lundi 9 avril 2018

À toute fin

Cela aurait pu être une bonne journée. En tout cas, dès les premières heures elle s’était annoncée comme la plus belle depuis la sortie poussive de cet hiver interminable ; enfin le soleil semblait vouloir être au rendez-vous !
Tel était l’état d’esprit de Luc, ce matin-là, lorsqu’il vit le ciel bleu parfaitement dégagé en remontant le volet roulant de la cuisine afin de permettre au chat d’aller faire un tour dans le parc de la résidence.
Un coin de ciel bleu, un soleil timide dardant ses premiers rayons, et c’était une vague d’optimisme qui se levait en lui. Il avait trop souffert du manque de lumière de ces derniers mois. Le froid ne lui faisait rien, ni la neige, mais la grisaille et la pluie le prenaient à la gorge quand elles s’installaient trop longtemps.
Toutefois, cet élan euphorique fut coupé net dès qu’il alluma son téléphone portable, éteint pour la nuit, et prit connaissance du message qu’on lui avait laissé : oncle Georges était mort hier soir. Il ne s’y attendait pas. Plus exactement, sachant la chose inéluctable à plus ou moins brève échéance, il ne s’était pas imaginé que l’événement puisse être si proche.
Proches, le défunt et lui ne l’étaient pas particulièrement non plus. Georges était ce que l’on appelle un « oncle à la mode de Bretagne » – expression qui l’avait toujours ravi –, ce qui signifiait que celui-ci était le fils du cousin germain d’un de ses grands-parents. En l’occurrence de son grand-père paternel. La tristesse de la situation tenait moins au décès de cet homme de 76 ans qu’à la façon dont la maladie de Charcot avait réduit sa vie à néant en l’espace d’une poignée de mois. Savoir qu’il avait fini ainsi, ne parlant pratiquement plus, ne parvenant plus à déglutir et s’étouffant…
Il s’était préparé un premier expresso, qu’il avait bu à petites gorgées devant les images muettes d’une chaîne d’information en continu, préférant lire les titres du bandeau défilant en bas de l’écran, plutôt que d’entendre les commentaires affligeants, au français si peu correct, des présentateurs. Ensuite, il s’était douché et habillé pour partir au travail, avant de boire un second café tout en appelant le chat.
Mali était revenu presque immédiatement se frotter contre ses jambes. C’était un magnifique félin à la robe anthracite. « Alors, porte-malheur, où étais-tu ? » lui dit-il en lui caressant le dos tendrement. C’était un des rites du matin.
Après, il avait baissé le volet roulant en prenant soin de ne pas le descendre jusqu’en bas, afin que la lumière du jour puisse entrer dans la pièce. Il savait d’expérience que Mali passerait de longs moments à jouer avec le rayon lumineux qui semblait soulever la poussière ou au moins la mettre en évidence. Même passé dix ans, ce chat avait encore des petits moments de folie adolescente.
Puis il avait marché jusqu’à l’arrêt de bus, ce qui constituait la plus grande partie de son activité physique quotidienne. Il y avait eu, ensuite, le quart d’heure d’un trajet inconfortable, debout dans la cohue de l’heure de pointe, et la descente juste en face du bureau. Avant de pénétrer dans l’immeuble, il avait repensé à Georges, il y avait des décennies de cela, lui disant d’un air goguenard : « Alors te voici préposé aux écritures. Un nouveau rond-de-cuir ! » lorsqu’il lui avait fait part de sa toute récente embauche. De seize ans son aîné, Georges avait toujours eu un esprit bohème qui ne s’accommodait guère des horaires fixes et des tâches répétitives. Quant à Luc, à quelques mois de la retraite, il se sentait pleinement satisfait de la vie rangée et sans histoire qu’il avait menée.
Ce fut une matinée de travail assez morne, manquant d’autant plus d’entrain qu’une grande partie de ses collègues n’avaient pu gagner leur poste en raison d’une nouvelle grève dans les transports. Il s’avisa qu’il avait eu de la chance d’avoir un bus, car il n’avait pas du tout anticipé que le contraire pût arriver. Pour être assidu et consciencieux, il n’en avait pas moins de telles nonchalances…

