samedi 13 mars 2021

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L'APRÈS-MIDI
 
Une lumière vive tentait de s’infiltrer entre ses paupières closes ou plus précisément d’en transpercer la peau. Sensation désagréable contre laquelle il tentait vainement de s’insurger depuis quelques minutes. Il aurait voulu bouger mais son corps semblait être de plomb. Une main féminine passait doucement une compresse humide sur son front. Ses sensations se mélangeaient au point qu’il lui était impossible de savoir s’il était en train de rêver ou non. Cette main légère sur son front, était-ce celle de sa mère pourtant morte depuis si longtemps ? Était-il l’enfant malade d’autrefois ?
Si c’était un rêve, à quoi pouvait-il bien correspondre, qu’est-ce qui, durant les dernières heures, avait pu le générer ? Il s’agitait dans un demi-sommeil, une sensation de noyade, confronté à une impossible remontée à la surface. Il avait dans la bouche un goût de métal désagréable, ses bras et ses jambes étaient de plomb, sa respiration déclenchait des brûlures pulmonaires difficilement supportables. Autant d’éléments qui favorisaient en lui, progressivement, une panique irrépressible ; l’impuissance du corps décuplant l’hyperactivité brouillonne de son esprit.
 
Enfin, ses paupières parvinrent à se décoller et dans une vision encore très floue, il put deviner une pièce blanche surexposée à la lumière crue qui l’avait agressé dans son demi-sommeil.
Un sens nouveau s’éveillait. L’ouïe lui revenait alors même qu’il n’avait pas eu conscience du silence complet qui accompagnait ce qu’il avait d’abord pris pour un songe. Désormais, il pouvait entendre un « bip » répété de manière lancinante, sur un rythme qui s’accélérait soudain comme pour marquer son réveil.
Dans un effort colossal, il parvint à tourner légèrement la tête à droite et vit un mât de métal chromé soutenant un moniteur cardiaque et des pousse-seringues de couleur verte. En baissant les yeux, il eut la confirmation que tout ce dispositif était relié à des tuyaux de plastique transparents pour perfusions et des fils d’électrocardiographie. Son cerveau était assez opérationnel pour additionner tous ces éléments et conclure qu’il se trouvait dans un hôpital. La lumière agressive, grésillante depuis qu’il avait retrouvé le sens de l’ouïe, était celle de tubes au néon. Paradoxalement, le fait de pouvoir analyser la situation ne l’apaisait en rien. Bien au contraire, cela ne faisait qu’alimenter sa panique. Il tenta de se débattre avec la fougue désordonnée de quelqu’un qui se noie.
— Ne vous agitez pas, Monsieur Leishman, ça va aller… ça va aller…
La voix était douce, cherchait à être apaisante un peu comme celle d’une mère qui veut réconforter son enfant ; mais ce n’était pas celle de sa mère. D’ailleurs, il ne lui était jamais arrivé d’être hospitalisé dans son enfance ; foin d’amygdales ou d’appendicite, de bras ou de jambes cassés. Une anecdote familiale, maintes fois répétée, racontait que le pédiatre avait un jour interpellé son père sur le fait qu’il ne voyait jamais son rejeton en consultation et le père avait répondu : « Pour quoi faire, puisqu’il se porte comme un charme ? » cela faisait rire à tous les coups autour de la table des déjeuners dominicaux.
— Où suis-je, demanda-t-il avec un filet de voix à peine audible que lui-même n’était pas certain d’avoir entendu tant sa tête lui paraissait enveloppée dans une épaisse couche de ouate.
— Vous avez été transporté à Saint Léon, l’hôpital de Bayonne.
On l’avait équipé de « lunettes » qui lui soufflaient un filet continu d’oxygène qui lui chatouillait désagréablement le conduit des narines. Il essaya de froncer le nez dans l’espoir de se libérer de cette tuyauterie infernale.
Il sentit tout à coup une vive douleur au bras gauche et fit aussitôt le rapprochement « hôpital », « infarctus », avant de comprendre que la sensation de gêne était simplement due au gonflement du brassard du tensiomètre automatique.
Comme si elle avait pu suivre le cheminement de sa pensée, l’infirmière lui précisa qu’il avait été victime d’un grave accident de la route.
— Quelle heure est-il ? Demanda-t-il d’une voix rauque qu’il ne reconnut pas tant elle lui sembla venir difficilement du fond de la gorge.
— Dix-sept heures trente.
Elle avait cessé de lui éponger le front et s’affairait maintenant autour de machines qui entouraient le lit et dont il n’arrivait pas à déterminer le rôle de chacune. Elle vérifiait le débit des énormes seringues bloquées dans les boîtiers verts ainsi que celui de la poche de perfusion qu’elle avait dû changer juste avant son réveil. Réveil qui n’était d’ailleurs pas total ; il se sentait cotonneux, n’arrivait pas vraiment à assimiler ce qu’on lui disait ni à se souvenir d’un quelconque accident.
— Ne vous agitez pas, dit-elle à nouveau. Votre réveil va se faire progressivement. Vous venez de passer quatre jours dans un coma artificiel afin de vous aider à passer un cap difficile…
Quatre jours ! Il aurait voulu en savoir plus, mais déjà l’infirmière tournait le dos et se dirigeait vers la porte en annonçant qu’elle allait prévenir le médecin de son réveil.
Frank sentait la panique monter en lui. Il n’avait jamais été souffrant de sa vie, n’avait pas le moindre souvenir d’une quelconque infection bénigne non plus que d’une maladie infantile. Il découvrait soudain que son corps n’était pas invincible, à l’abri de tout. Cette absence de repère le jetait dans l’effroi. Il ne serait pas un malade facile, il en avait conscience. Comme du fait que s’annonçait une longue période de souffrances et de réadaptation.
 
Le temps d’une micro-sieste et le chirurgien était à son chevet. Il lui faudrait probablement s’attendre pendant quelque temps encore à de telles déconnexions subites. Cela donnerait un hachis de temps peu propice à se reconnecter au continuum auquel il était habitué.
Après quelques civilités vite expédiées, le praticien lui esquissa un tableau rapide de la situation, depuis son arrivée en hélicoptère jusqu’à sa sortie du bloc opératoire où il avait subi de nombreuses et longues interventions, jusqu’à sa récente sortie du coma. Il parlait sans le regarder, les yeux plongés dans son dossier, tournant les pages afin de vérifier l’état de son patient sur des données cliniques plutôt que sur sa mine de papier mâché. Frank eut la désagréable sensation d’avoir perdu toute humanité dans l’accident, de n’être plus qu’un corps amoché, plus ou moins réparé.
— Vous souvenez-vous de l’accident ? Cette question allait revenir souvent, il en avait l’intuition. Tout comme il lui paraissait évident qu’elle n’avait pas le même sens dans la bouche du toubib ; celui-ci était moins intéressé par les détails de l’accident lui-même que par l’état de la mémoire de son patient. Il était simplement à l’affût d’une amnésie rétrograde.
— Je ne me souviens de rien, répondit Frank. Je veux dire que je ne sais pas comment j’ai atterri ici, bien que l’infirmière m’ait parlé d’un hélicoptère, ni ce que l’on m’a fait jusqu’à ma sortie du coaltar.
C’était vrai, cependant il aurait pu ajouter qu’il se souvenait de son identité, son adresse, sa profession… tout ce qui le constituait d’une certaine façon, jusqu’à l’accident. Plus exactement, il connaissait les grandes lignes mais se sentait démuni au moment d’en dégager les détails. Tout cela était trop flou pour lui permettre d’envisager de donner une réponse plus complète.
— Et vous, vous pouvez me dire ce qui m’est arrivé ? Le chirurgien haussa les sourcils pour marquer sa réprobation. Il n’aimait pas qu’un patient veuille lui faire dire plus de choses qu’il ne l’avait décidé. Encore moins dans le cas présent où il ne savait rien.
— Pas la moindre idée. On vous a amené ici en très mauvais état, nous avons recollé les morceaux et c’est là tout ce qui nous intéressait. Pour l’accident, vous verrez avec les gendarmes. Ils ont demandé à être prévenus de votre réveil. Si vous vous sentez capable de les affronter, je les préviens. Sinon, nous pouvons retarder cet appel de quelques heures, dit-il d’un ton neutre. Tout ceci relevait pour lui de la routine.
— Allez-y, vous pouvez les appeler. Plus vite ce sera fait, plus vite je comprendrai. Comme je dis toujours à mes clients qui demandent délai sur délai, reculer l’échéance ne la fait jamais disparaître.
 
Il eut à nouveau une période d’absence et, au réveil un capitaine de Gendarmerie était là, prêt à l’interroger. Ce fut une conversation courtoise, sans brusquerie. Il se demanda si cela était par égard pour son état ou s’il fallait y voir le signe qu’on ne lui reprochait rien. Après tout, il avait toujours été un conducteur prudent, soucieux du respect de la réglementation au point de n’avoir jamais eu le plus petit accrochage ni le moindre PV.
— Vous ne vous souvenez pas du tout de l’accident, c’est bien cela ? La question devenait lancinante. D’abord l’infirmière, puis le chirurgien et maintenant la Gendarmerie. Il y avait quelque chose de stressant à n’avoir aucune réminiscence quand tout le monde vous pressait de donner votre version d’un événement qui, pour vous, n’avait pas la moindre réalité.
— Nous avons pu reconstituer en partie votre emploi du temps du jour qui a précédé l’accident. Les clients que vous avez visités, le restaurant de Cap-Breton où vous avez déjeuné, l’auberge où vous avez dîné, le motel où vous avez passé la nuit. La carte bancaire est un excellent auxiliaire d’enquête… L’un des responsables du motel nous a indiqué que vous avez recherché les coordonnées du restaurant de Cap-Breton. Cela vous évoque des souvenirs, même partiels, des images…
— Non. Rien, hélas ! Et, croyez-moi, je ne souhaite rien tant que de recouvrer le souvenir de chaque seconde de cette journée-là.
C’était on ne peut plus sincère car il lui semblait que derrière toutes ces questions il y avait une situation délicate qu’on lui cachait.
— Vous ne pouvez rien me dire, qui me mettrait sur la voie ? Depuis mon réveil, je sens qu’il y a quelque chose que l’on ne me dit pas et ça m’angoisse terriblement. Ne pas se souvenir, avoir un trou de plusieurs jours dans son existence entre l’accident, les opérations et le coma, croyez-moi, c’est insupportable.
— Je ne voudrais pas vous influencer. Les mots doivent venir de vous. Factuellement, votre véhicule est parti en soleil et a enchaîné plusieurs tonneaux avant de s’écraser contre un pin.
 
