près. Chevillant et collant chaque pièce pour obtenir une caisse robuste, qu’il avait capitonnée à l’intérieur et vernie à l’extérieur, soucieux du moindre détail, désireux d’une perfection impossible. La couche d’Olga pour l’éternité, elle qui n’en avait jamais connu d’autre que la place inoccupée à la droite du grand lit de son maître.
Olga avait-elle su ce qu’il fabriquait dans ce garage ? Par égard pour elle, de son vivant il n’avait pas voulu creuser la fosse dans le jardin, bien qu’elle n’y mît quasiment plus les pieds. Cela arrivait pourtant de loin en loin ; soudain elle se redressait et courrait à l’extérieur — mue par une force jaillie on ne savait d’où — pour s’effondrer tout aussi soudainement, pathétique et haletante, le regard perdu, presque vidé de toute expression.

En rentrant à la maison, il avait installé Olga dans la caisse — qu’il ne pouvait se résoudre à appeler un cercueil — après avoir capitonné cette dernière de la couverture en fils coton parme et blanche dont il recouvrait habituellement le canapé du salon afin qu’elle n’abîmât pas le cuir avec ses ongles. Il avait ensuite déposé auprès d’elle son jouet préféré et, sans refermer la caisse, était sorti pour creuser le trou au fond du jardin derrière la maison, contre la haie qui protégerait Olga à la fois des intempéries et des regards indiscrets.
À moins d’être une personnalité influente comme un ancien président de la République, nul n’a le droit d’inhumer ses morts sur sa propriété. Olga méritait cependant ce privilège davantage que bien des humains ; il avait payé de son sang pour en avoir la certitude.
Tandis qu’il piochait la terre lourde et glaiseuse, il repensait à elle. À ces quinze années d’amour et de fidélité réciproque malgré ses absences à lui, souvent très longues. Olga l’attendait et, sans la moindre rancune, l’accueillait comme s’il n’était sorti que pour une course rapide, le temps de lui acheter ses croquettes.
Il l’avait adoptée quand elle avait deux mois et ramenée sous le manteau depuis la Sibérie où il se trouvait en mission secrète. Une entorse à la routine autant qu’au protocole, mais il était littéralement tombé sous le charme de cette boule de poils gris, noirs et blancs, de ce museau allongé et ces courtes oreilles dressées en pointe qui la faisait ressembler à un louveteau, de ces yeux bleus limpides et profonds à rendre jaloux aussi bien Paul Newman que Robert Redford. Elle serait la star de sa vie, il l’avait su tout de suite. Le seul traîneau qu’elle aurait à tirer serait le fardeau de ses angoisses et de ses remords, dicibles ou indicibles. De fait, elle lui avait toujours prêté une oreille attentive, sachant se montrer câline lorsqu’elle le sentait triste, donner un coup de langue rose à peine râpeuse sur ses plaies. La compagne idéale, disponible et muette.
Une fois la fosse creusée, il était retourné dans le garage, avait ajouté un chapelet dans la caisse comme une ultime protection, replié la couverture sur le pelage tant caressé, puis refermé le couvercle hermétiquement, et avait procédé à l’inhumation. Le trou rebouché, il avait déposé sur la terre battue le dernier jouet qu’il lui avait rapporté quelques semaines plus tôt, un rhinocéros violet muni d’un petit sifflet qui produisait un son nasillard quand elle mordait le corps de caoutchouc souple ou lui donnait un coup de patte joueur.

Tout ceci lui était remonté à la mémoire en une fraction de seconde, alors qu’à peine réveillé sa main avait instinctivement cherché le chaud pelage de la chienne à son côté. C’était la soudaineté du réveil qui était la cause de ce micro-instant de flottement car il arrivait tant bien que mal gérer cette absence, du moins à la ressentir de façon moins brutale.

