Henrik avait épousé Birthe Andersen le vendredi 22 novembre 1963, au moment où John F. Kennedy était abattu à Dallas. Depuis, il avait pris l’habitude de souligner la chose en déclarant, mi-figue mi-raisin, « un malheur n’arrive jamais seul… » Bien qu’il eût sans doute une certaine affection pour son épouse, Jesper avait toujours pensé que ce mariage ne devait rien à l’amour de la part de son géniteur. Il avait eu une femme pour tenir sa maison et lui donner des enfants. Son plaisir, c’était le travail et les bordées entre copains dans les bars à matelots. Il n’avait pas été réellement méchant malgré ses coups de gueule fréquents ; sa principale caractéristique – défaut ou qualité selon les cas – était une indifférence superbe, celle qui avait donné au bout du compte l’égoïsme forcené de sa fille cadette.
Si on l’avait interrogé, Henrik aurait répondu sans la moindre hésitation qu’il menait cette vie-là pour le bien de sa famille. En quoi il n’aurait pas menti, puisqu’il en était intimement persuadé. Il avait fait trois beaux enfants à sa femme afin d’occuper ses longues journées d’oisiveté, il rapportait l’argent nécessaire à la bonne marche du foyer, son aîné reprendrait la barre du bateau lorsque le moment viendrait, après avoir fait son apprentissage sous son aile… Comme si ce n’était pas Birthe qui lui avait fait trois beaux petits, comme si l’apprentissage ne se serait pas davantage fait sous ses ordres et sa férule plutôt que sous son aile… Le propre des certitudes est de nous éviter de nous poser des questions embarrassantes.
Ne se posant aucune de question, Henrik n’avait pas vu Lars prendre le large autrement que sur un bateau de pêche, sa baleine bleue ne courant pas les mers. Il n’avait pas davantage senti l’odeur de cannabis sur les vêtements de son fils, qu’il n’avait vu ensuite les traces d’aiguilles au creux de son coude.
Un soir, on avait attendu longuement le retour de Lars pour se mettre à table. Birthe s’inquiétait, Henrik fulminait, Lone rêvassait au garçon qu’elle avait rencontré quelques jours plus tôt et Jesper tentait désespérément de couvrir son frère en inventant un hypothétique entretien d’embauche à l’autre bout de la ville. On avait fini par dîner et Jesper était parti à la recherche de Lars. Si quelqu’un était à même de le dénicher où qu’il se trouve, c’était bien lui. Ces deux-là étaient toujours fourrés ensemble, le plus jeune en adoration devant l’aîné qui lui faisait découvrir la ville et la vie en même temps. Chacun d’eux avait un secret qu’il partageait avec l’autre ; la poudre blanche pour l’un, le désir des garçons pour l’autre. Ils ne se jugeaient pas. Ils s’aimaient.
Son instinct l’avait conduit du côté de Vesterbro, l’ancien quartier des bouchers, qui était connu à l’époque pour ses trafics de drogue et la prostitution. Il l’avait retrouvé dans le skydebanehaven, à proximité du mur de briques rouges, une seringue encore plantée dans le bras. Son corps était déjà froid. De toute sa vie, Lars n’avait jamais « touché le perroquet » comme disaient ici les militaires qui avaient la chance de toucher la cible du stand de tir – qui avait donné son nom au jardin – situé de l’autre côté du mur qui protégeait les passants, à la fin du xixe siècle.
Ce soir-là, le monde s’était écroulé pour Jesper et ce qu’il restait de la famille Ilsøe. Lars venait d’avoir 25 ans, Lone en avait 23 et Jesper à peine 20. Cahin-caha, un semblant d’unité avait été préservé pendant quelques années encore, puis Lone avait épousé Torbjörn et la Suède, Henrik avait pris sa retraite pour aller vivre à Samsø où Birthe avait hérité une petite maison prolongée d’un long pré menant à un embarcadère privé et Jesper – qui avait créé sa propre entreprise de maçonnerie après avoir servi dix ans le même patron – avait racheté la maison ancestrale où ils vivaient encore aujourd’hui après l’avoir considérablement transformée avec l’aide de Morten.
Henrik et Birthe avaient vécu une demi-douzaine d’années paisibles. Elle, s’occupant de la maison, lui passant ses journées sur sa barque à pêcher les poissons qu’elle préparait ensuite. La maison était minuscule, au confort spartiate. Jesper leur rendait visite de loin en loin, Lone téléphonait pour les anniversaires et le nouvel an. Pour annoncer la naissance des enfants, aussi.
Et puis, un jour, Henrik n’était pas rentré. On avait fini par retrouver son embarcation avec une partie de son matériel de pêche et un seau contenant ses dernières prises, mais aucune trace de lui. Disparu en mer. Accident ou suicide, personne n’avait jamais pu trancher.
