dimanche 22 octobre 2017

Drôle de Berceuse

Il faut bien admettre que d’une certaine manière, cette histoire a fini par l’obséder. La preuve en est qu’il a déjà eu maintes fois l’occasion de l’évoquer mais qu’il y revient sans cesse. Après s’être tu si longtemps, il lui semble qu’il n’en finira jamais de la raconter, même si d’une fois sur l’autre rien ne change car tous les détails sont en place et il serait vain de chercher à enjoliver non plus qu’à noircir. Les faits se suffisent à eux-mêmes.

Il était une fois…
L’enfant a dix ans, c’est l’hiver 1972. Pour la première fois de sa vie, il va être séparé de sa famille et vivre une aventure autonome. Il dirait presque « en solitaire », ce qui de son point de vue ne serait pas faux bien que toute sa classe et son instituteur soient du voyage.
Première classe de neige. En avant pour la découverte, quoi qu’il puisse se cacher derrière ce mot !
L’instituteur, c’est Monsieur Bru. La trentaine passée, baraqué, sévère et respecté de tous. C’est-à-dire craint par chacun et chacune. La classe est mixte. Une nouveauté. Il y a encore quelques mois, filles et garçons se parlaient d’une cour à l’autre à travers le claustra de béton qui séparait les deux écoles. Monsieur Brun emmène avec lui son fils Samuel, qui n’a que cinq ans. Dans quelques heures, le formalisme du début de l’année scolaire tombera et ses élèves l’appelleront tous Jean-Marie, puis J.-M. qui se contractera en Jim.
Les parents ont accompagné leurs enfants jusqu’à l’école dans le petit matin, charriant cartables et valises. C’est l’École du Centre. Elle est coincée entre le commissariat de police et le tribunal d’instance qui porte la mention « Justice de Paix » en lettres d’or à son fronton ; juste en face du marché couvert, vielle structure de poutres métalliques et de verre qui disparaîtra bientôt. Là, un car de la Ville attend les élèves de la première classe de CM2 pour embarquer avec armes et bagages jusqu’à la Gare de Lyon où rendez-vous est pris avec une autre classe d’une école du bas de la ville. Ils partageront le même wagon à compartiments, sans se mélanger à l’aller mais en s’épiant de loin. Ils fraterniseront plus tard, une fois installés dans le chalet au pied des pistes.
Sur le quai de la gare, ils ont rencontré Didier qui sera leur « accompagnateur », l’animateur de leurs temps libres hors classe et périodes de ski. C’est un étudiant qui finance ainsi sa longue scolarité. Il a vingt-deux ans. Une sorte d’ange joufflu à la chevelure frisée, un Cohn-Bendit blond. Il sera leur grand copain à tous, une sorte de demi-dieu à qui tous voueront une admiration sans borne. De leur côté, les filles auront une « accompagnatrice » dont il se souviendra à peine, falote, insipide, brune aux cheveux filasse, maigre comme un clou. Était-ce Véronique ou Valérie ? C’est sans importance, elle ne passe dans ses souvenirs que par inadvertance…
L’enfant a l’habitude des longs voyages ferroviaires. À toutes les vacances, il se rend en Auvergne dans sa famille maternelle avec son frère aîné. Départ Gare d’Austerlitz, changement de locomotive à Saint-Germain-des-Fossés. Il aime le train, le claquement des roues à la jonction des rails ou des aiguillages qui le berce, le paysage qui défile avec les gens qui disparaissent de votre vie aussitôt qu’aperçus. Il laisse courir son imagination, leur invente des vies paisibles ou pleines de drames. Il se raconte des histoires pour passer le temps. Un jour, il sera écrivain ; en tout cas il essayera…