Ce fut comme si le mot « soleil » faisait sur lui l’effet d’un code décidé préalablement pour le tirer d’une séance d’hypothèse à laquelle, par ailleurs, il n’aurait jamais eu l’idée de se prêter de son plein gré. Frank était trop soucieux de garder le contrôle en permanence, mais aussi de tenir secrète sa vie intime. Non qu’il eût quoique ce soit de répréhensible à cacher, cependant il était mal à l’aise à l’idée de se donner en spectacle. Les « réseaux sociaux » étaient pour cela tout ce qu’il détestait, des vecteurs d’exhibitionnisme, de voyeurisme et finalement de haine plus que de sociabilité. Les journaux regorgeaient d’histoires en ce sens qui lui donnaient raison. Tous ceux qui avaient tenté de le convertir à cette modernité-là s’y étaient cassé le nez. Il avait même refusé et fait en sorte de ne pas figurer sur le trombinoscope des sociétés qui l’employaient. Certains y voyaient une forme de paranoïa quand il n’était question que de bien-être et de protection de l’intimité. Ses collègues comme ses clients ne savaient rien de sa vie et n’avaient pas à en connaître. Lui-même ne s’intéressait en rien à la leur en dehors du cadre professionnel. S’il lui arrivait de recueillir des confidences, il ne les sollicitait jamais, en aucune manière.
Le soleil… il était bien là en ce milieu de matinée, après le déluge de la nuit dont la route gardait la trace entre humidité de l’asphalte et flaques d’eau. C’était une route encaissée dans la forêt de pins, toute droite et ennuyeuse comme la plupart dans le secteur. Ce fameux soleil était plus haut que l’horizon et se réverbérait sur le goudron mouillé, devenant presque aveuglant par instants. Il roulait tranquillement, écoutant l’une des chansons du Boss qu’il aimait bien même si c’était loin d’être sa préférée, « Frankie fell in love. » Il pensait à cette soirée du 25 juin 1985, où il avait assisté à l’un de ses concerts au stade Geoffroy Guichard, à Saint-Étienne. Cette petite boule d’énergie survoltée dans son jean et son tee-shirt noir sans manches auquel Clarence Clemons aurait presque volé la vedette dans son costume rouge, lunettes assorties, son saxophone prenant tous les feux des projecteurs dans ses solos sur le devant de la scène. Les feux des projecteurs sur le saxophone le ramenaient à ceux du soleil sur le miroir de la route mouillée. Les pins de part et d’autre formaient une sorte de tunnel inégalement couvert. Ligne droite dégagée jusqu’à l’infini…
Il parlait, racontait en même temps qu’il se souvenait, sans filtre. C’était moins pour répondre à la question du gendarme que pour s’aider lui-même à se remémorer. Savoir ce qui s’était produit devenait une urgence presque vitale pour lui. Tout plutôt que l’incertitude ou l’oubli !
— Vous étiez donc un peu distrait, nota le gendarme.
— Pas du tout, j’avais l’œil sur la route et je me concentrais car j’étais ébloui par intermittence.
C’était vrai. Pourtant cela n’avait pas suffi à éviter l’accident.
— J’avais également l’œil sur le rétroviseur car un véhicule me suivait à distance raisonnable depuis déjà quelques kilomètres et je m’attendais à ce qu’il décide de me dépasser…
Frank n’alla pas plus loin, se figeant soudain sans voix, les yeux exorbités devant une vision d’horreur. Brusquement, tout se mit en place dans sa mémoire abîmée par le choc physique et lui revint dans un choc psychologique qui n’était pas moindre.
Il roulait avec les deux vitres avant baissées, humant cette odeur de pins et d’humus détrempés qu’il appréciait, écoutant les bruits de la forêt par-delà celui du moteur relativement silencieux de sa berline, le chuintement des pneumatiques sur l’asphalte inondé par endroits. Springsteen chantait que « la souris de l’église ronfle/Les nouvelles sont partout dans la ville/Frankie est tombé amoureux », c’était son jour de repos, il allait récupérer son téléphone et rentrer chez lui pour une balade à cheval… une vie simple et heureuse, sans drame, presque sans aspérités. Et puis il y avait eu des cris qu’il n’avait pas eu le temps de comprendre mais qui disaient l’effroi et le danger.
— L’enfant… chuchota-t-il sans aller plus loin.
Le capitaine de gendarmerie hocha la tête pour l’encourager à poursuivre. Il ne pouvait rien lui dire pour l’encourager, le récit devait venir de lui seul. C’était sa version qui importait car elle permettrait de confirmer ou non une vérité que les constatations, témoignages et expertises des jours précèdent, jusqu’aux dernières heures, avaient permis d’établir.
L’enfant avait déboulé sur son VTT, sortant d’un chemin de terre sur sa droite. Frank revoyait la scène telle qu’il l’avait vécue : au ralenti. C’était comme si le temps se décomposait, chaque centième de seconde s’étirant l’espace d’une éternité. Il avait enregistré en même temps les cris des parents et la survenue inattendue de l’enfant. Un gamin qui devait avoir entre huit et dix ans, qui riait aux éclats, les jambes écartées du cadre, les pieds ne touchant pas les pédales. Les mains tenaient le guidon de telle sorte qu’elles ne pouvaient actionner les freins. Sans doute, emporté dans son jeu, son désir d’exploit, n’avait-il pas envisagé qu’il puisse y avoir une route au bout du chemin.
Dans un même mouvement, il avait freiné et tourné le volant vers la gauche. Aquaplaning… l’arrière de la voiture s’était soulevé en même temps que celle-ci se couchait sur le côté et commençait une série de tonneaux qui alla s’achever contre un tronc de pin dans un fracas épouvantable.
Tandis que le véhicule roulait sur lui-même, Frank – malgré la ceinture de sécurité – avait eu brièvement l’impression d’être coincé dans le tambour d’un lave-linge. L’impact et le fracas n’étaient que des reconstitutions a posteriori car il avait déjà perdu conscience à ce moment-là.
— J’ai réussi à éviter l’enfant ; c’est l’essentiel, dit-il.
 
Mais il ne l’avait pas évité. Plus précisément, par un coup du sort incompréhensible, l’enfant ayant perdu le contrôle de son vélo au moment de l’impact qu’il voyait inévitable avec la voiture avait tendu la main pour s’accrocher à la portière par la vitre ouverte. Geste irréfléchi, instinctif et fatal. Emporté dans les tonneaux du véhicule, il avait été écrasé à plusieurs reprises sous son poids. Les réflexes sont ainsi faits que sous la douleur on se crispe plutôt que de lâcher prise ; ainsi, saisissant la queue brûlante d’une poêle, on aura tendance à la serrer davantage dans notre main.
Les occupants du véhicule qui suivait Frank avaient tous témoigné dans le même sens : celui-ci avait eu le réflexe de braquer pour éviter l’impact avec l’enfant, tandis que ce dernier – cherchant probablement un appui pour retrouver son équilibre – s’était accroché au véhicule. Version que les parents, effondrés, admettaient tout en estimant que la seule responsabilité était celle du chauffeur. Une instruction allait être ouverte, au chef d’homicide par imprudence, qui permettrait d’y voir plus clair. Cependant, les premières constatations et analyses scientifiques montraient que la fatalité était seule responsable du drame, si l’on voulait écarter le manque de fermeté des parents sur un gamin casse-cou peu soucieux de sa propre sécurité ; ce qui avait entraîné sa mort en même temps que de multiples fractures et lésions chez Frank, à qui l’on n’avait pas encore annoncé que sa convalescence serait très longue, sa rééducation douloureuse sans qu’il soit possible à ce stade d’affirmer qu’il retrouverait l’usage de ses jambes.
 
Quand il fut à nouveau seul dans la chambre, Frank se laissa submerger par les larmes. Il avait tué un gamin ! Qu’il soit ou non reconnu responsable et quel que soit le degré de responsabilité retenu, le résultat était le même : le gamin était mort dans des conditions affreuses.
Ce qui était d’autant plus injuste dans cette histoire maintenant que la mémoire lui était entièrement revenue, c’était que ce drame n’aurait pas eu lieu sans un enchaînement de circonstances collatérales : oubli de son smartphone au restaurant le jour précédent, orage apocalyptique qui l’avait empêché de poursuivre sa route jusque chez lui. S’il était reparti de Bassussarry le matin, sans doute ne se serait-il pas trouvé exactement à l’endroit et au moment où le gamin déboulait. Et a plus fort raison n’aurait-il pas eu la moindre raison d’y être s’il n’avait égaré ce foutu téléphone.
À l’Auberge ou au Motel ensuite, il s’était senti oppressé, mal à l’aise dans des décors dignes de films gores, comme s’il s’attendait à être victime d’une agression. Était-ce cela que beaucoup nommaient une prémonition ?
 