À midi, il rentra chez lui pour déjeuner ainsi qu’il l’avait toujours fait, à de rares exceptions près. Il n’aimait pas ces brasseries dans lesquelles ses collègues absorbaient à la va-vite un plat du jour sans plus d’imagination que de saveurs. Il pensait que les Français critiquent beaucoup la malbouffe des chaînes de restauration rapide, sans s’aviser que la qualité de leur propre restauration décline à vue d’œil ; tirer les prix vers le bas n’a jamais permis de tirer la qualité vers le haut ! Pour lui, la palme du crétinisme en restauration revenait sans doute à la tomate mozzarella : le plus souvent superposition de rondelles de tomate qui ne connaîtraient jamais la maturité et de tranches d’un fromage industriel insipide, le tout parsemé de feuilles de basilic qui n’avaient plus côtoyé leur plante depuis des jours. Trois ingrédients sans goût, arrosés d’une huile d’olive tout-venant, et décorés d’une incontournable coulure de vinaigre balsamique. Alors que le même plat, fait à la maison avec une tomate mûre, une mozzarella buffala, des feuilles de basilic cueillies juste au moment de servir et arrosé d’un filet d’une huile d’olive artisanale de grande qualité, pouvait être un pur régal !
Il avait été dégoûté des plats du jour au début des années quatre-vingt, quand la côte de porc semblait être sinon la mode la seule source d’inspiration des restaurateurs. Si encore ils avaient eu l’idée de la préparer différemment d’un jour à l’autre et d’un établissement à l’autre ! Mais c’était toujours le même bout de viande poêlé, baignant dans un jus où se mêlaient un reste d’huile de cuisson et l’eau rendue par une viande qui n’avait que trop connu les hormones de croissances. Phénomène plus spectaculaire encore lorsqu’on s’avisait de jeter une escalope de veau dans une poêle… croissance à l’étable, décroissance à la cuisson.
Alors Luc avait décidé de se mettre à cuisiner davantage ; tâtonnant un peu au départ, il avait fini par prendre de l’assurance. Cuisiner et manger sa cuisine étaient devenus deux grands plaisirs dans sa vie. Ceci, on pouvait le remarquer au premier coup d’œil, car si sa grande taille avait pu faire illusion dans sa jeunesse, cacher son surpoids, à force d’entretenir celui-ci, il avait basculé dans une obésité morbide que rien ne dissimulait plus.
Ni les conseils de son médecin traitant, ni les adjurations de son cardiologue ne le décideraient à entamer un régime qu’il savait perdu d’avance. Il mourrait sans doute plus tôt, mais heureux. Se priver de tout, devenir maigre au point de devoir renouveler toute sa garde-robe et par la même occasion ne plus revoir la si gentille vendeuse du magasin spécialisé dans les grandes tailles ? Non merci !
Alors il mourrait seul et énorme. Si cela arrivait pendant la nuit, Mali resterait enfermé avec lui jusqu’à ce qu’on le découvre et si c’était trop long il n’aurait d’autre choix que de commencer à le dévorer pour survivre. Cette idée lui traversait parfois l’esprit, mais il la chassait aussi vite. Pourquoi se préoccuper de ces choses qui ne le concerneraient plus ? La mort n’était pas l’une de ses préoccupations, il n’y pensait que lorsque celle-ci le rattrapait en venant cueillir l’un de ses proches comme elle l’avait fait le matin même avec Oncle Georges.

