vendredi 15 janvier 2016

Si, c'est un homme !

Harry regarde Meg, avec un petit sourire en coin, tandis que Sarah quitte le bureau. Ces deux-là n’ont pas besoin de mots pour se comprendre. Cela fait une vingtaine d’années qu’ils se pratiquent, ils savent ce que pense l’autre et rient des mêmes idées sans avoir à les exprimer. Une complicité totale qui en agace plus d’un autour d’eux.
Ceux qui pensent que les banquiers sont des gens austères ne sont visiblement jamais passés par ce bureau. Ici, on traite la misère du monde, par quoi il faut entendre qu’on la pressure un peu plus pour lui faire rendre jusqu’au dernier cent oublié au fond de ses poches, mais on n’oublie jamais sa bonne humeur.
Bureau du contentieux. Ils sont quatre à le partager : Harry, Meg, Susan et Sarah, celle qui vient de sortir pour aller aux toilettes y cacher sa honte. Une fois de plus, Harry ne l’a pas loupée…
Harry a la cinquantaine, c’est un grand type, large d’épaules, toujours habillé avec élégance et discrétion. Jusqu’à récemment, il se rasait la tête mais maintenant il assume des cheveux grisonnants qui font un contrepoint à une courte barbe qui tire davantage sur le blanc. C’est un homme secret dont il est impossible d’obtenir la moindre confidence, le plus petit mot qui ne soit en rapport direct avec le travail ou un vague commentaire sur l’actualité.
Meg a quarante-cinq ans. C’est encore une jeune femme. Son allure le dit, son comportement espiègle le confirme. Elle aime rire de tout, choquer son auditoire dès qu’elle le peut. Ses longs cheveux soyeux bougent avec un naturel ensorcelant, soulignant un corps mince et musclé de danseuse. La banque est un moyen de gagner l’argent qu’elle dépense avec son compagnon le soir dans les clubs branchés. Son image est trompeuse, on la croit volontiers délurée mais c’est la façade derrière laquelle se cache une timidité prononcée.
Susan est la plus âgée, c’est aussi celle qui aurait le moins besoin de travailler, son mari gagne largement sa vie et celle de la maisonnée. C’est probablement l’un des plus gros comptes de la banque ; son activité de production et d’exportation de saumons fumés de luxe a fait de lui l’un des hommes les plus en vue de Dublin. Susan et lui s’envolent chaque week-end pour Londres, Paris, Amsterdam ou Bruxelles où ils descendent dans les meilleurs hôtels. Leurs enfants sont à l’âge où ils commencent à avoir leur propre vie, ils profitent donc de la leur sans contrainte.
Sarah n’a pas trente ans, elle est futile et bavarde. Ce n’est ni la méchanceté ni un goût pour la médisance qui la pousse à trahir les secrets de chacun, c’est simplement le désir d’être aimée de tous parce qu’elle a été rejetée par les siens. Elle a un petit garçon de six ans, adorable et doux, qui n’a pas de père officiellement. Il est le fruit illégitime des amours de sa mère avec un goy, ce que ses grands-parents n’ont pas accepté. Sean voit son père de loin en loin, quand celui-ci lui rend visite. En général de manière impromtue tard dans l’après-mdi, parce qu’il a une idée derrière la tête, le désir d’une fin de soirée débouchant sur le plus délicieux des "revenez-y"…
Bureau du contentieux. Le reste du personnel l’appelle « l’antre des sœurs Halliwell ». Ici, personne ne pénètre, tout juste si l’on se dit bonjour depuis le seuil. Ces quatre-là sont soudés et font bloc, il règne autour d’eux un parfum de sorcellerie, on leur prête des dons divinatoires, des facilités à jeter des sorts contre ceux dont la tête ne leur revient pas. Ils en rajoutent, mettent du gros sel aux quatre coins de la pièce, la femme de ménage l’a d’ailleurs consigné sur le cahier de liaison car elle a cru qu’on faisait cela pour se moquer d’elle et vérifier si elle passait l’aspirateur jusque dans les coins. Elle était visiblement profondément vexée.
— Elle ne va pas s’en remettre, dit Meg en parlant de Sarah.
— Ce n’est pas mon problème. Elle veut savoir ? Elle n’a qu’à poser la question directement. Et ce n’est pas pour autant qu’elle aura la réponse.
La seule question qui taraude tout le monde ici est la question du sexe. Qui couche avec qui, qui fait quoi dans l’intimité, qui rêve de qui sans ses phantasmes les plus secrets. Aussi, les rumeurs vont bon train dès lors que rien n’est visible.