Toulouse, 12 janvier – 6 février 2021.

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LE MATIN
 
Il fut réveillé par un groupe assez bruyant qui paraissait avoir choisi l’aplomb de sa fenêtre comme point de ralliement. Les hommes avaient des voix de basse et les femmes piaillaient sur un registre aigu tout à fait désagréable. Il lui sembla que c’étaient là des personnes âgées.
Sa montre indiquait 9 h 30 ; il n’avait que le temps d’aller prendre son petit-déjeuner car le réceptionniste lui avait indiqué qu’on le servait seulement jusqu’à 10 h 00. Ayant dormi tout habillé en travers du lit, il ne lui restait qu’à se passer un gant d’eau froide sur le visage et se donner un coup de peigne. Il prendrait sa douche et se changerait en revenant. C’était une chance car il avait horreur d’être bousculé de bon matin.
Ce réveil tardif était la conséquence de la perte de son téléphone portable. Ce dernier était en effet programmé pour chaque jour de la semaine.
 
Le groupe du troisième âge n’était plus devant sa porte lorsqu’il était sorti de la chambre. Par chance, il n’était pas non plus dans la salle du petit-déjeuner mais il y avait manifestement passé un certain temps à en juger par la razzia opérée sur le buffet installé contre le mur du fond. C’était un phénomène auquel Frank était habitué : les vieux s’empiffrent à bouchées doubles ou triples, comme s’ils étaient pressés par le temps qu’il leur reste. Il y avait là une forme d’égoïsme qu’il ne supportait pas ; cette génération qui avait passé son temps à faire la leçon à la sienne pour finir par se comporter de façon plus détestable encore que celle qu’elle dénonçait alors. Ce n’était plus – ou très peu – les enfants affamés de la guerre, mais davantage les rejetons de la liberté individuelle et du manque de solidarité. Dans les restaurants ou les hôtels qu’il fréquentait tout au long de l’année Frank les avait bien observés, au point de les comparer à des vols de sauterelles dévastant les récoltes sur leur passage. Là où il était écrit « Buffet à volonté », ils lisaient « Pillage autorisé ». Un grand gâchis, à en juger par ce qui restait dans les assiettes pour nourrir la poubelle. On était bien loin de leur antienne favorite du temps où lui était enfant : « fini ton assiette ; pense aux petits chinois qui n’ont rien ! »
 
Il restait une table à côté de la baie vitrée, dressée pour une personne. Peut-être était-il le dernier client attendu pour la matinée ? Il fut surpris par la nappe et la serviette en tissu blanc immaculé et empesé, ainsi que par l’atmosphère générale de la salle. On était loin du « coupe-gorge » qu’il avait imaginé la veille, même si les réserves sur le confort de la chambre restaient valables.
— Bonjour, Monsieur Leishman, avez-vous passé une bonne nuit malgré l’orage ? Le réceptionniste qui l’avait enregistré se tenait devant lui avec un franc sourire. Parler de la furie des éléments était habile, cela évitait de s’enquérir du ressenti du client sur la chambre.
— Merveilleusement ! J’en avais besoin et d’ailleurs j’ai failli manquer le petit-déjeuner, répondit-il en souriant.
C’était sincère. Il avait dormi d’un sommeil de plomb, sans rêve, sans s’obstiner à chercher à retrouver l’endroit où il avait égaré son smartphone comme il l’avait craint. Pas plus qu’il n’avait été hanté par l’atmosphère négative du lieu, telle qu’il l’avait ressentie en prenant possession de la chambre. Une crainte supplémentaire avait été de savoir que passé vingt-deux heures il n’y aurait plus de personnel dans l’établissement et qu’en cas de problème il faudrait appeler le portable dont le numéro se trouvait scotché sur le combiné du téléphone posé sur sa table de chevet, dont il n’avait pas eu la présence d’esprit de vérifier le bon fonctionnement.
Le jeune homme lui indiqua où trouver tout ce dont il avait besoin pour son petit-déjeuner, celui-ci étant en libre-service. Il reconnut qu’à cette heure tardive et après le passage d’un groupe visiblement affamé, il ne restait plus grand-chose sur la table du buffet, cependant on pourrait, s’il le désirait, lui mettre des viennoiseries au four, lui faire une omelette ou des œufs brouillés à sa convenance. Il répondit que ce n’était pas nécessaire et qu’il se débrouillerait très bien avec ce qui restait.
Le réceptionniste alla à la porte de communication avec la cuisine, la poussa à peine et lança : « Tu peux tout éteindre, le service est fini. Je te prépare un café ! »
Frank buvait le sien en y trempant la corne du dernier croissant. Il se sentait détendu, malgré le fait que le programme de sa journée de repos était compromis par la nécessité de partir à la recherche de son portable. À cette heure, déjà douché et habillé, il aurait dû se préparer à se rendre au haras non loin de chez lui pour deux heures de balade équestre. Un temps de rêverie qui était devenu une sorte de drogue, dont il ne pouvait se passer dans une sensation de manque à peine supportable. C’était quelque chose de très physique ; le contact de ses jambes enserrant les flancs de l’animal, la chaleur et parfois un frisson qui se communiquait… l’osmose et la confiance partagées. Il n’avait pas les mots pour exprimer ce sentiment de plénitude, cette impression d’une harmonie parfaite avec la nature environnante. C’était comme si le fait d’être assis sur le dos d’un cheval lui donnait une autre perspective sur son environnement. De fait, c’était bien, techniquement parlant, une manière de prendre de la hauteur.
L’homme qui était en cuisine avait rejoint le réceptionniste. Tous deux prenaient le café en discutant à voix basse, à l’écart. Ils devaient avoir sensiblement le même âge et leur langage corporel indiquait nettement qu’il s’agissait d’un couple. Sans doute étaient-ils les propriétaires du lieu, auquel ils espéraient donner un nouveau souffle. La qualité du petit-déjeuner et de l’accueil plaidait en leur faveur. Le fait de se souvenir du nom du client pour le saluer au matin était une attention qui, tout en ne coûtant rien, pouvait faire la différence avec un autre établissement.
Frank ne pouvait s’empêcher de ressentir un certain malaise lorsqu’il se trouvait en présence de « gays » ainsi qu’il convenait de les nommer désormais, bien loin des « pédés », « tarlouzes » et autres « tafioles » de son adolescence. Ce n’était pas de l’homophobie ; il se moquait bien de qui faisait quoi avec qui en matière sexuelle et pensait que chacun trouve son plaisir où bon lui semble tant que cela se passe entre personnes consentantes. En fait, il ne pouvait se détacher d’une sorte de prévention à leur égard parce qu’était toujours présente en lui la blessure des sobriquets dont ses condisciples l’avaient affublé sans raison à un âge où lui-même était littéralement terrorisé par ses propres émois libidineux. S’il n’avait jamais fantasmé que sur les filles, les autres paraissaient vouloir l’assigner à toute force à une sexualité qui ne le tentait pas. Il lui en restait cette infirmité qu’était une incapacité sévère à s’ouvrir à ceux qui avaient choisi une autre voie. Il s’était ainsi sottement interdit certaines amitiés pourtant sans danger. Il en avait pleinement conscience mais ne pouvait aller contre cette prévention imbécile qui le mortifiait.
Il ne savait pas grand-chose de son père, qui était un homme très secret en dehors de ses colères éruptives, cependant il était certain qu’une orientation homosexuelle de son fils aurait été une erreur d’aiguillage impardonnable à ses yeux, propre faire dérailler le semblant d’unité familiale. La métaphore ferroviaire s’imposant dans le contexte.
Il avait vu des reportages télévisés, lu des articles de presse – souvent au début de l’été, au moment des Gay Prides, un marronnier comme l’étaient les Francs-maçons en septembre – qui montraient que les mères étaient plus enclines à accepter l’homosexualité de leur progéniture. Sans doute était-ce une question de rapport à la virilité, bien que deux hommes se lâchant dans un corps à corps amoureux ne soient pas en mal de virilité si l’on voulait bien y penser sereinement !
 
