dimanche 6 février 2022

Croisière sur le Styx


Quelquefois il m’arrive de mettre mes mains sur la tête et d’attraper mes cheveux en regardant vers le ciel, les yeux écarquillés, un grand sourire aux lèvres. Je le fais à la demande de la famille, qui éclate de rire de bon cœur à une blague que seuls les initiés peuvent comprendre. Il s’agit d’une référence à une photographie me représentant à l'âge de un an environs, en trois exemplaires sur le même cliché, tout sourire et – sur l’un d’entre eux – dans la position décrite précédemment.

Le photographe a-t-il eu un trait de génie en me faisant prendre la pose ou, plus probablement, s’est-il contenté de saisir l’opportunité sur le vif ? J’aime à pencher pour la seconde solution qui fait de moi – à sa place – le metteur en scène précoce de cette histoire : intuitivement, je mime le geste de m’arracher les cheveux devant l’existence qui m’attend. Prémonition improbable, certes, mais à laquelle il serait tout à fait plaisant de croire.

Le cliché est en noir et blanc, grand format cartonné enchâssé dans une chemise qui fait livret, sur le devant de laquelle figure la signature stylisée du photographe, impression sépia en creux dans la cartoline gaufrée. Quelques clics sur Internet m’ont permis de retrouver la trace de cet homme qui avait 42 ans au moment de la prise de vue et qui est décédé à l’âge de 93 ans en juillet 2005. Je n’en saurais jamais davantage mais tout d’un coup c’est comme s’il m’était un peu moins étranger.

Pourquoi ce soudain besoin de recherche ? C’est idiot car je ne m’étais jamais interrogé plus que cela sur cette photographie et son auteur. Après tout je n’étais rien pour lui ni lui pour moi, il n’y a eu qu’une rencontre d’où est sorti ce portrait en trio d’un bébé anodin qu’il avait dû ranger ensuite dans ses archives comme ma mère l’avait fait au fond de son armoire sous une pile de draps comme pour le protéger du temps qui passe. Ce qui a fonctionné pour la photographie n’a eu aucun effet sur le modèle ; le temps a fait son œuvre. Ce n’était pas une peinture et je n’étais pas Dorian Gray !


Sur ce vieux cliché, je porte une sorte de brassière jaune pâle, au col cassé blanc sous lequel figure un unique bouton rehaussant un simple galon, tous deux pareillement immaculés. Bien que l’image soit en noir et blanc, je n’invente rien ; je sais, je me souviens de ce vêtement que j’ai probablement vu dans cette même armoire où ma mère gardait quelques affaires auxquelles elle tenait. Les épaules sont bouffantes et la courte manche également fermée par un large galon blanc qui rappelle le col.

Y a-t-il un véritable hiatus du poupon joufflu à l’image que me renvoie mon reflet dans la vitre alors que j’écris ces lignes et que près de soixante ans se sont écoulés ? Oreille droite déjà collée, bouche tombante jusque dans le rire, front haut dégagé sous des cheveux clairs que l’on dirait blonds mais qui déjà viraient au roux à l’époque… Je conserve aujourd’hui la même bouille ronde, le front dégarni qui était celui de mon père ; quant à ma chevelure, si elle a foncé pour devenir châtain elle est démentie par une pilosité intime qui atteste de sa couleur d’origine ; pour le reste je note la même lippe tombante de celui qui s’est toujours tenu en retrait du sourire et du rire franc, préférant l’ironie, l’allusif, le pince-sans-rire.


Je m’interroge… Pourquoi l’enfant à peine né ou presque se prend-il ainsi la tête à deux mains ? A-t-il intuitivement conscience du monde dans lequel il est tombé et de ce qui l’y attend ? Se dit-il : « Je préfère être sourd que d’entendre ça » ? Si tel est le cas, il a été exhaussé au-delà de toute attente et je ne suis pas certain de ne pas lui en tenir un minimum de rigueur. Sourd à 51 % d’une oreille et 41 % de l’autre aujourd’hui, c’est un fait que nous aurions des difficultés à nous entendre…

Je regarde ce bambin et ma vision se trouble. Pour le dire autrement, je vois triple alors qu’il est trop tôt pour incriminer le premier verre. Triple… Triple buse, triple andouille ?

Je contemple cette image de moi, si ancienne qu’il est impossible que j’en aie le moindre souvenir réel, je veux dire non reconstitué par le roman familial ; je ne saurais porter témoignage que « par ouï-dire. » Temps bénis de la prime enfance où tout glisse et rien ne s’accroche à une quelconque aspérité. Du moins peut-on le croire contre Freud et sa clique.

Quels sont les traumatismes des premiers jours, des semaines et des mois qui les suivent ? Y en a-t-il seulement ? Autres que ceux dont on feint se souvenir pour ne pas paraître ridicule aux yeux qui nous scrutent en cherchant à nous définir, nous faire rentrer dans des cases, ou que l’on invente sciemment de toutes pièces…

Nous faire rentrer dans des cases… Quelques années après ce portrait multiple, l’enfant s’insurgera devant les adultes qui prétendaient l’assigner à une ressemblance paternelle ou maternelle : « Moi, je ressemble à parsonne [sic] ! » Ces trois bambins réunis sur la photographie, si on les lui a montrés – et il y a de fortes chances pour que ce soit le cas, puisque les parents aiment confronter leurs enfants aux divers stades de leur évolution – sont-ils à l’origine de ce désir d’être unique ? Non pas enfant unique, puisqu’il y avait déjà un frère aîné, mais en dehors des clichés. Pour ainsi dire : « hors champ. »



Prenons un cliché plus récent, de quelques heures à peine, qui nous montre le même personnage quasiment parvenu à l’âge de la retraite…

Cette fois, foin du noir et blanc, nous sommes sur une version en couleurs. La mise en scène est également différente, le sujet n’est pas seul mais mis en situation. L’image est clairement posée et composée : au premier plan, un mûrier centenaire –  heureusement classé, comme tous ses congénères sur la montée entre la Grande plaine et la place commerciale – dont le tronc a éclaté sous le poids des ans, laissant un espace ajouré dans lequel le modèle a incrusté son visage de trois-quarts et qui forme une sorte de médaillon. Cliché pris par mon conjoint au cours d’une balade digestive ; autre façon de faire son rot.

Du bambin à cet homme fait, que s’est-il passé ? Tant de choses et presque rien. Si l’on y songe, nous avons là une contracture du temps. Tout va si vite, finalement, si l’on y songe. Vivre, quelle que soit la durée de cette existence, n’est rien au regard de l’éternité passée et à venir.

Entre hier et aujourd’hui, il n’y a qu’un spasme comme disait le poète québécois Émile Nelligan dans « Soir d’hiver. » Oui, je m’interroge, moi aussi, « Qu’est-ce que le spasme de vivre » ?

Il ne s’agit pas pour moi d’écrire des mémoires qui n’intéresseraient personne. D’une certaine façon, cela a déjà été fait. Tous mes écrits précédents constituent une forme d’autobiographie, bien que ce ne soit pas aussi simple que cela. Il faut savoir « en prendre et en laisser » comme disait la mère pour relativiser les choses. C’était à une époque où l’on pouvait comprendre et accepter qu’il y ait une voie étroite entre le noir et le blanc, une zone « grise » en quelque sorte dans laquelle il était possible, loisible, d’entrevoir une vérité exempte de dogmes. Une vérité pure, affranchie de toute idéologie. Elle répétait souvent cette saillie d’un délégué cégétiste : « Camarade, il y a le langage meeting et la réalité. » Elle m’a ainsi appris à regarder au-delà des mots creux ou des évidences tronquées.


J’ai dit les ressemblances entre ces visages de l’innocence et celui de l’homme fait, donc corrompu d’une certaine manière par les nécessaires compromis d’une vie. Puisque j’ai choisi la franchise, il m’est impossible de taire ce qui saute aux yeux devant ces photographies : la joie de vivre et la confiance en l’avenir de l’enfant qui n’ont pas duré, ni survécu jusqu’à l’âge adulte. Le sérieux a manifestement chassé la spontanéité. Je parle de « sérieux » mais j’aurais pu convoquer d’autres vocables qui eussent tout aussi bien fonctionné : « timidité », « complexes », etc.


Je vais avoir bientôt soixante ans et je n’en sais guère plus sur ce que peut être « le spasme de vivre. » En revanche, j’ai bien compris toute la vérité que renferme la formule : vivre est un spasme, à l’image de la fécondation originelle.

Oui, vivre est un spasme identique au plaisir qui donne la vie : instant fugace, insaisissable et pourtant primordial. On ne saurait dire ce dont il s’agit et pourtant il s’agit du Tout sans lequel on ne pourrait rien dire.

Nulle inquiétude ; je ne philosophe pas le moins du monde, je me contente de jouer avec les mots comme je l’ai toujours fait. Nanti d’un corps lourd et ingrat, je n’ai jamais véritablement su comment me mouvoir, raison pour laquelle il ne m’a pas été loisible d’approcher les « parquets » des bals de campagne ou les « dancefloor » des boîtes branchées. Ma seule légèreté possible est d’être un funambule des mots, un jongleur de concepts, un équilibriste des engagements.