Birthe avait tenu à ce que Jasper bâtisse une stèle au fond du pré, à la lisière de la mer, sur laquelle elle puisse se recueillir et déposer des fleurs en mémoire de l’époux qu’elle s’était choisi, avec lequel elle avait vécu pendant des années, peut-être sans véritable amour partagé mais en tissant une sorte de lien qui n’avait probablement pas d’autre nom que l’habitude.
Jesper était allé la visiter plus souvent, la préparant progressivement à encaisser le choc de son homosexualité. Et puis sa relation avec Morten avait pris une nouvelle dimension, au point qu’il avait pris la décision de le lui présenter. Chose qui s’était déroulée le plus naturellement du monde. C’était un peu comme si elle récupérait un second fils en échange de celui qu’elle avait perdu dix ans plus tôt.
Jesper et Morten avaient vécu plus ou moins ouvertement ensemble jusqu’en 2012, attendant de pouvoir profiter de la loi leur permettant enfin d’officialiser leur union par un mariage à la fois civil et religieux, chacun y trouvant son compte : Morten dans le rite luthérien d’État, Jesper dans le côté civil de la cérémonie. La reconnaissance des couples de personnes de même sexe remontait pourtant à 1989, année de la disparition de Lars.
La vie et les drames de la famille Ilsøe, Morten les avait reconstitués à partir du peu de confidences que Jesper lui avait faites. Celui-ci n’était pas un grand bavard, les mots n’étaient qu’un faible recours pour l’aider à exprimer ses sentiments. C’était une chose à laquelle il avait fallu s’habituer au fil de leur histoire.
Birthe avait continué à vieillir seule sur l’île de son enfance. Il n’était pas aisé de lui rendre visite aussi souvent qu’elle l’aurait souhaité, entre la distance, les horaires du ferry, les obligations professionnelles. Elle ne s’en plaignait pas. Elle non plus n’avait pas besoin de beaucoup de mots pour faire partager son humeur, ses yeux tristes suffisaient amplement.
Elle avait décliné doucement, comme une chandelle qui vacille et s’éteint progressivement dans un vent coulis. Il y avait eu des alertes, auxquelles il avait fallu faire face dans la précipitation, des rémissions incertaines auxquelles on voulait cependant s’accrocher plus que de raison. Il avait été nécessaire ensuite de trouver des personnes dignes de confiance pour l’aider dans les tâches quotidiennes qu’elle abdiquait de jour en jour, de la préparation du repas au ménage, en passant par la toilette et les lessives. Si la vieillesse était une chute au sens figuré, il y en avait eu également au sens propre. Jesper avait proposé de la prendre à demeure, mais elle avait refusé. Elle appréciait beaucoup Morten, toutefois elle ne se voyait pas partager leur vie. Pour autant, elle ne voulait pas davantage entendre parler d’un placement dans une maison médicalisée. Elle n’avait qu’une hantise pire que la mort, c’était que Jesper décide de se débarrasser d’elle dans un mouroir. Il avait beau s’en défendre, elle l’accusait de vouloir le faire de façon récurrente, dans des crises de larmes sans fin qui le laissaient démuni. Il se souvenait d’un proverbe chinois que lui avait enseigné Lars : « Un fils qui fait verser des larmes à sa mère, peut seul les essuyer », mais n’ayant rien fait pour les provoquer, comment aurait-il fait pour les tarir ?
Ayant donné tout ce qu’il pouvait de son temps, de son énergie et de son amour à adoucir la fin de vie de sa mère, Jesper n’en portait pas moins un poids de culpabilité incommensurable, se demandant sans cesse ce qu’il avait fait de mal, ce qu’il aurait pu faire de mieux ou de plus. Cela le rongeait depuis des mois. C’était l’une des raisons pour lesquelles Morten avait insisté pour effectuer ce voyage en France. Les souvenirs, les lieux à partager n’étaient que prétexte fallacieux à une diversion qu’il avait espéré salutaire.
— Er du sulten ? demanda Jesper, sans grande conviction car ils avaient mangé à l’aéroport avant d’embarquer. Dernier repas français. Cuisine minimaliste et industrielle, pas même mauvaise à force d’être aseptisée et sans goût.
Durant leur séjour, Morten avait tenté de lui faire découvrir l’art de la table à la française. Il avait trouvé cela chichiteux et prétentieux, ce qui n’enlevait rien à une certaine noblesse de la chose. Cependant, les Français se révélaient plutôt « viandards », quand lui avait une appétence particulière – sans doute culturelle et familiale – pour le poisson, avec des incartades du côté de gibiers sauvages et convenablement faisandés. Il avait noté un mouvement vers un véganisme agressif qui l’avait choqué, un peu comme si les Français n’étaient capables que de sentiments exacerbés aux antipodes de son propre comportement. Il n’avait rien dit de cette réflexion à Morten afin de ne briser si son rêve ni son plaisir. Il comprenait très bien que celui-ci ait pu conserver une certaine nostalgie de son séjour en France.
