dimanche 6 février 2022

Croisière sur le Styx


Quelquefois il m’arrive de mettre mes mains sur la tête et d’attraper mes cheveux en regardant vers le ciel, les yeux écarquillés, un grand sourire aux lèvres. Je le fais à la demande de la famille, qui éclate de rire de bon cœur à une blague que seuls les initiés peuvent comprendre. Il s’agit d’une référence à une photographie me représentant à l'âge de un an environs, en trois exemplaires sur le même cliché, tout sourire et – sur l’un d’entre eux – dans la position décrite précédemment.

Le photographe a-t-il eu un trait de génie en me faisant prendre la pose ou, plus probablement, s’est-il contenté de saisir l’opportunité sur le vif ? J’aime à pencher pour la seconde solution qui fait de moi – à sa place – le metteur en scène précoce de cette histoire : intuitivement, je mime le geste de m’arracher les cheveux devant l’existence qui m’attend. Prémonition improbable, certes, mais à laquelle il serait tout à fait plaisant de croire.

Le cliché est en noir et blanc, grand format cartonné enchâssé dans une chemise qui fait livret, sur le devant de laquelle figure la signature stylisée du photographe, impression sépia en creux dans la cartoline gaufrée. Quelques clics sur Internet m’ont permis de retrouver la trace de cet homme qui avait 42 ans au moment de la prise de vue et qui est décédé à l’âge de 93 ans en juillet 2005. Je n’en saurais jamais davantage mais tout d’un coup c’est comme s’il m’était un peu moins étranger.

Pourquoi ce soudain besoin de recherche ? C’est idiot car je ne m’étais jamais interrogé plus que cela sur cette photographie et son auteur. Après tout je n’étais rien pour lui ni lui pour moi, il n’y a eu qu’une rencontre d’où est sorti ce portrait en trio d’un bébé anodin qu’il avait dû ranger ensuite dans ses archives comme ma mère l’avait fait au fond de son armoire sous une pile de draps comme pour le protéger du temps qui passe. Ce qui a fonctionné pour la photographie n’a eu aucun effet sur le modèle ; le temps a fait son œuvre. Ce n’était pas une peinture et je n’étais pas Dorian Gray !


Sur ce vieux cliché, je porte une sorte de brassière jaune pâle, au col cassé blanc sous lequel figure un unique bouton rehaussant un simple galon, tous deux pareillement immaculés. Bien que l’image soit en noir et blanc, je n’invente rien ; je sais, je me souviens de ce vêtement que j’ai probablement vu dans cette même armoire où ma mère gardait quelques affaires auxquelles elle tenait. Les épaules sont bouffantes et la courte manche également fermée par un large galon blanc qui rappelle le col.

Y a-t-il un véritable hiatus du poupon joufflu à l’image que me renvoie mon reflet dans la vitre alors que j’écris ces lignes et que près de soixante ans se sont écoulés ? Oreille droite déjà collée, bouche tombante jusque dans le rire, front haut dégagé sous des cheveux clairs que l’on dirait blonds mais qui déjà viraient au roux à l’époque… Je conserve aujourd’hui la même bouille ronde, le front dégarni qui était celui de mon père ; quant à ma chevelure, si elle a foncé pour devenir châtain elle est démentie par une pilosité intime qui atteste de sa couleur d’origine ; pour le reste je note la même lippe tombante de celui qui s’est toujours tenu en retrait du sourire et du rire franc, préférant l’ironie, l’allusif, le pince-sans-rire.


Je m’interroge… Pourquoi l’enfant à peine né ou presque se prend-il ainsi la tête à deux mains ? A-t-il intuitivement conscience du monde dans lequel il est tombé et de ce qui l’y attend ? Se dit-il : « Je préfère être sourd que d’entendre ça » ? Si tel est le cas, il a été exhaussé au-delà de toute attente et je ne suis pas certain de ne pas lui en tenir un minimum de rigueur. Sourd à 51 % d’une oreille et 41 % de l’autre aujourd’hui, c’est un fait que nous aurions des difficultés à nous entendre…

Je regarde ce bambin et ma vision se trouble. Pour le dire autrement, je vois triple alors qu’il est trop tôt pour incriminer le premier verre. Triple… Triple buse, triple andouille ?