Sur ce dernier point, qu’on ne s’y trompe pas : ma sincérité a toujours été totale ; simplement, j’ai veillé à garder mon libre arbitre afin de ne pas vouer mon âme au diable sans le savoir ou résister. Être libre, ne ressembler à « parsonne », est un voyage de funambule de tous les instants. Une seconde d’inattention et l’on tombe pour ne plus se relever.



Au fil de ces six décennies, qu’aurais-je été ? Qu’est devenu ce bambin innocent ?
Sujet depuis toujours au vertige, comment ne pas avoir un geste de recul devant l’abîme que ces questions ouvrent sous mes pieds ? Un pas en avant et je tombe dans ce gouffre vertigineux où s’en sont allés, déjà, plus de vingt et un milles de mes jours ici-bas. Moi qui ai toujours été fâché avec les chiffres et plus encore avec les nombres, je n’arrive pas à concevoir celui-ci. Est-ce seulement possible qu’il se soit écoulé tant de jours et de nuits dont la majeure partie fut faite d’insomnies ?

Nous touchons là à l’élasticité du temps, à sa relativité. Ce n’est pas une théorie mais bien le fruit de l’observation : le temps ne nous apparaît pas s’écouler au même rythme suivant notre âge et les situations dans lesquelles nous nous trouvons. L’enfance est un temps long, qui nous semble interminable dans notre hâte à vouloir « grandir », c’est-à-dire nous émanciper de la tutelle insupportable des adultes ; à partir de vingt ans, c’est une fuite en avant qui ne cesse de s’accélérer, nous n’avons souvent pas le temps de faire tout ce que nous voudrions et sentons le bout de la pente approcher avec son inévitable crash final. Tout ensemble, ce temps qui marche au ralenti ou galope selon notre âge peut également varier en fonction des circonstances et de nos émotions, ainsi les moments de plaisir passent-ils étrangement vite quand les instants douloureux s’éternisent effroyablement. Je suis bien certain qu’il s’agit là d’un constat que chaque être humain a pu faire.

J’ai profondément aimé Jean Cocteau, dès l’adolescence, pour sa poétique du temps et de l’espace ; ce spasme où un monde ou une histoire se jouent dans l’éternité sans que nous en ayons le moindre pressentiment, cette dimension dans laquelle nous pouvons nous laisser entraîner en traversant le miroir sans en garder souvenance puisqu’au retour nous nous trouvons là et à la seconde où nous étions au moment du départ. Intuitivement, j’ai d’emblée adhéré à cette métaphysique qui bousculait pourtant mon esprit indubitablement cartésien.

Avant même de tomber sous le charme du poète – en regardant « Orphée » au ciné-club, film noir et blanc au cours duquel j’avais clairement vu se reconstituer sous les doigts de Cocteau une fleur d’hibiscus en couleur ! – j’avais déjà eu maintes fois la sensation de vivre des minutes déjà vécues, exactement semblables. C’était étrange et inexplicable pour un enfant qui frôlait à peine la décennie et qui n’entretenait aucun rapport avec un quelconque au-delà, bien que la mort ait déjà fait des ravages autour de lui. Pragmatique, il professait que la fin est une fin sans appel, que dans le théâtre de la vie, une fois le rideau tombé il n’est plus question de le relever pour un ultime salut. Tout ceci n’étant pas formulé consciemment à l’époque et l’on peut légitimement avoir des doutes sur la reconstitution a posteriori d’une pensée nébuleuse autant que volatile d’un jeune garçon dont la formation intellectuelle restait en devenir.



J’ai aujourd’hui le double de l’âge auquel l’enfant que j’étais croyait qu’on devient vieux et pourtant je me sens toujours aussi jeune. Bien sûr, les miroirs me montrent sans vergogne le passage des ans et il ne s’agit pas de les nier mais dans ma tête je n’ai pas vieilli. Il y a quarante ans que je poursuis une crise d’adolescence qui ne prendra fin qu’avec moi.



— T’es beau, mon cœur, dit-il.

Je ne suis pas d’accord avec cette affirmation, même si je ne doute pas qu’elle soit sincère. Après tout, ne dit-on pas que l’amour est aveugle ? Avec moins d’élégance, quand j’étais môme, dans la cour de récréation de l’école primaire – nous disions « La Grande école » – l’expression consacrée était : « T’as de la m… dans les yeux ou quoi ? »

C’est peu de dire que je ne m’aime pas et que j’ai toujours regardé mon reflet dans la moindre indulgence. Aussi n’ai-je jamais compris que l’on puisse me voir autrement que comme le garçon ingrat –  trop gras – et gauche que je voyais moi-même. Jugement sans doute trop sévère mais pour autant sincère. J’ai souvent dit que si je m’étais croisé sur un lieu de drague je n’aurais pas eu la moindre tentation à mon égard.

Paradoxalement, on ne peut pas dire que j’ai souffert de ce sentiment d’infériorité. Je me trouvais moche et n’y attachais guère d’importance ; c’était une fatalité contre laquelle il était impossible de lutter. Les regards appréciateurs, parfois énamourés que me jetaient filles ou garçons ne changeaient rien à ce que je pensais définitivement en mon for intérieur.


Peut-être le mauvais rapport que j’entretenais avec mon corps résultait-il des quolibets auxquels les roux sont constamment confrontés dans l’enfance – « Poil de carotte », « T’as pris le soleil à travers une passoire », entre autres – auxquels ma déficience auditive permettait l’ajout d’un « sourdingue » qu’elle me faisait entendre « sourd-dingue » pour tout arranger.

J’étais roux, avec une bouille ronde constellée de taches de soleil qui finissaient par me faire de l’ombre.


Il ne me reste pas beaucoup de photographies me représentant, mis à part celles de mes papiers d’identité successifs ou de mon permis de conduire qui date de quarante ans. Le reste, s’il ne les a pas détruites, doit figurer dans les archives – entendez « des boîtes à chaussures » – non triées de mon frère. Je parle ici de tirages papier, de clichés physiques. Le numérique à rendu les choses plus éphémères encore, au point que nous possédons tous des disques de sauvegardes pleins de photographies que nous n’allons plus regarder et que nous oublions là plus facilement que dans des albums plus ou moins bien rangés dans un placard ou sur les rayonnages d’une bibliothèque.

Je me souviens de quelques-unes de ces images, que je pourrais décrire comme si je les avais posées devant moi, sur ce coin de comptoir où j’écris. Au rang de mes défauts, il y a cette hypermnésie pour certaines choses, dont je me passerais volontiers !


La seconde photographie que je possède a été prise cinq ans après le triple cliché précédemment décrit. Elle est en noir et blanc et montre un gamin d’une demi-douzaine d’années vêtu d’un costume gris avec une pochette sombre sur la poitrine, un nœud de satin blanc épinglé juste au-dessus, en contrepoint, sur le revers gauche de la veste croisée sous laquelle il porte une chemise blanche à col large, une cravate et un gilet assortis à la pochette. J’ai le teint pâle, les oreilles décollées, le sourire figé, les cheveux plaqués sur le front, le regard fixe dirigé vers le photographe. Je suis assis sur un banc inconfortable, sérieux comme un pape, les mains croisées sur les genoux, au premier rang d’une photo de groupe prise à l’occasion du mariage de mon cousin. Ma mère et sa sœur avaient neuf ans d’écart et ma mère s’est mariée tard à mon père ; j’ai eu des cousins qui étaient d’une autre génération que la mienne et auraient aisément pu passer pour être mes oncles…

Je regarde la demi-douzaine de photos d’identité étalées devant moi et une remarque s’impose à laquelle je n’avais pas prêté attention jusqu’ici : elles forment un ensemble de clichés pris par le photographe scolaire à deux ou trois ans de distance. Où sont passées les autres images ? Sans doute dans les archives familiales à mille kilomètres de moi. Je sais que ma mère les a achetées systématiquement : racket institutionnel destiné à financer la coopérative des écoles. En revanche, elle ne prenait pas la photo de groupe annuelle ; nous avions un budget serré même si mes parents ont toujours fait en sorte que leurs enfants n’en aient pas conscience.


Les deux photographies suivantes sont également en noir et blanc. Cela m’intrigue. La couleur était-elle si peu répandue au début des années soixante-dix ? Pourtant je me souviens de mon Instamatic 126 et des tirages sur lesquels figuraient une grande photo carrée et une plus petite au format « identité » du même cliché. À cette époque, les Polaroid à développement instantané utilisaient également la couleur. Alors, pourquoi les portraits scolaires de mes huit et dix ans sont-ils en noir et blanc ? Le mystère restera à jamais entier, mais c’est sans importance dans la mesure où l’on m’y reconnaît parfaitement.

À huit ans, bouille ronde, teint pâle, regard net et franc, lèvres pincées, visage légèrement tavelé sur le nez et le haut des pommettes, cheveux clairs prenant la lumière du flash. Je suis vêtu d’un polo probablement bleu clair, à rayures blanches et boutonné au ras-du-cou, le col uni du même bleu.

À dix ans, cette fois le polo est gris, le col déboutonné, trois fines bandes blanches sur la poitrine et le haut des épaules. Le visage est légèrement plus ovalisé et constellé de taches de son. Même regard et bouche pincée ; cheveux identiquement plaqués sur le front.

