dimanche 17 décembre 2017

Quelque part, une guerre

Des immeubles, des hommes et des femmes effondrés. Au loin le bruit assourdissant des roquettes éclatant en gerbes de feu sur la ville. Une rue enfumée au milieu de laquelle gît un enfant, bras en croix, la tête éclatée, les viscères pourrissant au soleil…
L’œil de la caméra filme sans fin ces images effroyables, lourdes de honte, qui n’ont pas de sens. Au front du cadreur perlent d’énormes gouttes de sueur, mais est-ce la chaleur torride ou la peur d’une balle, d’une grenade perdue, qui les engendre ?
Les pleurs d’un enfant, sortant par le soupirail d’une cave devenue abri, résonnent comme un appel à la vie ; un désir de comprendre.
Une question : POURQUOI ?
Un bataillon d’adolescents portant chacun avec fierté un pistolet-mitrailleur visiblement trop lourd pour eux passe, venant d’une ruelle sur la droite. Ils chantent et sourient comme pour conjurer le sort, cacher leur peur d’être fauchés au détour d’une de ces voies étroites. Quel âge est le leur ? Qu’importe ! En tout cas, celui des jeux et de la vie !
Derrière le cadreur, un journaliste aux aguets donne des directives tout en pensant au commentaire qu’il lui faudra faire sur les images que prend son camarade. Appel à la paix sur fond de sang… Voilà qui devrait plaire au directeur de la chaîne, conforter les bonnes consciences entre deux spots publicitaires.
S’il n’y avait cette menace toujours présente d’une balle perdue qui à tout moment peut le faucher lui comme les autres, il serait entièrement détaché de ce problème qui n’est pas le sien. Il « couvre » l’événement sans avoir lui-même une opinion sur ce qui se passe devant ses yeux ; il a vu trop de morts déjà pour qu’un de plus l’amène à se poser des questions sur la tragédie qui l’entoure.
Au bout de la rue une roquette vient de tomber dans un fracas assourdissant, un morceau de la façade d’un immeuble se détache et tombe sur le groupe d’adolescents qui tournait à ce moment dans la petite rue sur la gauche, poursuivant leur patrouille. Des cris atroces sortent de la poussière qui monte maintenant des gravats recouvrant les corps ensevelis de ces enfants qui n’avaient pas marché assez vite. Une femme qui a tout vu est soudain la proie d’une violente crise d’hystérie. Le cadreur qui a filmé l’événement sans vraiment avoir conscience de ce qui arrivait sous ses yeux se mord les lèvres à force de mal au cœur ; l’énormité de la situation qui est la sienne lui apparaît… Il n’est plus qu’un doigt crispé sur le déclencheur de la caméra, comme ceux qu’il filme sont des doigts crispés sur la détente de leur arme.
Il y a quelques jours encore ce n’était plus la guerre et l’on a du mal à comprendre, accepter, qu’elle soit de nouveau revenue. Cela dure depuis des années, de violents embrasements entrecoupés de courtes périodes de calme.
Le pays s’ensanglante et s’écroule sans possibilité de croire en l’avenir… « Tant de villes rasées, tant de nations exterminées, tant de millions de peuples passés au fil de l’épée et la plus riche et belle partie du monde bouleversée […] » écrivait Montaigne.
Il n’y a plus personne désormais pour prendre des bains de pieds le long de la plage, celle-ci est devenue le lieu de rendez-vous des tanks. Il n’y a que des hommes et des femmes armés, avec ou sans uniforme, pour parcourir la ville ; les uns à la recherche de la guerre, les autres à celle plus hypothétique de la paix, mais moyens et résultats sont les mêmes dans ce cercle infernal installé semble-t-il pour longtemps.
La poussière s’est dissipée et la caméra peut filmer ces corps émergeant à demi du tas de gravats détachés de l’immeuble qui autrefois avait dû être le théâtre du bonheur de nombreuses familles.
Le sang se déverse des multiples plaies lardant ces corps sans vie. Les survivants cherchent les blessés pour les évacuer et s’emparent des armes des morts avant d’abandonner ceux-ci qui se décomposeront rapidement, à l’image du cadavre de l’enfant un peu plus haut dans cette même rue.
Arrêt de l’image.


Le cadreur pose son matériel à terre et se laisse aller à rendre, cassé en deux, gémissant sous les spasmes. C’est là sa première guerre, les premières images « dures » qu’il filme. On n’aurait pas dû lui confier un tel travail, se dit son compagnon en détournant la tête, gêné par le spectacle de son confrère pas assez endurci, en même temps que par une sorte de sursaut de pudeur déplacé dans cette guerre. Un respect qu’il ne s’explique pas lui-même pour les sentiments de ce « bleu » qui de toute façon « s’y fera vite »… Il lui met la main sur l’épaule, dans un geste qu’il veut apaisant, l’aide à ramasser son matériel de prise de vue et l’entraîne. Ils n’ont que trop traîné dans le quartier, il leur faut aller voir ailleurs afin de pouvoir « rendre compte » dans leur reportage qui sera transmis tout à l’heure en direct dans le journal télévisé, par liaison satellite.
Ailleurs… Comme si cela pouvait être différent, les images à prendre plus supportables !
La guerre reste la guerre de quelque côté qu’on la regarde. Avec ses morts, ses victimes encore vivantes, ses souffrances et ses horreurs. Une ville en flamme reste un brasier, qu’on la regarde du nord ou du sud. Elle fait autant de brûlés vifs, de mutilés de toute sorte et de « sans-abri ». Si les gens d’ici ont su garder encore un peu d’optimisme, ce n’est pas au cœur de l’affrontement que l’on peut filmer les images qui en témoignent.
L’équipe de télévision s’éloigne, le cadreur est encore effondré et ne parle pas. Pour les autres, tout est différent ; il y a déjà bien longtemps qu’ils se connaissent et travaillent ensemble, sont envoyés aux quatre coins « chauds » de la planète. Ils peuvent faire des parallèles. Toutes les guerres se ressemblent au bout du compte. Aujourd’hui ici, hier les Malouines, le Tchad, le Liban, l’Iran, l’Irak, l’Afghanistan, le Kossovo, la Tchétchénie, un autre jour Belfast, Londonderry, Dakar, Sarajevo…
Quelle différence ?
Dans la voiture, en rechargeant sa caméra afin d’être toujours prêt à saisir l’événement sur le vif, le cadreur se souvient de cette citation d’Anatole France inscrite au feutre noir sur le sac de toile kaki d’un de ses camarades de lycée : « La guerre est un massacre de gens qui ne se connaissent pas, au profit de gens qui se connaissent mais ne se massacrent pas »… C’était il y a des siècles semble-t-il, la guerre n’était qu’un mot pour eux. C’est devenu une réalité.
Il pense à sa femme et à ses enfants restés au pays. Et si cela leur arrivait, si soudain un conflit éclatait là-bas aussi ?
Le soleil est au zénith, les bombardements redoublent d’intensité. Les chars tiennent bon leurs positions et il n’est nul besoin d’être prophète pour comprendre que l’adversaire ne relâchera pas sa pression de sitôt.
Le soleil donne ici une teinte particulière aux couleurs et il y aurait de quoi faire, dans ce décor où est plantée la ville, les plus belles images d’une carrière de reporter ; mais comment tourner un film sur un paysage qui semble si paisible avec en bruit de fond le son de la canonnade, les cris d’agonie de centaines d’enfants, de femmes, d’hommes qui eux aussi eussent voulu goûter la saveur sans égale d’une vie paisible…
Malgré leur camouflage, jamais les engins de guerre ne pourront se fondre dans le paysage, ils sont visibles de partout, semblant revendiquer leur présence !


Moteur.
À nouveau la caméra enregistre, seul témoin pour rendre compte à des millions d’Hommes de ce qui se passe ici sous son œil unique et impassible. Sur le ventre du preneur de son, suspendu à son cou par une large lanière de toile, le magnétophone à bande est en marche. Micro au poing, le technicien suit le cadreur, enregistrant le bruit de fond pour les images et le commentaire que tout à l’heure il faudra faire pour justifier leur présence ici. Pourtant depuis des jours et des jours, ce sont les mêmes images, la même ambiance, les mêmes mots exprimant les mêmes désespoirs qu’ils fournissent à l’Europe sur cette partie du Monde. L’analyse politique peut changer d’heure en heure, mais les faits eux restent les mêmes, dans toute leur horreur…
Guerre de religion ?
Prétexte ! Déjà en 1750 Voltaire le dénonçait : « Ce sont des barbares sédentaires qui, du fond de leur cabinet, ordonnent, dans le temps de leur digestion, le massacre d’un million d’hommes, et qui ensuite en font remercier Dieu solennellement ».
La ville en ruine, des ombres furtives l’arme au poing qui se faufilent entre les immeubles écroulés, le soleil qui se reflète sur l’acier des armes… Flashs qui se suivent pour former le résumé d’une situation qui n’évolue pas. Film que des millions de gens verront à l’heure du repas, sans comprendre l’ampleur du désastre, trop occupés par la bonne cuisson de la viande. Un mot presque oublié ici.
Ce conflit est trop loin de l’Europe pour que celle-ci se sente concernée. Elle ne le serait que dans la mesure où il pourrait déborder sur elle, mais ce n’est pas le cas. Tout peut se poursuivre dans l’indifférence la plus totale. On oubliera vite ces images, comme on a oublié celles de la Pologne, du Salvador, de l’Irlande, du Liban, de l’Inde, de la Somalie, de l’Algérie et de tant d’autres parties du monde où des peuples s’affrontent dans des boucheries terribles…
Qui sait qu’il y a aujourd’hui cinquante et un conflits armés dans le monde, guerres, révolutions, affrontements ethniques… ?