Morten répondit qu’il n’avait pas faim et qu’il était un peu fatigué par le voyage. Il pensait que le plus sage était de se mettre au lit pour une longue nuit réparatrice. Il prononça ces derniers mots en portant un regard insistant sur son mari. Il savait que ces six dernières nuits avaient été terribles pour lui, bien qu’il n’y ait fait aucune allusion. Si Jesper retenait ses mots dans la journée, il lui arrivait de parler en dormant, de laisser échapper des cris, des pleurs, des angoisses vertigineuses.
Après une bonne douche, ils s’étaient mis au lit et avaient fait l’amour. Cela s’était étiré dans le temps parce que la fatigue les gagnait, il y avait des pauses qui correspondaient à de micro-endormissements et soudain l’un reprenait le dessus et réveillait l’autre de ses caresses ou de ses baisers.
Parfois, lorsqu’ils inversaient les rôles et que Jesper dominait un Morten agenouillé au bord du lit, devant la vision de cette chevelure grisonnante à moitié tonsuré, de ce sou épais, de cette carrure large et rassurante, il voyait fugitivement l’image de son père. Il en ressentait un malaise profond car il avait la certitude de n’avoir jamais – consciemment ou non – vu son père comme un objet de convoitise sexuelle et rejetait l’idée que son homosexualité ait quoi que ce soit à voir avec l’un de ses parents. Père absent, mère dominatrice n’étaient que des clichés un peu trop faciles, des généralisations imbéciles. Il aurait été tout aussi douteux de prétendre que la passion qu’il avait nourrie pour Lars, ce grand frère qui était une sorte de substitut au père absent, ait pu cacher un quelconque désir. Quand l’image du père venait s’interposer trop fortement dans ces moments-là, il sentait l’excitation diminuer et renversait Morten sur le dos afin de venir s’enfourcher sur son membre turgescent, lui imposant une cadence folle destinée à s’étourdir lui-même pour chasser ces visions dérangeantes. D’autant plus dérangeantes que c’était dans ces seuls moments qu’il repensait à Henrik, qu’il avait chassé de sa mémoire, persuadé qu’il était de la disparition volontaire de ce père égoïste.
S’il avait pu chasser son père de son esprit avec une certaine facilité, il en était allé différemment de sa mère. Celle-ci était morte un an plus tôt et s’ingéniait à venir régulièrement hanter ses rêves. Elle n’y apparaissait pas vindicative mais fragile et aimante. Une façon bien féminine et maternelle de donner mauvaise conscience à un fils trop enclin à culpabiliser, de transformer un rêve somme toute anodin en cauchemar effroyable. Ce qu’elle avait fait avec constance tout au long de ces six nuits parisiennes.
Cela avait commencé dès le premier soir.
Il se trouvait à son âge actuel dans la maison de Nyhavn telle qu’elle était au temps de son enfance, avant les transformations radicales qu’il y avait apporté avec Morten et que sa mère n’avait jamais vues. Urchin était à ses côtés. Il supposait que Morten dormait dans la chambre d’où il venait de sortir et qui avait été celle de ses parents. Urchin avait faim, il l’entraînait dans la cuisine, à l’étage inférieur, au bout du couloir, juste à côté de l’entrée. Il poussait la porte et trouvait sa mère étendue sur le sol, sa canne non loin de sa main gauche, agonisante avec un visage gonflé, bouffi, qu’elle n’avait jamais eu. Urchin s’approcha, sa mère les regarda tous les deux et expira comme soulagée de les avoir vus une dernière fois. Il appelait Morten au secours… Dans la nuit, la chaleur du lit et des draps, sa main était venue caresser sa nuque et le cauchemar s’était enfui en même temps que le sommeil.
La nuit suivante, il vivait une vie heureuse et insouciante avec son mari. Il sentait malgré tout une sorte de malaise, de mauvaise conscience diffuse. Il avait abandonné sa mère quelque part, le rêve ne disait pas à quel endroit – hôpital ou maison spécialisée ? – où il n’était pas allé la voir. De même qu’il ne l’avait pas appelée au téléphone depuis un temps infini. Il était anxieux mais savait d’expérience qu’elle serait sans doute incapable de décrocher et que plus sûrement encore la batterie de son téléphone portable serait déchargée. Quand il se résolvait enfin à appeler l’établissement, c’était pour apprendre qu’elle était morte.