*

Quelque chose l’avait réveillé. Une sensation inhabituelle, une alerte qu’il ne mît pas longtemps à définir.
Il s’était endormi devant la télévision sans même fermer les volets. Le poste s’était éteint automatiquement au bout de trois heures consécutives de fonctionnement, tel qu’il l’avait programmé. La pièce était dans le noir d’une nuit de début d’hivers qui aurait dû accompagner son sommeil jusqu’aux premières lueurs de l’aube, mais un élément insolite était venu perturber cet équilibre assez habituel. En effet, la pénombre était brutalement percée de spots rouges et bleus qui semblaient illuminer la pièce en alternance. Il lui fallut à peine quelques secondes pour identifier les lumières d’un véhicule de secours provenant de l’autre côté de la haie de troènes qui bordait l’avant de la maison.
C’étaient ces lueurs intermittentes et cadencées qui l’avaient ramené à la surface d’un oubli abyssal où les rêves n’avaient pas cours. Il n’y avait pas eu de sirènes, il en aurait juré. Trop tôt pour que la circulation justifie le moindre tintamarre. On était loin désormais des avertisseurs « deux tons » de son enfance, heureux temps où l’on pouvait identifier de loin, à l’oreille, le type de véhicule prioritaire qui allait surgir. Une blague de l’époque disait qu’il valait mieux attendre les pompiers dont les véhicules semblaient scander un « tiens bon… tiens bon… » de meilleur aloi que le saccadé « t’es foutu, t’es foutu… » des ambulances. Cette évocation fugitive lui arracha un sourire en même temps qu’il repoussait draps et couvertures afin de se lever.

Nu devant la porte-fenêtre sans rideau, sans fausse pudeur et conscient de la plastique de son corps de quarante-cinq ans sculpté au fil des entraînements et des combats, se sachant par ailleurs invisible de l’extérieur parce que la maison était en retrait et la pièce dans la pénombre, il avait tenté de déterminer de quel point de la rue venaient ces lumières. Cependant, la haie était trop haute et le halo lumineux trop diffus. Ce qui indiquait clairement que les événements, quels qu’ils soient, ne se déroulaient pas directement en face de chez lui mais probablement plus bas à gauche et sur le trottoir opposé. Voulant en avoir le cœur net, il enfila un caleçon et ceignit le peignoir éponge blanc et moelleux — qu’il avait subtilisé dans un hôtel de luxe à une époque où l’empreinte des cartes bancaires ne servait pas de garantie contre ces menus larcins trop courants — dans lequel il aimait traîner devant son petit-déjeuner avant la douche, puis il sortit et gagna le portillon d’où il pourrait bénéficier d’une vue dégagée sur l’impasse.
Deux véhicules étaient garés sur la petite place rectangulaire qui fermait la voie privée. Il y avait une voiture de la police nationale — détail qui avait son importance et disait qu’il s’agissait d’une intervention sérieuse au-delà des prérogatives de la police municipale qui assurait pourtant un service nocturne — et d’une ambulance de réanimation des pompiers.
Il pouvait observer une certaine animation, des allées et venues d’uniformes entre les véhicules et la maison située au numéro 13. C’était donc chez les Raudun qu’il y avait un problème.
Il connaissait bien cette adresse qui avait été celle de la seconde maison, seconde famille, d’Olga. Le couple de retraités qui vivaient là s’était beaucoup occupé d’elle, pour des promenades quotidiennes sur l’ancien chemin de halage le long du canal à l’abandon ou des gardes prolongées lorsqu’il devait la laisser pour partir en mission. La chienne les adorait et savait se plier aux disparitions régulières de son maître. Lorsqu’il la leur amenait, avec tout son barda en fonction de la durée du séjour, elle s’élançait vers eux en remuant la queue et n’avait pas le moindre regard pour celui qui la déposait là. À l’inverse, lorsqu’il venait la récupérer, il avait droit à une fête turbulente qui disait sa joie de le revoir tandis qu’elle manifestait un dédain indéniable pour le couple qui l’avait dorlotée tout au long de son séjour.
Patrice Raudun avait fait toute sa carrière dans l’armée de l’air, aux ateliers de maintenance. Entré comme simple mécanicien, il avait lentement gravi les échelons, changeant d’affectation au fur et à mesure de ses promotions. Sa femme était restée au foyer, élevant leurs deux filles et un garçon venu sur le tard. Progéniture depuis longtemps dispersée sur différents continents. Une avocate, une pédiatre et un pilote de ligne. S’ils étaient fiers du parcours de leurs enfants, ils n’en ressentaient pas moins un certain sentiment d’isolement, mot moins violent que celui d’« abandon » auquel ils pensaient régulièrement quand l’amertume l’emportait sur le plaisir de la réussite.
Le fait que Patrice Raudun fût retraité de l’armée n’était en rien entré en ligne de compte dans le choix de lui confier Olga et de fait il n’avait appris la chose que bien plus tard. La rencontre avait été fortuite ; il avait simplement entendu parler du couple — qui s’occupait de promener et garder des animaux de compagnie — par les propriétaires de chiens qu’il rencontrait lors des balades d’Olga sur le chemin de halage qui était un peu le rendez-vous canin de cette partie de la ville.