Je contemple cette image de moi, si ancienne qu’il est impossible que j’en aie le moindre souvenir réel, je veux dire non reconstitué par le roman familial ; je ne saurais porter témoignage que « par ouï-dire. » Temps bénis de la prime enfance où tout glisse et rien ne s’accroche à une quelconque aspérité. Du moins peut-on le croire contre Freud et sa clique.

Quels sont les traumatismes des premiers jours, des semaines et des mois qui les suivent ? Y en a-t-il seulement ? Autres que ceux dont on feint se souvenir pour ne pas paraître ridicule aux yeux qui nous scrutent en cherchant à nous définir, nous faire rentrer dans des cases, ou que l’on invente sciemment de toutes pièces…

Nous faire rentrer dans des cases… Quelques années après ce portrait multiple, l’enfant s’insurgera devant les adultes qui prétendaient l’assigner à une ressemblance paternelle ou maternelle : « Moi, je ressemble à parsonne [sic] ! » Ces trois bambins réunis sur la photographie, si on les lui a montrés – et il y a de fortes chances pour que ce soit le cas, puisque les parents aiment confronter leurs enfants aux divers stades de leur évolution – sont-ils à l’origine de ce désir d’être unique ? Non pas enfant unique, puisqu’il y avait déjà un frère aîné, mais en dehors des clichés. Pour ainsi dire : « hors champ. »



Prenons un cliché plus récent, de quelques heures à peine, qui nous montre le même personnage quasiment parvenu à l’âge de la retraite…

Cette fois, foin du noir et blanc, nous sommes sur une version en couleurs. La mise en scène est également différente, le sujet n’est pas seul mais mis en situation. L’image est clairement posée et composée : au premier plan, un mûrier centenaire –  heureusement classé, comme tous ses congénères sur la montée entre la Grande plaine et la place commerciale – dont le tronc a éclaté sous le poids des ans, laissant un espace ajouré dans lequel le modèle a incrusté son visage de trois-quarts et qui forme une sorte de médaillon. Cliché pris par mon conjoint au cours d’une balade digestive ; autre façon de faire son rot.

Du bambin à cet homme fait, que s’est-il passé ? Tant de choses et presque rien. Si l’on y songe, nous avons là une contracture du temps. Tout va si vite, finalement, si l’on y songe. Vivre, quelle que soit la durée de cette existence, n’est rien au regard de l’éternité passée et à venir.

Entre hier et aujourd’hui, il n’y a qu’un spasme comme disait le poète québécois Émile Nelligan dans « Soir d’hiver. » Oui, je m’interroge, moi aussi, « Qu’est-ce que le spasme de vivre » ?

Il ne s’agit pas pour moi d’écrire des mémoires qui n’intéresseraient personne. D’une certaine façon, cela a déjà été fait. Tous mes écrits précédents constituent une forme d’autobiographie, bien que ce ne soit pas aussi simple que cela. Il faut savoir « en prendre et en laisser » comme disait la mère pour relativiser les choses. C’était à une époque où l’on pouvait comprendre et accepter qu’il y ait une voie étroite entre le noir et le blanc, une zone « grise » en quelque sorte dans laquelle il était possible, loisible, d’entrevoir une vérité exempte de dogmes. Une vérité pure, affranchie de toute idéologie. Elle répétait souvent cette saillie d’un délégué cégétiste : « Camarade, il y a le langage meeting et la réalité. » Elle m’a ainsi appris à regarder au-delà des mots creux ou des évidences tronquées.


J’ai dit les ressemblances entre ces visages de l’innocence et celui de l’homme fait, donc corrompu d’une certaine manière par les nécessaires compromis d’une vie. Puisque j’ai choisi la franchise, il m’est impossible de taire ce qui saute aux yeux devant ces photographies : la joie de vivre et la confiance en l’avenir de l’enfant qui n’ont pas duré, ni survécu jusqu’à l’âge adulte. Le sérieux a manifestement chassé la spontanéité. Je parle de « sérieux » mais j’aurais pu convoquer d’autres vocables qui eussent tout aussi bien fonctionné : « timidité », « complexes », etc.