jeudi 14 décembre 2017

La femme aux deux montres

Tout était sombre alentours. Depuis quelques instants, la campagne alanguie semblait avoir pris le deuil de ce soir mourant sur les eaux du lac. Le soleil ayant jeté ses derniers feux, embrasant la cime des sapins en bordure, venait de disparaître derrière la montagne barrant l’horizon. Encore quelques minutes et l’on ne distinguerait plus rien.
Le fond de l’air était frais et humide, chargé d’une odeur d’humus particulière aux sous-bois de résineux. Ajouté à l’altitude, cela chavirait les sens, procurait une griserie proche de celle que peut apporter un excès d’alcool.
La femme frissonna, puis s’arrachant à la contemplation de ce paysage magnifique et reposant, elle quitta le ponton pour revenir lentement sur ses pas, remontant le sentier jonché d’aiguilles séchées, afin de rejoindre la voiture de location qu’elle avait abandonnée plus loin sur un terre-plein proche de la route.
Il fallait profiter du reste de clarté pour redescendre cette route sinueuse jusqu’au petit hôtel où elle avait pris pension. L’heure était déjà bien avancée, elle songea qu’on risquait de refuser de la servir lorsqu’elle arriverait si elle ne se dépêchait pas. Elle avait noté machinalement, en partant, que le restaurant ne restait pas ouvert tard. De plus, ce n’était pas encore la pleine saison touristique et la clientèle devait être rare dans ce coin perdu.
Elle conduisait lentement, non par manque d’assurance mais pour profiter encore de la vue merveilleuse qui s’offrait à elle. L’endroit était d’une beauté universelle. Ce lac de montagne ombragé pouvait être aussi bien français que suisse, italien ou espagnol, pourquoi pas allemand ? C’est exactement ce qu’elle avait cherché en venant ici : quelque chose de neutre et si possible hors du temps.
Elle avait choisi ce lieu parce qu’elle n’y était jamais venue, qu’elle n’y connaissait personne et qu’il y avait peu de chance qu’on l’y connût. Elle aspirait au calme et au repos, loin du tourbillon dans lequel l’entraînaient habituellement ses occupations. Elle voulait se recueillir, prendre le temps de regarder sa vie en face ; ne plus se cacher l’avenir qui l’attendait.
Helen Smith venait d’avoir quarante ans le matin même. Elle était célibataire, sans enfant, sans amant et pour ainsi dire sans vie privée. C’était un bourreau de travail qui n’avait qu’une vie professionnelle sans temps mort.
Pour la première fois depuis près de vingt ans, elle avait craqué et prit le premier avion où il restait une place. Elle avait fui.
Elle était partie trois jours plus tôt, sans un mot. Probablement l’avait-on cherchée depuis ce temps, peut-être même s’était-on inquiété de cette disparition subite ? C’était sans importance. Elle n’y pensait pas. Elle ne voulait pas y penser ! Une seule chose importait, prendre un peu de liberté, le temps de s’occuper d’elle, enfin.
Elle gara la petite auto sur le parking presque désert situé derrière l’hôtel et gagna directement la salle à manger, sans repasser par sa chambre afin de s’y changer et remettre sa coiffure en ordre comme elle l’eut fait inévitablement en d’autres circonstances.
Ainsi qu’elle l’avait craint, elle était la dernière. En entrant dans la salle lambrissée, elle croisa les ultimes clients qui regagnaient leur chambre, un vieux couple de retraités venus en pèlerinage à la recherche des premiers émois de leur amour. Ils s’étaient présentés à elle le premier jour, après le déjeuner, alors que tous prenaient le café dans le salon de télévision. Elle leur souhaita le bonsoir et se dirigea vers une petite table située près de la fenêtre, avec vue sur la montagne, où le serveur était en train de reculer une chaise pour qu’elle puisse s’y asseoir. Ce geste était comme une invitation, en tout cas le signe qu’elle pouvait encore manger malgré la fin du service.
Elle resta seule parmi ces tables aux nappes blanches immaculées et parfaitement repassées, aux couverts éternellement dressés. De temps à autre le garçon apparaissait, s’assurait d’un coup d’œil professionnel qu’elle ne manquait de rien avant de repartir. Il avait noté sa commande et insisté pour qu’elle prît le vin de pays qu’il lui conseillait, bien qu’elle n’eût voulu que de l’eau. Elle avait cédé sans grande résistance.
Le vin était exécrable. Du mauvais vinaigre. Devant les louanges qu’il lui en faisait, appuyées d’un sourire enjôleur, elle abonda dans le sens de ce grand jeune homme aux cheveux bruns tirés en arrière et plaqués à grand renfort de pommade grasse. Elle ne voulait ni discuter ni lui faire de peine. Après tout, peut-être était-il de bonne foi en assurant lui servir un divin nectar ? Sinon, elle se moquait bien de passer pour une femme de peu de goût aux yeux d’un sommelier d’opérette. Au contraire, cela renforçait son anonymat.
Elle sourit en pensant à la confusion qui n’aurait pas manqué être la sienne s’il avait su…
Lorsqu’il passait la tête par la porte de communication ou qu’il avançait jusqu’à la table pour apporter ou desservir un plat, le serveur ne se contentait pas de jeter un simple coup d’œil comme le croyait Helen. Il l’observait. La détaillait.
Cette femme mûre l’intriguait, qui n’était ni vieille ni laide mais cependant austère, toujours vêtue du même tailleur gris d’une coupe trop stricte, les cheveux ébouriffés, n’ayant sur elle aucun de ces bijoux, vrais ou faux, dont les autres femmes aiment à se parer. Ni boucles d’oreilles, ni collier, ni broche, ni gourmette. Pourtant, ses poignets n’étaient pas nus, il avait remarqué qu’elle portait une montre-bracelet à chacun d’eux.
Bien qu’Anglaise, elle n’avait rien de Britannique. Elle s’exprimait avec une aisance volubile qui lui faisait mélanger trois langues dans la conversation ; l’anglais, le français qui revenait plus souvent, et celle du pays.
Qui était-elle avec son air triste qui donnait envie de la prendre dans vos bras pour la consoler comme une enfant ? Elle n’avait rien d’une touriste, ni d’une veuve et encore moins d’une maîtresse abandonnée ; rien donc des habituelles clientes qu’un sourire suffisait à distraire quelques instants de leurs soucis.
G. aimait les vieilles dames. Mais, on l’a dit, Mademoiselle Smith n’en était pas encore une. Cependant, si elle continuait à se laisser aller à la mélancolie qui était la sienne depuis son arrivée, cela ne tarderait plus. Helen se faisait elle-même cette réflexion. Elle pensait qu’en s’arrêtant de la sorte, tout le temps qu’elle avait ignoré en allant toujours de l’avant la rattraperait d’un coup. Il lui faudrait savoir reprendre le collier à temps.
Après avoir éteint les lampes du rez-de-chaussée, pour ne laisser qu’un îlot de lumière autour de la table encore occupée dans le restaurant, le garçon vint porter le café et proposer un verre d’alcool. « Offert par la maison » précisa-t-il devant le geste de refus qu’elle esquissait déjà.
Helen eu tout de suite conscience de la situation. Elle ne pouvait refuser et la bienséance exigeait qu’elle acceptât sous condition de ne pas boire seule, ce qui revenait à une invitation à prendre place auprès d’elle. Ils restaient probablement les deux dernières personnes encore éveillées dans l’établissement, mais elle n’eut aucune appréhension ; il en voulait plus à ses confidences qu’à sa personne.
Tout s’enchaîna ainsi. Sans surprise. Ils échangèrent d’abord des banalités d’une platitude déconcertante, qui les fit se demander pourquoi ils avaient engagé une pareille conversation, puis insensiblement les choses prirent un tour plus intime. La femme se livra. Plus exactement, elle se délivra.




Elle avait vu le jour dans la banlieue proche de Liverpool où elle avait passé toute son enfance, entre un père pasteur, une mère aimante mais trop effacée, presque transparente, et trois frères plus âgés qu’elle, bagarreurs et turbulents. Cette vie était heureuse, elle avait toujours plaisir à se la remémorer, revoyait alors la grande maison entourée de pelouse, résonnant des cris de Brian, John et William que tout le monde appelait Billy comme il se doit. Elle ne s’était jamais véritablement mêlée à leurs jeux, mais y participait tout de même par les échos qu’elle en recevait incessamment. Les garçons étaient inséparables, ils formaient un clan très fermé où il était difficile de s’introduire. Leur petite sœur était pour eux un objet de vénération, ils l’aimaient avec le même excès qu’ils mettaient en toute chose. Helen était née cinq ans après Billy, le dernier des garçons, sept après John et dix après Brian. Une fille était née un an avant John, mais elle n’avait pas vécu.
Le Révérend Smith était un homme robuste, ancien pilier de l’équipe Junior de Rugby, qui en imposait pour cela à son auditoire. Il était sévère. « Sévère mais juste » répétait son épouse à ses enfants lorsque ceux-ci cherchaient à faire lever une punition qu’ils disaient imméritée. Il faisait en chair des sermons violents qui choquaient parfois l’assistance, mais on venait de loin pour les entendre. Il tâchait que ses enfants soient élevés selon ses principes afin d’en faire des Hommes dignes de ce nom.
Miss Smith, on l’a dit, était très effacée. Petite femme fluette, elle vivait dans l’ombre de la famille, veillant à ce que celle-ci ne manquât de rien mais ne cherchant jamais à élever la voix ou intervenir dans une discussion sans y avoir été invitée expressément. Elle semblait heureuse ainsi.
Helen avait vécu dans les jupes de sa mère jusqu’à l’âge de dix-huit ans, aidant à la cuisine et aux tâches ménagères, puis elle avait quitté l’Angleterre pour la France.

Au départ, il s’agissait de passer quelques mois outre-Manche pour y parfaire son français. Son père lui avait trouvé une place de gouvernante dans le Bordelais, auprès d’un de ses camarades de guerre devenu veuf récemment et dont elle aurait à s’occuper des enfants.
Quittant sa terre natale pour la première fois, elle était partie avec beaucoup d’appréhension. Tout ce qu’avait pu lui raconter son père, sa camaraderie avec son futur hôte, la nécessité pour elle de parfaire sa connaissance d’une seconde langue et l’enrichissement qu’elle en tirerait tant sur l’instant que par la suite, tout cela lui avait semblé n’être qu’un simple bavardage. Elle ne voyait dans ce voyage qu’un douloureux éloignement, si court fut-il, de ceux qu’elle aimait et qui étaient tout son univers.
Le chaleureux accueil qu’elle reçut, la gentillesse du maître de maison et de ses deux charmants bambins, la beauté du domaine – un petit château perdu au milieu de dizaines d’hectares de vignes dont les rangées impeccables, épousant les courbes du terrain, lui rappelaient les vagues venant se briser sur la coque du bateau qui lui avait fait traverser le channel – furent autant de choses qui la détournèrent de son angoisse.
Elle se sentit si bien entre ces deux garçons qui lui rappelaient ses frères, en moins turbulents, et cet homme trop occupé par ses vignes et son vin, en tout cas affectant de l’être pour se donner le courage de surmonter la douloureuse épreuve qui venait de le frapper, qu’il lui sembla aussi impossible de repartir qu’il lui avait paru impossible de venir.
Convaincre ses parents de la laisser demeurer au soleil d’Aquitaine où elle se sentait utile et où la vie lui souriait à chaque instant ne fut pas trop compliqué en dépit d’une certaine réticence de sa mère qui montra pour la circonstance quelque velléité de résistance vite étouffée par la tranquille sûreté de son époux et l’embrasement de sa fille pour sa nouvelle existence.
Au château – c’est ainsi que tout le monde appelait le domaine – Helen s’occupait de l’éducation des enfants avec tact et efficacité, se gardant bien de prendre la place de l’absente ou de se mettre dans le cas de lui être comparée pour quelque raison que ce fut. Puis, par jeu, elle devint la secrétaire de son hôte. Ce second office l’amusait énormément parce qu’il l’amenait à parler de vin avec aplomb à des clients qui ne se doutaient pas un seul instant qu’elle n’en avait jamais bu la moindre gorgée. Elle répétait les avis du maître de chai où d’éminents œnologues venus en visite au Château.
Sa beauté, son charme, son accent, finissaient d’amadouer ses interlocuteurs et faisaient d’elle une assistante très appréciée.
En remerciement de tout ce qu’elle lui apportait, son hôte lui offrit de lui faire goûter les meilleurs crus, de lui apprendre le vin afin que le jeu qu’elle affectionnait puisse devenir une véritable profession pour elle. Les enfants grandiraient et n’auraient pas éternellement besoin d’une jeune fille au pair…
Helen goûta, aima, s’enthousiasma… et devint l’un des plus sûrs palais de la région. Ce fut long. Il y avait toute une éducation à faire, un vocabulaire technique à apprendre important et parfois déroutant, mais le plaisir qu’elle prenait effaçait efforts et contraintes. Après des mois et des années de gammes, la récompense fut au bout. Petit à petit elle accompagna « le patron » sur les foires, se montrant une excellente représentante de la maison.