Meg est officiellement en couple avec William ; Sarah est une fille-mère avouée qui ne résiste jamais à l’envie de raconter ses nuits passagères avec le père de Sean ; le mari de Susan, quant à lui, a régulièrement les honneurs de la presse. Seul Harry reste un mystère, terrain propice aux rumeurs et ragots de toutes sortes. Chacun a son idée sur la question, y compris Mr. Rayan, le directeur général, qui est persuadé que Meg et Harry sont amants tellement leur complicité est évidente. Ses allusions sournoises frisent souvent le harcèlement sexuel sans même qu’il en ait conscience.
D’aucuns prétendent que Harry est homosexuel, d’autres qu’il se tape toutes les femmes de la banque avec une préférence pour les stagiaires. Au fil du temps, il est ainsi devenu le nouveau César : « le mari de toutes les femmes, la femme de tous les maris. » Cela l’amuse le plus souvent, l’agace aussi parfois. Seule Meg pourrait donner une réponse éclairée sur la question, mais il sait pertinemment qu’elle préférerait se couper la langue plutôt que de parler ; d’abord par discrétion, ensuite parce qu’elle goûte avec jubilation l’embarras curieux de chacun.
Elle n’a vu son collègue s’emporter qu’une seule fois sur le sujet de sa vie privée. Ce fut à la fois bref et spectaculaire. Les plus anciens de la banque s’en souviennent encore, quoi qu’ils évitent d’évoquer l’incident.
Il y avait alors un jeune stagiaire au service du courrier, au sous-sol du bâtiment. Une petite frappe venue de Manchester ou Liverpool, elle ne savait plus très bien tellement le type était insignifiant et sans intérêt. Celui-ci ne savait manifestement pas tenir sa langue et avait plaisir à parler haut et fort de sujets qui ne le concernaient en rien. Il s’était donc fait, avec le plus grand plaisir, la courroie de transmission des rumeurs à l’endroit de Harry qui n’avait pas apprécié la chose.
Sans doute était-il dans un mauvais jour, toujours est-il qu’il avait dégringolé les escaliers quatre à quatre pour attraper le blanc-bec par le col de sa chemise afin de le secouer comme un prunier tout en l’invectivant. « Si tu veux savoir avec qui je couche, viens me le demander. Sinon, puisque tu ne sais rien, ferme ta foutue gueule avant que ce soit moi qui te la boucle ! » avait-il hurlé.
Bien sûr, un attroupement s’était formé et le chef de service était venu pour tenter de calmer les choses, soucieux d’éviter un scandale. Il avait alors propulsé sa victime contre les casiers métalliques servant au tri du courrier, et le tout s’était effondré dans un fracas terrifiant.
Réajustant ses manches de chemises, Harry avait déclaré le plus posément du monde : « Si quelqu’un veut ajouter quelque chose, je crois que c’est le moment ou jamais. » Et chacun se l’était tenu pour dit. Les rumeurs n’avaient pas cessé pour autant, elles s’étaient faites plus souterraines.
Tous ceux qui prêtaient à Harry une vie de patachon étaient loin du compte. Ils auraient été fort marris de savoir qu’eux-mêmes avaient une existence bien plus dissolue que la sienne. Il avait vécu une relation stable durant vingt-deux ans, jusqu’à ce qu’on le prie de faire ses paquets et de disparaître. Jamais personne au bureau, mis à part Meg, sa confidente et amie, n’avait rien su ni des années heureuses ni de leur conclusion abominable. Harry était ici pour traiter les dossiers délicats du contentieux, il considérait que sa vie privée n’avait pas à franchir les portes de la banque.
Délaissé, rejeté, devenu méfiant, Harry a néanmoins eu la chance de rencontrer très vite son âme sœur, bien qu’il lui ait fallu un délai d’apprivoisement, un temps à la fois d’observation et de réserve pour se laisser porter par cette nouvelle histoire. Tomber de haut n’incite guère à se jeter dans le vide.
Harry a changé depuis cette rencontre. Ce n’est pas simplement une question de coiffure mais une multitude de détails subtils. C’est sans doute ce qui explique que ses collègues ont mis un certain temps à s’en rendre compte. Pour la plupart, ils ne sauraient d’ailleurs expliquer précisément ce qui les a alertés. Et c’est probablement cette sensation diffuse, l’insaisissabilité d’un fait précis, qui les pousse à revenir à la charge, à tenter de découvrir la réalité par la réactivation de la rumeur.
Pendant des années, Harry a pris le même bus, marché les cinq cents mètres restants jusqu’à la banque sur le même trottoir, en traversant en diagonale au même endroit, de la librairie jusqu’à la boulangerie, sans se soucier du maigre trafic à cette heure-là. Désormais, il est déposé chaque matin juste devant l’entrée par une petite voiture particulière aux vitres teintées dont il est impossible d’identifier le chauffeur. Le vendredi, il contourne le véhicule pour prendre une petite valise à roulette dans le coffre. C’est immuable, donc intriguant.