Le train roule depuis des heures.
L’ambiance est montée peu à peu dans le wagon réservé pour les deux classes. Les petits groupes formés au départ en fonction des affinités amicales se mélangent maintenant. D’abord à l’intérieur des classes, ensuite ce sera entre les classes. Mais il est encore trop tôt. Chacun s’observe. Le bas de la ville est plus bourgeois et le haut plus « voyou ». S’il ne craignait la facilité du jeu de mots, il dirait que se joue dans ce train une certaine lutte des classes.
C’est une méthode de prestidigitateur, il s’agit d’attirer l’attention sur un point futile afin de mieux dissimuler l’essentiel. Une fois prise la décision de dire les choses, leur narration n’en devient pas plus aisée pour autant. Est-on certain de trouver les bons mots, l’enchaînement cohérent, la vérité des sentiments du passé ?
Quarante-cinq ans plus tard, il se retrouve ballotté entre la précision de ses souvenirs et le flou artistique d’une partie d’entre eux. Ainsi, il se souvient de la gare de Mâcon et de celle de Dijon, mais dans quel ordre les ont-ils passées ?
À Dijon, il avait quitté le compartiment et se trouvait dans le couloir, le nez collé à la vitre donnant sur le quai. Didier les faisait rire en évoquant la cathédrale construite, selon lui, en pots de moutarde. Ils riaient tous aux éclats, moins pour cette blague idiote que parce qu’ils avaient l’intuition que ce garçon-là serait leur allié et ferait tout pour que leur séjour de deux semaines soit un véritable amusement.

Cette classe de CM2, l’enfant n’y était pas bien intégré. Depuis le début de l’année scolaire, mi-septembre, il n’avait pas beaucoup assisté aux cours. Il avait subi de multiples interventions chirurgicales pendant l’été et le suivi postopératoire avait été très lourd : visite à l’hôpital tous les jours pendant un mois, puis tous les deux jours un mois de plus, puis deux fois par semaine…
On le gardait à la maison afin d’éviter les chahuts, les cris, les bousculades avec leurs risques de coups accidentels. Un copain lui portait les leçons et les devoirs à la maison, mais il n’avait guère fréquenté l’école avant ce départ pour la classe de neige qui avait été vue par ses parents et l’enseignant comme une opportunité à son intégration tardive.
De son côté, il y voyait l’aubaine de ne pas avoir à affronter son chirurgien pendant quinze jours. Ils avaient tous deux des rapports plus que conflictuels. Le médecin ne montrant aucune douceur dans sa pratique, partant du postulat que si lui ne sentait rien, le patient ne devait pas avoir mal non plus. C’était une autre époque, qui croyait à la rédemption dans la douleur ou se moquait du ressenti des patients, comme on voudra.

La classe de neige était une expérience totalement nouvelle pour l’enfant, qui n’avait jamais été envoyé en colonie de vacances. Quand il était séparé de ses parents, c’était pour se retrouver hébergé dans une autre partie de la famille. Pour lui, les copains c’était l’école. En dehors, ils n’existaient pas. Vivre avec eux jour et nuit pendant tout ce temps l’intriguait sans vraiment l’inquiéter.
Il n’était pas, à proprement parler, populaire. Cependant, chacun reconnaissait en lui une certaine indépendance et une faculté à tenir sa langue. Sans faire partie d’aucune des bandes du haut de la ville, il en connaissait chaque membre et tous l’aimaient bien. Disons qu’il ne les gênait pas. Il était ce type sympa dont on ne sait pas bien si c’est un cave ou un affranchi, tant il met d’art et d’obstination à se tenir sur le fil.

Après des heures de voyage, le train avait longé pendant un long moment le Lac du Bourget jusqu’à Aix-les-Bains où ils étaient descendus pour prendre un car qui les avait emmenés par des routes sinueuses jusqu’aux Déserts. C’était la première fois qu’il gravissait une montagne aussi haute. 1 800 mètres qui les feraient dominer une mer de nuage et skier dans un soleil resplendissant dès le lendemain.
Le chalet était construit sur trois étages. Au rez-de-chaussée se trouvaient les classes, les locaux de stockage du matériel de sports d’hiver, la buanderie ainsi que les cuisines et le réfectoire ; au premier étage étaient les dortoirs des garçons, au second ceux des filles.
Les dortoirs étaient tous construits sur le même modèle : une grande pièce meublée d’une quinzaine de lits superposés en bois, flanqués d’armoires étroites dans lesquelles chacun devait ranger son linge afin que valises et sacs de voyage soient entreposés dans un débarras jusqu’au jour du départ. D’un côté de la pièce se tenaient les sanitaires et les douches, tandis qu’à l’opposé se trouvait la chambre réservée à l’animateur.
Les enseignants avaient chacun une chambre à l’étage des filles. Leur service s’arrêtait à la fin du repas du soir, au profit des animateurs.