Je vais avoir bientôt soixante ans et je n’en sais guère plus sur ce que peut être « le spasme de vivre. » En revanche, j’ai bien compris toute la vérité que renferme la formule : vivre est un spasme, à l’image de la fécondation originelle.

Oui, vivre est un spasme identique au plaisir qui donne la vie : instant fugace, insaisissable et pourtant primordial. On ne saurait dire ce dont il s’agit et pourtant il s’agit du Tout sans lequel on ne pourrait rien dire.

Nulle inquiétude ; je ne philosophe pas le moins du monde, je me contente de jouer avec les mots comme je l’ai toujours fait. Nanti d’un corps lourd et ingrat, je n’ai jamais véritablement su comment me mouvoir, raison pour laquelle il ne m’a pas été loisible d’approcher les « parquets » des bals de campagne ou les « dancefloor » des boîtes branchées. Ma seule légèreté possible est d’être un funambule des mots, un jongleur de concepts, un équilibriste des engagements.

Sur ce dernier point, qu’on ne s’y trompe pas : ma sincérité a toujours été totale ; simplement, j’ai veillé à garder mon libre arbitre afin de ne pas vouer mon âme au diable sans le savoir ou résister. Être libre, ne ressembler à « parsonne », est un voyage de funambule de tous les instants. Une seconde d’inattention et l’on tombe pour ne plus se relever.



Au fil de ces six décennies, qu’aurais-je été ? Qu’est devenu ce bambin innocent ?
Sujet depuis toujours au vertige, comment ne pas avoir un geste de recul devant l’abîme que ces questions ouvrent sous mes pieds ? Un pas en avant et je tombe dans ce gouffre vertigineux où s’en sont allés, déjà, plus de vingt et un milles de mes jours ici-bas. Moi qui ai toujours été fâché avec les chiffres et plus encore avec les nombres, je n’arrive pas à concevoir celui-ci. Est-ce seulement possible qu’il se soit écoulé tant de jours et de nuits dont la majeure partie fut faite d’insomnies ?

Nous touchons là à l’élasticité du temps, à sa relativité. Ce n’est pas une théorie mais bien le fruit de l’observation : le temps ne nous apparaît pas s’écouler au même rythme suivant notre âge et les situations dans lesquelles nous nous trouvons. L’enfance est un temps long, qui nous semble interminable dans notre hâte à vouloir « grandir », c’est-à-dire nous émanciper de la tutelle insupportable des adultes ; à partir de vingt ans, c’est une fuite en avant qui ne cesse de s’accélérer, nous n’avons souvent pas le temps de faire tout ce que nous voudrions et sentons le bout de la pente approcher avec son inévitable crash final. Tout ensemble, ce temps qui marche au ralenti ou galope selon notre âge peut également varier en fonction des circonstances et de nos émotions, ainsi les moments de plaisir passent-ils étrangement vite quand les instants douloureux s’éternisent effroyablement. Je suis bien certain qu’il s’agit là d’un constat que chaque être humain a pu faire.

J’ai profondément aimé Jean Cocteau, dès l’adolescence, pour sa poétique du temps et de l’espace ; ce spasme où un monde ou une histoire se jouent dans l’éternité sans que nous en ayons le moindre pressentiment, cette dimension dans laquelle nous pouvons nous laisser entraîner en traversant le miroir sans en garder souvenance puisqu’au retour nous nous trouvons là et à la seconde où nous étions au moment du départ. Intuitivement, j’ai d’emblée adhéré à cette métaphysique qui bousculait pourtant mon esprit indubitablement cartésien.