Il n’avait pas vraiment sympathisé non plus avec tous ces gens, hommes autant que femmes, qui venaient là faire courir ou jouer leur animal — ceux qui en avaient plusieurs étaient très rares — mais Olga était très joueuse, du moins dans les premières années, ce qui avait favorisé les contacts et une certaine forme de rapprochement avec les propriétaires de ses compagnons de jeu. Très vite, elle avait montré une prédilection pour les mâles… qu’elle adorait dominer et soumettre. Ils semblaient tous adorer cela et se battaient souvent entre eux pour savoir lequel aurait la faveur d’être l’élu. Mais Olga jouait les dédaigneuses avec un port de tête de princesse et des petits mouvements de museau, babines plus ou moins remontées sur des crocs blancs puissants, pour associer son autorité de princesse des lieux.
Parmi tous ses prétendants, un seul eut sa préférence. Une grande histoire d’amour romantique qui faisait rire tout le monde : Albert, un malinois massif et quelque peu pataud. Il fallait les voir, dès que l’un repérait l’autre, se précipiter pour une séance de sauts, de mordillements, de léchages et de lutte. Quiconque osait s’approcher, chien ou humain, était aussitôt rabroué d’un grognement faussement féroce et d’un aboiement de pure forme cependant suffisant à instaurer un cordon sanitaire entre le monde extérieur et celui qu’ils s’étaient instinctivement créé.
Olga et Albert. Tout le monde poussait à leur union, curieux de savoir ce qu’il en sortirait. Mais il n’était pas question pour lui d’assumer une portée de 3 à 5 chiots. Cependant il n’avait pu se résoudre à faire stériliser sa chienne. Pourquoi lui aurait-il imposé ce qu’il n’aurait pas apprécié qu’on lui fasse subir ? C’est du moins ce qu’il répondait à qui l’interrogeait sur le sujet. La véritable raison était plus complexe ; il avait entendu parler des risques de changement d’humeur et d’incontinence, or Olga avait toujours fait preuve d’un caractère magnifique et été d’une propreté méticuleuse. Lorsqu’elle avait ses chaleurs, par exemple, elle mettait un soin tout particulier à effacer la moindre trace sur le carrelage de la maison. Mais cette décision de préserver son intégrité avait eu des conséquences désagréables pour elle ; d’abord l’intrusion de chiens errants dans son jardin aux jours fatidiques, puis la tenue ferme en laisse et l’interdiction de jouer avec Albert durant ces mêmes périodes. Elle, qui aimait le dominer et mimait souvent instinctivement l’acte de le posséder, aurait visiblement bien inversé les rôles dans ces moments-là.
Comme si elle avait senti une menace potentielle, Olga n’avait jamais pu sentir les vétérinaires, bien qu’aucun des trois auxquels elle eut affaire ne l’ait maltraitée. La visite de contrôle annuelle était toute une équipée ; elle se montrait très agitée dans la salle d’attente et tirait sur sa laisse pour tenter de gagner la porte et lui faire comprendre qu’ils seraient bien mieux ailleurs tous les deux. Seule la montée sur la balance présentait une sorte d’attrait pour elle, d’autant que la machine jouxtait les étagères où toutes sortes de croquettes étaient entreposées. Elle qui aimait grimper sur le lit refusait soudain toute idée d’être installée sur la table d’auscultation, quelle que soit la douceur ou la persuasion du praticien et de son assistante. De même, pour gourmande qu’elle fut, il était toujours compliqué de lui faire avaler des cachets pour la vermifuger ou la protéger des parasites tels que puces et tiques. Si l’on essayait d’envelopper le médicament dans un morceau de fromage, elle dévorait le fromage et laissait intacte le cachet, impeccablement léché pour le cas où on aurait souhaité le refiler à un congénère plus docile.