La troisième nuit, il se trouva transporté à Samsø, devant la stèle qu’il avait édifiée en mémoire de Henrik à la demande de sa mère et où elle-même avait exigé que ses cendres soient dispersées. Il se tenait debout devant le bloc de granit, dans une attitude de prière qui lui était tout à fait inhabituelle quand, soudain, Birthe apparaissait à son côté et lui demandait avec insistance de partir à la recherche de son père sans lequel elle ne pouvait reposer en paix. Il essayait de lui démontrer l’impossibilité qu’il y avait à lui donner satisfaction, si longtemps après et alors même que les recherches n’avaient rien donné à l’époque ; pourtant elle ne voulait pas en démordre, il n’y avait de salut éternel pour elle que dans la réunion avec son époux. Ne pas lui donner satisfaction revenait à lui interdire de reposer en paix.
Après, il y eu un cauchemar plus douloureux encore. Il se trouvait dans sa cuisine, occupé à faire la vaisselle, lorsqu’il voyait une voiture s’arrêter sur le quai, devant la maison. Une infirmière en descendait, qui faisait le tour du véhicule pour aller ouvrir la portière à sa mère. Celle-ci en descendait et s’avançait vers la maison, d’un pas assuré qui contrastait avec la canne qu’elle tenait à la main. Comme il arrive souvent dans les rêves, il s’était retrouvé transporté au fond du couloir tandis que sa mère poussait la porte d’entrée. Elle faisait trois pas avant de s’effondrer et dans sa chute son collier de perles se brisait, répandant ses grains dans une cascade cristalline interminable. S’approchant, il ne pouvait que constater le décès, en même temps que la position grotesque du corps de sa mère qui tenait toujours fermement sa canne telle qu’elle la brandissait parfois dans un geste de menace improbable.
La nuit suivante fut plus étrange encore. Sa mère se trouvait dans une maison qu’il ne connaissait pas, à l’intérieur des terres, au centre d’une sorte d’îlot inaccessible. Il voulait aller la rejoindre, il y avait manifestement un caractère d’urgence à cela mais c’était impossible. Il ne comprenait pas à quoi correspondait cet îlot inconnu. Sans doute était-ce une construction onirique faite à partir des nombreux bassins du jardin du château de Vaux le Vicomte qu’il avait visité l’après-midi même ?
Puis, ce fut la dernière nuit parisienne. Il se trouvait en pleine réunion de chantier au port de Copenhague — il pouvait voir la Petite Sirène, sur le quai de Langelinje, une nouvelle fois rénovée après avoir été vandalisé… Son téléphone portable vibrait avec insistance, au point de l’obliger à le prendre en main. L’écran affichait un appel entrant en provenance de sa mère. Or, il savait bien que celle-ci était morte depuis de nombreux mois. Il n’y avait donc pas lieu de répondre. Pourtant, son entêtement à ne pas bouger se heurtait à une obstination semblable de sa correspondante. Le stress devenait tel qu’il se réveillait en sursaut, respiration coupée comme en apnée. Y avait-il un message subliminal, une résonance quelconque avec le fait qu’il continuait à payer à fonds perdu l’abonnement de Birthe ? Il se sentait glacé, tétanisé face à ces situations incohérentes que lui renvoyaient tous ces rêves obscurs.
Tout ce que disaient ces cauchemars était injuste ; il n’avait pas abandonné sa mère, l’avait appelée tous les jours au téléphone, était venu la voir aussi souvent qu’il le pouvait, s’était installé parfois des semaines entière chez elle quand il l’avait fallu, n’avait jamais songé à la placer dans la moindre institution qu’elle qualifiait elle-même de « mouroir » et qui étaient sa hantise. Morten l’avait accompagné, au propre comme au figuré ; sans se forcer car il avait noué avec la vieille femme une relation particulière et espiègle qui brisait la monotonie de cette sorte de huis clos souvent étouffant qui s’était installé avec son fils.
Ce qui était vrai en revanche, et que ne disaient pas les rêves, c’est qu’il avait souvent perdu patience et l’avait bousculée, parce qu’il lui était difficile d’admettre qu’elle décline ainsi et ne soit plus la femme forte qui avait été à ses côtés depuis toujours.
Tous ces songes lugubres venaient le visiter comme si le spectre de Birthe s’ingéniait à l’empêcher de faire ses nuits, en contrepoint de celles qu’il lui avait ravies un demi-siècle plus tôt ; vengeance tardive d’une mère épuisée.
Au moment d’éteindre la lumière, Jesper murmura dans un soupir…
— Maman est morte. Combien de fois faudra-t-il qu’elle vienne me le dire ?
Il se demandait comment serait sa nuit, s’il lui faudrait se relever pour aller lire ou regarder la télévision dans le salon jusqu’à ce que, enfin épuisé, il puisse s’abîmer dans un sommeil apaisé.