Son petit-déjeuner achevé, il avait demandé à celui que, par commodité, il persistait à nommer in petto « le réceptionniste » s’il lui était possible de consulter les Pages jaunes de l’annuaire du département. On lui proposa de faire la recherche sur Internet, plus fiable et plus rapide. Il lui suffisait d’indiquer le type ainsi que la raison sociale de l’établissement concerné.
Pendant qu’il avalait café, pain beurré, confiture et croissant, Frank avait reconstitué son parcours de la veille. S’il avait dans les dossiers conservés dans sa mallette les coordonnées de ses clients, en revanche il ne possédait pas celles du restaurant sur le port de Cap-Breton où il avait déjeuné. Il s’était accordé un extra et comme cela dépassait le cadre des notes de frais autorisés, il n’avait pas emporté l’addition. Or, il était quasiment certain que c’était là le lieu où il avait pu oublier son téléphone. Il se revoyait clairement le poser côté de lui sur la table juste avant de consulter le menu…
La salle du restaurant était vide à l’exception d’un couple et de leur jeune enfant lorsqu’il était entré et il n’était venu aucun autre client avant son départ. Il s’était souvent posé la question de la rentabilité de ces établissements dans les périodes creuses. Comment trois couverts adultes et un menu enfant peuvent-ils suffire à amortir les frais fixes ? Il n’était pas persuadé que le soir fut davantage propice, d’autant qu’en règle générale le prix des menus grimpait assez significativement.
Le couple et leur môme étaient installés près de la large fenêtre qui donnait sur le quai et les embarcations de pêche. Le gamin devait avoir une demi-douzaine d’années, les parents dans la trentaine mais l’homme plus proche de la décennie suivante alors que la femme sortait à peine de la précédente. Ils avaient commandé une sole meunière pour l’enfant et un plateau de fruits de mer pour eux, accompagné d’une bouteille de blanc sec.
Frank aimait observer le monde autour de lui, enregistrer des détails insignifiants pour le simple plaisir de participer à un tout, de ne pas rester centré sur sa propre vie. Il avait souri au regard gourmand du bambin quand son père lui avait servi un fond de verre de vin afin de le lui faire goûter. Le geste était naturel, il était donc facile d’imaginer que c’était une sorte de rituel ; une façon de lui former le goût en amont. La concentration avec laquelle l’enfant avait levé son verre, miré le contenu avant de le porter à son nez, puis à ses lèvres et d’en aspirer à peine un soupçon de liquide, les yeux brillants d’excitation disaient tout le sérieux apporté à la dégustation. « Trop bon ! » avait-il dit en tendant son verre dans l’espoir d’être resservi. Comme ce n’était pas le cas, sur l’invitation de ses parents à goûter certains fruits de mer de leur plateau, il avait délaissé la sole pour engloutir huîtres, bigorneaux, bulots et pince de crabe. Frank avait eu le plus grand mal à demeurer discret et ne pas éclater de rire devant ce spectacle. De son côté, il avait opté pour une daurade royale de toute beauté servie avec des pommes vapeur et accompagnée d’un ballon de blanc de la maison, avant – après une longue hésitation à se laisser tenter par deux boules de glace à la pistache qui représentaient pour lui le summum du parfum de son enfance, pourvu qu’elle soit du vert le plus chimique possible – d’enchaîner sur une Coupe colonel bien arrosée qui l’avait un peu anesthésié au point de ne pas se rendre compte qu’il oubliait son smartphone dissimulé sous la serviette froissée qu’il venait de poser sur la table avant de reculer sa chaise pour aller payer au comptoir.
 
De retour dans sa chambre, il avait allumé la télévision et sélectionné une chaîne d’information continue. Le son du poste était bridé de telle sorte qu’il n’en sorte qu’un vague murmure à peine audible. Mieux valait ne pas être malentendant, mais d’un autre côté c’était une bonne mesure pour éviter la surenchère des décibels d’une chambre à l’autre.
Tout en jetant un œil distrait sur l’écran, il s’était déshabillé pour aller sous la douche. Il n’y resta pas longtemps tant l’opération était périlleuse entre le pommeau qui ne tenait pas sur son support, les robinets qui fonctionnaient mal au point de ne pouvoir offrir une eau à température acceptable.
Ceint d’une serviette-éponge minimaliste, il s’allongeât sur le lit en regardant la télévision lui délivrer quelques brèves nouvelles du monde entre de longues pages de publicité. Il lui fallait tuer le temps avant de pouvoir appeler le restaurant afin de vérifier si son téléphone s’y trouvait bien comme il en avait l’intuition. Si tel était le cas, il pourrait s’habiller de façon décontractée, sinon il devrait enfiler son costume pour refaire la tournée de ses clients. Si l’habit ne fait pas le moine, sans doute contribue-t-il à asseoir une réputation et Frank pensait que le costume, dans ce qu’il avait de stricte, laissait voir chez lui la part de sérieux et de rigueur qu’il mettait dans son travail. Le débraillé de l’époque, observable jusque dans les plus hautes sphères de l’État ne lui convenait pas. Pourquoi courir après la Légion d’honneur quand on n’est pas capable de supporter une cravate ? se demandait-il souvent devant les images montrant ministres et président « en bras de chemise » comme aurait dit sa mère.
 
Sa communication téléphonique obtenue, ayant confirmation que l’on avait bien trouvé son smartphone en débarrassant sa table, il s’habilla d’un jean et d’un polo puis libéra la chambre en allant déposer sa clef à la réception et régler le supplément pour le téléphone.
Il déposa son sac de voyage ainsi que sa mallette d’échantillons dans le coffre de sa voiture, en profitant pour échanger ses chaussures de ville avec la paire de Converses qui s’y trouvait.
L’orage de la veille avait nettoyé le ciel qui était désormais sans nuage. Le soleil commençait à chauffer, annonçant une belle journée. S’il ne traînait pas en chemin, il lui resterait du temps pour aller « monter » un peu en milieu d’après-midi.
Il s’installa au volant, mit le contact et, tandis que le moteur chauffait, chercha un CD dans la boîte à gants. Il opta pour un vieil opus de Bruce Springsteen — High Hopes, de 2014 , l’enclencha et prit la route… 

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LA NUIT
 
Depuis le parking, il n’avait vu de l’endroit qu’une longue façade blanche sans fenêtre sur laquelle était peint en hautes lettres majuscules de couleur bleue le mot « MOTEL », percée d’un large porche sous lequel une flèche lumineuse de néon rouge indiquait « accueil. » Il s’engouffra sous ce passage qui lui permit de se mettre à l’abri quelques secondes.
Franchir le porche lui permit de découvrir que les bâtiments formaient un « U » majuscule autour d’une cour relativement étroite dans laquelle avait été creusée une piscine dans le prolongement d’une modeste terrasse sur laquelle étaient disposées une demi-douzaine de tables carrées en bois de teck ainsi qu’une vingtaine de chaises du même matériau. De chaque côté du bassin, des bacs en ciment contenaient arbustes et fleurs pour tenter de donner un peu de vie à l’endroit qui paraissait d’autant plus lugubre dans cette nuit d’apocalypse.
La réception était située dans la base du « U » qu’elle occupait pour moitié, le reste devant servir de réserve pour autant qu’il ait pu en juger au premier regard et au fait qu’il y avait une porte métallique encadrée de deux minuscules fenêtres munies chacune d’un unique barreau de fer forgé qui leur donnait un air de « meurtrière » digne d’un château fort.
La branche droite du « U » abritait la salle du petit-déjeuner, que l’on devinait derrière une large baie vitrée, ainsi qu’une minuscule cuisine et cinq chambres, tandis que la branche gauche en comportait neuf au-delà du porche.
Cette cour intérieure était chichement éclairée par les spots de faible intensité installés au-dessus de chaque porte de chambre. Les éclairs de l’orage chassaient à intervalles réguliers cette semi-pénombre pour donner naissance à des ombres inquiétantes ici ou là.
 
 La Réception était spacieuse et froide dans sa modernité. Des murs au mobilier, un blanc clinique dominait que n’arrivaient pas à atténuer les quelques posters punaisés ici ou là.
Derrière un bureau surmonté d’une banque, un jeune homme d’une trentaine d’années avait les yeux rivés sur son écran d’ordinateur. Au bruit de la porte vitrée raclant légèrement le parquet flottant imitation bois cérusé, il releva la tête avec un sourire.
— Bonsoir, dit-il, que puis-je faire pour vous ?
— Vous reste-t-il une chambre pour la nuit ?
Il était rare qu’il eût à poser une telle question, tant il organisait habituellement sa vie, prévoyant longtemps à l’avance chaque détail de ses déplacements. Ce soir-là il lui semblait multiplier les exceptions, pour ne pas dire les « entorses » à sa règle. Cela ne le déstabilisait pas ; en quelque sorte c’était distrayant au cœur des éléments déchaînés qui avaient stoppé sa route.
 
Par chance, il restait une chambre libre. La numéro 1, qui se trouvait sur la gauche, juste après le porche. Le jeune homme précisa que l’établissement était en cours de rénovation et que, malheureusement, cette chambre-là n’avait encore fait l’objet de travaux, raison pour laquelle il lui ferait un rabais de 15 % si cela lui convenait. Comme tel était le cas, il dut donner sa carte bancaire afin de régler la chambre et le petit-déjeuner tandis que le réceptionniste enregistrait son identité sur l’ordinateur.
— Je m’appelle Frank Leishman, indiqua-t-il en épelant ses nom et prénom afin qu’il n’y ait pas d’erreur.
Il était Frank « sans c », comme Edgar Faure avait été Edgar « sans d ». Dans son cas, il s’agissait d’une erreur de l’officier d’état civil, ce qui avait profondément chagriné son père qui avait souhaité lui donner le prénom de son aïeul ; aussi, par dérision, l’avait-il surnommé « Sinatra. » Quant à son patronyme, celui-ci lui avait valu dès le collège et jusqu’à la fin du lycée des sobriquets infamants tels que « Suceur » ou « Lèche-queue » de la part de ses condisciples et dont seul l’anonymat des amphithéâtres de l’université l’avait libéré. Plus tard, il lui était arrivé de sentir une sorte de réticence de la part de collègues ou de clients qui avaient le plus grand mal à cacher une prévention antisémite et voyaient un signe de judéité dans son patronyme. Peut-être était-ce le cas à l’origine, mais pour autant qu’il le sache sa famille était plutôt issue de la religion réformée et venait du canton de Genève. C’était d’ailleurs sans la moindre importance puisque ni lui ni ses parents ne s’étaient à un quelconque moment sentis versés vers la moindre religion. Ce n’était pas de l’athéisme militant, pas davantage un renoncement mais simplement de l’indifférence.
À quelle époque ses ancêtres avaient-ils traversé la frontière pour faire souche dans le Bugey ? Tout cela se diluait dans le chaudron du temps passé et n’avait intéressé personne dans sa famille. Ses grands-parents paternels avaient vécu, étaient morts et enterrés à Belley tandis que son père s’était installé et marié à Lyon où lui-même avait vu le jour et passé la première moitié de sa vie dans une barre d’immeubles de la Part-Dieu.
Frank avait eu une enfance anodine, spectateur du couple que formaient ses parents, entre chien et chat, calme et tempêtes. Tous deux agents administratifs de la SNCF à quelques pas de leur domicile, sa mère avait fini par obtenir sa mutation à la gare de Perrache afin de s’éloigner de son mari une partie de la journée. Cela s’était avéré une sage décision car elle était montée en grade plus vite et plus haut que lui ; nul doute qu’il n’aurait pas apprécié qu’elle lui donne des ordres, même si par ailleurs il était content pour elle de ces promotions et de l’apport financier qu’elles représentaient pour le ménage. L’enfant avait eu conscience de tout cela très tôt mais s’était toujours tenu en retrait des conflits du couple, même s’il éprouvait une empathie en même temps qu’une affection particulière pour sa mère. Il craignait son père, dont les colères subites, froides ou éruptives, le saisissaient d’effroi au point de lui avoir fait prendre la résolution de n’avoir jamais d’enfants afin de ne pas leur imposer de telles scènes. Il en résultait aujourd’hui cette solitude ballottée d’hôtels en motels, de brasseries en restaurants de luxe. Autant de lieux qui ne comblaient jamais totalement ni pour longtemps le vide qu’il ressentait au fond de lui. Ses parents étaient morts dix ans plus tôt à quelques mois d’intervalle ; elle la première, suivie par son bourreau qui n’avait pas supporté d’être privé d’un souffre-douleur indispensable à son équilibre. Désormais, Frank était sans aucune famille, dernier rejeton d’un arbre généalogique mourant, ce qui lui convenait très bien. Non par égoïsme, mais parce qu’il avait fini par prendre son parti de la situation. Les aventures sans lendemain ou les liaisons distendues avaient l’heur de lui convenir. Il manquait de confiance en lui en dehors du boulot. Les repères lui avaient manqué pour lui permettre d’envisager ce que pouvait être un couple heureux.
 