Vingt ans plus tard, Helen Smith courait toujours aux quatre coins de la planète, de foires internationales en salons professionnels, de palaces en grands restaurants, vantant les qualités d’un vin qu’elle savait être le meilleur de sa catégorie, négociant des marchés faramineux, rencontrant les plus grands connaisseurs : amateurs, collectionneurs, sommeliers, spéculateurs. Bref, menant une vie « de dingue ». Il lui arrivait parfois d’atterrir à Bordeaux sans avoir le temps de sortir de l’aéroport avant le départ de son prochain vol.
Cette vie trépidante lui plaisait. Elle avait des copains dans chaque ville étape de son périple sans cesse recommencé d’année en année. Connue « comme le loup blanc », on la respectait pour ses jugements. Elle avait été l’une des premières femmes à pénétrer le monde clos de l’œnologie et restait l’une des rares à en faire partie.
Helen avait su construire une carrière dont elle pouvait être fière à juste titre. C’était une sorte de star internationale, réclamée par tous, invitée à goûter les vins les plus prestigieux et donner son avis. Attendue au même moment à Washington et Tokyo elle était en fait à Moscou où de nouveaux marchés étaient à prendre.
D’un tempérament fonceur, elle ne prenait jamais le temps de se poser, de se demander si d’autres choix n’étaient pas à faire. C’était une sorte de machine de guerre commerciale que rien ne pouvait gripper. Du moins l’avait-elle cru jusqu’à cette réception stupide organisée pour le lancement d’un nouveau restaurant sur le Cours de l’Intendance.



Une fois tirés les rideaux, elle découvrit un matin gris et froid avec un ciel dont les nuages étaient aussi froissés que les draps du lit.
L’abandon de la nuit la laissait insatisfaite. Les étreintes trop calculées – et vraisemblablement « répétées » dans d’autres lits – de celui qui se considérait probablement comme un « Maître de plaisirs » n’étaient même pas parvenues à la distraire. Elle y avait répondu négligemment, pour ne pas lui faire de peine. Helen n’aimait pas blesser les gens.
Lorsque G. l’avait quittée au petit matin, après quelques heures de sommeil réparateur, visiblement content de lui et inconscient du peu de satisfaction de sa compagne, elle avait regonflé les oreillers à coups de poing, les avait empilés afin de s’asseoir confortablement dans le lit pour pouvoir repenser plus à l’aise aux événements des derniers jours.
À G. qui l’interrogeait avec insistance, la veille au soir, elle n’avait dit que sa lassitude de courir le monde sans vie de famille, comme prisonnière, rejetée hors du temps, entre deux fuseaux horaires. Celui du poignet droit et celui du poignet gauche. L’un réglé sur l’heure locale, l’autre sur l’heure française. Seul moyen pour elle de garder contact avec la réalité, de ne pas appeler parents, patron ou amis en pleine nuit.
Toute son angoisse était là. Ne pas perdre le fil. Ses deux montres étaient comme un balancier nécessaire à son équilibre. Lorsque l’avion amorçait sa descente vers l’aéroport et que l’hôtesse indiquait l’heure locale et la température extérieure, Helen réglait sa montre, celle de droite, comme un navigateur fait le point…
Sa vie se résumait à cela en quelque sorte. Pour ceux qu’elle approchait, elle était « la femme aux deux montres ». Beaucoup l’appelaient ainsi, c’était un plus sûr moyen de la désigner à un interlocuteur chez qui le nom d’Helen Smith n’évoquait rien. Un de ses amis avait même lancé l’idée, en manière de plaisanterie, que son patronyme était trop « couleur locale » pour n’être pas un nom d’emprunt.
Jean Durant adorait dire des idioties de cette sorte et Helen ne détestait pas les entendre. Pourtant c’était à cause de l’une d’elles qu’elle était assise dans ce lit, loin de chez elle où ils se seraient peut-être enfermés tous les deux pour le week-end, comme il leur arrivait parfois de le faire au hasard d’une de leurs retrouvailles épisodiques, sans cette réflexion stupide de Jean ou cette susceptibilité subite qui avait été la sienne…



Malgré son nom, La Coquerie était loin d’être une cantine pour matelots et si sa sonorité était agréable à l’oreille, on était en droit de se demander ce qui avait présidé au choix du nom du nouveau restaurant chic de la ville dont on fêtait ce soir l’ouverture. On était loin du port et ni la décoration, ni la clientèle n’apportaient d’éclaircissement sur ce point.
Le maître des lieux, un jeune chef plein de talents, de bagou et d’appuis auprès des banques, allait de groupe en groupe, saluant chaque invité avec une attention particulière et les mots qui convenaient.
Les tables avaient été rassemblées de façon à dresser un immense buffet qui tournait en « U » autour de la pièce. Canapés, petits-fours salés et sucrés, caviar, champagne, plus qu’il n’en faudrait…
Il n’y aurait pas de service ce soir, mais à partir de demain il y avait fort à parier que la salle serait comble. Tous ceux qui comptaient à Bordeaux étaient là, jusqu’au Maire qui palabrait en aparté avec le Préfet et adressait à leur hôte un signe amical du bout de la pièce. Aucun ne semblait avoir fait faux bond.
Il y avait les journalistes aussi. Ceux-ci avaient été reçus plus tôt, on leur avait fait visiter l’établissement de fond en comble, présenté le personnel, fait goûter quelques spécialités avant de les laisser se mêler au reste des invités afin qu’ils puissent recueillir leurs premières impressions. Un traitement de choix préconisé par son ami et attaché de presse Jean Durant, l’organisateur de cette soirée qui était déjà une totale réussite.
Jean avait tout mis en œuvre pour que l’inauguration de l’établissement soit l’événement de la saison. Depuis un mois il ne s’occupait plus que de cela, dressant la liste des convives, choisissant avec l’imprimeur le papier, l’encre, les caractères et les vignettes qui serviraient à la réalisation des cartons d’invitation. Il avait recruté lui-même les deux étudiants des Beaux-arts qui avaient calligraphié les cinq cents adresses nécessaires à l’envoi de celles-ci. Écriture féminine pour les destinataires masculins et inversement… Il fallait absolument que chaque récipiendaire soit persuadé avoir été invité personnellement par le maître des lieux ou son épouse, il était hors de question de donner l’impression d’un mailing automatique du genre de ceux que tout un chacun reçoit par dizaine chaque semaine. On avait poussé le raffinement jusqu’à se procurer l’adresse personnelle de tout le monde, évitant ainsi le barrage éventuel des secrétariats trop zélés.
Tout l’après-midi Jean avait été survolté, allant et venant de la salle à la cuisine, houspillant tout le monde, hurlant pour le cadre d’un tableau mal épousseté, une nappe mal équilibrée, une trace sur le cuivre d’une casserole. Il s’était montré insupportable.
La raison de tant d’empressement et de tant d’impatience était que l’instigateur de toute cette opération, c’était lui, Jean Durant. Si le restaurant était au nom de Pascal et Géraldine, l’idée de sa création et du concept tout entier lui en revenait.
Eux apportaient leur savoir-faire en cuisine et en salle certes, mais était-ce le plus important ? La notoriété qui serait la leur dès demain lorsque journalistes et mondains auraient fait leurs comptes rendus de la soirée inaugurale, combien de temps leur aurait-il fallu pour l’approcher à la seule force de leur art et par leur seule persévérance ?
Oui, il ne fallait pas s’y tromper, son rôle à lui était essentiel dans l’entreprise, il allait tous les propulser au sommet en un rien de temps. Ensuite ce serait à Pascal, par son tour de main et sa créativité, et à Géraldine, par la grâce de son sourire et de son charme, de les y maintenir.
Tout le talent de Jean Durant avait consisté, au long de ces années, à fabriquer des réussites et des gloires à ceux qui bien souvent ne les méritaient pas. La Coquerie était pour lui à la fois une provocation et une revanche. Cet établissement, dans lequel il ne possédait pourtant aucune action, serait le sien et toute la gloire et la notoriété qui retomberaient sur le Chef seraient sa récompense car il croyait en lui depuis longtemps et voulait qu’on le reconnaisse enfin à sa juste valeur.
Pour Jean qui n’en avait jamais eu, Pascal et Géraldine étaient toute sa famille. Une famille de cœur qu’il s’était choisie. Ils comptaient plus pour lui que les femmes qui avaient pu passer dans sa vie et s’y arrêter plus ou moins longtemps. Plus qu’Helen qui pourtant…
Helen Smith tenait une place à part dans sa vie, c’était certain, mais laquelle ? Il n’aurait su le dire lui-même. Au vrai, il évitait de se poser ce genre de question afin de ne pas compliquer les choses. Helen, c’était Helen, point. Leur relation ne ressemblait à aucune autre, à ce point qu’il lui arrivait parfois de douter qu’ils en eussent réellement une.
Ils étaient si différents l’un de l’autre ! Autant lui pouvait être expressif et exubérant, autant elle était froide et lointaine. C’était l’affrontement entre le nord et le sud, deux façons de voir la vie. Helen manquait d’humour, à tout le moins l’humour anglais qui était le sien ne collait pas avec une définition plus méridionale du mot. Jean le regrettait sincèrement, lui qui aimait à répéter qu’une belle femme sans humour est aussi insipide qu’un plat sans épice.
Il avait le don d’être parfois très lourd, il en était conscient, mais il avait le tort de croire que cela était dans sa nature et qu’il n’y pouvait rien changer. Il se fermait ainsi les portes de nombreux cœurs amis.



Il lui avait dit bêtement « tu prends de la bouteille, ma grande », ne sachant quelle boutade lancer pour se rendre intéressant, jouer le rôle qu’on attendait de lui, et comme souvent la bêtise avait fait mouche, l’avait blessée. Inexplicablement. Était-ce parce qu’elle allait avoir quarante ans dans peu de temps ? Helen s’était soudain sentie très vieille et très lasse. Elle n’avait pas répliqué et s’était très vite éclipsée. Une fois dans la voiture, l’idée de rentrer chez elle où elle serait désespérément seule lui fut insupportable. Un panneau indiquant la route de l’aéroport lui fit soudain prendre la décision de partir. Le coffre de sa voiture contenait en permanence une valise prête pour faire face aux départs précipités, elle n’eut donc pas à passer à son appartement et rien ne put la détourner de l’impulsion folle qu’elle venait d’avoir. Il était tard, un avion allait décoller, peut-être le dernier de la soirée ? Elle le prit. Planche de salut ou « Radeau de la Méduse » ? Elle verrait plus tard. Pour le moment une seule chose importait, fuir tous ces imbéciles. La plaisanterie de Jean tournait dans sa tête, « tu as pris de la bouteille, ma grande », elle se sentait de plus en plus vieille. Irrémédiablement vieille. « Quand le vin est tiré, il faut le boire » pensa-t-elle en se mettant doucement à pleurer. Que n’avait-elle répondu cela tout à l’heure au lieu d’en faire un drame !
Tout à l’heure… Quand était-ce, au fait ? Depuis combien d’heures cet avion volait-il ? Et pour quelle destination ?
Soudain elle se sentait soulagée. Elle était libre tout d’un coup, avait rompu ses amarres et allait pouvoir se consacrer un peu à elle-même. Cela ne lui était pas arrivé depuis si longtemps !

