mercredi 17 janvier 2018

La poussière et la cendre

La petite église était bondée. Tout le village y avait pris place. Ne manquaient que les Parisiens car c’était en semaine et ils ne venaient que du vendredi soir au dimanche soir, habitants à temps partiel en quelque sorte. Leur absence était aussi bien, qu’étaient-ils d’autres que des étrangers ? Des gogos pleins de fric qui envahissaient la région pour le week-end, de la même manière que leurs grands-parents l’avaient fait avec la côte Normande au siècle précédent.
Certains n’avaient pu trouver de place assise. Ni sur les chaises des premiers rangs, ni sur les bancs qui leur faisaient suite. Ils restaient donc debout dans l’espace assez étroit qui séparait le reste de l’assemblée des lourds vantaux de chêne qui resteraient ouverts malgré le froid.
Au pied de l’autel, deux cercueils identiques. Tout à fait modestes.
Joseph et Marie se tenaient côte à côte une dernière fois, sous les yeux de l’assistance qui avait été témoin de leur bonheur simple et vrai un demi-siècle durant.
Les chaises du premier rang étaient occupées par leurs quatre enfants : Christian, Jacob, Salomé et Sarah, ainsi que par les épouses, époux, petits-enfants et arrière-petits-enfants.

Au-dessus des têtes, pendant du haut de la nef au bout de chaînes rouillées, un système de chauffage au gaz antédiluvien dispensait plus d’inquiétude que de chaleur. À intervalle régulier, il émettait de petits sifflements suivis de mini-explosions dont tout le monde avait fini par prendre l’habitude.
Dans son enfance, Joseph avait servi la messe ici même, à une époque où il était préférable de bien se couvrir avant de venir se présenter devant Dieu, quand la religion et le confort moderne ne faisaient pas bon ménage. C’est en tout cas ainsi qu’il présentait les choses depuis le moment où ses tempes avaient viré au poivre et sel avant de se décider définitivement pour le sel. Sa longue vie lui avait permis de s’adapter à bien des changements, il avait su apprécier le progrès dans ses aspects les plus divers ; mais la seule chose qu’il n’avait jamais digérée au fond, c’était l’abandon du latin dans la liturgie. Il n’y avait aucune forme d’intégrisme là-dessous, c’était simplement l’expression d’une préférence musicale. Après tout, disait-il, les jeunes d’aujourd’hui ne préfèrent-ils pas les chansons anglo-saxonnes auxquelles ils ne comprennent rien ?
Quant à Marie, si elle avait souvent communié au pied de cet autel, elle ne s’en était approchée qu’après son mariage, lorsqu’elle avait dû opter pour la paroisse de son époux après qu’il l’eut « enlevé » à sa famille ainsi qu’ils avaient pris l’habitude de présenter les choses.
Ensemble, ils avaient été de bons paroissiens, de bons citoyens, de bons parents, grands-parents et arrière-grands-parents, de bons voisins. Une sorte de couple modèle que chacun avait eu l’occasion au moins une fois dans sa vie de citer en exemple.

On avait beaucoup supputé, ces dernières années, sur ce qu’il adviendrait du survivant quand l’un d’eux s’en irait. Inséparables et si intimement unis tel qu’ils l’avaient été, on ne donnait pas cher de celui des deux qui resterait. Et le sort avait mis tout le monde d’accord.
Ils étaient morts comme ils avaient vécu la plus grande partie de leur vie : ensemble. Un accident à un passage à niveau. Sans train… Par la faute d’un excité qui avait doublé toute une file de voitures sans visibilité, pour venir percuter la vieille Peugeot de plein fouet. Choc frontal dans lequel le couple était mort sur le coup, sans avoir eu le temps de se rendre compte de ce qui allait arriver, d’en avoir peur.
Le chauffard s’était lamenté sur son sort, rageant contre le fait que son patron allait le licencier quand il verrait l’état de la fourgonnette de livraison. Centré sur son petit drame personnel, il lui avait fallu longtemps avant de comprendre qu’il venait de tuer deux personnes. C’est à peine s’il ne les avait pas tenus pour responsable de son malheur à lui. Mais les constatations des gendarmes étaient sans contestation possible : le couple circulait en tenant la droite de la route, à une allure normale après que la barrière du passage à niveau se soit relevée, alors que le livreur avait remonté la file de gauche à vive allure pour emplafonner la voiture et la réduire en miettes.

L’accident s’était produit quinze jours plus tôt. Il avait fallu attendre les autopsies des deux corps, le retour des analyses toxicologiques qui prouvaient que Joseph, le conducteur, n’avait absorbé aucune substance illicite ou qui aurait pu mettre sa responsabilité en cause. Comme tout le monde aurait pu le dire sans engager de tels frais, il n’avait pas bu la moindre goutte d’alcool, ni fumé autre chose que le gris qu’il roulait depuis le service militaire, et moins encore pris de ces somnifères avec lesquels les Parisiens du village avaient fait la fortune de la pharmacie du bourg le plus proche.
Joseph n’était pas un saint, il avait goûté au vin de messe comme tout enfant de chœur et s’était donné du courage à coups de chopines pendant la guerre qu’on l’avait envoyé faire au loin, mais il avait su trouver son équilibre ailleurs une fois la tourmente passée. Marie, dont le père était alcoolique, avait su trouver les mots pour éviter à l’homme qu’elle aimait de ressembler un jour à celui qu’elle détestait.