Il avait mis de l’eau à bouillir dans une grande casserole, avait sorti et beurré un plat à œuf qui attendait maintenant sur le comptoir séparant la kitchenette de la pièce principale, à côté deux ramequins contenaient un reste de dés de jambon blanc qu’il n’avait pas utilisé dans le pâté de Pâques confectionné l’avant-veille, et une poignée de fromage râpé. Il avait mis le four à préchauffer sur la position Gril et tandis que cuiraient les pâtes, il jouerait avec Mali qui, pour l’instant, était allongé sur le meuble de la télévision et ne perdait pas un seul de ses gestes. Gratin de coquillettes au jambon, depuis combien de temps n’avait-il pas succombé à ce plaisir si simple qui remontait des brumes de l’enfance ?
Son téléphone portable avait sonné et il avait jeté un œil au numéro qui s’affichait. Son habitude était de filtrer les appels. Si c’était un numéro connu, il répondait ; si c’était un numéro inconnu ou commençant par 08 ou 09, il laissait basculer sur le répondeur car c’était à coup sûr du démarchage. En l’occurrence, le numéro commençait par 01 et il pensa que c’était sa sœur qui l’appelait de la région parisienne pour lui parler du décès d’Oncle Georges. Alors, il prit la communication et son petit monde tranquille bascula…

*

Plus qu’un quart d’heure et le commissariat ouvrirait ses portes. Il était assis sur la margelle du petit espace vert étriqué qui tentait de donner un air paysager à un bâtiment hideusement moderne, construit de matériaux si peu nobles que l’ensemble avait senti la ruine avant même son inauguration. Dans ce monde pressé, il n’est pas rare que la vétusté advienne avant la modernité, dès lors que l’Homme semble considérer que plus rien n’est fait pour durer ; que l’essentiel est de produire des choses ou des biens usuels dont il faut tirer parti très vite et se dessaisir aussitôt. Le mariage lui-même a fini par suivre la même loi du marché ; l’engagement dans la durée, que l’on parle d’un couple, d’une location, d’un travail ou autres semblant devenu « has been » pour reprendre une expression qui ne l’est pas moins elle-même désormais.
Il était arrivé le premier, cela lui permettrait de ne pas perdre trop de temps avec cette démarche désagréable et imprévue. Comme son propre bureau était encore fermé, lui aussi, il n’avait pu prévenir personne de son retard. Peut-être ses collègues mettraient-ils celui-ci sur le compte de la grève ? Cet impondérable le contrariait, comme tout ce qui venait perturber son petit train-train quotidien, mais il fallait bien en passer par là. Pas le choix !
Enfin, la porte s’ouvrait et un jeune agent lui faisait signe d’entrer. Il referma la porte derrière lui, au nez des autres, lui fit écarter les bras et passa sur lui un détecteur de métaux en forme de batte de cricket comme il avait pu en voir dans les aéroports. Il lui demanda ensuite d’éteindre son téléphone portable et lui désigna une poignée de sièges répartis dans une encoignure de l’étroite pièce qui servait de lieu d’accueil, avant de faire entrer les autres personnes, une à une, en répétant la même procédure.
Quand tout le monde fut installé, il rappela Luc et s’enquit de la raison de sa venue.
— Je souhaite déposer une main courante pour agression.
— On vous a volé quelque chose ?
— Non. C’est seulement une agression.
Et il raconta brièvement ce qui s’était produit, tandis que l’agent enregistrait son identité sur l’ordinateur disposé devant lui. À vrai dire, l’histoire ne semblait pas l’intéresser outre mesure. Son boulot était de dispatcher les arrivants, le reste ne le concernait pas. Il renvoya Luc à son siège inconfortable.
Après lui, ce fut un vieux monsieur qui venait se plaindre d’avoir été désabonné d’EDF au profit d’une autre compagnie sans qu’il ait jamais signé le moindre consentement. L’agent lui expliqua qu’il s’agissait d’un litige commercial dépendant du civil et l’orienta vers le tribunal d’instance. L’autre semblait désespéré de devoir aller si loin pour se faire entendre.
Il y eut ensuite une plainte pour le vol d’un téléphone portable. Luc ne cherchait pas à entendre, ne s’intéressait pas particulièrement à ce qui se disait autour de lui, mais l’espace était réduit et la confidentialité du même coup.
Il nota néanmoins que la quasi-totalité des visiteurs se montrait agacée, si ce n’est plus, par l’obligation d’éteindre les téléphones portables. Il se demandait la raison de cette mesure. Était-ce pour une question de tranquillité ou de confidentialité ? S’agissait-il d’éviter la fuite d’image ou de conversations dont des journalistes auraient pu faire leurs choux gras ? Avait-on peur que quelqu’un puisse filmer une hypothétique bavure ? À l’heure de la grande transparence absurde, le commissariat se présentait comme un lieu de résistance, si ce n’est d’obstruction.
Arrivé le premier devant la porte avant l’ouverture, Luc fut le dernier à passer. Sans doute la personne qui devait l’entendre n’était-elle pas encore arrivée et était-elle la seule à gérer ce genre de dossier ? Toujours est-il qu’il était 14 h 30 quand on l’introduisit dans son bureau.
C’était une femme. Presque le parfait sosie de Trudy Platt, le sergent à l’abord revêche néanmoins au grand cœur de la série Chicago Police Department, qui accompagnait ses fins de soirées insomniaques. Elle avait la même haute taille, le visage anguleux encadré de cheveux gris lui tombant sur les épaules et cette voix un peu cassante par principe pour asseoir son autorité et écarter les importuns. Cependant, le regard clair montrait une bienveillance attentive qui atténuait la raideur du personnage.
— Que vous arrive-t-il, Monsieur ? demanda-t-elle en saisissant la pièce d’identité qu’il avait conservé à la main.
Alors, Luc essaya de lui raconter de la façon la plus claire et concise possible la mésaventure qu’il avait eue à subir quelques heures plus tôt, au moment où il s’apprêtait à passer à table.
— Je reconnais ce que cette situation a de grotesque et que la police a des affaires autrement plus importantes à traiter, c’est pourquoi je ne veux pas porter plainte mais simplement déposer une main courante pour le cas où il y aurait des suites, dit-il en préambule.
— Je vous écoute, racontez-moi tout par le détail.