À ses côtés, Morten grogna vaguement, manière de lui faire croire qu’il avait entendu, alors que le sommeil l’avait déjà gagné.
Malgré la chaleur de ce corps qui cherchait le sien, Jesper eut le sentiment d’une immense solitude, l’envie de hurler, écartelé entre le bonheur présent et le malheur de l’absence. Deux sentiments aussi puissants l’un que l’autre, qui le broyaient au final dans un étau de mauvaise conscience absolue.
Si on l’avait interrogé, Henrik aurait répondu sans la moindre hésitation qu’il menait cette vie-là pour le bien de sa famille. En quoi il n’aurait pas menti, puisqu’il en était intimement persuadé. Il avait fait trois beaux enfants à sa femme afin d’occuper ses longues journées d’oisiveté, il rapportait l’argent nécessaire à la bonne marche du foyer, son aîné reprendrait la barre du bateau lorsque le moment viendrait, après avoir fait son apprentissage sous son aile… Comme si ce n’était pas Birthe qui lui avait fait trois beaux petits, comme si l’apprentissage ne se serait pas davantage fait sous ses ordres et sa férule plutôt que sous son aile… Le propre des certitudes est de nous éviter de nous poser des questions embarrassantes.
Ne se posant aucune de question, Henrik n’avait pas vu Lars prendre le large autrement que sur un bateau de pêche, sa baleine bleue ne courant pas les mers. Il n’avait pas davantage senti l’odeur de cannabis sur les vêtements de son fils, qu’il n’avait vu ensuite les traces d’aiguilles au creux de son coude.
Un soir, on avait attendu longuement le retour de Lars pour se mettre à table. Birthe s’inquiétait, Henrik fulminait, Lone rêvassait au garçon qu’elle avait rencontré quelques jours plus tôt et Jesper tentait désespérément de couvrir son frère en inventant un hypothétique entretien d’embauche à l’autre bout de la ville. On avait fini par dîner et Jesper était parti à la recherche de Lars. Si quelqu’un était à même de le dénicher où qu’il se trouve, c’était bien lui. Ces deux-là étaient toujours fourrés ensemble, le plus jeune en adoration devant l’aîné qui lui faisait découvrir la ville et la vie en même temps. Chacun d’eux avait un secret qu’il partageait avec l’autre ; la poudre blanche pour l’un, le désir des garçons pour l’autre. Ils ne se jugeaient pas. Ils s’aimaient.
Son instinct l’avait conduit du côté de Vesterbro, l’ancien quartier des bouchers, qui était connu à l’époque pour ses trafics de drogue et la prostitution. Il l’avait retrouvé dans le skydebanehaven, à proximité du mur de briques rouges, une seringue encore plantée dans le bras. Son corps était déjà froid. De toute sa vie, Lars n’avait jamais « touché le perroquet » comme disaient ici les militaires qui avaient la chance de toucher la cible du stand de tir – qui avait donné son nom au jardin – situé de l’autre côté du mur qui protégeait les passants, à la fin du xixe siècle.
Ce soir-là, le monde s’était écroulé pour Jesper et ce qu’il restait de la famille Ilsøe. Lars venait d’avoir 25 ans, Lone en avait 23 et Jesper à peine 20. Cahin-caha, un semblant d’unité avait été préservé pendant quelques années encore, puis Lone avait épousé Torbjörn et la Suède, Henrik avait pris sa retraite pour aller vivre à Samsø où Birthe avait hérité une petite maison prolongée d’un long pré menant à un embarcadère privé et Jesper – qui avait créé sa propre entreprise de maçonnerie après avoir servi dix ans le même patron – avait racheté la maison ancestrale où ils vivaient encore aujourd’hui après l’avoir considérablement transformée avec l’aide de Morten.
Henrik et Birthe avaient vécu une demi-douzaine d’années paisibles. Elle, s’occupant de la maison, lui passant ses journées sur sa barque à pêcher les poissons qu’elle préparait ensuite. La maison était minuscule, au confort spartiate. Jesper leur rendait visite de loin en loin, Lone téléphonait pour les anniversaires et le nouvel an. Pour annoncer la naissance des enfants, aussi.
Et puis, un jour, Henrik n’était pas rentré. On avait fini par retrouver son embarcation avec une partie de son matériel de pêche et un seau contenant ses dernières prises, mais aucune trace de lui. Disparu en mer. Accident ou suicide, personne n’avait jamais pu trancher.
Birthe avait tenu à ce que Jasper bâtisse une stèle au fond du pré, à la lisière de la mer, sur laquelle elle puisse se recueillir et déposer des fleurs en mémoire de l’époux qu’elle s’était choisi, avec lequel elle avait vécu pendant des années, peut-être sans véritable amour partagé mais en tissant une sorte de lien qui n’avait probablement pas d’autre nom que l’habitude.