Après s’être fait enregistrer et remettre sa clef, il était retourné à sa voiture afin de prendre son sac de voyage et sa mallette d’échantillons. C’est alors qu’il se rendit compte qu’il n’avait pas sur lui son téléphone portable et, après avoir vérifié, que celui-ci n’était pas non plus dans le véhicule. Comme il se souvenait avec certitude ne pas l’avoir sorti à l’auberge en début de soirée, il en conclut l’avoir oublié plus tôt dans la journée, probablement chez un client. Il en fut contrarié parce que cela l’obligerait à faire demi-tour le lendemain et perdre un temps précieux sur la journée de repos qu’il s’était promise.
Il revint vers sa chambre. Extérieurement, elle était identique aux treize autres : à gauche d’une porte en bois vaguement travaillée de moulures tarabiscotées, une large fenêtre à glissière occupait quasiment tout le mur, partant à un mètre du sol et s’élevant sur soixante-dix centimètres. Elle était munie intérieurement d’un store vénitien à lamelles métalliques. Au-dessus de la porte d’entrée, un minuscule auvent chichiteux abritait un spot au rayon lumineux minimaliste qui permettait à peine de trouver la serrure. Intérieurement on découvrait une pièce d’une douzaine de mètres carrés, meublée d’un étroit bureau sous la fenêtre, de deux lits à une place accolés l’un à l’autre et flanqués chacun d’une table de chevet en chaîne foncé de style « rustique » tel qu’on l’imaginait à la fin des années soixante-dix. Un petit téléviseur était fixé au mur face au lit et au fond on devinait un placard à deux portes coulissantes de contreplaqué dont l’une munie d’un miroir assez haut pour se voir « en pied », ainsi qu’une porte donnant sur une minuscule salle de bains comportant un lavabo, une douche et un w.-c.
Le temps de prendre possession des lieux et il verrait tout ce qu’il y avait là de délabré : le pommeau de la douche qui ne tenait pas droit sur son support, le robinet d’eau chaude du lavabo nécessitant une force surhumaine pour l’actionner et que l’on ne parvenait pas à fermer totalement, d’où un goutte-à-goutte lancinant, l’une des lampes de chevet – la plus proche du bureau qui était censée lui fournir l’éclairage – qui ne fonctionnait pas, le tube de néon du plafonnier qui grésillait et semblait vouloir faire du morse en éclairant la pièce. Frank, grand amateur de cinéma et de film d’angoisse se dit que l’endroit aurait semblé idéal à Alfred Hitchcock, Alexandre Aja ou M. Night Shyamalan. C’était glauque à souhait.
 
 Il déposa la mallette d’échantillons sur le bureau et son sac de voyage sur le lit de droite, puis il s’allongea sur l’autre, légèrement en travers afin que ses souliers ne salissent pas le couvre-lit couleur marron-glacé. Le matelas était trop mou à son goût et les ressorts du sommier grinçaient au moindre mouvement. Pas de traversin mais un oreiller volumineux et ferme. Dehors, l’orage ne se calmait pas. La pluie tombait dru et produisait un clapotis étrange à la surface de la piscine. Les éclairs zébraient la chambre d’une lumière intense à travers les lames du store qui ne parvenaient pas à fermer hermétiquement.
Il était contrarié par la perte de son smartphone, non qu’il eût des appels urgents à passer, mais parce que cela allait modifier ses plans pour le lendemain. Il allait devoir revenir sur ses pas dans l’espoir de le retrouver. D’ici-là, il lui fallait réfléchir, reconstituer sa journée, déterminer le dernier moment, dernier endroit où il se souvenait l’avoir eu en main, ce qui permettrait de circonscrire les recherches et de ne pas téléphoner à tous les clients qu’il avait visités. Il espérait que ce n’était qu’un oubli et qu’on lui aurait mis l’objet de côté car si c’était une perte, celle-ci serait de taille. Cet appareil constituait son bureau mobile, il y avait tout là-dessus, depuis ses contacts, son agenda, ses notes de prospection, ses applications bancaires et toutes ces choses dématérialisées sans lesquelles plus personne ne saurait vivre. Comme tout un chacun, pressé par le temps et négligent, il ne faisait de sauvegarde que de loin en loin. Bien sûr, il aurait dû utiliser le « cloud », mais il manquait de confiance et refusait de stocker des données sur des serveurs lointains dont il n’avait pas la moindre idée d’où ils se trouvaient et de qui les contrôlaient. Cette soirée de déraison climatique ne plaidait-elle pas dans le sens de l’instabilité des « nuages » ? Il s’endormit ainsi, en repensant à un orage de son adolescence, à quelques kilomètres d’ici. Cette année-là, son père avait entraîné la famille sur les routes de l’océan, « parce que la platitude de la Méditerranée m’exaspère » avait-il décrété. Ils étaient en route pour St-Jean de Luz lorsqu’ils s’étaient égarés. La tension entre ses parents, dans la voiture, lui avait fait craindre deux semaines de vacances abominables, cependant tout s’était bien passé. Comme si la furie de l’océan domptait celle du père.
Tandis que les adultes restaient échoués sur le sable au bout de la Grande plage, à la hauteur de la Digue aux chevaux, ni l’un ni l’autre ne se baignant, lui s’était initié à la planche à voile. Ces vacances-là l’avaient marqué. Il avait tout de suite aimé le Pays basque, son architecture, ses couleurs, son rythme de vie tellement diffèrent de celui qu’il connaissait à Lyon, les rouleaux de vagues, la cuisine pimentée.
À la mort de ses parents, sans plus d’attache familiale, il avait presque naturellement décidé de quitter le petit appartement qu’il louait dans le Carré royal à Lyon pour tenter sa chance sur la côte atlantique. Il avait trouvé une petite maison à Bassussarry, à l’intérieur des terres pour ne pas avoir l’inconvénient des bouchons générés par la proximité des plages comme à Biarritz, Bidart ou St-Jean, tout en étant proche d’un accès à l’autoroute.
Le seul point noir à cette transplantation était qu’il n’avait trouvé de travail que sur le secteur des Landes. Ce n’était pas loin mais il détestait ces longues routes droites et monotones bordées de pins à l’infini sur lesquelles il fallait garder ses phares allumés nuit et jour afin d’être vu des autres. Le Pays basque était moins plat et cela lui plaisait. Toutes proportions gardées, ces routes sinueuses aux paysages vallonnés lui rappelaient la montée vers le Bugey de son enfance, bien que La Rhune ne dépassât qu’à peine les 900 mètres d’altitude.
Il avait fait son nid ici, s’intégrant lentement et difficilement à une population autochtone fière et fermée à l’étranger. On naît Basusartar, on ne le devient pas ; tout comme on ne saurait devenir Basque même après des générations. Mais sa patience avait été un atout. Il menait une vie simple, tranquille, qui lui convenait parfaitement et lui avait permis de se fondre dans le paysage. Peut-être l’appelait-on « le Lyonnais » dans son dos, mais à défaut d’être un signe d’affection du moins était-ce avec une sorte d’indifférence bienveillante.
 