À douze ans, l’apparition de la couleur ne laisse aucun doute sur le roux flamboyant de ma chevelure qu’une raie partage désormais en deux au tiers gauche du crâne, avec des pattes descendant à hauteur du lobe des oreilles et dont la fonction est de cacher les cicatrices laissées par des interventions lourdes sur chaque oreille. Les taches solaires ont gagné du terrain, elles descendent désormais sous les pommettes, de part et d’autre de la bouche, ne laissant de fait que l’espace d’une moustache et d’un bouc hypothétiques d’une blancheur de peau prête à rougir pour peu qu’il m’arrive de quitter l’ombre. La bouche est à peine moins pincée, elle se veut sérieuse plus que réprobatrice comme par le passé. Les polos ont laissé place à un pull de laine fine, couleur marron glacé, boutonné sur l’épaule gauche et dont le col rond couvre le cou d’une bande rouge surmontée d’une autre d’un marron plus soutenu.

Quoi qu’il m’en coûte et mon anglophobie dut-elle en souffrir, il est indéniable que ces trois images font de moi un parfait petit Britannique. Dieu merci, trois ans plus tard on me dirait davantage Irlandais, ce qui était et demeure bien plus gratifiant à mes yeux !


Ultime portrait de l’enfance, dernière année de collège : me voici au milieu de l’adolescence, quinze ans environs… Une tignasse rousse qui s’est épaissie et se veut librement ébouriffée en permanence comme si elle cherchait à fixer à elle seule tout ce qu’il y a de rebelle en moi. Plus certainement, on pourrait déduire que cette luxuriance indisciplinée autant qu’indisciplinable est la résultante de l’effervescence qui bouillonne et brouillonne sous la calotte crânienne où elle est implantée. Les sourcils également se sont épaissis et semblent en bataille. Les taches de rousseur ont pris de l’ampleur, elles se touchent désormais les unes les autres au point de former une plaque sur chaque pommette. En revanche, la peau est saine et lisse, dépourvue de ces constellations d’acné dont d’autres que moi ont dû se débarrasser au prix d’une lutte acharnée. Le sourire est légèrement moins pincé, mais la lèvre supérieure est tombante, un peu décollée dans le coin droit, laissant apparaître un interstice que l’on imagine habituellement occupé par une cigarette. À cet âge, il y a déjà six ans que je fume. De plus en plus. Cette lèvre décollée me donne une lippe boudeuse que ne dément pas le regard en coin, manifestement tourné vers la droite, cherchant une échappatoire pour mettre fin au pensum de la pose devant ce type – toujours le même depuis la Maternelle – qui ordonne de sourire quand objectivement rien n’y pousse naturellement. Je n’ai jamais su, jamais pu ou voulu sourire sur commande. Question d’éthique : je ne suis pas un être dissimulateur.

Côté vestimentaire, plus de polos ni davantage de pulls à col rond montant ou ras du cou porté sur un t-shirt blanc. Désormais, j'arbore des chemises à même la peau, accompagnées ou non d’un fin pull sans manches à col ouvert que ma mère appelait « débardeur », comme ici sur ce cliché : chemise parme à rayures moyennes dorées, débardeur beige parsemé de petits chevrons plus soutenus. Pas de cravate ; celles-ci feront leur apparition avec le lycée et remplaceront toute idée de pull. Elles seront toutes étroites et discrètes ; il y en aura une en cuir marron, que je porte le plus souvent un peu lâche sur un col déboutonné et une autre en fine laine tricotée de couleur bordeaux pour laquelle je veille à ce que le nœud Manhattan soit toujours impeccablement droit, pour ne parler que de mes deux préférées.

Je me rends compte qu’il y a là un paradoxe ; alors que je ne m’aimais pas, me trouvais quelconque sinon laid, je n’étais pas dénué d’une certaine coquetterie. Cherchai-je inconsciemment à me faire pardonner ce visage disgracieux, à faire diversion par un aspect vestimentaire à contre-courant de la mode du moment ? Pas de jean pour moi, par exemple, mais des pantalons « habillés » aux couleurs discrètes ; chemises unies ou à fines rayures aux tons pastel tirant souvent vers le rose à une époque et un âge où cela ne se portait guère pour la gent masculine.


Dégagé de ces stupides photographies scolaires, le lycée a accompagné la fin de mon adolescence et mon passage au statut d’adulte. Ce fut ma période « favoris », et non ma favorite. Je m’étais laissé pousser des rouflaquettes à la russe pour coller davantage au personnage que j’interprétais dans « La Demande en mariage » d’Anton Tchekhov. J’y tenais le rôle d’un prétendant aussi irascible et querelleur que son futur beau-père, chacun faisant valoir que les « Prés du bœuf » lui appartiennent au moment de déterminer la dot.

S’il existait la moindre image pour témoigner de ce temps, ces pattes rousses descendant jusqu’aux maxillaires pour tourner sur quelques centimètres le long des mâchoires constitueraient le seul changement physionomique notable.


Et puis je suis sorti de l’adolescence en même temps que du lycée, tout comme j’avais quitté d’un même mouvement l’enfance et le collège. Dix-huit ans ; j’étais désormais « majeur et vacciné », prêt à exercer mes droits civiques l’année suivante pour les élections présidentielles.

C’est le dernier cliché posé devant moi. Tirage monochrome au format 10 x 15 cm. Image prise par mon frère, faussement « volée ». Ne pas se fier aux apparences, elle a été shootée trois fois pour plus de sûreté à cause du modèle toujours réticent à se laisser saisir par l’objectif. Je suis rarement passé devant un miroir sans me jeter un coup d’œil critique avant de me lancer une grimace ou une insulte, alors l’idée de poser pour une photo immortalisant ma gueule…

Me voici donc majeur ! Pour cet anniversaire et mon bac, mon frère m’a offert les trois volumes de la biographie d’Alexandre le Grand par Roger Peyrefitte, sur papier vélin blanc supérieur « Capri », relié pleine toile et numérotés, faisant partie de l’édition originale. Je suis allongé sur le lit de mon frangin, dans ce qui fut la chambre commune de nos jeunes années – depuis huit ans, je dors dans le canapé convertible de la bibliothèque – tenant à la main le premier volume. C’est un livre épais et lourd d’un peu plus de 710 pages, difficile à tenir. Trois doigts de la main gauche sont posés repliés sur la couverture, tandis que l’index et le pouce tiennent les pages de gauche pour éviter qu’elles ne se referment. Je suis penché sur le livre, manifestement plongé dans ma lecture. Mes cheveux sont denses et très foncés, la moustache est fine, les favoris sur la joue gauche bien dessinés. Surtout, sur ce cliché, on peut voir que les taches de rousseur se sont estompées au point de pratiquement disparaître. Elles ne reviendront plus sur mes joues, en revanche au fil des ans elles se feront plus nombreuses sur les bras et les jambes, donnant de loin une impression de bronzage tout à fait improbable pour une peau trop blanche qui ne sait faire autre chose que de brûler au soleil.


Dernière image, je l’ai dit. Ensuite, j’ai quitté la petite ceinture parisienne pour le sud-ouest, laissant derrière moi les témoins de toutes ces années détestables, pensant qu’ailleurs la vie pouvait être différente. Or ce n’est pas de lieu qu’il aurait fallu changer, mais de personnalité. Ce que j’ai fait en partie, pour le meilleur comme pour le pire.



Voilà ! J’étais jeune et bête. Idéaliste à ma manière. J’aurais voulu n’être qu’une âme sans corps. Vision platonicienne imbécile et limitée. Puis j’ai découvert tous les plaisirs que je pouvais tirer de cette carcasse encombrante ; je me suis mis à tenter d’aimer la vie, d’en tirer le maximum. J’ai bougé davantage, je me suis impliqué dans des associations étudiantes, j'ai frayé avec diverses personnes qui m’ont fait partager leurs passions, leurs espoirs et leurs doutes. Petit à petit, j’ai découvert mes propres centres d’intérêt. Je me suis mis à cuisiner, à aimer les vins, à apprécier le champagne, à marcher hors des murs ou de moi-même pour échapper à ma claustrophobie. Je me suis aussi abandonné à l’amour physique dont je sentais tout le poids du manque dans mes jeunes années. Oui, il était possible de tirer pour moi du plaisir de ce corps honni en l’offrant aux autres…

Ce corps que je n’aimais pas, je pouvais en jouir intensément sans avoir à l’apprécier pour autant. D’ailleurs, le plus souvent, j’avais la sensation de m’extraire de cette enveloppe charnelle pour assister à ces ébats en spectateur incrédule, éberlué que l’autre ait pu éprouver attirance et désir pour moi. Il y avait tromperie sur la marchandise ; mais lequel trompait l’autre ? Au fond, cela n’avait aucune importance et faisait partie des mystères de la vie.

Il ne faut pas me croire plus désabusé que je ne suis ; si j'ai pris un nombre de « râteaux » qui permettrait de monter une jardinerie, j'ai aussi connu l'amour sincère et véritable, sur lequel la pudeur impose le silence.


La vie commence à vingt ans. C’est également l’âge auquel la barque de Charon aborde les rapides pour glisser sur la pente vertigineuse d’un temps plus fluide encore que les eaux du Styx.