— Prêt pour le week-end, Harry ? lancent certains.
— Non, au contraire, je rentre chez moi… répond-il de façon laconique. Et si un impudent s’avise imprudemment de demander où il était jusqu’ici, il se contente d’un lapidaire : « ailleurs ! » qui ne renseigne personne et alimente la curiosité ambiante.
Meg rit sous cape. Elle sait tout, ne dit rien mais n’en pense pas moins. Harry fait sa joie, son attitude est une provocation insupportable pour tous leurs collègues ; son entêtement à se taire a quelque chose d’encore plus subversif que son secret. Il n’a pas peur de parler, il se moque des réactions possibles autour de lui, ce qu’il refuse c’est d’entrer dans le déboutonnage général qui semble régner ici comme un peu partout au dehors depuis que la téléréalité a fait de l’exhibition incongrue la norme en matière de savoir-vivre.
Autre changement notable, Harry ne déjeune plus d’un vague sandwich mais apporte des boîtes en plastique dans lesquelles se trouve un repas complet bien plus appétissant, qu’il n’hésite pas à partager avec ses trois collègues si celles-ci manifestent l’envie de goûter.
Si on lui demande qui cuisine ainsi pour lui, il répond invariablement : « c’est ma moitié », sans s’étendre davantage sur le sujet. Ses repas sont variés, parfois insolites et il échange avec Meg les dernières recettes que ladite moitié lui a préparées à la maison.
Insensiblement, la "moitié" de Harry est devenue un sujet de discussion à part entière. Les idées les plus folles ont été lancées dont certaines l’ont fait sourire lorsqu’elles sont arrivées jusqu’à ses oreilles. On a parlé d’une femme plus que mûre, d’une fille trop jeune, d’un tapin ramassé sur les docks, ce qui avait l’avantage de n’être pas sexué et de permettre la bascule sur un homme à propos duquel toutes les déclinaisons farfelues devenaient possibles.
Sous le regard indulgent de Susan, Sarah apostrophe régulièrement Meg : « Toi, tu sais qui c’est. Je suis certaine que tu l’as rencontrée sa moitié… » Et Meg hausse les épaules.
— Je ne sais rien. Et si je savais, je ne dirais rien. Les questions, c’est à lui qu’il faut les poser.
Alors Sarah revient à la charge de façon détournée, à petits pas maladroits, inconvenants. Il ne lui vient pas à l’idée que si son collègue n’aborde pas le sujet, c’est qu’il ne souhaite pas en parler. Elle-même étant intarissable sur son intimité, il lui est impossible de concevoir que l’on puisse garder une certaine retenue.
Le changement le plus spectaculaire que l’on ait noté concernant Harry, c’est sans conteste l’impression de bonheur qui irradie de tout son être depuis quelques mois. Ceci n’a échappé à personne, alors même qu’on ne s’était pas aperçu précédemment de la dépression qui avait suivi son congédiement, au sujet duquel il n’avait dit mot sinon à Meg. Ici, on fuit toute situation qui pourrait vous amener à marquer une quelconque compassion à l’égard d’autrui ; aussi, si l’on avait su qu’il s’était un beau jour retrouvé sur le palier de l’appartement, une valise faite dans la précipitation à la main, sans autre solution que de retrouver sa chambre d’enfant chez ses parents, on en aurait fait des gorges chaudes et un sujet de plaisanteries où le graveleux l’aurait disputé à la méchanceté à peine voilée. Mais là, comment échapper à ce bonheur intense qui transcende tout son être, ce sourire permanent qui ne s’adresse visiblement à personne qui soit présent ? Mr. Rayan lui-même s’en est aperçu, bien qu’il en ait tiré la conclusion hâtive et parfaitement erronée d’un rapprochement entre Harry et Meg, réalisant ainsi un sien phantasme par procuration.
Quand on s’avise de lui demander la raison soudaine de cette joie de vivre, la recette de la forme éblouissante dont il jouit depuis quelque temps, Harry répond avec aplomb : « Le sexe, en vérité… La baise, il n’y a que ça pour vous regonfler à bloc. » Et ceci s’ajoute à sa légende : Harry est un baiseur, on vous l’avait bien dit ! Il a beau être discret, secret même sur tout le reste, ça, il l’affirme haut et fort. Oui, il baise… Mais avec qui ? Et ces regards complices avec Meg, est-ce que ça ne prouve pas que Mr. Rayan a vu juste depuis le début ?