Jesper était allé la visiter plus souvent, la préparant progressivement à encaisser le choc de son homosexualité. Et puis sa relation avec Morten avait pris une nouvelle dimension, au point qu’il avait pris la décision de le lui présenter. Chose qui s’était déroulée le plus naturellement du monde. C’était un peu comme si elle récupérait un second fils en échange de celui qu’elle avait perdu dix ans plus tôt.
Jesper et Morten avaient vécu plus ou moins ouvertement ensemble jusqu’en 2012, attendant de pouvoir profiter de la loi leur permettant enfin d’officialiser leur union par un mariage à la fois civil et religieux, chacun y trouvant son compte : Morten dans le rite luthérien d’État, Jesper dans le côté civil de la cérémonie. La reconnaissance des couples de personnes de même sexe remontait pourtant à 1989, année de la disparition de Lars.
La vie et les drames de la famille Ilsøe, Morten les avait reconstitués à partir du peu de confidences que Jesper lui avait faites. Celui-ci n’était pas un grand bavard, les mots n’étaient qu’un faible recours pour l’aider à exprimer ses sentiments. C’était une chose à laquelle il avait fallu s’habituer au fil de leur histoire.
Birthe avait continué à vieillir seule sur l’île de son enfance. Il n’était pas aisé de lui rendre visite aussi souvent qu’elle l’aurait souhaité, entre la distance, les horaires du ferry, les obligations professionnelles. Elle ne s’en plaignait pas. Elle non plus n’avait pas besoin de beaucoup de mots pour faire partager son humeur, ses yeux tristes suffisaient amplement.
Elle avait décliné doucement, comme une chandelle qui vacille et s’éteint progressivement dans un vent coulis. Il y avait eu des alertes, auxquelles il avait fallu faire face dans la précipitation, des rémissions incertaines auxquelles on voulait cependant s’accrocher plus que de raison. Il avait été nécessaire ensuite de trouver des personnes dignes de confiance pour l’aider dans les tâches quotidiennes qu’elle abdiquait de jour en jour, de la préparation du repas au ménage, en passant par la toilette et les lessives. Si la vieillesse était une chute au sens figuré, il y en avait eu également au sens propre. Jesper avait proposé de la prendre à demeure, mais elle avait refusé. Elle appréciait beaucoup Morten, toutefois elle ne se voyait pas partager leur vie. Pour autant, elle ne voulait pas davantage entendre parler d’un placement dans une maison médicalisée. Elle n’avait qu’une hantise pire que la mort, c’était que Jesper décide de se débarrasser d’elle dans un mouroir. Il avait beau s’en défendre, elle l’accusait de vouloir le faire de façon récurrente, dans des crises de larmes sans fin qui le laissaient démuni. Il se souvenait d’un proverbe chinois que lui avait enseigné Lars : « Un fils qui fait verser des larmes à sa mère, peut seul les essuyer », mais n’ayant rien fait pour les provoquer, comment aurait-il fait pour les tarir ?
Ayant donné tout ce qu’il pouvait de son temps, de son énergie et de son amour à adoucir la fin de vie de sa mère, Jesper n’en portait pas moins un poids de culpabilité incommensurable, se demandant sans cesse ce qu’il avait fait de mal, ce qu’il aurait pu faire de mieux ou de plus. Cela le rongeait depuis des mois. C’était l’une des raisons pour lesquelles Morten avait insisté pour effectuer ce voyage en France. Les souvenirs, les lieux à partager n’étaient que prétexte fallacieux à une diversion qu’il avait espéré salutaire.
— Er du sulten ? demanda Jesper, sans grande conviction car ils avaient mangé à l’aéroport avant d’embarquer. Dernier repas français. Cuisine minimaliste et industrielle, pas même mauvaise à force d’être aseptisée et sans goût.
Durant leur séjour, Morten avait tenté de lui faire découvrir l’art de la table à la française. Il avait trouvé cela chichiteux et prétentieux, ce qui n’enlevait rien à une certaine noblesse de la chose. Cependant, les Français se révélaient plutôt « viandards », quand lui avait une appétence particulière – sans doute culturelle et familiale – pour le poisson, avec des incartades du côté de gibiers sauvages et convenablement faisandés. Il avait noté un mouvement vers un véganisme agressif qui l’avait choqué, un peu comme si les Français n’étaient capables que de sentiments exacerbés aux antipodes de son propre comportement. Il n’avait rien dit de cette réflexion à Morten afin de ne briser si son rêve ni son plaisir. Il comprenait très bien que celui-ci ait pu conserver une certaine nostalgie de son séjour en France.