Toute une vie s’est écoulée depuis cet ultime cliché d’une enfance qui basculait pratiquement dans l’âge adulte ; c’était hier et la mort, c’est déjà demain… Le plus long a été fait ; peu de chances – de risques ? – de doubler la mise à ce stade.

Dans l’éternité du temps, dont nous ne savons rien et sur laquelle nous n’avons aucune certitude, ceci n’aura duré que l’espace d’un battement de cils ; de cœur si l’on préfère.

Cette notion d’éternité, d’infini ou de néant effrayait l’enfant, l’adulte l’a apprivoisée ou bien s’en est-il accommodé ? Je n’ai plus de peurs nocturnes insomniaques mais des insomnies apaisées.


Je remonte le Styx de l’amont vers l’aval, à contre-courant d’un fleuve dont chacun sait qu’il coule à l’envers. Voilà soixante ans que j’ai embarqué sur l’esquif de mon destin pour une improbable croisière. Charon tient la barre et décide du cap, nautonier implacable et sans âme. Je sais qu’un jour il nous fera gagner la rive opposée et que ce sera pour moi la fin du voyage. Toute croisière sur l’Achéron aboutit à un quai, on ne peut chavirer ni revenir en arrière ; rendez-vous est pris avec le néant, qu’il soit d’enfer ou paradisiaque…

Le Styx est un fleuve qui fait mentir tous les philosophes qui prétendent que ce n’est jamais la même eau qui coule dans une rivière, jamais la même dans laquelle on se baigne. C’est lui qui gouverne, décide de tout, à jamais inchangé, inchangeant ; grand maître de l’illusion, de toutes les illusions.
La traversée n’a pas été celle d’un long fleuve tranquille ; il y a eu les courants contraires, des chutes vertigineuses, des moments plus fluides et c’est cette diversité qui en a fait le charme en même temps que la difficulté. Je ne me plains de rien car je sais pertinemment qu’il en va de même pour tout un chacun.


Un lieu commun prétend qu’au moment de toucher le quai il nous est donné de revoir notre vie défiler en une fraction de seconde. C’est un marronnier pour littérature de gare. La vérité est que personne n’en sait rien puisque l’on n’a jamais vu revenir quiconque pour en attester. On m’opposera les expériences de mort imminente mais je rétorquerai que, pour imminente qu’elle fut, la mort s’est abstenue.

Pourtant, je veux bien concéder que je ne peux faire autrement que m’interroger… Depuis quelque temps, des flashs faisant apparaître des lieux, des visages ou des scènes de ma vie passée viennent me visiter hors de propos, au point que cela finit par devenir une sorte de harcèlement. Des événements heureux comme d’autres qui le sont moins. Qu’est-ce à dire ? Que l’appontement est pour bientôt ? Que mon inconscient est bien plus tourmenté que ma conscience ?

Il s’agit là de questions purement rhétoriques, pour lesquelles la réponse n’a que peu – si ce n’est aucune – importance. Je ne fais que constater un fait qui vient déranger mon petit confort intellectuel.
Je croyais avoir refoulé les pires moments, laissé en route quelques-uns des meilleurs, oublié les personnes que j’avais chassées de ma vie comme celles qui avaient décidé d’en sortir, c’est-à-dire de me rayer de la leur… Il me semblait être prévenu et prémuni contre toute tentation nostalgique… Tout ceci n’est qu’illusions, jeu de miroirs.

Dans cette croisière sur le Styx, nous ne décidons de rien, à aucun moment. Ni d’embarquer, ni du rythme des eaux, des paysages qui défilent, des voyageurs que nous croisons, pas davantage du moment du débarquement. C’est « all inclusive ». Je ne dirais pas « clefs en main » car, justement, de clefs nous n’en avons pas.



Fin de la séquence Nostalgie. Il n’y a d’autres photographies que celle de ma carte de groupe sanguin et l’autre de mon permis de conduire, qui sont sans intérêt.
Il ne s’agit nullement pour moi d’écrire des mémoires comme je l'ai dit précédemment. Mon père est mort d’une attaque cardiaque en commençant les siennes. Ironie de l’histoire, lui qui n’aimait pas l’eau et n’avait jamais de sa vie tenté d’attraper un poisson, avait choisi pour titre « La Pêche aux souvenirs. »

Nous pêchons tous dans le Styx, au bord de la barque, sans nous rendre compte que le poisson, c’est nous.

Toulouse, le 30 janvier 2022

samedi 1 janvier 2022

Ça parle au Diable 2/2


 *


Éric court le long de la jetée. Des larmes abondantes lui brouillent la vue durant sa course jusqu’à la balise rouge marquant l’entrée du port et le font trébucher de loin en loin, toutefois il parvient à ne pas tomber. Il veut mourir ; il ne voit pas d’autre issue. Impression de déjà-vu, déjà vécu, mais cette fois sera la bonne !
Septembre est déjà là avec sa promesse de rentrée scolaire et, alors qu’il s’en faisait une fête, il sait que ce sera le début d’un nouveau cauchemar. Comme si juillet et août n’avaient pas suffi à son malheur. Chienne de vie.
Dire qu’il avait attendu les vacances d’été avec une impatience grandissante tout au long de la précédente année scolaire, qu’il avait formé tant de projets pour les rendre parfaites et intenses, sans temps morts. Et, au final, ça n’avait été qu’une longue suite de rendez-vous manqués, de déception, de mauvaises décisions, d’angoisse et d’incompréhension. Un lent et long cauchemar qui n’avait cessé de monter en puissance pour trouver son apogée ces derniers jours.
Cela avait commencé par des regards en coin que lui jetaient certains camarades croisés dans la rue ; puis il s’était rendu compte que Philippine lui battait froid, affectant de ne pas le voir afin de l’éviter plus aisément. Or, Philippine était son amie depuis si longtemps, un peu sa confidente aussi. Enfin, ce furent les messages nauséabonds, insultants et parfois haineux dont la vague grossissante déferla sur les réseaux sociaux auxquels il était abonné. Il semblait que tout le collège – bien qu’en vacances – se soit donné le mot pour le traiter de « sale pédé », « lopette », « tafiolle » et autres synonymes.
Tout ceci était tellement violent et injuste qu’il n’osa plus sortir de chez lui pour aller à la plage ou faire un tour sur le port comme il aimait tant. Afin d’éviter les questions de ses parents, il leur proposa de les aider à la plonge pour les deux services, prétextant que l’argent de poche qu’ils lui donneraient à cette occasion l’aiderait à s’acheter un nouveau vélo, ce qui était tout à fait cohérent vu l’état de celui qu’il traînait par mont et par vaux depuis des années.
Chaque jour, il craignait qu’un client au fait de la rumeur n’en parle à ses parents. Dès que la porte du restaurant s’ouvrait, il lui semblait recevoir un coup de poignard. Cependant il ne se passa rien de cet ordre ; il semblait que la cabale n’ait pas atteint le monde des adultes, ce qui prouvait leur désintérêt pour ce que leur progéniture fabriquait sur leurs ordinateurs ou leurs smartphones.

Les vacances d’été presque achevées, il parvint à coincer Philippine et à avoir une explication avec elle.
— J’ai la nette impression que tu fais tout pour m’éviter depuis des semaines et je ne comprends pas pourquoi. Qu’est-ce que j’ai pu te faire sans m’en rendre compte ? attaqua-t-il.
Un instant muette, la jeune fille consentit à parler enfin pour crever abcès qui la travaillait depuis quelque temps.
— Il y a des bruits qui courent sur toi. Tout le monde dit que tu préfères les garçons et moi je passe pour une gourde.
— Mais tu es mon amie, je ne t’ai jamais rien caché, tu sais bien qu’il n’y a rien de vrai dans tout cela ! Tu ne peux pas croire ces idioties, pas toi !
— Je ne sais pas. Je suis là, depuis des années, toujours à quelques pas de toi et tu ne me calcules jamais. En revanche, tu es constamment fourré avec Patrick. Jusqu’ici je ne m’étais pas posé la question, mais maintenant… lui dit-elle, les yeux brillant de larmes retenues.
— Patrick et moi, on se connaît depuis la Maternelle ; il est — en tout cas était — comme un frère pour moi. Je n’ai jamais été attiré par lui et il ne s’est jamais rien passé d’équivoque entre nous.
— Et avec les filles ? Il y en a une dont tu ne m’as pas parlé ? demanda-t-elle, mue par une jalousie qu’elle ne parvenait pas à dominer.
— Écoute, Philippine… Je ne sais pas comment te le dire ; c’est assez humiliant pour moi… La vérité, c’est que je suis un putain de puceau. On peut bien me prêter toutes les activités sexuelles les plus perverses de la Terre, je suis entièrement vierge, innocent et incompétent de ce côté-là, avoua-t-il en piquant un fard.
— Je te crois, répondit la jeune fille en lui prenant la main. Oublions tout ce malentendu, tu veux bien ?
Ils étaient restés ensemble encore une dizaine de minutes, silencieux, incapables l’un comme l’autre de relancer une conversation normale après ce qu’ils venaient de se dire et aussi de se taire. Leurs timidités respectives conféraient une gravité peu commune à ce moment de silence dans lequel même les regards ne se croisaient plus. Philippine pensait à ses propres sentiments pour celui qu’elle considérait davantage que son ami ; Éric humilié d’avoir avoué qu’il ne savait rien du sexe et moins encore comment aborder une jeune fille. Perdu dans ses pensées, il ne voyait toujours pas les signes que son amie ne cessait de lui envoyer depuis tant de mois. C’est ainsi qu’ils se séparèrent, l’important dit sans que l’essentiel soit abordé.