À l’arrivée, une fois les formalités de douane expédiées, son œil fut attiré par une affiche vantant le charme d’un petit lac de montagne. Elle acheta une carte routière, loua une voiture et se fit expliquer la route à prendre pour se rendre là-bas. Elle avait conduit lentement, provocant parfois la colère des autres automobilistes sur des routes trop étroites où ils ne pouvaient la dépasser. Elle souriait, se répétant intérieurement « J’ai le temps, j’ai mon temps ! »
Tout le drame d’Helen était là, dans le fait de se sentir prisonnière, rejetée hors du temps, entre deux fuseaux horaires : celui du poignet droit et celui du gauche !
La jeune fille du pasteur, sédentaire et un peu plan-plan, était devenue une femme nomade que les moyens de transport modernes faisaient voyager de plus en plus vite et de plus en plus loin.
« Tu as pris de la bouteille… » avait dit Jean, ce qui était plus bête que méchant car personne n’aurait songé à accuser Helen de s’adonner à la boisson. Plus prosaïquement, il aurait tout aussi bien pu lui dire qu’elle commençait « à accumuler les heures de vol. »
Un jour ici, un jour là et parfois le matin dans un pays le soir dans un autre. Tout cela pour quoi ? L’argent ? La passion ?
Au début, ce fut un jeu. Puis on sut la convaincre que son talent devenait une nécessité pour le Château. À ce moment-là, le patron passait la main à ses fils, ceux-ci avaient besoin d’être épaulés par quelqu’un de confiance. Après… Après, elle n’était plus très jeune et ne savait rien faire d’autre. De plus, sa suractivité ne lui laissait guère le temps de philosopher sur son propre sort.
Et puis il y avait eu la mort de son père. Le géant indestructible de son enfance avait été terrassé par un infarctus foudroyant au moment où il se mettait à table.
Helen se reprochait bêtement de n’avoir pas été là, mais comment être au chevet des bien portants à une époque où l’on n’a plus le temps de s’occuper des mourants ? Plus grave, coincée à l’autre bout du monde, elle n’avait pu assister aux obsèques et à la crémation. Sa mère avait conservé l’urne sur la table du salon pendant plus d’un mois, attendant que sa fille ait le temps de venir assister à la dispersion des cendres. À cette occasion, Helen avait dû affronter la réprobation de toute la communauté. Après avoir tant tardé à venir, elle repartit presque aussitôt arrivée. Comment faire comprendre à tous ces gens qu’elle n’avait pu dégager que quelques heures et cela au prix de beaucoup d’efforts ?
Helen ne parvenait pas à faire son deuil. Le poids des remords était trop grand.
Partie en France pour quelques mois, elle y avait fait sa vie, ne trouvant que de trop rares occasions pour aller embrasser ceux qu’elle aimait. Elle ne les avait pas vus vieillir, tout comme elle n’avait pas vu partir son père.
« Tu as pris de la bouteille, ma grande » lui a dit Jean et soudain elle s’est sentie flouée. Où donc étaient passées ces années qui lui tombaient dessus tout à coup et dont elle n’avait pas eu conscience ? Tout ce temps perdu, y compris dans les bras de Jean, c’était insupportable. Alors elle était partie bouder loin de là, tout comme elle allait s’enfermer à l’autre bout de la maison lorsque ses frères ne lui passaient pas ses caprices de petite fille.



Après la réception, Jean avait cherché Helen. Tout d’abord, il ne s’était pas rendu compte de sa disparition tant il y avait de monde. Il s’était même amusé à l’idée qu’allant l’un et l’autre de groupe en groupe ils risquaient de ne jamais se rencontrer. Mais lorsque la salle s’était vidée petit à petit, il avait dû se rendre à l’évidence.
Sa première réaction fut la colère. Pourquoi n’était-elle pas restée pour savourer son triomphe jusqu’au bout ! Puis il s’était souvenu de la remarque qu’il lui avait faite et avait haussé les épaules : Helen était au-dessus de cela et ne pouvait pas s’être fâchée pour si peu. Cette belle assurance avait fondu dès qu’il eût pris conscience que personne n’avait vu partir la jeune femme – tout d’un coup, à quarante ans, elle n’était plus si vieille – et que celle-ci n’avait salué ni Pascal ni Géraldine, ce qui ne lui ressemblait pas.
Il avait hésité à lui téléphoner mais s’était ravisé, préférant se rendre chez elle. Une explication de vive voix serait mieux venue. Malheureusement, personne n’avait répondu à ses appels impatients à l’interphone. Il avait attendu un peu devant l’immeuble, après s’être assuré que la voiture d’Helen n’était pas au parking, puis avait fini par lever le camp.
Dès le lendemain il chercha à la joindre sans plus de succès. Il remua ciel et terre pour la retrouver, appelant le Château afin de vérifier qu’elle n’était pas partie pour une mission de dernière minute dont elle n’aurait pas eu le temps de lui parler, téléphonant à leurs amis communs. Personne ne savait rien.
Une étrange rumeur gagna le Tout Bordeaux. Jean Durant venait d’être plaqué par Helen Smith et pleurait à qui la lui rendrait. Le séducteur avait été terrassé par la perfide Albion. On en riait de bon cœur, sans la moindre inquiétude au sujet de la disparition de la belle Helen.
Jean Durant n’aurait-il pas dit lui-même, s’il avait été dans son état normal : « Comment parler de la disparition de quelqu’un qui n’est jamais là ? »



Helen fit ses bagages d’un cœur léger, descendit payer sa note d’hôtel, posa sa valise dans le coffre de la petite automobile de location et fit quelques pas en direction des pins. Elle regarda une dernière fois ce paysage de carte postale et, revenant sur ses pas, adressa un geste d’adieu aux deux vieux amoureux qui buvaient un thé à la terrasse, puis elle s’installa au volant.
Machinalement, comme elle le faisait chaque fois qu’elle quittait un lieu, elle voulut regarder l’heure à son poignet droit mais constata que la montre s’était arrêtée. Elle regarda alors son poignet gauche et vit que la trotteuse ne tournait plus.
Helen se dit que le temps n’existait plus, elle était parvenue à en stopper la course. Cela l’amusa, amenant un franc sourire sur ses lèvres comme elle n’en avait pas eu depuis longtemps.
Elle lança le moteur et engagea la petite auto sur l’allée de graviers qui rejoignait la route. Puisqu’il en était ainsi, maintenant elle pouvait rentrer. Lorsqu’elle serait à Bordeaux, le plus urgent serait de trouver Jean et de mettre les pendules à l’heure !

dimanche 22 octobre 2017

Drôle de Berceuse

Il faut bien admettre que d’une certaine manière, cette histoire a fini par l’obséder. La preuve en est qu’il a déjà eu maintes fois l’occasion de l’évoquer mais qu’il y revient sans cesse. Après s’être tu si longtemps, il lui semble qu’il n’en finira jamais de la raconter, même si d’une fois sur l’autre rien ne change car tous les détails sont en place et il serait vain de chercher à enjoliver non plus qu’à noircir. Les faits se suffisent à eux-mêmes.

Il était une fois…
L’enfant a dix ans, c’est l’hiver 1972. Pour la première fois de sa vie, il va être séparé de sa famille et vivre une aventure autonome. Il dirait presque « en solitaire », ce qui de son point de vue ne serait pas faux bien que toute sa classe et son instituteur soient du voyage.
Première classe de neige. En avant pour la découverte, quoi qu’il puisse se cacher derrière ce mot !
L’instituteur, c’est Monsieur Bru. La trentaine passée, baraqué, sévère et respecté de tous. C’est-à-dire craint par chacun et chacune. La classe est mixte. Une nouveauté. Il y a encore quelques mois, filles et garçons se parlaient d’une cour à l’autre à travers le claustra de béton qui séparait les deux écoles. Monsieur Brun emmène avec lui son fils Samuel, qui n’a que cinq ans. Dans quelques heures, le formalisme du début de l’année scolaire tombera et ses élèves l’appelleront tous Jean-Marie, puis J.-M. qui se contractera en Jim.
Les parents ont accompagné leurs enfants jusqu’à l’école dans le petit matin, charriant cartables et valises. C’est l’École du Centre. Elle est coincée entre le commissariat de police et le tribunal d’instance qui porte la mention « Justice de Paix » en lettres d’or à son fronton ; juste en face du marché couvert, vielle structure de poutres métalliques et de verre qui disparaîtra bientôt. Là, un car de la Ville attend les élèves de la première classe de CM2 pour embarquer avec armes et bagages jusqu’à la Gare de Lyon où rendez-vous est pris avec une autre classe d’une école du bas de la ville. Ils partageront le même wagon à compartiments, sans se mélanger à l’aller mais en s’épiant de loin. Ils fraterniseront plus tard, une fois installés dans le chalet au pied des pistes.
Sur le quai de la gare, ils ont rencontré Didier qui sera leur « accompagnateur », l’animateur de leurs temps libres hors classe et périodes de ski. C’est un étudiant qui finance ainsi sa longue scolarité. Il a vingt-deux ans. Une sorte d’ange joufflu à la chevelure frisée, un Cohn-Bendit blond. Il sera leur grand copain à tous, une sorte de demi-dieu à qui tous voueront une admiration sans borne. De leur côté, les filles auront une « accompagnatrice » dont il se souviendra à peine, falote, insipide, brune aux cheveux filasse, maigre comme un clou. Était-ce Véronique ou Valérie ? C’est sans importance, elle ne passe dans ses souvenirs que par inadvertance…
L’enfant a l’habitude des longs voyages ferroviaires. À toutes les vacances, il se rend en Auvergne dans sa famille maternelle avec son frère aîné. Départ Gare d’Austerlitz, changement de locomotive à Saint-Germain-des-Fossés. Il aime le train, le claquement des roues à la jonction des rails ou des aiguillages qui le berce, le paysage qui défile avec les gens qui disparaissent de votre vie aussitôt qu’aperçus. Il laisse courir son imagination, leur invente des vies paisibles ou pleines de drames. Il se raconte des histoires pour passer le temps. Un jour, il sera écrivain ; en tout cas il essayera…

Le train roule depuis des heures.
L’ambiance est montée peu à peu dans le wagon réservé pour les deux classes. Les petits groupes formés au départ en fonction des affinités amicales se mélangent maintenant. D’abord à l’intérieur des classes, ensuite ce sera entre les classes. Mais il est encore trop tôt. Chacun s’observe. Le bas de la ville est plus bourgeois et le haut plus « voyou ». S’il ne craignait la facilité du jeu de mots, il dirait que se joue dans ce train une certaine lutte des classes.
C’est une méthode de prestidigitateur, il s’agit d’attirer l’attention sur un point futile afin de mieux dissimuler l’essentiel. Une fois prise la décision de dire les choses, leur narration n’en devient pas plus aisée pour autant. Est-on certain de trouver les bons mots, l’enchaînement cohérent, la vérité des sentiments du passé ?
Quarante-cinq ans plus tard, il se retrouve ballotté entre la précision de ses souvenirs et le flou artistique d’une partie d’entre eux. Ainsi, il se souvient de la gare de Mâcon et de celle de Dijon, mais dans quel ordre les ont-ils passées ?
À Dijon, il avait quitté le compartiment et se trouvait dans le couloir, le nez collé à la vitre donnant sur le quai. Didier les faisait rire en évoquant la cathédrale construite, selon lui, en pots de moutarde. Ils riaient tous aux éclats, moins pour cette blague idiote que parce qu’ils avaient l’intuition que ce garçon-là serait leur allié et ferait tout pour que leur séjour de deux semaines soit un véritable amusement.