Au hasard de ces promenades, on avait fini par faire les présentations avec Patrice Raudun et son épouse, ce qui avait donné lieu à une sorte de coup de foudre entre la chienne et les deux sexagénaires. Olga avait pourtant ses têtes et se montrait habituellement sur ses gardes quand elle faisait de nouvelles rencontres. Il avait pris cela comme un signe et les années qui avaient suivi ne lui avaient apporté aucun démenti.
Ainsi, Olga avait-elle eu deux maisons très proches, l’une au numéro 6, l’autre au 13. Tandis qu’elle était en pension chez eux, s’il lui arrivait de passer devant le 6 lorsque l’un des deux Raudun la promenait, elle n’avait qu’à jeter un rapide coup d’œil à travers le portillon de bois pour s’assurer que les volets étaient clos et la voiture absente dans l’allée gravillonnée qui menait au garage. Elle le faisait furtivement, ce qui était une manière pudique de cacher à quel point il lui manquait, même si son exil était luxueux à tout point de vue. Les Raudun la traitaient aussi bien que lui, peut-être un peu mieux si l’on considère que des grands-parents traitent leurs petits-enfants de façon plus laxiste qu’ils n’ont pu traiter leurs enfants. Patrice avait sa façon de faire, un peu bourrue, alors que sa femme se montrait câline sous des allures un peu froides. En grande manipulatrice, Olga savait comment obtenir de l’un ce que l’autre lui refusait, il lui suffisait de ternir son si beau regard bleu d’un voile de tristesse et de rester aplatie au sol avec une patte posée sur le museau. Ainsi, elle avait conscience de se montrer plus irrésistible encore que d’habitude.

Ses rapports avec le couple Raudun étaient restés les mêmes au cours de ces quinze dernières années, à la fois cordiaux et réservés. Ils ne s’étaient pas mués en une quelconque amitié, fut-elle vague. La chienne créait à elle seule le lien entre eux.
Il n’avait qu’à se louer des services qu’ils lui rendaient, des soins attentifs qu’ils prodiguaient à Olga chaque fois qu’était sous leur responsabilité. Il plaçait en eux une totale confiance, c’est pourquoi il avait tenu à leur fournir une attestation leur déléguant toute autorité en cas d’accident et de complications graves. Bien sûr, ni eux ni lui n’envisageaient qu’il faille un jour avoir recours à ce document, mais il les avait convaincus d’accepter pour le cas où, injoignable et retenu à l’étranger, il n’ait pas la possibilité de rentrer suffisamment vite pour épargner à l’animal des souffrances inutiles.
Le couple Raudun donnait une image de solidité et d’harmonie tout à fait rassurante malgré les rumeurs qui courraient parmi les habitués du chemin de halage. On prétendait que la femme était d’une jalousie maladive, qu’elle chronométrait la durée des promenades canines de son époux, vérifiait les SMS, mails et journal d’appels de son portable, prête à faire une scène à la moindre occasion. Patrice aurait même refusé certaines clientes potentielles à seule fin d’éviter la suspicion au sein de son foyer. D’un tempérament débonnaire, il évitait autant que possible les occasions conflictuelles. Même les plus mauvaises langues du canal n’avaient rien à colporter sur ses éventuelles infidélités. Quand bien même, cela ne revêtait aucune espèce d’importance, on ne lui demandait rien d’autre que de s’occuper avec soin, amour et dévouement d’Olga, ainsi que le faisait son maître dans les périodes où ses activités plus ou moins secrètes ne l’éloignaient pas. Sans doute parce qu’il avait fait longtemps partie de la Grande muette, Patrice soupçonnait son client d’appartenir à une branche ou l’autre du Renseignement. Le fait même de ne jamais parler que vaguement et avec réticence de ses voyages corroborait cette impression. Il n’est pas impossible que cette nécessaire réserve ait empêché l’homme et le couple de se rapprocher davantage.