Tandis que tous prenaient possession des lieux, on leur en expliqua rapidement les règles. Leurs journées seraient rythmées en trois temps : le matin, il y aurait classe de façon tout à fait traditionnelle ; après le déjeuner, ce seraient les activités sportives sous la direction des moniteurs de skis ; en fin d’après-midi, activités récréatives avec les animateurs. Après le repas du soir, des veillées seraient organisées autour de jeux collectifs, spectacles improvisés, tournois d’échecs… Avant le coucher, toilette rapide et mise en pyjama. « Et on enlève ses sous-vêtements avant d’enfiler son pyjama, histoire de ne pas macérer toute la nuit… » avait précisé Didier, provoquant un nouvel éclat de rire.
L’après-midi était déjà bien entamée à leur arrivée, il avait donc été décidé de les laisser s’installer et se familiariser avec les lieux jusqu’au dîner.
L’enfant avait choisi la couche supérieure du lit le plus proche de la porte du dortoir donnant sur le couloir et les escaliers. Instinctivement, il s’était dit qu’une position dominante le mettrait plus à l’abri des chahuts et des bousculades. Le lit inférieur était occupé par Lazlo, un garçon filiforme, sec et bagarreur. Un des meneurs d’une des bandes du Plateau. Ils se connaissaient depuis l’école maternelle, s’étaient suivis de classe en classe et sans être amis se montraient plutôt bons camarades.
Un peu plus loin, il y avait les cousins Bled et Bescherelle – ça ne s’invente pas ! –, surnommés « les fayots » à cause de leurs patronymes. Ils étaient aussi de la bande à Lazlo ; des terreurs, toujours prêts au coup de poing. Mais Bled était un habitué des sports d’hiver et n’allait pas tarder à épater tout le monde par ses performances. Ce serait d’autant plus facile que la plupart de ses camarades n’avaient vu des skis qu’à la télévision.

Le linge promptement « rangé » dans les armoires individuelles, chacun se retrouva dans la chambre de Didier.
La caverne d’Ali Baba…
Il y avait là, pêle-mêle, des jeux de société, différents jeux de cartes, une guitare sèche, un « mange-disque » et toute une pile de 45 tours pour l’alimenter, des balles, des ballons, une paire de raquettes de randonnée. Ne manquait que le raton laveur pour boucler cet inventaire à la Prévert !
Pressé par la majorité, Didier s’emparait de la guitare, plaquait quelques accords, tournait des clefs pour tendre les cordes et attaquait le thème de Jeux interdits. Personne, parmi les enfants, n’avait vu le film sorti dix ans avant leur naissance, mais la musique de Narciso Yepes allait devenir le tube de la classe de neige. Chacun s’essayerait, à un moment donné, à en reproduire plus ou moins fidèlement le thème. Et l’enfant, bien longtemps après qu’il soit devenu adulte, finirait par se dire que l’aveu était là, dès le départ ; qu’il aurait fallu le comprendre malgré son âge. Il est si facile de juger du passé à l’aune du présent.
 

*

La classe de neige, c’était plutôt bien. Le matin, les cours étaient construits autour du thème de la montagne et avaient lieu dans une ambiance beaucoup plus détendue que d’habitude.
Le premier matin, Monsieur Brun avait commencé par du français en leur faisant rédiger à chacun une lettre pour leurs parents, racontant le voyage et l’installation. Il se penchait sur les copies en cours de rédaction, grognait, se raclait la gorge ou tirait une oreille par-ci par-là, selon l’énormité des fautes qu’il voyait.
Leur lettre terminée, certains élèves ajoutèrent à l’adresse un mot pour le facteur en écrivant « Facteur, presse le pas, l’amour n’attend pas ! » L’enfant, qui faisait toujours trop vite les choses auxquelles il ne pensait pas, trouva moyen d’en changer involontairement la fin en « la mort n’attend pas ! », ce qui devait inquiéter sa mère lorsqu’elle trouverait l’enveloppe dans la boîte aux lettres.