Avant même de tomber sous le charme du poète – en regardant « Orphée » au ciné-club, film noir et blanc au cours duquel j’avais clairement vu se reconstituer sous les doigts de Cocteau une fleur d’hibiscus en couleur ! – j’avais déjà eu maintes fois la sensation de vivre des minutes déjà vécues, exactement semblables. C’était étrange et inexplicable pour un enfant qui frôlait à peine la décennie et qui n’entretenait aucun rapport avec un quelconque au-delà, bien que la mort ait déjà fait des ravages autour de lui. Pragmatique, il professait que la fin est une fin sans appel, que dans le théâtre de la vie, une fois le rideau tombé il n’est plus question de le relever pour un ultime salut. Tout ceci n’étant pas formulé consciemment à l’époque et l’on peut légitimement avoir des doutes sur la reconstitution a posteriori d’une pensée nébuleuse autant que volatile d’un jeune garçon dont la formation intellectuelle restait en devenir.



J’ai aujourd’hui le double de l’âge auquel l’enfant que j’étais croyait qu’on devient vieux et pourtant je me sens toujours aussi jeune. Bien sûr, les miroirs me montrent sans vergogne le passage des ans et il ne s’agit pas de les nier mais dans ma tête je n’ai pas vieilli. Il y a quarante ans que je poursuis une crise d’adolescence qui ne prendra fin qu’avec moi.



— T’es beau, mon cœur, dit-il.

Je ne suis pas d’accord avec cette affirmation, même si je ne doute pas qu’elle soit sincère. Après tout, ne dit-on pas que l’amour est aveugle ? Avec moins d’élégance, quand j’étais môme, dans la cour de récréation de l’école primaire – nous disions « La Grande école » – l’expression consacrée était : « T’as de la m… dans les yeux ou quoi ? »

C’est peu de dire que je ne m’aime pas et que j’ai toujours regardé mon reflet dans la moindre indulgence. Aussi n’ai-je jamais compris que l’on puisse me voir autrement que comme le garçon ingrat –  trop gras – et gauche que je voyais moi-même. Jugement sans doute trop sévère mais pour autant sincère. J’ai souvent dit que si je m’étais croisé sur un lieu de drague je n’aurais pas eu la moindre tentation à mon égard.

Paradoxalement, on ne peut pas dire que j’ai souffert de ce sentiment d’infériorité. Je me trouvais moche et n’y attachais guère d’importance ; c’était une fatalité contre laquelle il était impossible de lutter. Les regards appréciateurs, parfois énamourés que me jetaient filles ou garçons ne changeaient rien à ce que je pensais définitivement en mon for intérieur.


Peut-être le mauvais rapport que j’entretenais avec mon corps résultait-il des quolibets auxquels les roux sont constamment confrontés dans l’enfance – « Poil de carotte », « T’as pris le soleil à travers une passoire », entre autres – auxquels ma déficience auditive permettait l’ajout d’un « sourdingue » qu’elle me faisait entendre « sourd-dingue » pour tout arranger.

J’étais roux, avec une bouille ronde constellée de taches de soleil qui finissaient par me faire de l’ombre.


Il ne me reste pas beaucoup de photographies me représentant, mis à part celles de mes papiers d’identité successifs ou de mon permis de conduire qui date de quarante ans. Le reste, s’il ne les a pas détruites, doit figurer dans les archives – entendez « des boîtes à chaussures » – non triées de mon frère. Je parle ici de tirages papier, de clichés physiques. Le numérique à rendu les choses plus éphémères encore, au point que nous possédons tous des disques de sauvegardes pleins de photographies que nous n’allons plus regarder et que nous oublions là plus facilement que dans des albums plus ou moins bien rangés dans un placard ou sur les rayonnages d’une bibliothèque.

Je me souviens de quelques-unes de ces images, que je pourrais décrire comme si je les avais posées devant moi, sur ce coin de comptoir où j’écris. Au rang de mes défauts, il y a cette hypermnésie pour certaines choses, dont je me passerais volontiers !