Il avait répondu à l’appel sur son portable en pensant qu’il s’agissait de sa sœur, venant lui donner des nouvelles concernant les obsèques de Georges. Or, il s’agissait d’un livreur lui demandant de venir chercher un colis.
Au premier abord, il crut que le livreur était perdu et ne trouvait pas la résidence car les explications de son correspondant étaient confuses ; il lui parlait du « bas de la colline », cela voulait-il dire qu’il s’était présenté à la mauvaise entrée, celle dont le portail était fermé en permanence ? L’autre finit par lui dire qu’il se trouvait devant le bâtiment.
Luc, qui habitait au rez-de-chaussée, avait quitté son appartement tout en parlant au téléphone, traversé le hall et gagné l’extérieur. Il vit venir à lui un jeune homme d’une vingtaine d’années, qui lui tendait un petit colis plat qu’il aurait parfaitement pu glisser dans la boîte aux lettres ainsi que cela se pratiquait généralement pour les paquets de faible valeur marchande comme c’était le cas.
Se saisissant du paquet, il ne put s’empêcher de demander, un peu agacé restant cependant courtois : « Pourquoi m’avez-vous appelé au téléphone alors que vous étiez à deux pas de l’interphone ? »
Le livreur prit mal la chose, l’accusa d’être agressif et voulu reprendre le paquet que chacun tenait à une extrémité. Luc ne lâcha pas prise.
— Vous m’agressez ! Je reprends le colis et vous n’aurez qu’à aller le chercher au dépôt, rageait le livreur.
L’espace d’une fraction de seconde, Luc se raidit devant l’attitude de son adversaire, n’admettant pas qu’un blanc-bec puisse traiter ainsi un aîné ; dans le même temps qu’il s’imaginait avec horreur devoir faire un long périple avec deux changements de bus pour gagner la zone industrielle dans laquelle étaient regroupées les entreprises de messagerie.
— C’est parfaitement ridicule, dit-il. Vous me donnez mon colis, je vous signe le reçu et on en reste là.
Comme l’autre s’entêtait, il donna un petit coup de pression en tirant le paquet et s’en empara.