Le ski et la luge ne l’intéressaient que mollement. L’idée de se faire tirer par les fesses en haut de la montagne pour en redescendre la pente plus ou moins habillement sur deux planches, les mains encombrées de deux bâtons et recommencer l’opération sans fin lui semblait une perte de temps inutile. Quant à la luge, la vitesse l’effrayait un peu ; il avait peur de percuter un obstacle et de s’y casser le cou.
Dans les deux exercices, ce qu’il détestait c’était l’idée même du sport. En outre, il n’appréciait pas du tout le moniteur de ski, que tout le monde adulait et que pour sa part il trouvait puant de prétention. C’était un grand type mince, au visage cuivré de soleil, toujours vêtu de vêtements très moulants, riant niaisement à tout propos pour le plaisir narcissique de montrer ses dents blanches… Il conduisait une voiture de sport bleue à bandes blanches, trop vite ; beaucoup trop vite puisqu’il se tua sur la route d’Aix avant la fin de la saison.

On avait tiré au sort pour déterminer que ce serait la classe de Monsieur Brun qui ferait les activités sportives l’après-midi de la première semaine, puis l’on intervertirait les plannings pour la seconde. Ainsi, les deux classes n’étaient-elles ensemble que pour la prise des repas et au moment du temps libre qui leur était accordé durant deux heures avant le dîner.
Après s’être regardés en chiens de faïence, les élèves des deux écoles avaient fini par se mélanger, organisant des jeux en commun ou de petits groupes de discussions dans lesquels ils comparaient leur condition d’élève d’une partie à l’autre de la ville.
L’enfant s’était lié d’amitié avec une des filles de l’autre classe. C’était une grande bringue aux longs cheveux noirs, qui trouvait moyen d’affirmer sa personnalité y compris à travers les vêtements imposés pour la neige. Elle répondait au nom de Virginie Vézelay. Ils aimaient se tenir ensemble, un peu à l’écart des autres où ils avaient de longues conversations sérieuses comme seuls savent en avoir des bambins de dix ans.
Bien sûr, leurs apartés n’échappaient à personne. Les adultes les surveillaient du coin de l’œil, tandis que leurs camarades respectifs les traquaient bêtement en les accusant – c’était bien une accusation, comme d’une sorte de trahison – d’être amoureux. Quand ils les apercevaient, certains entonnaient en canon le refrain de la chanson de Jean-Jacques Debout Redeviens Virginie.
Après le dîner, quand les classes se séparaient à nouveau, ils avaient droit à la sérénade accompagnée d’encouragements à s’embrasser… Ce qu’il n’était, pour eux deux, bien sûr pas question de faire en publique.

La vie de dortoir n’était pas aussi compliquée que l’enfant l’aurait imaginé. Chaque lit était un espace d’intimité sur lequel nul ne se serait assis sans y être invité. Par une sorte d’accord tacite, tous les chahuts naissaient et se poursuivaient dans les travées ou d’un lit à l’autre mais sans enfreindre cette règle.
Et des chahuts, il y en avait ! Tout leur était prétexte. Didier était d’un naturel coulant, du genre à leur emboîter le pas plutôt qu’à sévir. Il était pour eux une sorte de grand frère et n’avait pas besoin de la jouer à l’autorité car il obtenait tout d’eux d’un sourire. Cependant, quand le niveau sonore gagnait l’étage, on voyait descendre l’instituteur qui remettait de l’ordre d’une voix de stentor courroucé. Efficacité garantie.
Après l’extinction des feux, on pouvait entendre encore quelques chuchotis mais qui ne duraient pas car Didier entamait sa ronde d’un pas glissant et furtif. On ne l’entendait pas venir, pourtant soudain il était là, près de votre lit. D’un simple claquement de langue, il réclamait un silence immédiat. Puis quand il n’y avait plus dans le dortoir que le bruit des respirations apaisées, il rentrait dans sa chambre dont la porte restait entrouverte et laissait passer un rai de lumière tamisée.