La seconde photographie que je possède a été prise cinq ans après le triple cliché précédemment décrit. Elle est en noir et blanc et montre un gamin d’une demi-douzaine d’années vêtu d’un costume gris avec une pochette sombre sur la poitrine, un nœud de satin blanc épinglé juste au-dessus, en contrepoint, sur le revers gauche de la veste croisée sous laquelle il porte une chemise blanche à col large, une cravate et un gilet assortis à la pochette. J’ai le teint pâle, les oreilles décollées, le sourire figé, les cheveux plaqués sur le front, le regard fixe dirigé vers le photographe. Je suis assis sur un banc inconfortable, sérieux comme un pape, les mains croisées sur les genoux, au premier rang d’une photo de groupe prise à l’occasion du mariage de mon cousin. Ma mère et sa sœur avaient neuf ans d’écart et ma mère s’est mariée tard à mon père ; j’ai eu des cousins qui étaient d’une autre génération que la mienne et auraient aisément pu passer pour être mes oncles…

Je regarde la demi-douzaine de photos d’identité étalées devant moi et une remarque s’impose à laquelle je n’avais pas prêté attention jusqu’ici : elles forment un ensemble de clichés pris par le photographe scolaire à deux ou trois ans de distance. Où sont passées les autres images ? Sans doute dans les archives familiales à mille kilomètres de moi. Je sais que ma mère les a achetées systématiquement : racket institutionnel destiné à financer la coopérative des écoles. En revanche, elle ne prenait pas la photo de groupe annuelle ; nous avions un budget serré même si mes parents ont toujours fait en sorte que leurs enfants n’en aient pas conscience.


Les deux photographies suivantes sont également en noir et blanc. Cela m’intrigue. La couleur était-elle si peu répandue au début des années soixante-dix ? Pourtant je me souviens de mon Instamatic 126 et des tirages sur lesquels figuraient une grande photo carrée et une plus petite au format « identité » du même cliché. À cette époque, les Polaroid à développement instantané utilisaient également la couleur. Alors, pourquoi les portraits scolaires de mes huit et dix ans sont-ils en noir et blanc ? Le mystère restera à jamais entier, mais c’est sans importance dans la mesure où l’on m’y reconnaît parfaitement.

À huit ans, bouille ronde, teint pâle, regard net et franc, lèvres pincées, visage légèrement tavelé sur le nez et le haut des pommettes, cheveux clairs prenant la lumière du flash. Je suis vêtu d’un polo probablement bleu clair, à rayures blanches et boutonné au ras-du-cou, le col uni du même bleu.

À dix ans, cette fois le polo est gris, le col déboutonné, trois fines bandes blanches sur la poitrine et le haut des épaules. Le visage est légèrement plus ovalisé et constellé de taches de son. Même regard et bouche pincée ; cheveux identiquement plaqués sur le front.

À douze ans, l’apparition de la couleur ne laisse aucun doute sur le roux flamboyant de ma chevelure qu’une raie partage désormais en deux au tiers gauche du crâne, avec des pattes descendant à hauteur du lobe des oreilles et dont la fonction est de cacher les cicatrices laissées par des interventions lourdes sur chaque oreille. Les taches solaires ont gagné du terrain, elles descendent désormais sous les pommettes, de part et d’autre de la bouche, ne laissant de fait que l’espace d’une moustache et d’un bouc hypothétiques d’une blancheur de peau prête à rougir pour peu qu’il m’arrive de quitter l’ombre. La bouche est à peine moins pincée, elle se veut sérieuse plus que réprobatrice comme par le passé. Les polos ont laissé place à un pull de laine fine, couleur marron glacé, boutonné sur l’épaule gauche et dont le col rond couvre le cou d’une bande rouge surmontée d’une autre d’un marron plus soutenu.

Quoi qu’il m’en coûte et mon anglophobie dut-elle en souffrir, il est indéniable que ces trois images font de moi un parfait petit Britannique. Dieu merci, trois ans plus tard on me dirait davantage Irlandais, ce qui était et demeure bien plus gratifiant à mes yeux !