Cette classe de CM2, l’enfant n’y était pas bien intégré. Depuis le début de l’année scolaire, mi-septembre, il n’avait pas beaucoup assisté aux cours. Il avait subi de multiples interventions chirurgicales pendant l’été et le suivi postopératoire avait été très lourd : visite à l’hôpital tous les jours pendant un mois, puis tous les deux jours un mois de plus, puis deux fois par semaine…
On le gardait à la maison afin d’éviter les chahuts, les cris, les bousculades avec leurs risques de coups accidentels. Un copain lui portait les leçons et les devoirs à la maison, mais il n’avait guère fréquenté l’école avant ce départ pour la classe de neige qui avait été vue par ses parents et l’enseignant comme une opportunité à son intégration tardive.
De son côté, il y voyait l’aubaine de ne pas avoir à affronter son chirurgien pendant quinze jours. Ils avaient tous deux des rapports plus que conflictuels. Le médecin ne montrant aucune douceur dans sa pratique, partant du postulat que si lui ne sentait rien, le patient ne devait pas avoir mal non plus. C’était une autre époque, qui croyait à la rédemption dans la douleur ou se moquait du ressenti des patients, comme on voudra.

La classe de neige était une expérience totalement nouvelle pour l’enfant, qui n’avait jamais été envoyé en colonie de vacances. Quand il était séparé de ses parents, c’était pour se retrouver hébergé dans une autre partie de la famille. Pour lui, les copains c’était l’école. En dehors, ils n’existaient pas. Vivre avec eux jour et nuit pendant tout ce temps l’intriguait sans vraiment l’inquiéter.
Il n’était pas, à proprement parler, populaire. Cependant, chacun reconnaissait en lui une certaine indépendance et une faculté à tenir sa langue. Sans faire partie d’aucune des bandes du haut de la ville, il en connaissait chaque membre et tous l’aimaient bien. Disons qu’il ne les gênait pas. Il était ce type sympa dont on ne sait pas bien si c’est un cave ou un affranchi, tant il met d’art et d’obstination à se tenir sur le fil.

Après des heures de voyage, le train avait longé pendant un long moment le Lac du Bourget jusqu’à Aix-les-Bains où ils étaient descendus pour prendre un car qui les avait emmenés par des routes sinueuses jusqu’aux Déserts. C’était la première fois qu’il gravissait une montagne aussi haute. 1 800 mètres qui les feraient dominer une mer de nuage et skier dans un soleil resplendissant dès le lendemain.
Le chalet était construit sur trois étages. Au rez-de-chaussée se trouvaient les classes, les locaux de stockage du matériel de sports d’hiver, la buanderie ainsi que les cuisines et le réfectoire ; au premier étage étaient les dortoirs des garçons, au second ceux des filles.
Les dortoirs étaient tous construits sur le même modèle : une grande pièce meublée d’une quinzaine de lits superposés en bois, flanqués d’armoires étroites dans lesquelles chacun devait ranger son linge afin que valises et sacs de voyage soient entreposés dans un débarras jusqu’au jour du départ. D’un côté de la pièce se tenaient les sanitaires et les douches, tandis qu’à l’opposé se trouvait la chambre réservée à l’animateur.
Les enseignants avaient chacun une chambre à l’étage des filles. Leur service s’arrêtait à la fin du repas du soir, au profit des animateurs.

Tandis que tous prenaient possession des lieux, on leur en expliqua rapidement les règles. Leurs journées seraient rythmées en trois temps : le matin, il y aurait classe de façon tout à fait traditionnelle ; après le déjeuner, ce seraient les activités sportives sous la direction des moniteurs de skis ; en fin d’après-midi, activités récréatives avec les animateurs. Après le repas du soir, des veillées seraient organisées autour de jeux collectifs, spectacles improvisés, tournois d’échecs… Avant le coucher, toilette rapide et mise en pyjama. « Et on enlève ses sous-vêtements avant d’enfiler son pyjama, histoire de ne pas macérer toute la nuit… » avait précisé Didier, provoquant un nouvel éclat de rire.
L’après-midi était déjà bien entamée à leur arrivée, il avait donc été décidé de les laisser s’installer et se familiariser avec les lieux jusqu’au dîner.
L’enfant avait choisi la couche supérieure du lit le plus proche de la porte du dortoir donnant sur le couloir et les escaliers. Instinctivement, il s’était dit qu’une position dominante le mettrait plus à l’abri des chahuts et des bousculades. Le lit inférieur était occupé par Lazlo, un garçon filiforme, sec et bagarreur. Un des meneurs d’une des bandes du Plateau. Ils se connaissaient depuis l’école maternelle, s’étaient suivis de classe en classe et sans être amis se montraient plutôt bons camarades.
Un peu plus loin, il y avait les cousins Bled et Bescherelle – ça ne s’invente pas ! –, surnommés « les fayots » à cause de leurs patronymes. Ils étaient aussi de la bande à Lazlo ; des terreurs, toujours prêts au coup de poing. Mais Bled était un habitué des sports d’hiver et n’allait pas tarder à épater tout le monde par ses performances. Ce serait d’autant plus facile que la plupart de ses camarades n’avaient vu des skis qu’à la télévision.

Le linge promptement « rangé » dans les armoires individuelles, chacun se retrouva dans la chambre de Didier.
La caverne d’Ali Baba…
Il y avait là, pêle-mêle, des jeux de société, différents jeux de cartes, une guitare sèche, un « mange-disque » et toute une pile de 45 tours pour l’alimenter, des balles, des ballons, une paire de raquettes de randonnée. Ne manquait que le raton laveur pour boucler cet inventaire à la Prévert !
Pressé par la majorité, Didier s’emparait de la guitare, plaquait quelques accords, tournait des clefs pour tendre les cordes et attaquait le thème de Jeux interdits. Personne, parmi les enfants, n’avait vu le film sorti dix ans avant leur naissance, mais la musique de Narciso Yepes allait devenir le tube de la classe de neige. Chacun s’essayerait, à un moment donné, à en reproduire plus ou moins fidèlement le thème. Et l’enfant, bien longtemps après qu’il soit devenu adulte, finirait par se dire que l’aveu était là, dès le départ ; qu’il aurait fallu le comprendre malgré son âge. Il est si facile de juger du passé à l’aune du présent.
 

*

La classe de neige, c’était plutôt bien. Le matin, les cours étaient construits autour du thème de la montagne et avaient lieu dans une ambiance beaucoup plus détendue que d’habitude.
Le premier matin, Monsieur Brun avait commencé par du français en leur faisant rédiger à chacun une lettre pour leurs parents, racontant le voyage et l’installation. Il se penchait sur les copies en cours de rédaction, grognait, se raclait la gorge ou tirait une oreille par-ci par-là, selon l’énormité des fautes qu’il voyait.
Leur lettre terminée, certains élèves ajoutèrent à l’adresse un mot pour le facteur en écrivant « Facteur, presse le pas, l’amour n’attend pas ! » L’enfant, qui faisait toujours trop vite les choses auxquelles il ne pensait pas, trouva moyen d’en changer involontairement la fin en « la mort n’attend pas ! », ce qui devait inquiéter sa mère lorsqu’elle trouverait l’enveloppe dans la boîte aux lettres.

Le ski et la luge ne l’intéressaient que mollement. L’idée de se faire tirer par les fesses en haut de la montagne pour en redescendre la pente plus ou moins habillement sur deux planches, les mains encombrées de deux bâtons et recommencer l’opération sans fin lui semblait une perte de temps inutile. Quant à la luge, la vitesse l’effrayait un peu ; il avait peur de percuter un obstacle et de s’y casser le cou.
Dans les deux exercices, ce qu’il détestait c’était l’idée même du sport. En outre, il n’appréciait pas du tout le moniteur de ski, que tout le monde adulait et que pour sa part il trouvait puant de prétention. C’était un grand type mince, au visage cuivré de soleil, toujours vêtu de vêtements très moulants, riant niaisement à tout propos pour le plaisir narcissique de montrer ses dents blanches… Il conduisait une voiture de sport bleue à bandes blanches, trop vite ; beaucoup trop vite puisqu’il se tua sur la route d’Aix avant la fin de la saison.

On avait tiré au sort pour déterminer que ce serait la classe de Monsieur Brun qui ferait les activités sportives l’après-midi de la première semaine, puis l’on intervertirait les plannings pour la seconde. Ainsi, les deux classes n’étaient-elles ensemble que pour la prise des repas et au moment du temps libre qui leur était accordé durant deux heures avant le dîner.
Après s’être regardés en chiens de faïence, les élèves des deux écoles avaient fini par se mélanger, organisant des jeux en commun ou de petits groupes de discussions dans lesquels ils comparaient leur condition d’élève d’une partie à l’autre de la ville.
L’enfant s’était lié d’amitié avec une des filles de l’autre classe. C’était une grande bringue aux longs cheveux noirs, qui trouvait moyen d’affirmer sa personnalité y compris à travers les vêtements imposés pour la neige. Elle répondait au nom de Virginie Vézelay. Ils aimaient se tenir ensemble, un peu à l’écart des autres où ils avaient de longues conversations sérieuses comme seuls savent en avoir des bambins de dix ans.
Bien sûr, leurs apartés n’échappaient à personne. Les adultes les surveillaient du coin de l’œil, tandis que leurs camarades respectifs les traquaient bêtement en les accusant – c’était bien une accusation, comme d’une sorte de trahison – d’être amoureux. Quand ils les apercevaient, certains entonnaient en canon le refrain de la chanson de Jean-Jacques Debout Redeviens Virginie.
Après le dîner, quand les classes se séparaient à nouveau, ils avaient droit à la sérénade accompagnée d’encouragements à s’embrasser… Ce qu’il n’était, pour eux deux, bien sûr pas question de faire en publique.

La vie de dortoir n’était pas aussi compliquée que l’enfant l’aurait imaginé. Chaque lit était un espace d’intimité sur lequel nul ne se serait assis sans y être invité. Par une sorte d’accord tacite, tous les chahuts naissaient et se poursuivaient dans les travées ou d’un lit à l’autre mais sans enfreindre cette règle.
Et des chahuts, il y en avait ! Tout leur était prétexte. Didier était d’un naturel coulant, du genre à leur emboîter le pas plutôt qu’à sévir. Il était pour eux une sorte de grand frère et n’avait pas besoin de la jouer à l’autorité car il obtenait tout d’eux d’un sourire. Cependant, quand le niveau sonore gagnait l’étage, on voyait descendre l’instituteur qui remettait de l’ordre d’une voix de stentor courroucé. Efficacité garantie.
Après l’extinction des feux, on pouvait entendre encore quelques chuchotis mais qui ne duraient pas car Didier entamait sa ronde d’un pas glissant et furtif. On ne l’entendait pas venir, pourtant soudain il était là, près de votre lit. D’un simple claquement de langue, il réclamait un silence immédiat. Puis quand il n’y avait plus dans le dortoir que le bruit des respirations apaisées, il rentrait dans sa chambre dont la porte restait entrouverte et laissait passer un rai de lumière tamisée.