 À défaut d’être pleinement heureux – pour autant que cela pouvait signifier quelque chose –, Frank avait passé un demi-siècle de vie sans véritable drame. Des parents qui se disputent régulièrement mais que seule la mort peut séparer, qui n’en a pas eu plus ou moins ? Il avait eu un chemin professionnel fluide, jalonné de promotions et de changements d’orientations volontaires toujours bénéfiques. Il avait connu des amours, aimé et été aimé en retour, et ne devait qu’à ses propres choix de n’en avoir sacralisé aucun par le mariage et la paternité.
C’était une vie simple et tranquille, sans histoire. Si quelqu’un avait eu l’idée saugrenue d’écrire sa biographie ou le court récit d’un épisode pris au hasard, il n’aurait eu rien à raconter et n’aurait pu qu’ennuyer le lecteur potentiel. Il savait tout cela et tout cela lui convenait parfaitement ainsi. Une vie sans histoire n’est pas nécessairement insipide, la régularité peut être une forme de confort tout à fait appréciable.
Il n’était même pas égoïste ; il aimait les gens et se montrait toujours disponible, serviable, prêt à venir en aide à qui en avait besoin. Amis comme inconnus. À défaut de véritablement croire en l’humanité, du moins espérait-il en elle. Tout cela était flou dans son esprit, cependant c’était un élan du cœur qui ne souffrait aucune restriction. N’étant pas idiot, il n’attendait rien en retour, ce qui lui permettait de n’être jamais déçu par quiconque. 

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LE SOIR

 

La fatigue l’avait jeté là, à la nuit tombée, alors que ses yeux brûlants de fatigue n’étaient plus tout à fait capables de distinguer les contours de la route. Il n’était plus très sûr de savoir exactement à quel endroit il se trouvait. Quelque part entre Hossegor et Bayonne – certes ! – mais où exactement ?

Il se souvenait vaguement d’une route rectiligne entre deux villages, une montée assez abrupte dont le moteur puissant de sa limousine n’avait fait qu’une bouchée. Le ciel zébré d’éclairs, le bruit assourdissant du tonnerre lui faisant cortège.

Ce n’est qu’à la dernière seconde, parvenu en haut de la côte, dans un virage mal indiqué, qu’il avait repéré les deux enseignes lumineuses sur sa droite, l’une signalant le motel, l’autre une auberge. Il y avait là un parking assez vaste qui servait aux deux bâtiments qu’une allée non goudronnée séparait. Cela, bien sûr, il ne le vit qu’après avoir tourné pour prendre place sur le terre-plein quasiment vide parce que c’était un jour de semaine, tout comme il paraissait évident que par ici les affaires devaient mieux marcher le week-end. En tout cas hors saison comme c’était le cas ce soir-là.

Cet arrêt n’était pas prévu et la trentaine de kilomètres qu’il lui restait à parcourir pour arriver à destination n’aurait pas justifié la dépense d’un dîner et d’une chambre sur la route tout autre jour. Cependant, la fatigue, l’inconfort de la conduite sous cet orage apocalyptique, la pluie diluvienne qui brouillait le peu de visibilité dont ses yeux se sentaient encore capables, tout cela avait concouru à changer ses plans et faire basculer sa vie ; mais s’agissant de ce dernier point, il n’en prendrait conscience que bien plus tard…

 

Sortant de la limousine, il remonta sa veste sur sa tête afin de se protéger des trombes d’eau que versait le ciel déchaîné et couru vers l’auberge.

C’était un bâtiment assez bas, qui paraissait tassé sur lui-même. Probablement la dépendance d’une ancienne ferme disparue depuis longtemps, sans doute détruite pour les besoins du tracé de la route. L’entrée était une large porte à deux battants qui faisait songer à celle d’une étable ; elle était flanquée de part et d’autre par deux fenêtres étroites obturées par des rideaux en Vichy roses fanés qui laissaient deviner un éclairage intérieur tirant sur le jaune sans doute dans l’espoir de donner un sentiment d’intimité et d’accueil chaleureux. Il suffisait de passer la porte pour se rendre à l’évidence qu’on était loin du compte.

C’était une grande salle en profondeur, ce que la façade ne laissait pas présager. Il n’y avait pas de plafond et l’on pouvait voir les poutres grossières de la charpente ainsi que la volige sur laquelle étaient fixées les tuiles de la toiture. D’antiques lampes de fer-blanc pendaient à des fils électriques d’autrefois, gainés d’une sorte de tissus marronnasse. Les ampoules diffusaient effectivement une lumière jaune plutôt faible. Aux murs, de loin en loin, des appliques de bois surmontées d’abat-jour du même Vichy que les rideaux diffusaient un éclairage similaire. Une dizaine de tables carrées pouvant accueillir deux couverts chacune étaient disposées le long des murs et deux immenses tables de fermes avaient été mises bout à bout au centre, flanquées de part et d’autre de bancs incommodes qu’il fallait enjamber pour s’asseoir. Enfin, au fond il y avait un long bar rustique sur la gauche et un plus petit sur la droite, juste devant un four à bois manifestement destiné à la cuisson de pizzas. Entre les deux installations, une porte de style western devait donner sur les cuisines.

 

Quand il entra, une dizaine de personnes étaient assises à la grande table, devant divers apéritifs. Toutes se tournèrent vers lui pour le dévisager comme un intrus, sans un mot.

Derrière le comptoir principal, la patronne ne bougea pas et ne répondit pas à son salut. L’atmosphère était passablement désagréable et il n’aurait pas hésité à faire demi-tour s’il n’avait eu autant besoin d’un verre d’alcool pour se réchauffer avant de se sustenter.

Ce décor glauque et cet accueil glacial lui firent penser à l’ambiance d’un film de Quentin Tarantino. Ça n’était guère engageant mais il ne se voyait pas retourner affronter la pluie tout de suite, mieux valait faire face à cette hostilité palpable. D’ailleurs, le groupe s’était aussitôt détourné de lui pour reprendre sa conversation animée et bruyante, tandis que la tenancière lui lançait un regard interrogateur presque menaçant. « Pourvu que je ne sois pas tombé sur une nouvelle Auberge Rouge » pensa-t-il en réprimant un léger frisson.

— Il est possible de dîner, demanda-t-il d’une voix sonore qui lui sembla résonner bizarrement.

— C’est une auberge ici, répondit-elle, ça devrait pouvoir se faire. Prenez une table, je vous amène la carte.

Il prit la première table à gauche, la plus éloignée du groupe, et s’assit le dos à la fenêtre afin d’être vu du bar et de pouvoir faire signe à la femme en cas de besoin.

Celle-ci venait vers lui d’un pas traînant – au sens propre – dans des charentaises hors d’âge. C’était une vieille femme, qui avait soufflé depuis longtemps sept dizaines de bougies. Visiblement en surpoids, petite, voûtée, cheveux blanc sale plutôt que gris, visage fripé. Elle était vêtue comme les grands-mères de son enfance, d’une robe-tablier de nylon coloré enfilée sur une combinaison vaguement couleur chair dont on pouvait apercevoir une bretelle remontant au niveau du col. Par là-dessus, elle portait un tablier de sommelier noir brodé de rouge, vantant un vin du Pays basque, ce qui devait constituer une petite provocation en terre landaise.

Elle lui tendit un porte-menu qui avait « fait la guerre », aurait dit sa mère, dont les intercalaires de plastique avaient perdu de leur transparence.

Il est possible d’avoir un Americano ?

— Pas de ça ici, jeune homme. Vous voulez autre chose ?

— Que me proposez-vous ?

— Un Floc de Gascogne. C’est local. Et puisque je suis dans un bon jour, je vous laisse le choix entre le rouge et le blanc…

Il ne parvenait pas à savoir si elle se détendait ou se moquait ouvertement de lui, tant le ton était revêche. Pas véritablement agressif, mais tout de même un peu désagréable.

— Va pour le rouge, alors ! lança-t-il avec un sourire.

— Excellent choix, dit-elle. D’ailleurs, m’étonnerait qu’il reste du blanc… ajouta-t-elle avec un clin d’œil qui confirma pleinement qu’elle se moquait de lui.

La carte et les menus étaient rédigés à la main, d’une écriture à la fois appliquée et malhabile, puis ils avaient été photocopiés sur un papier ivoire qui les rendait sans doute moins lisibles sous la faible lumière jaune de l’endroit.

La cuisine que l’on servait ici était un mixte entre la tradition régionale et des spécialités italiennes cuites au four à bois : pizzas, cannellonis ou lasagnes de toutes sortes.

Il mit longtemps à faire son choix. Il savait qu’il lui fallait faire attention à son poids, que la tentation était grande de se laisser aller à une gourmandise naturelle – susceptible de virer à la gloutonnerie – afin de compenser la solitude d’une vie nomade et en même temps sédentaire au regard du temps passé derrière un volant. Bien que la vieille femme lui ait donné du « jeune homme », il était loin d’être dupe. Il n’allait pas tarder à aborder la cinquantaine ; s’il se laissait gagner par l’embonpoint, ce serait difficilement rattrapable.

Bien que le temps s’y prêtât, il écarta d’entrée la garbure car il en avait mangé une sublime la veille à midi dans une Table d’Hôtes où il avait ses habitudes près de l’Écomusée de Marquèze. Quant à la cuisse de confit de canard, il craignit qu’elle soit moins généreuse que celle de ce petit restaurant découvert récemment à Souston. Tenté par l’assiette landaise, sans doute plus légère, il se décida finalement pour le salmis de palombe, arrosé d’une demi-bouteille de Tursan rouge.

La patronne revenait vers lui de son pas glissé, tenant un petit plateau à deux mains, sur lequel étaient posés un mini-verre à apéritif rempli à ras bord de Floc et une coupelle dans laquelle se battait en duel un trio d’amuse-gueules.

— Voilà, jeune homme ! lança-t-elle, je vous ai mis quelques fritons de canard maison, c’est meilleur pour la santé que les olives et les cacahouètes.

Il la remercia d’un sourire en lui tendant le porte-menu pour lui montrer que son choix était fait et, tandis qu’elle sortait un carnet à duplicata et un crayon à papier de sa poche, il passa commande. Elle nota le tout en tirant légèrement la langue dans le coin droit et reparti vers la cuisine sans un mot. Il se dit que c’était un drôle de phénomène, au fond pas si méchante qu’elle voulait le faire croire.