Ultime portrait de l’enfance, dernière année de collège : me voici au milieu de l’adolescence, quinze ans environs… Une tignasse rousse qui s’est épaissie et se veut librement ébouriffée en permanence comme si elle cherchait à fixer à elle seule tout ce qu’il y a de rebelle en moi. Plus certainement, on pourrait déduire que cette luxuriance indisciplinée autant qu’indisciplinable est la résultante de l’effervescence qui bouillonne et brouillonne sous la calotte crânienne où elle est implantée. Les sourcils également se sont épaissis et semblent en bataille. Les taches de rousseur ont pris de l’ampleur, elles se touchent désormais les unes les autres au point de former une plaque sur chaque pommette. En revanche, la peau est saine et lisse, dépourvue de ces constellations d’acné dont d’autres que moi ont dû se débarrasser au prix d’une lutte acharnée. Le sourire est légèrement moins pincé, mais la lèvre supérieure est tombante, un peu décollée dans le coin droit, laissant apparaître un interstice que l’on imagine habituellement occupé par une cigarette. À cet âge, il y a déjà six ans que je fume. De plus en plus. Cette lèvre décollée me donne une lippe boudeuse que ne dément pas le regard en coin, manifestement tourné vers la droite, cherchant une échappatoire pour mettre fin au pensum de la pose devant ce type – toujours le même depuis la Maternelle – qui ordonne de sourire quand objectivement rien n’y pousse naturellement. Je n’ai jamais su, jamais pu ou voulu sourire sur commande. Question d’éthique : je ne suis pas un être dissimulateur.

Côté vestimentaire, plus de polos ni davantage de pulls à col rond montant ou ras du cou porté sur un t-shirt blanc. Désormais, j'arbore des chemises à même la peau, accompagnées ou non d’un fin pull sans manches à col ouvert que ma mère appelait « débardeur », comme ici sur ce cliché : chemise parme à rayures moyennes dorées, débardeur beige parsemé de petits chevrons plus soutenus. Pas de cravate ; celles-ci feront leur apparition avec le lycée et remplaceront toute idée de pull. Elles seront toutes étroites et discrètes ; il y en aura une en cuir marron, que je porte le plus souvent un peu lâche sur un col déboutonné et une autre en fine laine tricotée de couleur bordeaux pour laquelle je veille à ce que le nœud Manhattan soit toujours impeccablement droit, pour ne parler que de mes deux préférées.

Je me rends compte qu’il y a là un paradoxe ; alors que je ne m’aimais pas, me trouvais quelconque sinon laid, je n’étais pas dénué d’une certaine coquetterie. Cherchai-je inconsciemment à me faire pardonner ce visage disgracieux, à faire diversion par un aspect vestimentaire à contre-courant de la mode du moment ? Pas de jean pour moi, par exemple, mais des pantalons « habillés » aux couleurs discrètes ; chemises unies ou à fines rayures aux tons pastel tirant souvent vers le rose à une époque et un âge où cela ne se portait guère pour la gent masculine.


Dégagé de ces stupides photographies scolaires, le lycée a accompagné la fin de mon adolescence et mon passage au statut d’adulte. Ce fut ma période « favoris », et non ma favorite. Je m’étais laissé pousser des rouflaquettes à la russe pour coller davantage au personnage que j’interprétais dans « La Demande en mariage » d’Anton Tchekhov. J’y tenais le rôle d’un prétendant aussi irascible et querelleur que son futur beau-père, chacun faisant valoir que les « Prés du bœuf » lui appartiennent au moment de déterminer la dot.

S’il existait la moindre image pour témoigner de ce temps, ces pattes rousses descendant jusqu’aux maxillaires pour tourner sur quelques centimètres le long des mâchoires constitueraient le seul changement physionomique notable.


Et puis je suis sorti de l’adolescence en même temps que du lycée, tout comme j’avais quitté d’un même mouvement l’enfance et le collège. Dix-huit ans ; j’étais désormais « majeur et vacciné », prêt à exercer mes droits civiques l’année suivante pour les élections présidentielles.