L’Officier de police judiciaire qui écoutait sa déposition prit un marqueur fluorescent qui traînait sur son bureau et le tendit dans sa direction.
— Vous avez eu tort, Monsieur. Il vous faut savoir que lorsque vous achetez un bien, même si vous l’avez déjà payé, vous n’en devenez propriétaire qu’au moment de la signature du bon de livraison. Ce paquet n’était donc pas à vous et vous n’aviez pas à vous en emparer.
— Je ne le savais pas, répondit-il. Et pour dire la vérité, mon intention n’était pas de commettre un délit mais de mettre fin à une situation ridicule. Je n’avais nullement agressé ce jeune homme et en l’occurrence, c’est son attitude à lui qui devenait parfaitement agressive.
La preuve de cette agressivité fut qu’il se retrouva à terre. À califourchon sur lui, le livreur tentait de lui arracher le paquet qu’il n’eut que le temps de glisser sous son dos tout en essayant de se dégager. Il prit soin de ne porter aucun coup et de se contenter de maîtriser son adversaire tout en criant à l’aide dans l’espoir qu’un locataire mettrait au moins le nez à la fenêtre et aurait l’idée d’appeler la police.
Cela sembla durer un temps infini. Aucun des deux ne voulant plus céder à ce stade car les choses étaient allées trop loin. Le livreur disait : « De toute façon, il faut que je scanne le code-barres et vous fasse signer. » Alors Luc arracha le morceau du carton sur lequel se trouvait le bon de livraison et le lui tendit. Il se doutait bien que s’il avait restitué le paquet, l’autre serait parti avec.
— Scannez, faites-moi signer et restons-en là, dit-il un peu essoufflé. La lutte n’était guère compatible avec sa corpulence !

Trudy Platt secouait la tête comme elle l’aurait fait pour réprimander un enfant. Son visage arborait une expression grave et sérieuse, cependant il y avait toujours cette petite lueur d’amusement dans le regard.
— Vous vous rendez compte que tout ceci aurait pu très mal tourner ? demanda-t-elle. Imaginez que ce soit lui qui soit tombé et vous sur lui… Enfin ! que s’est-il passé ensuite ?
Ensuite, le livreur avait compris qu’il n’aurait pas le dessus et était reparti vers sa camionnette en disant qu’il allait appeler la police, son employeur et la société de vente par correspondance afin qu’on le fasse mettre sur une liste noire et qu’il ne soit plus jamais livré.
— Faites ce que vous croyez devoir faire, ça ne m’intéresse pas.
Luc était rentré chez lui, où il avait déposé le paquet sur un guéridon. Il s’était alors avisé qu’il avait perdu sa montre dans l’échauffourée. Il ressortit donc pour aller la chercher.
Dehors, le livreur était toujours là, près de son véhicule, en grande conversation téléphonique.
Luc trouva sa montre. Elle n’avait pas trop souffert, si ce n’est que l’une des deux tiges de fixation du bracelet avait sauté. Il s’accroupit et tenta de la retrouver tandis que le jeune homme revenait vers lui et se plaquait contre la porte vitrée du hall afin de lui en barrer l’accès.
Luc ne retrouva pas la tige, se releva et chercha à rentrer chez lui. L’incident n’avait que trop duré.
— Je suis en ligne avec votre fournisseur, vous allez voir !
— Je verrai. De toute façon, il a mes coordonnées s’il veut me joindre.
Puis il mit ses deux grosses mains sur les épaules du gamin et le poussa gentiment sur le côté afin de rentrer chez lui.
— Je m’en fous, dit l’autre, j’ai un passe pour entrer.
— Eh bien, dans ce cas, je ne vois pas où est le problème…
Luc n’avait jamais eu d’enfant, mais la scène lui rappelait l’entêtement de ses neveux lorsqu’ils savaient qu’ils avaient tort, étaient allés trop loin et ne voulaient pas céder afin de ne pas déchoir à leurs propres yeux. Dieu merci, depuis ils avaient grandi et compris que reconnaître nos torts n’a rien d’une capitulation en rase campagne.