Les fritons étaient à peine trop salés et le Floc aurait mérité d’être moins frais. Ce n’était là que des détails insignifiants, comme l’absence d’une cheminée dans la pièce où une grande flambée chaude et chantante n’aurait pas été de trop.

Tout en sirotant son apéritif, il s’enfonça dans ses pensées comme il avait pris le pli de le faire chaque fois – c’est-à-dire trop souvent – qu’il se retrouvait seul à une table de restaurant.

 

Dehors, le déluge semblait redoubler d’intensité. C’était une pluie battante qui tombait en oblique, poussée par des rafales de vent, et venait tambouriner aux vitres comme pour demander qu’on la laisse entrer. Ce bruit lancinant lui rappela une nuit identique de son enfance – non loin de là, à Vieux-Boucau – alors que son père s’était perdu dans les petites routes et avançait sans rien voir au-delà du capot de la voiture. Il était tard, ils avaient faim, ne trouvaient aucun endroit pour se restaurer et n’avaient pas non plus la moindre idée du lieu où ils pourraient dormir.

Assise à la place du mort, sa mère restait silencieuse, probablement boudeuse parce que le conducteur l’avait rembarrée plus tôt, alors qu’elle lui suggérait de demander son chemin à quelqu’un. « Et tu as vu qui que ce soit qui pourrait nous renseigner, toi ? » l’avait-il rabrouée avec la mauvaise foi qui la caractérisait car chacun savait qu’il mettait un point d’honneur à ne jamais avouer qu’il s’était perdu.

Assis à l’arrière, au milieu de la banquette afin de pouvoir scruter la route, lui aussi se taisait dans l’espoir de laisser passer l’orage. À tous les sens du terme. Les colères du père, les larmes contenues de sa mère, c’était un tandem qu’il ne connaissait que trop.

Guidés par des guirlandes d’ampoules multicolores aperçues au loin, ils avaient fini par atterrir dans une sorte de camping ou de centre de vacances dont le tenancier avait bien voulu leur venir en aide. Après leur avoir dit qu’ils ne trouveraient plus rien d’ouvert à cinquante kilomètres à la ronde, il les avait invités à se mettre à l’abri dans ce qui devait être le bâtiment d’accueil de l’endroit, qui comportait quelques tables et une buvette. Il leur proposa de leur faire une omelette et commença par leur servir un bol de soupe en sachet afin de les réchauffer. Lorsqu’ils eurent achevé de se sustenter, l’homme avait refusé de les laisser repartir dans cette mélasse et leur avait proposé de rester au chaud dans cette salle commune jusqu’au matin. Il était allé leur chercher des couvertures, puis avait éteint les lumières et gagné son logement. Ils avaient plus ou moins bien dormi, allongés sur des banquettes de skaï rouge, avant de repartir au petit matin lestés d’un bon petit-déjeuner. Ça restait pour lui un bon souvenir. Avant tout celui d’un geste de solidarité, mais certainement également celui d’une sorte d’aventure dans une vie normale qui en manquait singulièrement. Ce soir-là, leur sauveur ressemblait vaguement à Pierre Mirat, l’acteur qui se décarcassait dans les publicités pour une célèbre marque d’épices en pots ; rien à voir avec l’espèce de dragon qui venait de déposer devant lui un salmis de palombe tout droit sorti du micro-ondes et une demi-bouteille de vin déjà débouchée contrairement aux usages de la profession.

Il fut agréablement surpris par le salmis qu’accompagnaient des haricots blancs au jus, en même temps que séduit par le vin et dut reconnaître que la maison n’était pas une aussi mauvaise adresse qu’il l’avait d’abord pensé.

Son repas terminé, il était allé régler au comptoir. Après avoir félicité la vieille femme pour sa cuisine, il s’était enquis de savoir s’il trouverait une chambre libre au motel. Il pensait bêtement que les deux établissements n’en faisaient qu’un ou, à tout le moins, qu’ils appartenaient à la même famille.

— Il faut leur demander. On n’a rien à voir avec ces deux zozos ! le détrompa-t-elle en lui rendant la monnaie qu’il laissa dans la coupelle de plastique lie-de-vin, par habitude. Celle de ne pas encombrer et déformer ses poches.

 

Lorsqu’il sortit, la pluie tombait toujours, cependant avec bien moins d’intensité. Il courut jusqu’au motel sans repasser par son véhicule. S’il trouvait une chambre, il serait toujours temps de retourner chercher ses bagages.

lundi 1 mars 2021

Si mon temps m'était compté 2/2

Norbert s’interroge ; il est intrigué, se demande par quel étrange chemin sa réflexion l’a amené sur le terrain religieux. Certes il est croyant, mais n’a rien d’un bigot, sa pratique est davantage sporadique qu’assidue. 
Il se sent déstabilisé. Il ne va tout de même pas faire comme tant d’autres qui, au seuil du trépas, se convertissent ou reviennent dans un giron jusque-là méprisé ! Il n’a rien d’un Drieu-la-Rochelle à la cinquantaine, ni d’un Mitterrand disant du bout des lèvres « une messe est possible » tout en la souhaitant du fond des tripes sans oser prendre le risque de ternir une image déjà tellement abîmée. 
Dieu, qui qu’Il soit, où qu’Il soit, l’a toujours accompagné de loin. Sans jamais s’imposer. L’exemple même de la parabole sur les traces de pas dans le désert : quand il ne pouvait plus avancer, Dieu le prenait sur ses épaules. C’est du moins ce qu’il s’est efforcé de croire, avec plus ou moins de succès selon les époques. Mais le doute est un élément indissociable de la foi, alors… 
 
« Si mon temps m’était compté », y revient-il, j’aimerais revoir une dernière fois Arles, Avignon, Biarritz, Bordeaux, Carpentras, Honfleur, Lyon, Marseille, Montpellier, Nice, Vallauris… Non, pas Paris. Paris est une ville détestable et prétentieuse ! 
Partir pour partir, franchissant les frontières, il retournerait à Amsterdam, Bruxelles, Hambourg, Munich, Rotterdam, Venise… À Hambourg et Rotterdam, il referait le tour du port en bateau ; à Venise la balade sur la lagune et le canal principal – au diable les gondoles prohibitives pour touristes à la manque ! – et à Amsterdam la promenade au fil de l’eau tantôt sur un bateau, tantôt en longeant les berges et enjambant les ponts. À être là-bas, il pousserait jusqu’à la médiévale Haarlem. 
 
Il sent la faim qui le gagne et déclenche en lui d’autres réminiscences. Il voudrait pouvoir déguster une dernière fois ces délices qui l’ont accompagné tout au long de sa vie : un Aligot dans l’Aubrac, une Andouille à Vire, un Axoa à Espelette, une Bacalao al forno et un Pasteis de nata à Lisbonne, une Bouillabaisse et un Grand aïoli à Marseille, une Brandade de morue à Nîmes, une Carbonnade flamande dans le Nord, une Cargolade en Catalogne, une Chaudrée en Charentes, des Chocos grillés et une glace au Chumbo à Masca – bien que la route pour y arriver soit à vous faire mourir d’angoisse –, des Churros y chocolate à Madrid, une Ficelle à Arras, une Fondue au bœuf en Bourgogne, une Fondue au fromage en Savoie, une Garbure à Pau, une Gardiane de taureau précédée d’une poêlée de tellines persillées en Arles, un Grenier médocain à Bordeaux, un Homard à l’armoricaine en Bretagne, des Moules/frites à la Braderie de Lille, une Omelette chez La Mère Poulard au Mont-St-Michel, des Ortolans dans les Landes bien que ce soit interdit, des Oursins à Carry-le-Rouet, un Plateau de fruits de mer au bord de l’Océan, une Potée en Auvergne, une Salade niçoise et une Pissaladière à Nice, un Saucisson brioché et des Quenelles de brochet à Lyon, des Sèches farcies et une Tielle à Sète, une Teurgoule en Normandie, une Thüringer Rostbratwurst au stand Mö-Grill près de la station de métro Jungfernstieg à Hambourg comme un fruit défendu – au diable le cholestérol ! –, une Tourte aux pommes de terre dans le Bourbonnais, une délicieuse Weisswurt accompagnée de süsser Senf et d’un bretzel croustillant au pied du carillon de l’Hôtel de Ville, Marienplatz, à Munich… 
Tout ceci complété par une ronde de fromages : Abondance, Ardi Gasna en fines tranches servies avec une bonne cuillerée de confiture de cerises noires d’Itsasu, Beaufort, Boulette d’Avesnes, Brie de Meaux coulant à souhait, Brillat-savarin, Brocciu, Cabécou, Camembert au lait cru, Cancoillotte, Cantal affiné, Cervelle de canut, Crottin de Chavignol, Époisses, Fourme d’Ambert, Gaperon, Gouda vieux, Jonchée d’Oléron, Livarot, Manchego, Maroilles, Mont-d’Or, Munster fermier, Pont-l’Évêque, Reblochon, Roquefort, Saint-Nectaire, Sainte-maure-de-Touraine, Savaron – copie du Saint-Nectaire apparu au sortir de la Seconde Guerre mondiale mais qui a su se faire une place et un goût bien à lui sur les tables du Puy-de-Dôme –, Taupinière charentaise, Tomme de Savoie, et tant d’autres. 
Sans oublier les vins qui se mariaient à la perfection avec tous ces mets et les alcools qui faisaient chanter son âme entre champagnes, gins, rhums, tequilas et whiskies ! 
Comment ne pas associer également à ces plaisirs de bouche les lieux où il les a découverts et appréciés, que ce soient des restaurants, des brasseries, des gargotes, des marchés de plein vent comme rue Mouffetard à Paris, à Aix, Arles, Carpentras ou Gap en Provence, dans les chais de grandes maisons prestigieuses ou de petits vignerons moins connus et plus abordables, au Marché de Noël à Strasbourg. 
Sans avoir été pour autant un jouisseur impénitent, la liste complète des menus plaisirs d’une vie serait interminable. Il est triste que la plupart d’entre nous n’en retiennent que ses désagréments avec plus de facilité. La litanie des petits bonheurs simple dont nous sommes ou serons privés n’est pas tragique, elle est au contraire porteuse d’espoir car – même s’il est compté – il reste du temps à Norbert pour goûter à nouveau à tout cela ou pour sucer ces souvenirs comme des bonbons acidulés – les Roudoudous de son enfance, par exemple – qui dégagent un peu plus d’arôme à chaque coup de langue. 
 