Les deux cercueils étaient presque collés l’un à l’autre, comme si les vieux amants avaient cherché à se tenir la main une dernière fois. Sur chacun d’eux était déposé le même coussin de fleurs fraîches, unique concession aux ornements funéraires. L’avis d’obsèques publié dans le journal régional indiquait qu’il n’y aurait ni fleurs ni couronnes, mais que les défunts invitaient que ceux qui le souhaitaient à faire un don aux pompiers volontaires du canton. À cet effet, une urne avait été disposée à l’entrée de l’église.
Marie disait : « Les fleurs, ça coûte cher. Si c’est en hivers, le froid les cuira en rien de temps ; si c’est en été, c’est le soleil qui s’en chargera. » Et Joseph renchérissait : « Un petit caillou posé sur la tombe, comme font les juifs, c’est aussi bien. » Et chacun pouvait comprendre que dans le pays, les cailloux poussaient plus facilement que les fleurs.

Sur les chaises à fond de paille du premier rang, la fratrie se tenait droite et pincée. Des larmes, des reniflements, des regards en coin sans aménité. Le drame en avait généré un autre. Il y avait eu des mots très durs entre frères et sœurs, des cris aussi et même quelques insultes. Mais tous s’étaient mis d’accord pour donner le change, ne rien laisser paraître de la déchirure profonde qui était intervenue. Pourtant, celle-ci laisserait des traces dont nul n’aurait pu dire si elles s’effaceraient un jour.
Après cinquante-cinq ans de vie commune, sans accroc, dans l’harmonie la plus totale, Joseph et Marie vivaient sous la voûte de cette église leur dernier instant fusionnel. Ce que la vie n’avait pas permis, la mort allait le faire : à la fin de l’office, la séparation serait consommée. La pierre d’achoppement de ce couple mythique serait une pierre tombale ; à proprement parler, un rocher de scandale.


Eux qui s’étaient entendus sur toutes choses, de l’organisation du mariage jusqu’au nombre d’enfants qu’ils auraient et à leur éducation, du rôle de chacun dans le couple à celui du couple dans la petite communauté villageoise, n’avaient jamais divergé que sur un point : ce qui adviendrait après leur trépas. Joseph souhaitait être inhumé dans le petit cimetière jouxtant l’église, alors que Marie optait pour une incinération suivie de la dispersion de ses cendres sur la colline.
Joseph argumentait que la Bible était claire sur ce point : « A la sueur de ton visage tu mangeras ton pain, jusqu’à ce que tu retournes à la terre, puisque tu en fus tiré. Car tu es poussière et tu retourneras à la poussière. » C’est ce que la Genèse lui avait appris, même si de nouvelles traductions avaient remplacé « poussière » par « glaise ». À cela, Marie rétorquait qu’à l’occasion du mercredi marquant le début du carême, si l’on cite la poussière, ce sont bien des cendres que l’on impose traditionnellement sur le front des chrétiens.
À la vérité, ce que ni l’un ni l’autre ne voulait avouer, c’était sa plus grande peur. Pour Joseph, il n’y avait guère de différence entre le feu de l’enfer et celui du crématorium ; pour Marie, l’idée d’être enfermée dans une boîte et de servir de festin aux vers et autres parasites lui était insupportable.
Leurs deux positions étaient inconciliables. Ils avaient tourné et retourné le problème dans tous les sens, pourtant il n’existait aucune solution qui puisse concilier leurs deux points de vue.
Il y avait eu des conciliabules avec les enfants, de part et d’autre. Les avis étaient partagés, aucune majorité ne se dégageait qui aurait pu tenter de faire fléchir Marie. Car la pomme de discorde était là, tenait dans le refus de la femme de suivre le mari dans la tombe, préférant une dispersion des cendres sur la colline, à l’orée du petit bois. C’est du moins ainsi que le voyaient les tenants de l’inhumation. Loin de trancher sur le fond du problème, ils se focalisaient sur la forme qui se résumait pour eux en un abandon du père par la mère.

Alors, doutant que si Joseph lui survivait, il respecterait sa volonté – tout comme ses enfants à n’en pas douter –, Marie avait pris la décision d’organiser elle-même ses obsèques. Pour cela, elle s’était rendue au bourg un jour de marché et avait pris ses dispositions en signant un contrat avec l’agence des pompes funèbres. Après quoi elle avait rendu visite à l’étude notariale où elle avait fait rédiger un codicille à son testament, indiquant que si les dispositions qu’elle avait prises à l’occasion de son décès n’étaient pas respectées par ses enfants, elle souhaitait que ceux-ci n’héritent que de la part réservataire, le reste étant légué au fonds d’entraide communal. À défaut de pouvoir les déshériter légalement, du moins pouvait-elle leur taper une dernière fois sur les doigts afin de leur apprendre l’obéissance.
Mais on ne saurait tout prévoir et ce qui paraissait simple et de bon sens dans le cas de trépas successifs s’était avéré un casse-tête dans les circonstances réelles. Il avait fallu organiser cette messe commune et se faire à l’idée de la séparation des corps après cela, celui de Joseph gagnant la tombe béante du petit cimetière tandis que celui de Marie attendrait dans le corbillard le moment de partir pour le crématorium. Il avait fallu préparer le village à cette cérémonie invraisemblable, que certains disaient odieuse. La famille s’était divisée et déchirée durant des jours et des nuits, cherchant en vain une porte de sortie où il n’y en avait pas. Sinon celle imposée par le couple lui-même au moment où il cessait d’en être un.

Tandis que le prêtre agitait l’encensoir, l’assistance était plongée dans une méditation morose, tentant de départager à son tour le dilemme suscité par les deux vieux tourtereaux, entre la poussière et la cendre.