C’est le dernier cliché posé devant moi. Tirage monochrome au format 10 x 15 cm. Image prise par mon frère, faussement « volée ». Ne pas se fier aux apparences, elle a été shootée trois fois pour plus de sûreté à cause du modèle toujours réticent à se laisser saisir par l’objectif. Je suis rarement passé devant un miroir sans me jeter un coup d’œil critique avant de me lancer une grimace ou une insulte, alors l’idée de poser pour une photo immortalisant ma gueule…

Me voici donc majeur ! Pour cet anniversaire et mon bac, mon frère m’a offert les trois volumes de la biographie d’Alexandre le Grand par Roger Peyrefitte, sur papier vélin blanc supérieur « Capri », relié pleine toile et numérotés, faisant partie de l’édition originale. Je suis allongé sur le lit de mon frangin, dans ce qui fut la chambre commune de nos jeunes années – depuis huit ans, je dors dans le canapé convertible de la bibliothèque – tenant à la main le premier volume. C’est un livre épais et lourd d’un peu plus de 710 pages, difficile à tenir. Trois doigts de la main gauche sont posés repliés sur la couverture, tandis que l’index et le pouce tiennent les pages de gauche pour éviter qu’elles ne se referment. Je suis penché sur le livre, manifestement plongé dans ma lecture. Mes cheveux sont denses et très foncés, la moustache est fine, les favoris sur la joue gauche bien dessinés. Surtout, sur ce cliché, on peut voir que les taches de rousseur se sont estompées au point de pratiquement disparaître. Elles ne reviendront plus sur mes joues, en revanche au fil des ans elles se feront plus nombreuses sur les bras et les jambes, donnant de loin une impression de bronzage tout à fait improbable pour une peau trop blanche qui ne sait faire autre chose que de brûler au soleil.


Dernière image, je l’ai dit. Ensuite, j’ai quitté la petite ceinture parisienne pour le sud-ouest, laissant derrière moi les témoins de toutes ces années détestables, pensant qu’ailleurs la vie pouvait être différente. Or ce n’est pas de lieu qu’il aurait fallu changer, mais de personnalité. Ce que j’ai fait en partie, pour le meilleur comme pour le pire.



Voilà ! J’étais jeune et bête. Idéaliste à ma manière. J’aurais voulu n’être qu’une âme sans corps. Vision platonicienne imbécile et limitée. Puis j’ai découvert tous les plaisirs que je pouvais tirer de cette carcasse encombrante ; je me suis mis à tenter d’aimer la vie, d’en tirer le maximum. J’ai bougé davantage, je me suis impliqué dans des associations étudiantes, j'ai frayé avec diverses personnes qui m’ont fait partager leurs passions, leurs espoirs et leurs doutes. Petit à petit, j’ai découvert mes propres centres d’intérêt. Je me suis mis à cuisiner, à aimer les vins, à apprécier le champagne, à marcher hors des murs ou de moi-même pour échapper à ma claustrophobie. Je me suis aussi abandonné à l’amour physique dont je sentais tout le poids du manque dans mes jeunes années. Oui, il était possible de tirer pour moi du plaisir de ce corps honni en l’offrant aux autres…

Ce corps que je n’aimais pas, je pouvais en jouir intensément sans avoir à l’apprécier pour autant. D’ailleurs, le plus souvent, j’avais la sensation de m’extraire de cette enveloppe charnelle pour assister à ces ébats en spectateur incrédule, éberlué que l’autre ait pu éprouver attirance et désir pour moi. Il y avait tromperie sur la marchandise ; mais lequel trompait l’autre ? Au fond, cela n’avait aucune importance et faisait partie des mystères de la vie.

Il ne faut pas me croire plus désabusé que je ne suis ; si j'ai pris un nombre de « râteaux » qui permettrait de monter une jardinerie, j'ai aussi connu l'amour sincère et véritable, sur lequel la pudeur impose le silence.


La vie commence à vingt ans. C’est également l’âge auquel la barque de Charon aborde les rapides pour glisser sur la pente vertigineuse d’un temps plus fluide encore que les eaux du Styx.

Toute une vie s’est écoulée depuis cet ultime cliché d’une enfance qui basculait pratiquement dans l’âge adulte ; c’était hier et la mort, c’est déjà demain… Le plus long a été fait ; peu de chances – de risques ? – de doubler la mise à ce stade.

Dans l’éternité du temps, dont nous ne savons rien et sur laquelle nous n’avons aucune certitude, ceci n’aura duré que l’espace d’un battement de cils ; de cœur si l’on préfère.