Norbert sait parfaitement qu’il s’agit là du vagabondage d’un esprit rendu dépressif par l’enfermement, cependant il est persuadé qu’il n’y a rien de tragique mais au contraire quelque chose d’optimiste à dresser une liste d’envies dont on doute de pouvoir n’en satisfaire ne serait-ce qu’une infime partie. Ce n’est pas un retour larmoyant sur le passé mais bel et bien un désir d’avenir radieux. Sortir de la pandémie pour pouvoir sortir de chez-soi et revivre avec sans doute une passion nouvelle dans chaque chose, une délectation du moindre instant même consacré aux occupations les plus infimes auxquelles on ne prêtait guère d’attention précédemment. Un programme révolutionnaire, en somme, pour faire la nique à la sarabande des "enfermeurs" de tous poils. Une fois la laisse rompue, se comporter comme un jeune chien fou de soixante ans et plus pour profiter à fond du temps qu’il lui reste ! 
Quoiqu’il en pense, Norbert est un indécrottable optimiste. Le fait que détestant l’avion – à cause de la peur panique qui le saisit au décollage comme à l’atterrissage – il le prenne en permanence pour des trajets toujours plus longs, des destinations sans cesse plus lointaines, n’est-il pas le signe que la positivité l’emporte en lui ? Si quelqu’un lui en faisait la réflexion, il hausserait les épaules avec toute la mauvaise foi bougonne qui le caractérise lorsqu’il se sent percé à jour. Il n’aime pas qu’on lui mette le nez sur ses contradictions. Par exemple, alors qu’il parle un anglais parfait qu’il a exercé professionnellement chaque jour durant quarante ans, la Grande-Bretagne est le dernier pays où il lui viendrait à l’idée de mettre les pieds. Les tracasseries maintes fois subies à l’aéroport d’Heathrow lors de ses transits lui ont largement suffi. Pour lui, la meilleure route du Nord passe par Amsterdam. 
 
« Si mon temps m’était compté » reconnaît-il, il y a des choses qu’il ne ferait pas, faute de… temps. Par exemple, relire Proust, Les Hommes de bonne volonté de Jules Romain ou toutes ces œuvres fleuves qui l’avaient transporté et vers lesquelles il s’était promis de revenir un jour. Cependant, la vérité est qu’il ne lui est que rarement arrivé de relire car il y a tellement de livres qu’il veut dévorer. Il faut toujours aller de l’avant en cette matière. 
Il n’irait plus au cinéma – dont les portes sont fermées par ailleurs – parce qu’il ne se voit pas enfermé dans une salle obscure durant plus de deux heures avec un masque sur la figure, mais aussi parce que les cinémas ont perdu leur charme à ses yeux depuis qu’ils sont devenus des temples à pop-corn et autres friandises qui génèrent autant de bruits parasitaires durant la projection ! 
Contrairement aux livres, il aime revoir sempiternellement les films qu’il collectionne en DVD. Ce n’est pas la même chose que la lecture parce que cela prend moins de temps de se plonger dans un film et demande aussi moins de concentration. 
Entre confinement et couvre-feu, il s’est régalé de l’âge d’or du cinéma italien et de vieux films français souvent en noir et blanc. Il aime les films engagés comme ceux de Costa-Gavras, Yves Boisset ou Jean-Pierre Mocky. Il a écouté de la musique classique et de l’Opéra en songeant à ces soirées somptueuses désormais prohibées alors qu’on aurait pu penser que Roselyne Bachelot se serait réellement battue pour sauver au moins cela dans la Culture, elle qui prétend en être si friande. 
Au fond, il se dit que si le temps lui était compté suffisamment court, il quitterait sans regret un monde moribond, une civilisation déjà morte. Le cœur léger d’avoir eu la chance de vivre à temps, avant la grande réclusion, l’infernal enfermement. 
Il se voit comme la chèvre de Monsieur Seguin, tirant sur sa corde en lorgnant vers la montagne. Qu’importe de mourir au terme du combat avec la bête si l’on a vécu la plus belle des journées rêvées. Ce n’est pas la durée qu’il faut viser, c’est la qualité. Autant dire ce qui a été perdu depuis un an et dont rien ne laisse présager le retour. 
« Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir » est sans doute la maxime la plus inepte que l’on puisse trouver. Il faudrait la retourner pour la rendre juste : tant qu’il y a de l’espoir il y a une vie envisageable ; le reste n’est que fumisterie. La récente augmentation du nombre de suicides chez les jeunes l’illustre parfaitement. 
 
Le téléphone sonne. C’est le poste fixe qui est posé sur le bureau. Ceux qui le connaissent savent qu’il n’allume son smartphone que lorsqu’il part en voyage, qu’il pense qu’il est inutile de se rendre joignable partout et tout le temps. C’est une liberté que bien peu s’accordent aujourd’hui, à tort. Dans le même esprit, la présentation des numéros d’appel y compris sur le fixe – réel progrès de la téléphonie – lui permet de filtrer les appels qu’il reçoit. S’il ne reconnaît pas le numéro, il laisse la communication basculer sur le répondeur. Ceux qui ne laissent pas de message n’avaient rien d’essentiel à lui dire. Exit les démarcheurs qui s’obstinent à tenter leur chance aux heures des repas ou au moment du journal télévisé du soir. 
Il quitte son poste d’observation près de la fenêtre afin de regarder qui tente de le joindre. C’est Imrâne. Il décroche, plein d’espoir que celui-ci lui annonce que tout est rentré dans l’ordre, que sa femme va mieux. Hélas il n’en est rien. Celle-ci est morte au petit matin. Elle n’a pas supporté le décubitus ventral, cette position allongée sur le ventre qui est censée faciliter la respiration artificielle. 
Imrâne est effondré. Perdu. Comme souvent chez les machos, c’est la femme qui assurait tout. Le voici seul avec quatre enfants en bas âge. Le plus vieux n’a que huit ans ! 
Norbert lui dit quelques mots maladroits. Il sait que l’on ne peut rien faire ni dire pour apaiser le désarroi et le chagrin de quelqu’un qui vient de perdre un être cher, cependant il tente quelques phrases convenues, des promesses sincères mais pourtant creuses sur le fait qu’il ne le laissera pas tomber et l’aidera autant que possible dans ce moment douloureux. 
Comment aider cet homme qui se retrouve seul à devoir gérer sa progéniture ? Il n’a pas la moindre idée de la façon dont il pourrait s’y prendre. Qu’est-ce que c’est qu’un enfant ? Un petit d’Homme braillard au début, dont toutes les phrases semblent commencer en suite par « pourquoi » ; qui en grandissant finit par se foutre de vos explications et de vos conseils. Il ne sait pas comment les prendre, quel que soit leur âge. Il n’en a pas eu et à tout fait pour oublier les vingt premières années de sa vie. Non qu’elles aient été particulièrement malheureuses, mais parce qu’on décidait pour lui, lui imposait des choix contre lesquels il n’osait ou ne voulait se révolter, alors il manque d’expérience ou de repères en la matière tout autant, sinon plus, qu’Imrâne. 
 
Après avoir raccroché, Norbert regagne la fenêtre et retourne à sa contemplation morose de la ville devenue presque immobile. Le télétravail à lui aussi vidé les rues. C’est à la fois une bonne chose en ce sens qu’il n’y a plus d’embouteillages, de coups de freins secs suivis de Klaxons furieux aux heures de pointe, et c’est en même temps une absence de repère sonore dans la journée qui engendre chez lui une nostalgie qu’il n’eut pas cru possible. 
 
Ailleurs dans la maison, la radio qu’il n’a toujours pas éteinte diffuse maintenant la voix d’Édith Piaf qui ne regrette rien, rien de rien. Même s’il ne peut ni ne souhaite « repartir à zéro », il aime cette chanson qui lui parle un peu de lui à chaque fois qu’il l’écoute. Son credo est de ne rien regretter, d’accepter tout en bloc de la vie qu’il a menée, avec ses réussites et ses erreurs, ses joies et ses peines, ses bonheurs et ses malheurs. Une vie qu’il a voulue honnête en prenant soin, autant que possible, de ne jamais nuire à personne. Y est-il parvenu ? La réponse appartient aux autres, à ceux qui l’ont connu et côtoyé. Comment évaluer notre propre vie quand nous sommes à la fois juge et partie ? Tandis que, de loin en loin, les spectres masqués continuent de défiler dans la rue, qui d’un pas pressé de conquérant, qui d’un pas traînant de bagnard, il achève sa rêverie pour rejoindre la réalité immédiate. Aya est morte. Il lui faudra chercher quelqu’un. Ou bien se laisser mourir puisqu’il n’y a plus de vie possible. 
Toulouse, 15-28 février 2021