Les deux premières nuits, il ne se passa rien. L’enfant dormit d’une traite, à peine la tête posée sur l’oreiller. Fatigue du voyage ? Désir de s’extraire de cette trop grande promiscuité à laquelle il n’était guère habitué ? Sans doute un mélange des deux choses.
Le troisième soir, longtemps après l’extinction des feux, il avait senti une main lui caresser la tête ; des doigts en râteau qui lui ébouriffaient les cheveux. Il avait tout de suite pensé que Lazlo s’était relevé et voulait lui faire une blague. Comme il ne voulait pas se faire remarquer, il n’avait pas réagi, se contentant de se raidir un peu en attendant que l’autre se lasse.
Il ne pouvait pas voir Lazlo qui était à la tête du lit, probablement juché sur l’échelle qui permettait de monter au sien ; mais il l’imaginait très bien, un large sourire fendant son visage anguleux. Ce n’est que lorsque celui-ci bougea pour venir vers le bord du lit, qu’il s’était rendu compte que ce n’était pas son camarade mais Didier.
La main avait quitté la tête, glissée sur la joue, le torse. Elle s’était insensiblement aventurée sous l’élastique de la ceinture du pantalon de pyjama… L’enfant était un parfait innocent, il n’avait pas compris ce qui se produisait. Pour lui, le moniteur vérifiait s’il avait suivi la consigne de quitter ses sous-vêtements pour dormir, rien de plus.
Il ne s’était rien passé d’autre que la caresse de cette main adulte, d’abord sur sa tête, puis sur son torse, descendant sous la ceinture, au creux de l’aine, passant sur ses bourses et s’arrêtant sur son sexe. Ce n’était ni désagréable ni traumatisant. Inattendu, tout au plus. Il s’était endormi, serein, comme un enfant qu’on berce.
Le lendemain soir, il s’était demandé si Didier allait revenir. Ce qu’il fit. Cela recommença. Les mêmes gestes, avec la même retenue. Et les soirs suivants, jusqu’à cette nuit où ce fut cependant plus court parce qu’un autre garçon le réclama. Et il comprit que son camarade attendait lui aussi la caresse de cette main pour dormir. Il en ressentit une manière de jalousie confuse, comme si ces caresses avaient dû être réservées à un seul ; le préféré en quelque sorte.

À dix ans, l’enfant était encore une oie blanche, aussi n’avait-il pas compris ce qu’il pouvait y avoir derrière ce geste. Cependant, instinctivement il avait su qu’il fallait cacher cela, taire ces caresses un peu trop précises dans lesquelles il sentait quelque chose de honteux et peut-être plus encore dans le plaisir qu’il y avait pris.
Il avait refoulé ce souvenir sans peine pendant des années, et puis tout lui était revenu en mémoire à l’occasion d’un fait divers. Alors, il avait pris conscience de l’agression sexuelle dont il avait été victime et en avait conçu une sorte de culpabilité, se demandant s’il n’avait pas involontairement envoyé des signes à Didier pour lui dire que la chose était possible avec lui, renversant en quelque sorte les rôles, devenant le bourreau plutôt que la victime. C’était idiot, déraisonnable puisque l’autre était majeur et de douze ans son aîné ; il savait ce qu’il faisait, non ? Puis il avait à nouveau oublié tout cela car, au fond, il n’en voulait pas réellement à Didier qui ne lui avait fait aucun mal ; cependant, ce qui le perturbait, c’était d’imaginer que d’autres petits garçons n’avaient peut-être pas eu sa chance.

Vingt ans plus tard, lorsque les jumelles étaient parties en camp de vacances pour des stages de deux semaines avec leurs copines, jamais il ne lui était venu à l’idée qu’il puisse se produire la même chose. Dans son esprit, il ne pouvait rien leur arriver puisqu’elles seraient bien encadrées, par des animateurs professionnels, bardés de BAFA et autres diplômes. Quand la mémoire de la brûlure n’est plus là, la peur du feu disparaît également…
Et, effectivement, tout s’était bien passé. D’une année sur l’autre, les jumelles étaient revenues enchantées de ces vacances actives au cours desquelles elles s’étaient fait de nouveaux amis.
Quand le petit dernier avait été en âge de partir lui aussi, personne n’avait hésité devant sa volonté de tester une nouvelle liberté loin de la maisonnée bruyante. 

*

L’enfant avait grandi, pris « de l’âge, de l’assurance et du gras » comme il se moquait lui-même. Il s’était marié, mais pas avec Virginie Vézelay avec qui il était cependant resté longtemps ami. Il avait eu trois beaux enfants, biens dans leur tête, desquels ni sa femme ni lui n’avaient à se plaindre. Il dirigeait désormais une petite entreprise de cartonnage dans le sud-est de la France. Dans un endroit où l’ensoleillement annuel ne poussait pas à fuir à la moindre coupure scolaire pour s’entasser sur les routes de vacances, et moins encore l’hiver dans les vallées bouchonnées !

Sur son bureau, dans un cadre ancien, une photographie de ses trois enfants lui faisait face. Ils étaient souriants et gais. Parfois, il lui arrivait de se perdre dans leur contemplation et le cliché semblait s’animer. Il se disait alors que sa réussite était là, ni dans son entreprise florissante, ni dans l’argent gagné et épargné sou à sou, mais dans le bonheur de vivre des siens.
Il était parti dans l’une de ces rêveries, lorsque l’interphone fit entendre son grésillement nasillard. On avait beau le faire réparer, il fallait toujours que ce machin-là se détraque et lui scie les oreilles !
— Je vous passe le SRPJ, dit sa secrétaire en basculant la communication.
Il eut au bout du fil une voix jeune et féminine, qui se présenta comme étant Commandant à la Brigade des mineurs. Instinctivement, il pensa qu’il était arrivé quelque chose à l’une des jumelles. C’était idiot, puisque celles-ci étaient majeures depuis peu. Aussi ne comprit-il pas tout de suite que c’était du petit dernier dont on voulait lui parler. Il lui fallut une poignée de secondes pour que ses idées se mettent en place.
— Il lui est arrivé quelque chose ? demanda-t-il avec anxiété.
— Non, pas à ma connaissance. En réalité, c’est ce que nous souhaiterions vérifier et pourquoi je vous appelle…
S’ensuivit une brève conversation, au cours de laquelle il apprit qu’une plainte avait été déposée pour atteintes sexuelles sur mineurs de moins de quinze ans par personne ayant autorité. L’un des animateurs de la colonie de vacances dans laquelle était allé son fils faisait l’objet d’une mise en examen et la justice recherchait toute preuve, y compris le témoignage de nouvelles victimes qui ne seraient pas encore connues.
Elle lui demanda si son fils avait fait la moindre allusion à ce genre de choses, dont il aurait pu être témoin ou même victime. Il répondit que non, qu’au contraire celui-ci était revenu enchanté de son séjour et se disait prêt à y repartir au prochain été. Il promit néanmoins d’interroger l’enfant et de rappeler la Brigade des mineurs s’il y avait le moindre incident à signaler.
Ce coup de fil le troubla énormément, à tel point qu’il eut l’impression que l’après-midi n’en finissait pas de s’étirer jusqu’au moment de rentrer chez lui afin de pouvoir questionner son fils. La chose ne s’annonçait pas aisée car on n’avait pas voulu lui révéler le moindre détail qui aurait pu influencer le témoignage de l’enfant. Il savait simplement que l’homme incriminé avait été mis en examen et immédiatement licencié par la Ville, ce qui laissait supposer que l’affaire était sérieuse et le dossier déjà bien lourd. On ne lui avait révélé ni son nom, ni son prénom, il allait donc devoir rester dans le vague tout en espérant – ou redoutant – obtenir des réponses précises de son fils.

Ce fut une conversation difficile.
Il s’agissait pour lui d’interroger l’enfant sans lui laisser entrevoir ce qu’il cherchait à vérifier. Si rien de fâcheux ne s’était produit à son encontre, il voulait éviter d’enflammer son imagination et le laisser dans son innocence enfantine ; il serait toujours à temps de découvrir les saloperies dont sont capables les Hommes.
En posant ses questions, il avait bien évidemment en tête sa propre expérience, qui lui était revenue brutalement et s’était imposée à lui dans l’après-midi. Mais l’enfant n’avait rien subi ni rien vu. À moins que les choses dont il avait été témoin ou victime n’aient pas eu le sens que voulaient lui donner les adultes, que tout cela n’ait été pour lui qu’un jeu sans importance ? N’était-ce pas ainsi que lui-même avait posé une chape de plomb sur les caresses trop précise de Didier quand il avait son âge ?

Ce fut à partir de ce moment-là, mais beaucoup trop tard en vérité, qu’il se mit à raconter cette histoire de classe de neige ancienne et la drôle de berceuse qui lui faisait trouver un sommeil dans lequel l’innocence n’était pas partagée.
 

Toulouse, 22 octobre 2017

jeudi 18 mai 2017

Un jour que c'était la nuit

L’enfant traversa la rue comme une flèche. Un geste spontané, irréfléchi, mû par la seule promesse des baisers maternels qui l’attendaient de l’autre côté. Il y eut un cri, celui du père, suivi immédiatement par un crissement de pneus et le choc sourd du corps contre la carrosserie avant le vol plané et le second choc, plus sourd encore, lorsque l’enfant s’écrasa sur l’asphalte.
Il venait de sortir de la boulangerie, le petit pain au chocolat de son goûter dans la main gauche, son minuscule cartable d’écolier dans la droite. Son père tenait encore la poignée de la porte vitrée de la boutique pour en accompagner la fermeture. Rituel quotidien sans histoire. Ils allaient attendre que le feu tricolore passe au rouge et emprunter le passage protégé. De l’autre côté, juste en face, se tenait la Maison de la Presse tenue par la mère, où l’enfant goûterait avant de retraverser avec le père pour gagner l’appartement situé au-dessus de la boulangerie.
C’était une magnifique journée ensoleillée de printemps, pleine de promesses pour l’été qui ne tarderait plus. Même les façades noircies de pollution semblaient plus gaies que d’ordinaire.
Le premier choc fut suivi d’un silence impressionnant, comme si tout à coup tout était figé, la circulation, les gens, les bruits habituels de la ville, de la vie. Pure illusion. Mémoire tronquée de faux-témoins.