Cette notion d’éternité, d’infini ou de néant effrayait l’enfant, l’adulte l’a apprivoisée ou bien s’en est-il accommodé ? Je n’ai plus de peurs nocturnes insomniaques mais des insomnies apaisées.


Je remonte le Styx de l’amont vers l’aval, à contre-courant d’un fleuve dont chacun sait qu’il coule à l’envers. Voilà soixante ans que j’ai embarqué sur l’esquif de mon destin pour une improbable croisière. Charon tient la barre et décide du cap, nautonier implacable et sans âme. Je sais qu’un jour il nous fera gagner la rive opposée et que ce sera pour moi la fin du voyage. Toute croisière sur l’Achéron aboutit à un quai, on ne peut chavirer ni revenir en arrière ; rendez-vous est pris avec le néant, qu’il soit d’enfer ou paradisiaque…

Le Styx est un fleuve qui fait mentir tous les philosophes qui prétendent que ce n’est jamais la même eau qui coule dans une rivière, jamais la même dans laquelle on se baigne. C’est lui qui gouverne, décide de tout, à jamais inchangé, inchangeant ; grand maître de l’illusion, de toutes les illusions.
La traversée n’a pas été celle d’un long fleuve tranquille ; il y a eu les courants contraires, des chutes vertigineuses, des moments plus fluides et c’est cette diversité qui en a fait le charme en même temps que la difficulté. Je ne me plains de rien car je sais pertinemment qu’il en va de même pour tout un chacun.


Un lieu commun prétend qu’au moment de toucher le quai il nous est donné de revoir notre vie défiler en une fraction de seconde. C’est un marronnier pour littérature de gare. La vérité est que personne n’en sait rien puisque l’on n’a jamais vu revenir quiconque pour en attester. On m’opposera les expériences de mort imminente mais je rétorquerai que, pour imminente qu’elle fut, la mort s’est abstenue.

Pourtant, je veux bien concéder que je ne peux faire autrement que m’interroger… Depuis quelque temps, des flashs faisant apparaître des lieux, des visages ou des scènes de ma vie passée viennent me visiter hors de propos, au point que cela finit par devenir une sorte de harcèlement. Des événements heureux comme d’autres qui le sont moins. Qu’est-ce à dire ? Que l’appontement est pour bientôt ? Que mon inconscient est bien plus tourmenté que ma conscience ?

Il s’agit là de questions purement rhétoriques, pour lesquelles la réponse n’a que peu – si ce n’est aucune – importance. Je ne fais que constater un fait qui vient déranger mon petit confort intellectuel.
Je croyais avoir refoulé les pires moments, laissé en route quelques-uns des meilleurs, oublié les personnes que j’avais chassées de ma vie comme celles qui avaient décidé d’en sortir, c’est-à-dire de me rayer de la leur… Il me semblait être prévenu et prémuni contre toute tentation nostalgique… Tout ceci n’est qu’illusions, jeu de miroirs.

Dans cette croisière sur le Styx, nous ne décidons de rien, à aucun moment. Ni d’embarquer, ni du rythme des eaux, des paysages qui défilent, des voyageurs que nous croisons, pas davantage du moment du débarquement. C’est « all inclusive ». Je ne dirais pas « clefs en main » car, justement, de clefs nous n’en avons pas.



Fin de la séquence Nostalgie. Il n’y a d’autres photographies que celle de ma carte de groupe sanguin et l’autre de mon permis de conduire, qui sont sans intérêt.
Il ne s’agit nullement pour moi d’écrire des mémoires comme je l'ai dit précédemment. Mon père est mort d’une attaque cardiaque en commençant les siennes. Ironie de l’histoire, lui qui n’aimait pas l’eau et n’avait jamais de sa vie tenté d’attraper un poisson, avait choisi pour titre « La Pêche aux souvenirs. »

Nous pêchons tous dans le Styx, au bord de la barque, sans nous rendre compte que le poisson, c’est nous.

Toulouse, le 30 janvier 2022