Morten répondit qu’il n’avait pas faim et qu’il était un peu fatigué par le voyage. Il pensait que le plus sage était de se mettre au lit pour une longue nuit réparatrice. Il prononça ces derniers mots en portant un regard insistant sur son mari. Il savait que ces six dernières nuits avaient été terribles pour lui, bien qu’il n’y ait fait aucune allusion. Si Jesper retenait ses mots dans la journée, il lui arrivait de parler en dormant, de laisser échapper des cris, des pleurs, des angoisses vertigineuses.
Après une bonne douche, ils s’étaient mis au lit et avaient fait l’amour. Cela s’était étiré dans le temps parce que la fatigue les gagnait, il y avait des pauses qui correspondaient à de micro-endormissements et soudain l’un reprenait le dessus et réveillait l’autre de ses caresses ou de ses baisers.
Parfois, lorsqu’ils inversaient les rôles et que Jesper dominait un Morten agenouillé au bord du lit, devant la vision de cette chevelure grisonnante à moitié tonsuré, de ce sou épais, de cette carrure large et rassurante, il voyait fugitivement l’image de son père. Il en ressentait un malaise profond car il avait la certitude de n’avoir jamais – consciemment ou non – vu son père comme un objet de convoitise sexuelle et rejetait l’idée que son homosexualité ait quoi que ce soit à voir avec l’un de ses parents. Père absent, mère dominatrice n’étaient que des clichés un peu trop faciles, des généralisations imbéciles. Il aurait été tout aussi douteux de prétendre que la passion qu’il avait nourrie pour Lars, ce grand frère qui était une sorte de substitut au père absent, ait pu cacher un quelconque désir. Quand l’image du père venait s’interposer trop fortement dans ces moments-là, il sentait l’excitation diminuer et renversait Morten sur le dos afin de venir s’enfourcher sur son membre turgescent, lui imposant une cadence folle destinée à s’étourdir lui-même pour chasser ces visions dérangeantes. D’autant plus dérangeantes que c’était dans ces seuls moments qu’il repensait à Henrik, qu’il avait chassé de sa mémoire, persuadé qu’il était de la disparition volontaire de ce père égoïste.
S’il avait pu chasser son père de son esprit avec une certaine facilité, il en était allé différemment de sa mère. Celle-ci était morte un an plus tôt et s’ingéniait à venir régulièrement hanter ses rêves. Elle n’y apparaissait pas vindicative mais fragile et aimante. Une façon bien féminine et maternelle de donner mauvaise conscience à un fils trop enclin à culpabiliser, de transformer un rêve somme toute anodin en cauchemar effroyable. Ce qu’elle avait fait avec constance tout au long de ces six nuits parisiennes.
Cela avait commencé dès le premier soir.
Il se trouvait à son âge actuel dans la maison de Nyhavn telle qu’elle était au temps de son enfance, avant les transformations radicales qu’il y avait apporté avec Morten et que sa mère n’avait jamais vues. Urchin était à ses côtés. Il supposait que Morten dormait dans la chambre d’où il venait de sortir et qui avait été celle de ses parents. Urchin avait faim, il l’entraînait dans la cuisine, à l’étage inférieur, au bout du couloir, juste à côté de l’entrée. Il poussait la porte et trouvait sa mère étendue sur le sol, sa canne non loin de sa main gauche, agonisante avec un visage gonflé, bouffi, qu’elle n’avait jamais eu. Urchin s’approcha, sa mère les regarda tous les deux et expira comme soulagée de les avoir vus une dernière fois. Il appelait Morten au secours… Dans la nuit, la chaleur du lit et des draps, sa main était venue caresser sa nuque et le cauchemar s’était enfui en même temps que le sommeil.
La nuit suivante, il vivait une vie heureuse et insouciante avec son mari. Il sentait malgré tout une sorte de malaise, de mauvaise conscience diffuse. Il avait abandonné sa mère quelque part, le rêve ne disait pas à quel endroit – hôpital ou maison spécialisée ? – où il n’était pas allé la voir. De même qu’il ne l’avait pas appelée au téléphone depuis un temps infini. Il était anxieux mais savait d’expérience qu’elle serait sans doute incapable de décrocher et que plus sûrement encore la batterie de son téléphone portable serait déchargée. Quand il se résolvait enfin à appeler l’établissement, c’était pour apprendre qu’elle était morte.
La troisième nuit, il se trouva transporté à Samsø, devant la stèle qu’il avait édifiée en mémoire de Henrik à la demande de sa mère et où elle-même avait exigé que ses cendres soient dispersées. Il se tenait debout devant le bloc de granit, dans une attitude de prière qui lui était tout à fait inhabituelle quand, soudain, Birthe apparaissait à son côté et lui demandait avec insistance de partir à la recherche de son père sans lequel elle ne pouvait reposer en paix. Il essayait de lui démontrer l’impossibilité qu’il y avait à lui donner satisfaction, si longtemps après et alors même que les recherches n’avaient rien donné à l’époque ; pourtant elle ne voulait pas en démordre, il n’y avait de salut éternel pour elle que dans la réunion avec son époux. Ne pas lui donner satisfaction revenait à lui interdire de reposer en paix.