Olga n’avait pas connu de véritable maîtresse, à la différence de son maître qui semblait les collectionner de loin en loin. Il n’y avait eu, au fond, que cette hôtesse de l’air qui s’était incrustée dans les premiers mois de leur existence commune. Une grande fille assez mignonne mais qui s’était toujours montrée sévère et cassante avec elle, hurlant lorsqu’elle la trouvait allongée sur le lit ou plus commodément installée… Le chiot qu’elle était encore à l’époque avait en effet une technique particulièrement bien rodée pour monter sur le lit tandis que son maître dormait, sans le réveiller, et de ramper jusqu’à l’oreiller avant de manœuvrer avec adresse pour se glisser sous les draps et poser sa tête sur le coussin, les yeux tournés vers le dormeur afin de le veiller quelques minutes jusqu’à ce que le sommeil ait raison de sa vigilance. Mais Olga ne dormait jamais que d’un œil, une oreille ou une narine ; une ombre, un bruit, une odeur avaient vite fait de la faire se redresser et réagir en fonction du stimulus identifié, menace ou promesse de douceurs…
Chez les Raudun, on lui avait expliqué qu’elle devait dormir sur sa couverture, disposée dans le couloir du rez-de-chaussée, cependant elle avait vite montré qu’il n’était pas question pour elle d’accepter cela. Dès la première nuit, elle avait vaillamment grimpé l’escalier de bois aux marches ajourées puis poussée la porte de la chambre avant d’aller s’allonger sur la descente de lit disposée dans la ruelle du côté de Patrice. Instinctivement, elle avait compris que seul un homme n’insisterait pas trop pour la chasser ; elle en avait fait l’expérience avec son maître et l’hôtesse de l’air. Toutefois, si elle grimpait les escaliers sans problème, les redescendre était une autre paire de manches ! Le vide que laissait entrevoir l’absence de contremarches l’impressionnait fortement et dans les premiers temps il lui fallait le concours de mains secourables pour regagner le niveau du sol. Problème qui fut résolu en grandissant et prenant du muscle, il lui suffisait alors de descendre trois ou quatre marches et de bondir en bas d’une détente élégance qui se soldait parfois par une réception qui l’était moins si le calage qui venait d’être lavé n’avait pas entièrement séché. Elle prenait généralement la chose avec bonne humeur, bien qu’il arrivât qu’une chute plus sévère ait pour conséquence de la vexer profondément. Dans ces cas-là, elle allait se réfugier au jardin derrière un massif d’arômes, observatoire idéal où voir sans être vue, afin d’y bouder tout son saoul, ce qui ne durait jamais trop longtemps du moment que personne ne s’avisait de se moquer gentiment de sa déconvenue. Comme tout animal de compagnie aux yeux de ses maîtres, tout enfant à ceux de ses parents, elle était la plus belle et la plus intelligente. Elle en avait une conscience tout à fait précise qui ne la rendait que plus attachante.

*

Il regarda les ombres s’affairer auprès des véhicules de secours, rentrer dans la maison et en sortir d’un pas pressé sans que cela ait l’air désordonné. C’étaient visiblement tous des professionnels aguerris dont chaque mouvement répondait à la nécessité de suivre à la lettre protocoles et procédures tout en restant concentrés sur l’urgence de l’instant.
Des bribes de phrases lui parvenaient portées par le léger souffle d’air — difficile de parler de vent à ce stade, surtout après les mini-tempêtes qui avaient agité les derniers jours — mais trop hachées pour qu’il puisse en tirer des conclusions.
Hormis la police et les pompiers, les abords étaient vides. L’heure trop matinale et le froid gardaient les volets fermés alentours ; personne ne semblait avoir perçu le drame qui se jouait au-delà des murs douillets des maisons voisines — si drame il y avait, mais la présence des secours et de la police constituait tout de même un indice.
Il eut le réflexe de serrer davantage la ceinture de son peignoir et de sortir afin d’aller aux nouvelles. La scène l’intriguait plus qu’elle ne l’inquiétait. Pour tout dire, ses rapports avec les Raudun s’étaient distendus après la disparition d’Olga. Il ne parvenait pas à utiliser le mot « mort », « départ » ne lui plaisait pas non plus car il laissait un espoir de retour. Dans son for intérieur, il prononçait plus volontiers « assassinat » ou « meurtre » parce qu’il avait énormément de mal à assumer son geste fatidique, tout en sachant que c’était l’unique solution pour épargner à sa chienne — compagne fidèle d’une partie importante de sa vie — des douleurs insurmontables.
Il avait dans l’idée que le couple de retraité lui tenait rigueur de cette décision. Était-ce l’apanage de leur âge que de vouloir s’accrocher à la vie quoiqu’il en coûte de souffrances terrifiantes ? Mais peut-être leur intentait-il un faux procès et leur silence n’était-il que le signe d’une excessive pudeur ou d’une incapacité à trouver les bons mots pour exprimer leurs sentiments profonds devant ce drame ?
Ce qui l’aurait poussé à passer le portillon et franchir la cinquantaine de mètres qui le séparaient de cette agitation inhabituelle, c’était moins une question de curiosité que le sentiment diffus d’une vague solidarité vis-à-vis de ces gens qui avaient partagé le même amour que le sien pour Olga.