Après avoir parlé avec Philippine et alors que la Rentrée approchait à grand pas, Éric trouva le courage de donner rendez-vous à Patrick à l’endroit où ils se retrouvaient pour jouer naguère dans les dunes. Pour ce qu’il avait pu lire sur les réseaux, son ami n’avait pas participé à la curée ; il en était même une victime collatérale dans la mesure où certains le désignaient comme étant son partenaire sexuel.
Hélas ! Une fois de plus tout lui sembla aller de travers. Alors qu’il avait cru devoir rendre des comptes à Patrick à cause de la rumeur qui les atteignait tous les deux, il se retrouva devant un monstre froid et hilare lui expliquant qu’il était lui-même à l’origine de tout cela.
— Tu n’as pas à t’en vouloir. C’est moi qui ai déclenché de tout ça. J’ai fait fuiter l’info parmi les copains en diffusant l’enregistrement de l’émission. Tu te souviens du morceau qui passait au moment où tu as appelé ? « Ça parle au Diable »… Eh bien c’est exactement ce que tu as fait ! Pendant que tu pleurnichais au téléphone, moi j’étais sous son bureau en train de lui tailler une plume, pauvre nul !
Éric était incrédule et restait sans voix devant ce qu’il entendait. Il lui était impossible de croire à ce discours dans lequel il ne reconnaissait pas son meilleur ami, celui pour qui il aurait donné sa vie encore quelques semaines plus tôt en pensant que la chose était réciproque.
— Tu te demandais pourquoi je ne te voyais plus ? C’est simplement parce que j’ai découvert de nouveaux jeux auxquels je ne voulais pas t’associer… Aux vacances de Pâques, un vieux cochon m’a proposé une poignée de billets pour des caresses réciproques et j’ai dit oui. Rien de bien sérieux, il avait trop peur de se faire pincer. De l’argent vite gagné – crois-moi – et sans trop me fouler.
— Ce n’est pas vrai ! Dis-moi que tu n’es pas comme ça ?
— Comme ça, quoi ? J’aime les hommes, oui. De préférence les vieux qui ont les moyens. Qu’il s’agisse de moyens physiques ou financiers.
— Alors, tu n’as aucune morale ? s’indigna Éric.
— C’est exactement pour ce genre de réflexion que je ne t’ai parlé de rien. Tu vis hors du monde, dans une sorte de rêve d’où il est impossible de te tirer… Tu es complètement aveugle, mon pauvre Éric ! Tout le bahut a envie de se faire Philippine – et plutôt deux fois qu’une –, mais cette gourde n’a d’yeux que pour toi. Si tu n’étais pas atteint de la pire des cécités, tu aurais compris ses œillades, ses sourires tristes, ses déceptions quand tu refusais d’assister à une teuf et préférais aller aider tes parents au restau… tu es irrécupérable ! Si encore tu suçais tu aurais pu m’intéresser, mais tu n’es qu’un pauvre puceau inutile. Si je te prenais en levrette, on entendrait tes hurlements jusqu’en Amérique…
Emporté par l’élan, grisé par la vulgarité de ses propos, Patrick se délectait de la figure défaite de son ancien camarade.
— Encore une fois, le plus ridicule dans tout cela, c’est que tu as cru bon de t’épancher en direct à la radio auprès de « Doc ». David Garver. Mon amant depuis des mois et qui a rompu avec moi le lendemain, à cause de toi, de ta « détresse » ; parce que j’étais en train de m’occuper de lui dans le studio pendant ton appel et que je lui ai fait signe qu’on se connaissait et que c’était de moi que tu parlais ! Mais rassure-toi, c’est sans importance. J’ai rebondi. Maintenant je donne dans la politique municipale, je me tape l’adjoint à l’éducation et aux sports. C’est pas la queue du siècle, mais elle est endurante et il y a d’autres compensations.
Il avait du mal à reprendre son souffle, cependant il voulait que l’exécution soit totale. Contrairement à ce qu’il prétendait, avoir été remercié par « Doc » restait une blessure béante car il y avait une sorte de snobisme chez lui et il s’enorgueillissait de cette liaison cachée avec une célébrité locale.
— Bouge-toi, non de Dieu, va sauter philippine ou sucer « Doc ». Si tu arrives à le faire bander, peut-être qu’il te dédiera le disque suivant pendant qu’il t’embrochera contre la console du studio. Ça s’est passé comme ça pour moi. Tu ne seras pas le premier. Ni le dernier…
Alors, Éric avait vu rouge ; il s’était jeté sur Patrick et – quoiqu’il ne se soit jamais battu jusque-là – avait trouvé dans sa rage, son humiliation et don dégoût, la force et la précision de ses coups. Cela avait été un véritable passage à tabac dont l’autre – sidéré d’effroi devant la brutalité de celui qu’il avait toujours considéré au plus profond de lui, avec un parfait dédain, comme une larve – n’avait pu se défendre.
Le pugilat s’était soldé par un K.-O., laissant le perdant recroquevillé, les mains plaquées contre un ventre endolori par quelques coups de pied qui avaient été autant de penaltys, le visage tuméfié, la lèvre inférieure et l’arcade sourcilière droite fendues.
Éric avait regardé le résultat avec horreur puis, persuadé d’avoir tué Patrick qui ne bougeait plus, d’être devenu par le fait plus monstrueux que lui, il s’était mis à courir jusqu’au port et sur la jetée où la balise ne tarderait plus à lui barrer le chemin.

Il pleure mais, au fond, il ne sait plus très bien pourquoi, ni sur qui ni sur quoi. Toute cette histoire n’est qu’un horrible gâchis, une succession de non-dits et un malentendu. Peut-être pleure-t-il sur une amitié perdue tout en se demandant si elle n’a jamais été réelle ?
Si Patrick est mort sous ses coups, comment expliquer son geste, sa rage, sans révéler toute l’histoire ? Quoi qu’il en soit, une enquête même approximative permettra aux gendarmes de reconstituer l’enchaînement. Ce sera pour lui une honte plus insupportable encore. Comment ses parents ne le verront-ils pas comme le pire des monstres désormais ?
Mourir… Il veut mourir pour que tout cela cesse. Qu’importe s’il n’est plus là pour dire sa vérité, la vérité sur tout ce qui s’est passé.

Tandis qu’Éric court vers l’extrémité de la jetée, Patrick revient à lui et se relève avec difficulté. Tout son corps lui fait mal, il a l’impression d’avoir essuyé un typhon en haute mer. « Ce petit connard a une force de dément… En tout cas, on peut lui reconnaître qu’il ne se bat pas comme une gonzesse, ce petit pédé ! » chuchote-t-il avec une légère pointe d’admiration, comme pour se montrer beau joueur ou regretter d’être passé à côté de quelque chose.

Éric arrive à la balise. Son empiétement occupe pratiquement la largeur de la jetée ; il n’y a qu’un étroit passage de part et d’autre pour l’éviter. Malgré lui, il réduit sa course et se laisse glisser le front contre le métal qui résonne. Il a buté contre l’obstacle. Il reste buté contre l’obstacle.
Son cœur bat la chamade, il se sent épuisé physiquement par sa course et moralement par les événements de l’été. Pourtant il lui reste un dernier pas à franchir et il doit puiser ses dernières forces pour le grand saut.
Il crie sa rage, frappe la balise de ses poings déjà meurtris par la rixe, se relève péniblement et titubant, puis il saute dans le vide.
Il manque de peu se fracasser sur le pont du petit chalutier qui quitte le port juste à cet instant-là. Le vieux marin qui est à la barre le repêche, voit ses larmes et comprend que la chute n’était pas accidentelle. Il va chercher une vieille couverture dans la cambuse et la lui tend.
— Tiens, mon gars, réchauffe-toi. J’allais faire un petit tour en mer, ça te dit de m’accompagner ? Tu raconteras tes peines aux poissons, moi je suis sourd et eux muets, comme ça tes malheurs secrets seront bien gardés…
Éric sourit timidement, malgré lui, heureux en somme d’avoir été sauvé. La mer est d’huile, le soleil brille, tout à l’heure il y aura des poissons dans le filet… Tout cela n’est-il pas le signe qu’un bonheur est encore possible et que la vie peut continuer ? Sinon, il reste toujours la possibilité de sauter en pleine mer, même si les dix mètres de l’embarcation la limitent à la pêche côtière…

Toulouse, 1er janvier 2022

Ça parle au Diable 1/2

 

L’enfant court le long de la jetée. Il n’aimerait probablement pas que je dise « l’enfant », cependant est-on autre chose à quatorze ans, tout préadolescent que l’on soit par ailleurs ? Et puis, les larmes qui lui brouillent la vue durant sa course jusqu’à la balise rouge marquant l’entrée du port ne sont-elles pas celles de l’enfance ? Je n’ose dire « enfantines » de crainte d’aggraver mon cas…

Il veut mourir. Il n’y a pas d’autre issue. Du moins est-ce ce qu’il croit. Il a d’ailleurs essayé de se trancher les veines avec un morceau de verre brisé, il y a quelques semaines – au début de l’été – alors qu’il faisait la plonge au restaurant de ses parents, de l’autre côté du port, à deux pas de la criée aux poissons.
Sa mère était arrivée à temps, apportant de la vaisselle sale dans le réduit où il se trouvait. Elle avait vu le poignet gauche de son fils qui pissait le sang et dans sa main droite le tesson où perlaient des gouttes du même liquide. Elle s’était précipitée en criant. Il avait inventé une histoire impossible de verre qui lui avait échappé, s’était brisé sur le rebord du bac à plonge et dont un morceau s’était fiché dans son poignet. Il venait de le retirer quand elle était entrée et s’apprêtait à appeler à l’aide. Elle l’avait cru sans la moindre hésitation, non qu’elle fût stupide mais simplement parce qu’elle était mère et qu’une mère ne peut imaginer que son enfant puisse désirer mourir. D’autant moins lorsqu’il s’agit d’un gamin équilibré, réussissant au collège, sportif, entouré d’amis fidèles.