Après, il y eu un cauchemar plus douloureux encore. Il se trouvait dans sa cuisine, occupé à faire la vaisselle, lorsqu’il voyait une voiture s’arrêter sur le quai, devant la maison. Une infirmière en descendait, qui faisait le tour du véhicule pour aller ouvrir la portière à sa mère. Celle-ci en descendait et s’avançait vers la maison, d’un pas assuré qui contrastait avec la canne qu’elle tenait à la main. Comme il arrive souvent dans les rêves, il s’était retrouvé transporté au fond du couloir tandis que sa mère poussait la porte d’entrée. Elle faisait trois pas avant de s’effondrer et dans sa chute son collier de perles se brisait, répandant ses grains dans une cascade cristalline interminable. S’approchant, il ne pouvait que constater le décès, en même temps que la position grotesque du corps de sa mère qui tenait toujours fermement sa canne telle qu’elle la brandissait parfois dans un geste de menace improbable.
La nuit suivante fut plus étrange encore. Sa mère se trouvait dans une maison qu’il ne connaissait pas, à l’intérieur des terres, au centre d’une sorte d’îlot inaccessible. Il voulait aller la rejoindre, il y avait manifestement un caractère d’urgence à cela mais c’était impossible. Il ne comprenait pas à quoi correspondait cet îlot inconnu. Sans doute était-ce une construction onirique faite à partir des nombreux bassins du jardin du château de Vaux le Vicomte qu’il avait visité l’après-midi même ?
Puis, ce fut la dernière nuit parisienne. Il se trouvait en pleine réunion de chantier au port de Copenhague — il pouvait voir la Petite Sirène, sur le quai de Langelinje, une nouvelle fois rénovée après avoir été vandalisé… Son téléphone portable vibrait avec insistance, au point de l’obliger à le prendre en main. L’écran affichait un appel entrant en provenance de sa mère. Or, il savait bien que celle-ci était morte depuis de nombreux mois. Il n’y avait donc pas lieu de répondre. Pourtant, son entêtement à ne pas bouger se heurtait à une obstination semblable de sa correspondante. Le stress devenait tel qu’il se réveillait en sursaut, respiration coupée comme en apnée. Y avait-il un message subliminal, une résonance quelconque avec le fait qu’il continuait à payer à fonds perdu l’abonnement de Birthe ? Il se sentait glacé, tétanisé face à ces situations incohérentes que lui renvoyaient tous ces rêves obscurs.
Tout ce que disaient ces cauchemars était injuste ; il n’avait pas abandonné sa mère, l’avait appelée tous les jours au téléphone, était venu la voir aussi souvent qu’il le pouvait, s’était installé parfois des semaines entière chez elle quand il l’avait fallu, n’avait jamais songé à la placer dans la moindre institution qu’elle qualifiait elle-même de « mouroir » et qui étaient sa hantise. Morten l’avait accompagné, au propre comme au figuré ; sans se forcer car il avait noué avec la vieille femme une relation particulière et espiègle qui brisait la monotonie de cette sorte de huis clos souvent étouffant qui s’était installé avec son fils.
Ce qui était vrai en revanche, et que ne disaient pas les rêves, c’est qu’il avait souvent perdu patience et l’avait bousculée, parce qu’il lui était difficile d’admettre qu’elle décline ainsi et ne soit plus la femme forte qui avait été à ses côtés depuis toujours.
Tous ces songes lugubres venaient le visiter comme si le spectre de Birthe s’ingéniait à l’empêcher de faire ses nuits, en contrepoint de celles qu’il lui avait ravies un demi-siècle plus tôt ; vengeance tardive d’une mère épuisée.
Au moment d’éteindre la lumière, Jesper murmura dans un soupir…
— Maman est morte. Combien de fois faudra-t-il qu’elle vienne me le dire ?
Il se demandait comment serait sa nuit, s’il lui faudrait se relever pour aller lire ou regarder la télévision dans le salon jusqu’à ce que, enfin épuisé, il puisse s’abîmer dans un sommeil apaisé.
À ses côtés, Morten grogna vaguement, manière de lui faire croire qu’il avait entendu, alors que le sommeil l’avait déjà gagné.
Malgré la chaleur de ce corps qui cherchait le sien, Jesper eut le sentiment d’une immense solitude, l’envie de hurler, écartelé entre le bonheur présent et le malheur de l’absence. Deux sentiments aussi puissants l’un que l’autre, qui le broyaient au final dans un étau de mauvaise conscience absolue.
Toulouse,
juin 2018 et novembre 2019
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