Il échafaudait des hypothèses sans parvenir à savoir si l’une d’elles était préférable aux autres. Par exemple un malaise de Patrice dont la surcharge pondérale était assez effrayante pour un homme qui se dépensait sans compter pour promener les chiens dont il avait la charge, marchant facilement 20 km chaque jour. L’épouse avait-elle fini par le tuer dans une crise de jalousie, à moins que ce soit lui dans un geste de révolte ? Cela pouvait aussi bien être un accident domestique ou un cambriolage qui avait mal tourné, voire un chien dont ils avaient la garde qui les aurait attaqués après être devenu soudain incontrôlable, bien que cette explication-là ne soit pas la plus crédible. Restait l’hypothèse d’un suicide, double suicide ou meurtre suivi d’un suicide… Par déformation professionnelle, il se savait capable de tout envisager en un instant, ce que certains de ses proches prenaient aisément pour de la paranoïa. Cependant, son métier le plaçait en permanence face à des situations dangereuses, parfois grotesques ou relevant d’une fiction de mauvais roman et dont il avait à se dépatouiller en tirant des fils de façon un peu hasardeuse, sans bien savoir ce qui l’attendait au bout ; alors il ne doutait pas que deux véhicules de secours garés à la va-vite en pleine nuit devant un pavillon d’une rue tranquille, gyrophares en action, ça n’était pas bon signe et ouvrait la porte à tous les possibles.

La main posée sur le loquet du portillon, il suspendit son geste. Peut-être serait-il effectivement sorti pour aller aux nouvelles s’il y avait eu un vague attroupement de voisins. Il se serait alors fondu dans la masse, mais sortir ainsi peu vêtu attirerait l’attention sur lui et peut-être des questions de la part de la police en fonction de ce qui s’était produit là-bas. Or il était, autant par nature que par nécessité professionnelle, farouchement discret.
Il lâcha le loquet, fit deux pas en arrière avant de se retourner pour marcher vers la maison et rentra chez lui, ferma soigneusement la porte en mettant le verrou et l’entrebâilleur, puis il gagna la chambre où il déclencha la fermeture des volets roulants, laissa choir le peignoir aux pieds du lit, se débarrassa du caleçon et s’allongea sur le dos, bien calé sur l’épais oreiller de mousse ferme. La pièce était désormais dans le noir total, plus la moindre lueur de gyrophares pour venir le tirer du sommeil qu’il sentait revenir.
« Dors bien, mon gros bébé d’amour », murmura-t-il en fermant les yeux. Il crut entendre un grognement familier de satisfaction mais ne reçut pas le traditionnel coup de langue qui l’accompagnait. Olga n’était plus là, bien que sa présence fût palpable et le resterait jusqu’à la fin. La sienne.
Quant à ce qui s’était produit chez les Raudun, s’il devait savoir, il saurait. Sans cela ce serait la preuve que ça ne le concernait en rien. À chacun ses malheurs, lui avait le sien qui le rongeait depuis des mois, suffisamment lourd à porter sans en rajouter. Apprendre la mort d’un des deux vieux raviverait nécessairement la plaie ouverte laissée par Olga, puisqu’ils avaient fait partie de don univers, et il sentait que ce serait au-dessus de ses forces.

Toulouse 8 - 11 décembre 2020