Les deux premières nuits, il ne se passa rien. L’enfant dormit d’une traite, à peine la tête posée sur l’oreiller. Fatigue du voyage ? Désir de s’extraire de cette trop grande promiscuité à laquelle il n’était guère habitué ? Sans doute un mélange des deux choses.
Le troisième soir, longtemps après l’extinction des feux, il avait senti une main lui caresser la tête ; des doigts en râteau qui lui ébouriffaient les cheveux. Il avait tout de suite pensé que Lazlo s’était relevé et voulait lui faire une blague. Comme il ne voulait pas se faire remarquer, il n’avait pas réagi, se contentant de se raidir un peu en attendant que l’autre se lasse.
Il ne pouvait pas voir Lazlo qui était à la tête du lit, probablement juché sur l’échelle qui permettait de monter au sien ; mais il l’imaginait très bien, un large sourire fendant son visage anguleux. Ce n’est que lorsque celui-ci bougea pour venir vers le bord du lit, qu’il s’était rendu compte que ce n’était pas son camarade mais Didier.
La main avait quitté la tête, glissée sur la joue, le torse. Elle s’était insensiblement aventurée sous l’élastique de la ceinture du pantalon de pyjama… L’enfant était un parfait innocent, il n’avait pas compris ce qui se produisait. Pour lui, le moniteur vérifiait s’il avait suivi la consigne de quitter ses sous-vêtements pour dormir, rien de plus.
Il ne s’était rien passé d’autre que la caresse de cette main adulte, d’abord sur sa tête, puis sur son torse, descendant sous la ceinture, au creux de l’aine, passant sur ses bourses et s’arrêtant sur son sexe. Ce n’était ni désagréable ni traumatisant. Inattendu, tout au plus. Il s’était endormi, serein, comme un enfant qu’on berce.
Le lendemain soir, il s’était demandé si Didier allait revenir. Ce qu’il fit. Cela recommença. Les mêmes gestes, avec la même retenue. Et les soirs suivants, jusqu’à cette nuit où ce fut cependant plus court parce qu’un autre garçon le réclama. Et il comprit que son camarade attendait lui aussi la caresse de cette main pour dormir. Il en ressentit une manière de jalousie confuse, comme si ces caresses avaient dû être réservées à un seul ; le préféré en quelque sorte.

À dix ans, l’enfant était encore une oie blanche, aussi n’avait-il pas compris ce qu’il pouvait y avoir derrière ce geste. Cependant, instinctivement il avait su qu’il fallait cacher cela, taire ces caresses un peu trop précises dans lesquelles il sentait quelque chose de honteux et peut-être plus encore dans le plaisir qu’il y avait pris.
Il avait refoulé ce souvenir sans peine pendant des années, et puis tout lui était revenu en mémoire à l’occasion d’un fait divers. Alors, il avait pris conscience de l’agression sexuelle dont il avait été victime et en avait conçu une sorte de culpabilité, se demandant s’il n’avait pas involontairement envoyé des signes à Didier pour lui dire que la chose était possible avec lui, renversant en quelque sorte les rôles, devenant le bourreau plutôt que la victime. C’était idiot, déraisonnable puisque l’autre était majeur et de douze ans son aîné ; il savait ce qu’il faisait, non ? Puis il avait à nouveau oublié tout cela car, au fond, il n’en voulait pas réellement à Didier qui ne lui avait fait aucun mal ; cependant, ce qui le perturbait, c’était d’imaginer que d’autres petits garçons n’avaient peut-être pas eu sa chance.

Vingt ans plus tard, lorsque les jumelles étaient parties en camp de vacances pour des stages de deux semaines avec leurs copines, jamais il ne lui était venu à l’idée qu’il puisse se produire la même chose. Dans son esprit, il ne pouvait rien leur arriver puisqu’elles seraient bien encadrées, par des animateurs professionnels, bardés de BAFA et autres diplômes. Quand la mémoire de la brûlure n’est plus là, la peur du feu disparaît également…
Et, effectivement, tout s’était bien passé. D’une année sur l’autre, les jumelles étaient revenues enchantées de ces vacances actives au cours desquelles elles s’étaient fait de nouveaux amis.
Quand le petit dernier avait été en âge de partir lui aussi, personne n’avait hésité devant sa volonté de tester une nouvelle liberté loin de la maisonnée bruyante. 

*

L’enfant avait grandi, pris « de l’âge, de l’assurance et du gras » comme il se moquait lui-même. Il s’était marié, mais pas avec Virginie Vézelay avec qui il était cependant resté longtemps ami. Il avait eu trois beaux enfants, biens dans leur tête, desquels ni sa femme ni lui n’avaient à se plaindre. Il dirigeait désormais une petite entreprise de cartonnage dans le sud-est de la France. Dans un endroit où l’ensoleillement annuel ne poussait pas à fuir à la moindre coupure scolaire pour s’entasser sur les routes de vacances, et moins encore l’hiver dans les vallées bouchonnées !