Meg et Harry sont entrés ensemble dans la banque à quelques semaines près. D’abord dans une petite agence de quartier, puis le hasard a fait qu’ils ont été mutés au siège au même moment. De fait, leurs carrières sont exactement parallèles. Partageant un égal souci du travail bien fait et l’idée qu’on peut le faire bien tout en étant détendu au bureau, ils ont tout de suite accroché l’un et l’autre. Au fil des années, la relation de travail s’est muée en camaraderie, puis en une amitié solide faisant de chacun le confident de l’autre.
Tout à l’heure, faussement innocente, Sarah a demandé à Harry si sa moitié est cuisinière de profession. Elle achevait un morceau de tarte au chocolat que son collègue venait de partager avec elle et Meg, Susan étant absente aujourd’hui.
— Non, il fait tout autre chose, a répondu Harry comme si étourdiment il lâchait enfin le morceau.
— Donc, tu es gay !
Sarah était tout excitée à l’idée du scoop qu’elle tenait là. Fin des rumeurs, elle avait l’aveu en bonne et due forme.
Meg n’a eu besoin que d’un regard pour comprendre que Harry l’a fait exprès. Elle ne s’en est guère étonnée car elle sentait depuis des semaines qu’il était prêt à franchir le pas. Jamais il ne l’aurait fait du temps d’Aidan, comme s’il avait eu le pressentiment que ça ne durerait pas entre eux malgré la longévité de leur couple. Avec Mike, c’était manifestement différent. Il y a quelque chose de fusionnel entre eux et de jubilatoire. Harry lui montre parfois les SMS que son compagnon lui envoie au fil de la journée et elle se dit qu’elle serait heureuse si Williams lui écrivait seulement la moitié de ces choses.
— J’ai dit "il", mais c’est peut-être quand même "elle"… Ou bien les deux. Pourquoi choisir, après tout ! C’est la plus vieille histoire du monde. Jésus s’est-il tapé Jean ou Marie-Madeleine ? Peut-être était-ce l’un et l’autre. On ne sait pas. On ne saura jamais. Et ça n’empêche personne de l’aimer pour autant, non ?
Il s’était penché sur le bureau de Sarah, martelant le plateau d’un index autoritaire.
— Tu crois ce que tu veux me concernant, moi je ne te dirai rien car tu parles trop. Ce n’est pas ta faute, tu ne peux pas t’en empêcher. La seule chose que tu dois savoir, c’est que je couche avec qui je veux et que ça fait de moi le plus heureux des hommes… Fin du communiqué !
Sarah avait rougi. Son teint habituellement trop clair avait viré au pivoine et elle s’était précipitée aux toilettes pour y cacher sa honte.
— Elle ne va pas s’en remettre, insiste Meg, mais ça ne l’empêchera pas de répéter ce que tu viens de dire à qui voudra l’entendre. Y compris le passage sur ses bavardages inconsidérés.
Harry hausse les épaules. Il sait très bien ce qui va se passer dans les minutes qui vont suivre. Il s’en moque car il considère que la situation n’a pas changé. Tout ce qui se dira restera de l’ordre de la rumeur tant qu’il ne fera pas de coming out officiel ; ce qui n’arrivera jamais, non par honte ou désir de dissimulation, mais parce qu’il n’en éprouve tout simplement ni l’envie ni le besoin. Sa vie avec Mike lui convient très bien comme cela. Un jour ils habiteront complètement ensemble, il laissera tomber l’appartement qu’il a dû louer après sa séparation d’avec Aidan et dans lequel il passe une partie des week-ends à s’occuper de ses papiers personnels et de son linge ; ils se marieront dans l’intimité ou feront une méga fête, sur ce point rien n’est encore arrêté.
Sarah ne va pas tarder à ressortir des toilettes. Elle fera probablement un crochet par la salle du personnel dans laquelle il se trouve toujours quelques collègues en grande discussion devant le distributeur de boissons. Elle sait qu’elle va avoir sa petite minute de gloire, il lui suffira de leur raconter ce qu’elle vient d’apprendre.
Harry imagine aisément la scène. Ce n’est pas très compliqué ; un mauvais texte dit par de mauvais acteurs. Un théâtre d’ombres avec en toile de fond les cancans habituels et sordides de ceux qui doivent avoir des vies sans grand intérêt pour s’occuper ainsi, grossièrement, de celle des autres.
— J’ai piégé Harry, annoncera-t-elle. Il s’est coupé et à dit qu’il vit avec un garçon.
— Non, c’est vrai ? Tu es sûre que ce n’est pas avec Meg ou la brune de la réception ? Ce n’est pas possible…
— Si, c’est un homme !

Toulouse, 14-15 janvier 2016