Le garçon lui-même avait fini par croire à la fable rocambolesque de l’accident. Le geste avait été une impulsion regrettée aussitôt qu’accomplie, comme si la douleur de la blessure l’avait réveillé d’un mauvais rêve. Mais, maintenant, alors que les vacances vont s’achever, l’obsession morbide remonte au galop comme la marée au Mont-Saint-Michel. Il sait qu’il a commis une erreur, une recherche rapide sur Internet le lui a montré : on ne se tranche pas les veines dans le sens horizontal, il faut le faire à la verticale sur un segment plus long afin de rendre impossible tous travaux de suture. On trouve sur la Toile le meilleur comme le pire, il est bien placé pour le savoir…


Leur médecin de famille, qui dînait ce soir-là dans le restaurant avec son épouse, avait abandonné une sublime seiche aux poivrons et à l’ail assaisonnée d’un infime soupçon de piment d’Espelette pour se porter au secours de son jeune patient après avoir attrapé sa trousse médicale qui ne quittait jamais le coffre de son véhicule.
— Tu ne t’es pas raté ! s’exclama-t-il en observant la plaie, tout en préparant le nécessaire pour la désinfecter et poser les quelques points qui s’imposaient.

— Oui, difficile d’être aussi maladroit, éluda l’enfant.
Le médecin eut une moue désapprobatrice et se renfrogna soudain.
— N’insulte pas mon intelligence, mon garçon ! Nous savons toi et moi parfaitement à quoi nous en tenir… Mon plat est en train de refroidir dans la pièce à côté, tandis que ma femme commence à bouillir ; il me semble que j’entends déjà ses récriminations. Depuis des mois, je lui promets de rentrer tôt pour que nous sortions et passions une soirée tranquille ensemble ; on peut dire que c’est un fiasco, non ?
Tout en bougonnant, il s’affairait autour de la plaie de l’enfant qui n’était pas aussi profonde que l’aurait laissé supposer l’aspect spectaculaire du sang qui avait coulé.
— À la vérité, je ne devrais pas m’occuper de toi. Après avoir fait un pansement de premiers secours, j’aurais dû appeler les pompiers ou une ambulance pour que l’on te transporte aux urgences de l’hôpital. Et là, crois-moi, tu aurais compris ce que c’est que d’avoir des ennuis qui te pourrissent la vie… Ils auraient suivi la procédure, fait un signalement aux autorités compétentes ; déclenché une avalanche de contrôles et d’enquêtes sociales pour voir si tes parents te maltraitent, si c’est pour cela que tu as voulu te trancher les veines ou si ce n’est pas eux qui t’ont fait cette blessure. C’est ça que tu veux pour eux ? Tu te rends compte de la rumeur qui se propagerait immanquablement dans la ville et de la probable perte de clientèle qui s’ensuivrait ?

— Je n’y avais pas pensé, murmura l’enfant, tête baissée, à la fois contrit et butté.
— C’est bien là le problème, petit imbécile, si les suicidés réfléchissaient deux secondes, les médecins auraient moins de travaux de couture !
Et puis le docteur s’était tu, concentré sur ses travaux d’aiguille afin de faire la plus belle cicatrice possible, en même temps que la moins visible. Cette application l’avait en quelque sorte détendu, comme si les gestes professionnels l’apaisaient et lui faisaient oublier sa colère. Une colère qui n’était pas feinte, au demeurant. Il connaissait ce gosse depuis sa plus tendre enfance et ne voyait pas quel genre de drame dans sa vie avait pu le conduire à une telle extrémité.

— Il faut que tu trouves quelqu’un à qui parler de tes problèmes, quels qu’ils soient, ça t’aidera à passer le cap et tu seras moins seul pour les affronter. Si tu veux, passe à mon cabinet demain. Si tu préfères t’adresser à quelqu’un d’autre, je pourrai au moins te donner les coordonnées de professionnels compétents en qui tu pourras avoir toute confiance.
Puis, après avoir rangé son matériel, le médecin avait regagné la salle du restaurant où l’enfant l’avait entendu rassurer ses parents en les confortant dans l’idée de l’accident stupide, précisant au passage qu’il allait falloir lui trouver un remplaçant à la plonge pour au moins quelques jours.
Le conseil du médecin était de trouver quelqu’un à qui parler. Ça semblait si simple, au fond. Pourtant ça ne l’était pas car la seule personne à qui il aurait souhaité s’ouvrir était justement celle à qui il lui était impossible de le faire.

Avec le recul, force était de constater que l’option avancée par le médecin était la pire des choses et que toute la catastrophe qui devait suivre en découlait directement.

Il avait accroché son tablier au portant, puis il était allé embrasser ses parents à qui il avait dit des mots rassurants sur un ton qu’il pensait suffisamment insouciant. En traversant la salle du restaurant où une quinzaine de couples étaient encore attablés, il avait salué le médecin et son épouse, à laquelle il avait demandé de bien vouloir lui pardonner d’avoir gâché sa soirée.

En somme, il était redevenu le gentil garçon que tout le monde connaissait et dont on donnait la politesse en exemple. La vie avait repris son cours tranquille, n’était le fait que sa barque voguait inéluctablement vers les récifs.

De retour chez lui, il se jeta sur son lit, laissant pendre ses pieds en dehors afin de ne pas salir les draps avec ses baskets immondes qu’il n’avait pas eu le courage de retirer. La tête calée sur l’oreiller, il fixa le plafond intensément comme si cela avait le pouvoir magique d’atténuer la douleur qui se réveillait à son poignet maintenant que l’effet de la piqûre anesthésique s’estompait.

Il tendit le bras vers le poste de radio posé sur sa table de chevet et en tourna le bouton afin de la mettre en marche, sans se rendre compte que c’était là son second geste suicidaire de la soirée et sans nul doute le plus dangereux, celui qui aurait le plus de conséquences.


*


— Il est pile vingt-deux heures et vous êtes sur Embruns FM, la radio locale qui n’hésite pas à se mouiller pour vous ! Vous écoutez Un frisson dans la nuit, trois heures de direct pleines de musique, cinéma et confidences animées par David Garver, mais appelez-moi « Doc », c’est plus court…

Le studio avait été aménagé dans l’ancien garage de la maison. Il était composé de deux parties séparées par une demi-cloison surmontée d’un double vitrage épais permettant une isolation acoustique parfaite. La pièce la plus grande était le studio proprement dit, meublé d’une table ronde en son centre sur laquelle étaient fixés des micros et de petites lampes de bureau diffusant un halo lumineux juste assez puissant pour permettre à la personne installée devant de lire ses notes. Le plafonnier était rarement allumé, non par Économie mais afin de créer une ambiance intimiste. À côté de chaque micro se trouvait une prise sur laquelle brancher le casque nécessaire pour avoir un « retour » sans générer d’écho ou de Larsen. Les sièges sur roulettes étaient de sommaires chaises de dactylo qui dataient des débuts de la station, quand il n’y avait pas énormément d’argent et qu’ils constituaient alors une sorte de luxe. Au mur étaient punaisées des affiches d’événements culturels et des photographies dédicacées par les artistes plus ou moins connus qui avaient bien voulu faire escale ici.

De l’autre côté de la vitre, dans un espace beaucoup plus réduit – qu’ici on surnommait « le placard à balais » – c’était la régie. Une longue table sur laquelle étaient posés différents appareils électroniques dans un enchevêtrement de fils électriques et de câbles de connexions que chacun espérait ne jamais avoir à démêler. Au mur, des casiers de bois blanc contenaient des milliers de disques vinyles ou CD qui ne servaient plus à grand-chose car la discothèque était numérisée et en accès instantané sur l’ordinateur de la station dont deux moniteurs assuraient le pilotage sur la console, situés juste devant le technicien. En l’occurrence, David Garver, dit « Doc », qui assurait seul aux manettes la tranche nocturne.