Sur son bureau, dans un cadre ancien, une photographie de ses trois enfants lui faisait face. Ils étaient souriants et gais. Parfois, il lui arrivait de se perdre dans leur contemplation et le cliché semblait s’animer. Il se disait alors que sa réussite était là, ni dans son entreprise florissante, ni dans l’argent gagné et épargné sou à sou, mais dans le bonheur de vivre des siens.
Il était parti dans l’une de ces rêveries, lorsque l’interphone fit entendre son grésillement nasillard. On avait beau le faire réparer, il fallait toujours que ce machin-là se détraque et lui scie les oreilles !
— Je vous passe le SRPJ, dit sa secrétaire en basculant la communication.
Il eut au bout du fil une voix jeune et féminine, qui se présenta comme étant Commandant à la Brigade des mineurs. Instinctivement, il pensa qu’il était arrivé quelque chose à l’une des jumelles. C’était idiot, puisque celles-ci étaient majeures depuis peu. Aussi ne comprit-il pas tout de suite que c’était du petit dernier dont on voulait lui parler. Il lui fallut une poignée de secondes pour que ses idées se mettent en place.
— Il lui est arrivé quelque chose ? demanda-t-il avec anxiété.
— Non, pas à ma connaissance. En réalité, c’est ce que nous souhaiterions vérifier et pourquoi je vous appelle…
S’ensuivit une brève conversation, au cours de laquelle il apprit qu’une plainte avait été déposée pour atteintes sexuelles sur mineurs de moins de quinze ans par personne ayant autorité. L’un des animateurs de la colonie de vacances dans laquelle était allé son fils faisait l’objet d’une mise en examen et la justice recherchait toute preuve, y compris le témoignage de nouvelles victimes qui ne seraient pas encore connues.
Elle lui demanda si son fils avait fait la moindre allusion à ce genre de choses, dont il aurait pu être témoin ou même victime. Il répondit que non, qu’au contraire celui-ci était revenu enchanté de son séjour et se disait prêt à y repartir au prochain été. Il promit néanmoins d’interroger l’enfant et de rappeler la Brigade des mineurs s’il y avait le moindre incident à signaler.
Ce coup de fil le troubla énormément, à tel point qu’il eut l’impression que l’après-midi n’en finissait pas de s’étirer jusqu’au moment de rentrer chez lui afin de pouvoir questionner son fils. La chose ne s’annonçait pas aisée car on n’avait pas voulu lui révéler le moindre détail qui aurait pu influencer le témoignage de l’enfant. Il savait simplement que l’homme incriminé avait été mis en examen et immédiatement licencié par la Ville, ce qui laissait supposer que l’affaire était sérieuse et le dossier déjà bien lourd. On ne lui avait révélé ni son nom, ni son prénom, il allait donc devoir rester dans le vague tout en espérant – ou redoutant – obtenir des réponses précises de son fils.

Ce fut une conversation difficile.
Il s’agissait pour lui d’interroger l’enfant sans lui laisser entrevoir ce qu’il cherchait à vérifier. Si rien de fâcheux ne s’était produit à son encontre, il voulait éviter d’enflammer son imagination et le laisser dans son innocence enfantine ; il serait toujours à temps de découvrir les saloperies dont sont capables les Hommes.
En posant ses questions, il avait bien évidemment en tête sa propre expérience, qui lui était revenue brutalement et s’était imposée à lui dans l’après-midi. Mais l’enfant n’avait rien subi ni rien vu. À moins que les choses dont il avait été témoin ou victime n’aient pas eu le sens que voulaient lui donner les adultes, que tout cela n’ait été pour lui qu’un jeu sans importance ? N’était-ce pas ainsi que lui-même avait posé une chape de plomb sur les caresses trop précise de Didier quand il avait son âge ?

Ce fut à partir de ce moment-là, mais beaucoup trop tard en vérité, qu’il se mit à raconter cette histoire de classe de neige ancienne et la drôle de berceuse qui lui faisait trouver un sommeil dans lequel l’innocence n’était pas partagée.
 

Toulouse, 22 octobre 2017