La mère trônait au comptoir de sa caisse, échangeant des amabilités automatiques avec une fidèle cliente. La vitrine donnait sur la rue et de son poste elle aimait à observer la vie du quartier, telle une vigie patiente, à l’affût du moindre incident. Non pour le bonheur du cancan, mais pour le plaisir du constat d’une vie paisible et sans heurts. Les mauvaises nouvelles et autres tragédies étaient cantonnées aux pages des journaux qu’elle vendait.
Alice avait trente-cinq ans, un prénom de conte pour enfant qu’elle détestait et une vie qu’elle adorait. Un visage fin, aux yeux doux, encadré d’une chevelure d’un blond naturel, un corps mince que la grossesse n’avait pas abîmé, deux seins menus qui pointaient sous ses chemisiers légers et dont on avait du mal à croire qu’ils aient pu donner autant de lait, un sourire d’ange qu’elle avait patiemment façonné devant le miroir de sa coiffeuse à l’adolescence, lorsqu’il s’agissait de faire chavirer le cœur des garçons. Même s’il n’y en avait eu qu’un. Le premier de la classe. Sans doute pas le plus beau, mais le plus brillant. Celui qu’elle avait épousé, le père de son fils. Ses copines avaient trouvé cet amour affligeant de banalité, elles qui passaient de bras en bras dans une valse endiablée, pour finir mal ou pas mariées.
Bien sûr, Alice n’était pas une idiote, elle savait bien ce qu’il y avait de banal chez Jean. À commencer par ce prénom passe-partout qui convenait si bien à la timidité du garçon. Comme si Édith et Gaston avaient voulu se venger – tout en le protégeant – du ridicule que leurs parents respectifs leur avaient imposé. Pourtant Alice connaissait également toute la beauté cachée de son amoureux. Non pas une vague idée romantique et sentimentale, mais ce membre soigneusement scellé dans des slips kangourou blancs parfaitement ridicules à force d’usure et d’élastiques cuits par les nombreuses lessives qu’ils avaient subi. C’était comme si la nature avait souhaité le doter d’un appendice susceptible de faire contrepoids à un cerveau proéminent. Pour en juger, l’adolescente ne pouvait se référer qu’à ce qu’elle avait pu apercevoir chez ses frères – manque d’expérience oblige –, et la femme en avait eu confirmation plus tard dans les magazines de naturisme ou les publications homosexuelles qu’elle feuilletait avant de les mettre en rayons.
Jean était un garçon malingre, binoclard. L’archétype de l’intellectuel, habile pour jongler avec les chiffres ou les idées, gauche dès qu’il s’agissait de produire un effort physique. Premier en tout, dernier en gymnastique. Plus tard, il tournerait ceci à son avantage, par la dérision, en expliquant : « Pour moi, le sport c’est comme la musique : de chambre, uniquement ! »
Vingt ans plus tard, l’homme n’était pas très différent de l’adolescent. Toujours aussi timide ; effacé pourrait-on dire. Sans être efféminé pour autant, Jean avait les traits de sa mère et peu de ressemblance physique avec son père, dont il ne semblait avoir hérité que le côté taciturne, peu expansif.
De taille moyenne, cheveux auburn coupés court, lunettes à grosses montures d’écaille, vêtu de façon stricte sans autre recherche que celle de l’anonymat : costume trois-pièces gris muraille, chemise blanche, cravate sombre au nœud Manhattan impeccable.
Certains auraient dit de lui qu’il était terne, falot, mais c’est ainsi qu’Alice l’avait toujours aimé, parce qu’elle le trouvait touchant et se sentait une âme protectrice vis-à-vis de lui. D’une certaine façon, il avait été son enfant avant la naissance de Thomas.
Nonobstant, Jean était avant tout un génie – plus qu’un ingénieur – de l’informatique et menait une carrière à l’ascension fulgurante au sein de la branche française d’un géant américain. Le salaire indécent qui était le sien assurait à sa petite famille une aisance matérielle certaine. Pour autant, ils menaient une vie simple, sans grand luxe, qui correspondait à leur tempérament. Le surplus de salaire était investi dans des placements financiers sans risque, à faible rendement, comme on constitue un bas de laine en prévision de jours plus incertains.
La boutique d’Alice relevait donc d’un choix personnel plutôt que d’une nécessité. La jeune femme ne supportait pas l’oisiveté et ne s’imaginait pas en mère au foyer. Quand Thomas avait pris le chemin de l’école maternelle, cessant de remplir chaque heure de ses journées, elle avait pris sa décision et profité de l’opportunité du fonds de commerce libre devant ses fenêtres. Jean avait approuvé l’idée et libéré les fonds.
Ça n’avait pas été une mauvaise opération car, après deux ans d’exploitation, la boutique commençait à dégager des bénéfices honorables.


Occupée à discuter avec sa cliente, Alice n’avait prêté qu’une vague attention à l’accident qui venait de se produire devant sa vitrine. L’attroupement qui se formait peu à peu avait toutefois fini par l’intriguer et c’est en y regardant plus attentivement qu’elle avait vu Jean debout au milieu de la rue, blême et perdu. Il ne lui en avait pas fallu davantage pour comprendre le reste. Elle avait planté là son interlocutrice intarissable pour se précipiter à l’extérieur.
Thomas gisait devant le véhicule, tel un pantin désarticulé. Les yeux ouverts, il ne bougeait pas, ni ne geignait davantage. Ses vêtements étaient tachés de sang, mais dans la confusion elle ne parvenait pas à déterminer de quelle blessure il provenait.
Au loin, on entendait la sirène du car de police appelé par la boulangère, la grosse femme sympathique qui la prenait par le bras et lui disait de ne pas s’inquiéter, que les secours arrivaient et que tout allait bien se passer. Comme si elle en savait quelque chose, si elle avait l’habitude de ce genre d’accident. Or, cette habitude, elle l’avait prise au fil des ans, contrainte et forcée, parce qu’en trente ans elle en avait vu des dizaines devant sa porte ; des piétons renversés sur le passage protégé comme Thomas, mais aussi des chauffards emportés par leur élan, surpris par le feu tricolore et terminant leur courses dans la devanture de la vieille épicerie située de l’autre côté du carrefour, emportant sur leur passage l’étal de fruits et légumes.
C’était toujours le même cérémonial. L’arrivée du « panier à salade » noir et blanc, gyrophare bleu tournoyant, pin-pon hurlant – qui, s’agissant d’un véhicule de police était plus précisément un la-ré, bien différent du la-si des pompiers –, les agents sautant de l’antique véhicule Citroën en fin de course, vêtus ou non de leur pèlerine suivant le temps mais toujours coiffés de leur képi désuet. Ils ouvraient l’arrière du fourgon, en sortaient le brancard pliant fait de deux longs bras de bois et d’une toile kaki de lit de camp ; ils y installaient la victime, la couvraient d’une couverture crasseuse jusqu’au torse si elle était vivante et complètement si elle ne l’était plus. Puis ils escamotaient le tout et repartaient vers l’hôpital, service des urgences ou de la morgue, laissant deux agents sur place pour rétablir la circulation et faire les premières constatations en attendant l’arrivée des gradés, si besoin.
La seule différence, ici, était la petitesse du corps meurtri sur ce brancard d’adulte.
D’une voix blanche, Alice avait dit à Jean : « Ferme le magasin, je pars avec eux. » Puis elle avait sauté à l’arrière du panier à salade, près de son fils disloqué.
 

                                                *
Il y avait eu les jours de coma, les opérations, les semaines de convalescence, les mois de rééducation, les vacances d’été gâchées. Il y avait eu tout cela, mais pas une plainte ni le moindre reproche de la part d’Alice. Même son regard n’avait pas changé quand il se posait sur Jean, toujours admiratif et protecteur. Elle prenait soin de garder ses angoisses enfouies au plus profond d’elle-même, car elle imaginait sans peine les affres de son mari. Elle le connaissait si bien ! Elle avait pu lire sur ses traits la moindre de ses émotions depuis le drame ; l’hébétude, la peur, la culpabilité qui n’avait pas totalement disparu après le soulagement.
Au chevet d’un enfant, un couple se soude ou explose. Le leur avait poursuivi sa route « sans accident », comme Alice le dirait plus tard sans se rendre compte de la violence de cette image dans la circonstance.
Jean avait continué à travailler, tout en aménageant ses horaires pour assurer un maximum de présence au chevet de Thomas, tandis qu’Alice déléguait la tenue de son commerce aux quatre grands-parents qui s’y relayaient. Peu à peu, la clientèle avait pris l’habitude de la présence de ces quatre vieux sympathiques qui semblaient bien s’entendre, au point qu’il arrivait souvent que le père de l’un fasse équipe avec la mère de l’autre. Comme si ce panachage était le garant – ou au moins un écho – de la solidité du couple des jeunes. Ne manquaient au tableau, en définitive, que les apparitions en coup de vent et joyeuses du petit Thomas.
Lorsqu’aucun des grands-parents ne pouvait se libérer, c’était Jean qui tenait la boutique afin qu’Alice puisse rester au chevet de leur fils. Il le faisait de bon cœur, mais sans compétence et avec la plus grande gaucherie du monde. Par exemple, pour faire une photocopie, il lui fallait gâcher trois feuilles en moyenne. De même était-il incapable de conseiller un client sur l’achat d’un livre récemment paru et à peine pouvait-il dire sur quel rayon trouver telle ou telle revue. La librairie, papeterie, journaux n’était pas son univers. Son esprit vagabondait dans hauteurs où jamais il n’aurait pu croiser l’une des personnes qui entraient ici. Il ne le pensait pas par snobisme ou orgueil, car au vrai il n’y pensait pas une seconde.
Il passait ces journées-là dans le vague, ne se rendant pas compte des petits larcins habituels, ni des adolescents feuilletant un peu trop longuement les revues pornographiques montrant des femmes nues aux gros seins, où d’autres qui préféraient les revues de naturisme en restant concentrés sur les pages dans lesquels figuraient plus d’hommes que de femmes. Sa femme avait l’œil pour ces choses-là et savait y mettre bon ordre. Elle le faisait en pensant, horrifiée, qu’un jour Thomas aurait leur âge et peut-être leurs pratiques. Elle avait beau mettre ce genre de littérature sur les rayons supérieurs, ils restaient accessibles aux plus grands comme à ceux qui savaient se dresser sur la pointe des pieds.


Indéniablement, comme le proclamait une nouvelle émission de télévision, Les gens heureux ont une histoire. Ceux qui prétendent le contraire sont mus par de bien mauvaises pensées, pleines de rancœur, de mesquinerie, de jalousie, d’envie, de petitesse.
Leur histoire peut sembler plate, sans aspérités, trop polie pour être honnête en somme. Mais la vérité est que les drames, petits ou grands, n’en sont pas davantage absents que dans toute autre. Simplement, le bonheur y domine et en gomme ce sur quoi aiment se focaliser ceux qui se complaisent dans le malheur. Peut-être faut-il en conclure, au fond, que bonheur et malheur ne sont que des synonymes pour optimisme et pessimisme…
Si tel était bien le cas, Alice et Jean étaient d’incorrigibles optimistes. Ils avaient pleinement conscience de l’immense bonheur qu’était leur vie depuis le jour de leur rencontre, nonobstant l’effroyable accident de Thomas. Un bonheur si profondément chevillé à leur petite famille que rien ni personne ne pourrait jamais le leur retirer.