Bien sûr, il ne s’appelait pas plus David Garver que vous et moi, il avait emprunté ce nom ainsi que celui de son émission et son concept au premier film réalisé par Clint Eastwood en 1977.
La seule chose qui fut vraie dans tout ceci était qu’il avait le droit de se faire appeler « Doc » car son véritable métier était psychiatre. Il s’était retrouvé dans ce studio à sa demande, en remerciement pour avoir sauvé l’épouse du directeur de la station d’un inéluctable suicide après de nombreuses tentatives. Il avait, pour ce fait d’armes, droit à la vénération éternelle dudit directeur qui n’était pas davantage fait pour être veuf que dirigeant d’entreprise.

Le studio était dans le fond du garage ; la régie sur le devant, donnant par une large baie vitrée sur l’étroite rue qui bordait le port de pêche.

Avant de créer Embruns FM au début des années quatre-vingt, quand les « radios libres » fleurissaient, Georges Dugrain tenait un magasin d’article de pêche et avait voulu sauter sur l’opportunité de faire de la publicité gratuite pour son activité principale. Puis il s’était pris au jeu au point de ne plus s’occuper que de la radio. Il avait eu la chance de conserver sa fréquence au moment de la redistribution puis de se positionner sur un nouveau créneau corporatiste lorsque Saint-Lys radio avait cessé d’émettre le 16 janvier 1998 à 20 heures. Durant cinquante ans, des générations de pêcheurs, skippers et commandants de navires avaient été suspendues à cette fréquence sur les ondes décamétriques dont la base était loin de toute mer, à l’intérieur des terres à proximité de Toulouse. Embruns FM était devenu l’interface entre le continent et l’océan, le lien de service et de proximité avec ceux qui prenaient le large. En tout cas, c’était le projet. Quant à savoir à quel point il était abouti, c’était une autre histoire.


— Vous aimez le jazz ? En tout cas, moi j’adore ça. Je vous propose un morceau de Kyle Eastwood, le fils doué du grand Clint. Souvenez-vous, il était à ses côtés dans Honkytonk Man en 1982. Pratiquement deux heures de pur bonheur. On est bien d’accord : Kyle ; rien à voir avec Scott qui a encore moins de charisme qu’une moule de bouchot… Non, je déconne… Amis conchyliculteurs, ne débarquez pas dans ce studio pour me lyncher. Ou alors, venez avec une pleine marmite de moules à la marinière – mes préférées –, j’offre le blanc parfait pour les accompagner ! Juste après ce morceau, je prends le premier appel. Ne vous impatientez pas, je reviens dans une poignée de minutes. Vas-y, Kyle, c’est à toi…


« Doc » était surexcité. Un mélange de coke et d’alcool venant se surajouter à un état permanent. Il se lâchait totalement le soir à l’antenne, comme si c’était une façon de contrebalancer la retenue nécessaire dont il devait faire preuve dans son cabinet de consultations le reste du temps.

Il appuya énergiquement sur la touche « Enter » du clavier disposé devant lui afin de lancer le morceau et se recula en faisant basculer le dossier de son fauteuil vers l’arrière. Le siège de la régie était incontestablement le meilleur de la station.
Ayant son casque audio sur les oreilles, il n’entendit pas la porte coulissante s’ouvrir dans son dos. À peine prêta-t-il attention au léger courant d’air qui fit frissonner les feuilles du « conducteur » de l’émission disposées devant lui sur la console.
Patrick entra sur la pointe des pieds, ne sachant pas si l’animateur était à l’antenne car son corps massif faisait écran à la lumière rouge qui servait de témoin à l’ouverture du micro. Après avoir refermé la baie vitrée, il fit les quelques pas restants sans le moindre bruit et déposa un baiser léger dans le cou de « Doc » avant de lui lécher sensuellement l’extrémité du lobe de l’oreille droite que le casque ne recouvrait pas totalement.

À quatorze ans, le jeune garçon en paraissait facilement deux ou trois de plus. Il était plus grand que la plupart de ses camarades et affichait une sûreté de soi digne de celle d’un adulte. Seuls le bermuda, le t-shirt informe, les Converses oranges passées sans chaussettes et le skateboard qu’il traînait en permanence avec lui établissaient ce qu’il y avait d’enfantin en lui.
« Doc » fit pivoter son siège pour lui faire face et Patrick lui planta un baiser sonore sur la bouche, indiquant ainsi qu’il avait vu qu’ils n’étaient pas à l’antenne.

— Je viens à peine de commencer, je ne t’attendais pas si tôt.
— J’avais envie d’être avec toi, répondit le garçon d’un ton mi-boudeur mi-espiègle. On pourrait s’amuser pendant que tu fais ton émission, je suis sûr que ça t’exciterait… ajouta-t-il en se laissant tomber sur les genoux de son amant, puisqu’il ne faut pas craindre de nommer les choses.
— Je travaille, là…
— Moi aussi. En tout cas si tu me laisses faire !

« Doc » se dit que ce gamin était encore plus pervers qu’il ne l’avait diagnostiqué. Leur relation s’avérait bien plus dangereuse qu’il ne l’aurait pensé. Cela finirait par lui éclater à la figure telle une bombe incendiaire qui dévasterait tout son univers. Il avait tout jeté par-dessus les moulins pour ce petit con : le bon sens, la déontologie professionnelle, la loi. Mais c’était si bon, du moins quand il ne sentait pas la menace derrière les mots doux exprimés trop brutalement.


— Ça ne se bouscule pas au standard, ce soir. Alors, en attendant que vous veniez me raconter votre vie, je vais vous parler de la mienne, dit-il en revenant sur les ondes. Il y a une expression québécoise qui m’a toujours plu et qui dit « Ça parle au Diable » afin de marquer la surprise ou un grand étonnement. L’autre jour, en me baladant sur Internet, je suis tombé sur un groupe que je ne connaissais pas – Mes Aïeux – et qui a sorti un album qui reprend cette expression pour titre. Je vous propose d’en découvrir un extrait ensemble.

Il lança le morceau et Patrick, qui s’était levé pour fureter dans la pièce pendant qu’il parlait, vint se reposer sur ses genoux, enlaçant son cou de ses bras frêles de gamin monté en graine. Trop maigre avec des membres trop long et fins, en aparté « Doc » le surnommait « le phasme ».

Contre son ventre, il pouvait sentir l’érection de Patrick et voyait à son sourire que celui-ci en avait parfaitement conscience. L’un et l’autre savaient comment tout cela allait finir. Ce ne serait pas la première fois. La baie vitrée était recouverte d’un film réfléchissant qui empêchait de voir la pièce depuis l’extérieur.
C’est alors que le téléphone sonna. « Sauvé par le gong », pensa-t-il.


*


L’enfant – désormais appelons-le Éric pour plus de simplicité – avait longuement hésité à se saisir du combiné mais le désir de se confier à quelqu’un se faisait de plus en plus pressant depuis que le toubib avait suturé ses coupures et bandé son poignet en l’encourageant à parler de ses problèmes.

Depuis des mois, il avait pris l’habitude d’écouter « Doc » dans son lit avant de s’endormir. Il ne partageait pas toujours ses goûts musicaux ni ses blagues parfois un peu foireuses, mais il aimait les moments où les gens appelaient pour discuter de leurs petits tracas ou grandes solitudes. Ça ne ressemblait pas à un déballage malsain, c’était au contraire des instants d’émotion qui pouvaient être intenses, souvent drôles.

L’animateur avait le talent d’écouter sans interrompre et de relancer d’un mot ou d’une phrase courte quand il sentait un « blanc » s’installer. Il gardait en permanence une distance sérieuse qui tranchait avec les bêtises qu’il lançait habituellement entre les disques lorsqu’aucun appel ne venait. Les conseils qu’il susurrait au micro semblaient de bon sens.

Cette voix qui le rejoignait sur son oreiller au moment où il cherchait le sommeil était devenue pour Éric comme une sorte d’amie intime à laquelle on pouvait tout dire sans craindre un jugement trop rapide ou une rebuffade agacée. Dans ces conditions, pourquoi ne pas prendre « Doc » pour confident de ce mal-être qui le taraudait et qui le rendait d’autant plus malheureux qu’il ne le comprenait pas ?
Il composa le numéro de la station de radio d’un doigt fébrile. C’était un numéro facile à retenir et qu’il avait mémorisé au fil du temps sans même en avoir conscience.
— David Garver à l’appareil. Qui m’appelle ? demanda la voix qu’il connaissait bien.


Par mesure de précaution, « Doc » ne décrochait jamais les appels en direct, il filtrait en échangeant quelques mots avec la personne au bout du fil pour éviter les mauvaises surprises telles qu’insultes, plaisanteries douteuses ou respirations saccadées suffisamment suggestives.
— Je m’appelle Éric, j’ai quatorze ans et… tout à l’heure je me suis ouvert les veines… c’était pas un accident même si j’ai prétendu le contraire…
La voix était juvénile et hésitante ; calme également, ce qui rassura le psy qui prit aussitôt le pas sur l’animateur de radio. D’un geste de la main, il repoussa Patrick qui avait commencé à lui dégrafer sa ceinture et celui-ci s’écarta en lui lançant un regard boudeur et courroucé.
— Attends une seconde… Éric… c’est bien ça ?
— Oui.