                                                *

Ce fut un matin comme tant d’autres. Alice s’était levée la première, avait pris sa douche, s’était habillée, avait dressé la table du petit-déjeuner, mis la cafetière électrique en marche et était descendue à la boulangerie pour chercher une demi-douzaine de croissants ordinaires – Jean détestait ceux qui suintent le beurre et n’ont ni forme ni tenue – pendant que le café passait.
De retour à l’appartement, elle avait déjeuné seule, était allée déposer un baiser furtif sur le front de Thomas profondément endormi, était allée allumer la lampe de chevet de Jean pour qu’il se réveille peu à peu, puis elle avait gagné le magasin afin d’être présente lorsque le livreur des Messageries jetterait le paquet de Quotidiens devant sa porte.
La journée serait comme toutes les autres. Dans un peu plus d’une heure, Jean et le petit viendraient l’embrasser puis son mari irait au bureau après avoir laissé l’enfant à l’école. C’était la vie retrouvée. Leur vie heureuse d’avant le drame. La page était tournée. Deux longues années de galères médicales pour Thomas, qui était désormais passé « à la grande école », comme il aimait à le proclamer.


Ce fut une journée ordinaire. Un mercredi. Si elle en avait douté, l’exemplaire d’El País posé sur la pile de journaux le lui aurait confirmé. Dans la matinée, le petit rouquin viendrait le chercher et en profiterait pour fouiller interminablement parmi les présentoirs tournants de livres de poches. Il choisissait ses lectures en fonction de la photographie de couverture, ce qui lui assurait un éclectisme total, au risque du pire autant qu’à la découverte du meilleur. Ces derniers temps, il semblait dévorer les ouvrages ésotériques de T. Lobsang Rampa édités dans la collection J’ai Lu. Quelques semaines en amont, il avait découvert Anne Philipe avec Les rendez-vous de la colline et enchaîné avec Un été près de la mer, Jean-Edern Hallier et Le Premier qui dort réveille l’autre, La tête en fuite de Malaparte, ou encore Fabrizio Lupo de Carlo Coccioli. Alice s’amusait du sérieux que mettait l’adolescent dans la façon empirique et aléatoire de ses choix, encore qu’elle le soupçonnait d’éviter les ouvrages trop épais : il avait lu toute l’œuvre de Christiane Rochefort, à l’exception d’Archaos ou le jardin étincelant, qui dépassait les 400 pages.
Le mercredi, il venait récupérer le quotidien espagnol qu’elle faisait venir pour lui et qu’il lisait dans l’après-midi, avec l’application de l’élève intéressé par une matière plus que toutes autres.
Le mercredi, c’était aussi le jour où elle voyait le plus d’enfants, celui où elle vendait le plus d’illustrés, de bonbons, d’albums de coloriages. Les bambins venaient accompagnés de leurs grands-mères à qui ils auraient facilement fait acheter toute la boutique contre quelques baisers mouillés et regards langoureux. Mais il y avait aussi celles et ceux qui piquaient des crises parce qu’on ne cédait pas à tous leurs caprices.


Ce fut une soirée qui commença comme n’importe quelle autre depuis que Jean travaillait plus tard le soir afin de rattraper les heures qu’il avait prises pour s’occuper de sa famille.
L’un des grands-parents allait chercher Thomas à l’école, le faisait goûter et le surveillait jusqu’au retour de sa mère. Alice fermait boutique à 19 h 30, rentrait réchauffer le dîner qu’avait préparé sa mère ou sa belle-mère selon le jour, puis elle faisait manger l’enfant, lui donnait le bain, le mettait au lit et lui lisait une histoire en attendant le retour de Jean. Lorsqu’il arrivait, ils passaient à table à leur tour et parlaient de leur journée respective, de ce qu’avait fait ou dit Thomas de particulier. Ensuite, ils s’installaient devant le poste de télévision et cherchaient un programme intéressant sur l’une des trois chaînes. Et l’émission terminée, ils se mettaient au lit et éteignaient la lumière après un dernier baiser pour se souhaiter une bonne nuit. Leurs effusions sexuelles s’étaient espacées, puis taries au fil du temps. Thomas avait su occuper leurs nuits dès son arrivée dans l’appartement, semblant mettre un point d’honneur à pleurer et appeler au moment le moins opportun…


Mais la journée cessa d’être banale, identique, calibrée, normale, heureuse… car Jean ne rentra pas.

                                                *
La nuit n’avait été qu’une interminable attente, d’abord intriguée par un aussi long retard, puis agacée de n’avoir eu aucun appel pour annoncer ce contretemps, ensuite angoissée par cette situation inhabituelle et inexpliquée.
Quand Thomas avait appelé pour demander que son père vienne l’embrasser, elle lui avait fait un pieux mensonge afin qu’il ne s’inquiète pas à son tour : Jean était ressorti pour aller chercher un paquet de tabac. L’enfant, qui ne possédait pas encore complètement la notion de l’heure ni celle des horaires d’ouverture des bureaux de tabac mais avait, en revanche, une totale confiance dans la parole maternelle avait cru à cette histoire et fini par s’endormir en attendant le retour de son père.
Alice avait tenté plus d’une fois de joindre Jean à son bureau, cependant le téléphone sonnait manifestement dans le vide. Récemment, il lui avait expliqué que les progrès de la technologie et en particulier de la miniaturisation permettraient de fabriquer des téléphones sans fil que chacun pourrait avoir en poche afin de répondre où qu’il se trouve. Ce rêve serait une réalité dans dix ou quinze ans au plus. Pourquoi cela n’était-il pas déjà au point ? Elle aurait pu le joindre où qu’il soit afin qu’il puisse la rassurer !
Bien sûr, elle avait appelé le commissariat, où elle avait bien senti que le planton de garde prenait la chose par-dessus la jambe. Avant de s’inquiéter, il fallait attendre au moins quarante-huit heures, lui dit-il. Il s’agissait probablement d’une panne de voiture. Il n’en possédait pas ? Alors il avait dû manquer le dernier bus ou le dernier métro…
En désespoir de cause, elle avait ensuite fait le tour des services d’urgences des hôpitaux, dressant à chaque fois un portrait précis de son époux, pour s’entendre répondre qu’il était impossible de donner des renseignements par téléphone.


Au petit matin, elle s’était astreinte à agir comme si tout était normal. Elle avait fait un saut au magasin pour rentrer la liasse de journaux et mettre une affichette sur la vitrine, annonçant que l’ouverture serait retardée exceptionnellement, puis elle était remontée à l’appartement avec les croissants et avait réveillé Thomas en lui expliquant que son père avait dû partir plus tôt pour le travail. Ils avaient pris le petit-déjeuner ensemble, puis elle l’avait accompagné à l’école.
Ensuite, elle avait ouvert son commerce, subissant le défilé des clients matinaux venant chercher le journal afin de le lire dans les transports en commun. Elle attendait fébrilement le moment où le flux se tarirait pour pouvoir appeler le bureau de Jean. Elle était certaine qu’il y serait et que cette nuit d’angoisse trouverait l’explication la plus simple, la plus logique qui soit.
Mais quand elle put enfin obtenir la communication avec le bureau de Jean, ce fut pour entendre sa secrétaire lui expliquer que l’on n’avait pas vu ce dernier la veille et que celle-ci pensait qu’Alice appelait justement pour lui donner des nouvelles.

                                                *
Alice fit appel à ses parents afin qu’ils viennent s’installer chez elle pour s’occuper de Thomas et la suppléer au magasin de manière à ce qu’elle puisse entreprendre des démarches directes auprès des hôpitaux. Après avoir hésité, pour ne pas les inquiéter inutilement, elle téléphona à ses beaux-parents dans l’espoir qu’ils sauraient peut-être quelque chose. Mais ce n’était pas le cas.
L’après-midi fut une course effrénée, d’hôpitaux en cliniques, dont elle revint épuisée tant moralement que physiquement. Il lui fallut pourtant trouver encore la force nécessaire pour inventer un nouveau mensonge plausible qui puisse expliquer l’absence de son père à Thomas. Elle prétexta un voyage impromptu et important aux États-Unis pour son travail. Cela fit naître dans l’esprit de l’enfant des images de western, avec son père en héros étoilé, chapeau enfoncé sur la tête, foulard noué sur la bouche et le nez.

                                                *
Le lendemain, les quarante-huit heures étant désormais effectives, elle se présenta au commissariat afin de déclarer la disparition de son époux. On la trimbala de service en service, où elle dût répéter son histoire à différents inspecteurs. Elle expliqua toutes les recherches qu’elle avait elle-même effectuées, les témoignages recueillis au bureau de Jean. Ce qui était encore, l’avant-veille, un retard sans importance devint soudainement une disparition inquiétante qui fut confiée à la brigade de recherche dans l’intérêt des familles.
Il y eut une enquête, ce qui occasionna nécessairement une grande publicité à cette affaire. Tout le quartier fut vite au courant des malheurs de la marchande de journaux. La rumeur s’en mêla. Pour certains, il s’agissait de la fugue d’un homme volage ; pour d’autres cette disparition cachait un meurtre, la vengeance d’une femme bafouée ou d’une mère qui n’avait pas supporté la mise en danger de son fils. Il y a toujours, partout, des gens qui ont une explication pour tout, sans que l’on sache jamais ce qui leur permet d’affirmer leur opinion avec autant d’autorité.
Minutieusement menée, l’enquête de la police permit d’établir avec certitude que ce matin-là, Jean avait déposé son fils à l’école, échangé quelques banalités avec la mère d’un camarade de Thomas, pris son bus habituel, s’asseyant sur le siège au-dessus de l’une des roues avant, qu’il était descendu à son arrêt et avait pris une direction qui était manifestement celle de son bureau où il ne se présenta pas en dépit de sa ponctualité proverbiale. Il avait purement et simplement disparu.
La police fit son travail consciencieusement, elle recoupa tous les incidents répertoriés dans le quartier ce jour-là, à partir de l’heure précise où des témoins l’avaient vu descendre du bus. Or, il n’y eut ni accident de la circulation, ni malaise sur la voie publique, ni bagarre, ni crime. Le mystère devait rester à jamais entier.


Les semaines passèrent. Il fallut avouer à Thomas que son père avait disparu, que l’on ne savait pas où il se trouvait, que le voyage aux États-Unis était un mensonge et que l’on ne savait pas s’il reviendrait un jour
L’enfant voyait les grandes personnes tenir de longs conciliabules à voix basse, surprenait sa mère en train de pleurer seule dans la cuisine, et cherchait à relier tout cela à l’absence de Jean.
On ne lui avait expliqué les choses que dans les grandes lignes, sans revenir sur le premier mensonge qui lui avait été fait. Pour cela, il restait persuadé que son père était rentré du travail et ressorti pour acheter du tabac. C’est là qu’il avait dû lui arriver quelque chose. Peut-être des bandits l’avaient-ils enlevé comme dans un film ?
Puis il comprit ce qu’il y avait de définitif dans cette absence. Que si son père n’était pas vraiment mort, c’était tout comme. À l’école, ses camarades le regardaient différemment, essayaient de se montrer plus gentils avec lui, évitaient de parler de leur père en sa présence. Et si d’aventure un étourdi lui demandait ce que faisait son père, alors il expliquait – aussi calmement que possible – que celui-ci était parti et les avait abandonnés, sa mère et lui. Et comme si ce dernier détail était de la plus haute importance, il ajoutait en baissant le ton que ceci s’était produit « un jour que c’était la nuit. »