— Je reprends l’antenne et on continue notre conversation en direct, tu veux bien ?
— Pas de problème.
La chanson du groupe québécois touchait à sa fin. « Doc » fit grâce à ses auditeurs du commentaire qu’il avait préparé sur Mes Aïeux dont ce premier album n’avait rien d’emballant au contraire du suivant et enchaîna aussitôt avec l’appel de son auditeur.
— Nous avons avec nous Éric, un jeune garçon de quatorze ans qui vient de me dire qu’un peu plus tôt dans la soirée il s’est sciemment ouvert les veines… Je crois que la première question que nous nous posons tous, avant de connaître la cause de son geste, est de savoir s’il va bien et si on lui a porté secours.


Converser avec « Doc » au téléphone avait quelque chose d’irréel. Éric, qui était un fidèle auditeur à sa façon, n’éprouvait aucune appréhension à se confier à cette voix qui susurrait presque quotidiennement à ses oreilles tandis qu’il écoutait la radio sous ses draps jusqu’à une heure avancée de la nuit. Pour cela, il n’avait pas la moindre conscience du fait que ses paroles dites en confidence étaient entendues par des centaines, voire des milliers, d’auditeurs. Le combiné téléphonique qu’il tenait dans la main faisait office de grille de confessionnal, il créait l’illusion d’une intimité qui n’existait pas, d’un secret qui ne serait ni garanti ni préservé. Se confier ainsi à « Doc » était un acte plus désespéré encore que de s’ouvrir les veines. C’était moins douloureux et d’autant plus dangereux.

Il raconta tout ce qui s’était passé plus tôt dans la soirée, comment il avait volontairement cassé le verre avec lequel il s’était entaillé le poignet – après en avoir choisi un qui était déjà ébréché pour ne pas nuire davantage à ses parents –, la façon dont sa mère l’avait découvert « pissant le sang » au-dessus du bac à plonge et le mensonge rassurant qu’il lui avait servi. Il racontait tout cela avec détachement, au point qu’il avait l’impression que c’était irréel ou que cela ne le concernait pas directement. Il avait sincèrement voulu mourir, n’y était pas parvenu et en quelque sorte avait tourné la page.
— Pourquoi un jeune garçon comme toi peut-il vouloir mourir ainsi ? demanda l’animateur. Il est fort probable que le psychiatre aurait formulé la question différemment et en empruntant quelques détours, mais là il s’agissait de garder les auditeurs en haleine.
— Je ne sais plus où j’en suis. Je ne comprends pas ce qui m’arrive et ça me fait peur, répondit l’enfant dans un sanglot étouffé qui le replongeât au plus profond de l’abîme dans lequel il se débattait.


Dans la régie, Patrick tentait d’attirer l’attention de « Doc » ; il voulait lui dire qu’il connaissait cette voix, que cet imbécile d’Éric n’avait même pas songé à se présenter sous un autre prénom. Cette situation excitait en lui tout ce qu’il pouvait y avoir de malsain. Rien ne lui faisait tant plaisir que de se moquer d’autrui et de rabaisser chacun dès qu’une occasion se présentait. Cependant « Doc » était pris dans son dialogue avec le gamin suicidaire et ne prêtait pas attention aux pitreries de son jeune amant ; il sentait la faille chez son interlocuteur et tâchait de rester concentré afin de le garder en ligne le plus longtemps possible pour l’aider à chasser les idées douloureuses qui l’avaient déjà conduit aux portes de l’irréparable.

Il n’était pas facile pour Éric d’exprimer une pensée aussi confuse que celle contre laquelle il se débattait. Les mots venaient mal et il n’était pas certain qu’ils soient les bons.

— J’ai… J’avais ? Je ne sais plus très bien ce qu’il faut dire… Un camarade, un ami avec qui nous étions toujours ensemble depuis les petites classes. On faisait toujours tout tous les deux… Mais depuis le début des vacances, je n’ai plus de nouvelles. On avait pourtant projeté plein de trucs à faire, mais quand je l’appelle sur son portable ou lui laisse un message sur le Net, il ne me répond pas. L’autre soir, j’ai téléphoné chez lui et sa mère m’a répondu que justement il était sorti pour me rejoindre et ne devrait plus tarder. Mais il n’est pas venu. J’étais juste son alibi et il ne m’avait pas mis au courant… Je ne comprends pas ce qui se passe, ce que j’ai pu faire ou ne pas faire pour qu’il s’éloigne et rompe ainsi les ponts entre nous.
La voix se brisait par instants et montait brusquement dans les aigus à d’autres. La mue n’arrangeait rien à un mal-être déjà profond. Il sentait bien tout ce qu’il y avait de ridicule à la fois dans ce drame et la façon dont il l’exprimait. Il s’en ouvrit à son interlocuteur.
— Ne t’inquiète pas, on n’est jamais ridicule quand c’est le cœur qui parle. Il n’y a que ceux qui trouvent que ça l’est qui sont stupides.


Patrick avait attrapé un bloc-notes sur le bureau et griffonné en hâte un message qu’il fit passer à son amant : « Je le connais. Ce crétin est en train de parler de moi ! » Après avoir manifesté sa surprise d’un froncement de sourcils, « Doc » repoussa le gamin d’un geste de la main. Il n’était pas certain de pouvoir le croire, cependant la nonchalance que lui décrivait Éric correspondait bien au comportement habituel de Patrick. Il y avait fort à parier que ce dernier avait servi plus d’une fois d’alibi pour que l’autre vienne le rejoindre dans le studio pendant ou après l’émission.

— Il est possible que ton camarade ait rencontré une jeune fille avec laquelle il aime passer du temps. Y a-tu pensé ? demanda-t-il en espérant que sa voix ne trahirait pas son scepticisme.

— Ça changerait quoi ? Il peut bien flirter ; en quoi cela justifie-t-il son silence avec moi ?
Patrick se tordait de rire au sol, tout en en profitant pour ramper vers « Doc » afin de reprendre ses manœuvres là où il les avait laissées. L’animateur le repoussa du pied avec un rien d’agacement. Il pressentait un véritable drame là où son compagnon ne voyait que matières à moqueries.
— Je sens une certaine possessivité dans tes réponses. En tout cas un sentiment exclusif vis-à-vis de ce garçon. Est-ce qu’il t’est venu à l’esprit qu’il puisse s’agir – au moins de ta part – d’une histoire qui irait au-delà de la simple camaraderie ou d’une grande amitié ?
— Quoi ? Je ne comprends pas.
— Je parle d’amour. Es-tu amoureux de ce garçon ? As-tu envie de passer plus de temps avec lui pour jouer à d’autres jeux, découvrir d’autres sensations ?

— Non !!! Je suis pas pédé ! S’écria Éric, sincèrement ébranlé à l’idée qu’on puisse l’interroger ainsi.
« Doc » prit la réponse comme une insulte personnelle. Il avait trop souffert lui-même du mépris dans son adolescence et les premières années de sa vie d’homme pour supporter encore certains mots, les étiquettes et les clichés qui s’y associaient.
— Quand bien même ! Si c’était le cas et si ton camarade était dans les mêmes dispositions, ça ne serait rien d’autre qu’une banale histoire d’amour dont on ne doit pas faire un drame. Non ?

Éric se mordit la lèvre supérieure, presque jusqu’au sang. Il n’arrivait pas à expliquer à « Doc » les sentiments qui l’animaient, qui le minaient et que lui-même ne s’expliquait pas. Il avait cru trouver du secours auprès de l’animateur mais il se rendait compte à quel point c’était impossible.
— Mais j’aime les filles, j’ai plein de copines. C’est juste que c’est mon meilleur ami depuis toutes ces années et que je ne comprends pas pourquoi il m’évite tout d’un coup, sans explication. Je ne le comprends pas et, vous, vous ne me comprenez pas non plus. Désolé de vous avoir dérangé, conclut-il en raccrochant.


Dégoûté par la tournure prise par cet échange dont il avait tant attendu – même s’il ne savait quoi au juste – Éric coupa la radio afin de ne pas entendre la fin de l’émission et enfouit sa tête sous un oreiller. C’est ainsi que ses parents le découvrirent en rentrant. Un peu de sang avait suinté à travers le bandage et taché la taie, mais sa respiration régulière les rassura.

Le garçon ne sut jamais à quel point il avait été bien inspiré de couper la radio. Il n’entendit pas les appels des auditeurs qui suivirent, chacun y allant d’un avis tranché, plus ou moins aimable à son endroit. Entre compassion et condamnation à on ne sait quelle punition divine.

« Doc » eût la nausée. Où donc avait-on vu que les homos étaient mieux acceptés ? Les pires commentaires étaient ceux des jeunes, filles autant que garçon. On la croit profondément endormie, mais là bête reste éternellement tapie dans l’ombre, prête à bondir à la moindre occasion.
Patrick affichait un sourire sardonique. Il imaginait déjà comment torturer Patrick, à qui il n’avait pourtant rien à reprocher, si ce n’est d’avoir détourné « Doc » de son attention à un moment qu’il avait imaginé porteur de délices.
— Dégage ! Tire-toi de là ! Rugit l’animateur en lui montrant la porte vitrée. Il venait de comprendre tout ce qu’il y avait de mauvais sous le visage angélique du gamin et en éprouvait soudain un frisson de terreur.
— Ok. À demain soir. Même endroit, même heure… Amuse-toi bien avec tes auditeurs.

(À suivre…)