L’OPJ tapait sa déclaration, reformulait certaines phrases, lui demandant s’il était d’accord avec cette façon de présenter les choses. Notamment, elle réfuta le terme d’énergumène qu’il avait employé.
— J’ai bien conscience que cette histoire est totalement grotesque et que nous avions tort tous les deux. Je n’en aurais parlé à quiconque si les choses en étaient restées là, mais elles sont encore montées d’un cran.
Rentré chez lui, il avait ouvert le paquet qui contenait un étui de tablette en cuir fauve qu’il avait commandé afin de l’offrir à son filleul. L’objet était de toute beauté et parfaitement conforme à ce qu’il en attendait. Puis, comme cette histoire l’avait mis en retard, constatant qu’il n’avait plus le temps de déjeuner, il avait mis la vaisselle dans l’évier, éteint le four, jeté les pâtes qui avaient fait la colle dans la casserole, nettoyée la gazinière sur laquelle l’eau avait copieusement débordé.
C’est à ce moment-là qu’il avait entendu quatre grands coups de pied tirés dans sa porte, comme des penaltys surpuissants. Totalement incrédule, il lui avait alors fallu se résoudre à comprendre que l’autre était en train d’essayer de défoncer sa porte. Appeuré, Mali était allé se réfugier dans le jardin en passant par la fenêtre entrouverte.
— Il y a des dégâts, sur votre porte ?
— Non, elle est solide. Sinon, ce ne serait pas une simple main courante, mais une plainte que vous seriez en train de consigner… Toutefois, l’incident me semble avoir pris une tournure beaucoup plus grave et je tenais à en laisser trace au cas où il m’arriverait quelque chose prochainement.
— Bien sûr. Cependant, il faut que vous soyez conscient qu’il peut parfaitement porter plainte contre vous de son côté. Vous serez alors auditionné et cette main courante sera versée au dossier. Maintenant, ce sera parole contre parole, puisqu’il n’y a pas de témoin.
Luc espérait que l’on n’aurait pas à en arriver là. Tout ceci était déjà bien assez désagréable comme ça.
On lui fit signer deux exemplaires de la main courante, dont l’un resterait au commissariat et l’autre en sa possession, puis on le raccompagna jusqu’à la porte du bureau.
— Je ne vous dis pas à bientôt. En tout cas, je n’irai pas vous livrer un colis… dit le Sergent Platt avec un petit rire.
— Vous pourriez… J’en reçois en moyenne deux par semaine depuis des années et c’est la première fois qu’une telle chose arrive !


*

Une fois dans la rue, alors qu’il gagnait l’arrêt de bus pour partir au travail avec une heure et demie de retard, Luc jeta un coup d’œil sur le document qu’on lui avait remis.
Il fut intrigué par l’objet retenu pour sa déclaration : « Litiges commerciaux ». Cela lui sembla un peu mou, mais il se souvint de l’explication donnée au vieux monsieur à qui l’on avait changé de fournisseur d’électricité sans son consentement : les litiges commerciaux relèvent du civil et du Tribunal d’instance. Cette affaire ne ferait donc l’objet d’aucune enquête et n’entrerait pas davantage dans les statistiques de la violence urbaine, le Ministre serait content et pourrait se féliciter de la tranquillité de ses compatriotes.
Il fut effaré en constatant que sa déclaration portait le numéro 49712, pour l’année en cours, alors que celle-ci n’avait pas encore atteint les cent jours ! Cela faisait pratiquement cinq cents mains courantes quotidiennement sur la ville.
Chaque jour, il se félicitait de ne pas posséder de véhicule, car il voyait la violence augmenter de façon considérable entre les automobilistes lorsqu’il était dans le bus. Il avait l’impression que les gens se supportent de moins en moins, qu’ils vivent les uns à côté des autres, chacun suivant sa propre voie, sa seule pensée, sans se préoccuper de ce et ceux qui l’entourent. Le monde était devenu totalement individualiste, peut-être même autiste.
Le fait que personne ne soit sorti pour voir ce qui se passait, lorsqu’il avait crié à l’aide, n’en était-il pas une preuve suffisante ?
Avant de se rendre au commissariat de police, il avait appelé la plateforme de vente sur Internet afin de les informer de ce qui venait de se passer. En tant que fournisseur, il était évident qu’ils avaient une responsabilité dans le choix de l’entreprise de livraison. La personne qui prit son appel l’assura que le service des réclamations le rappellerait, mais il ne se faisait guère d’illusion sur la chose. Une rapide recherche sur la toile lui avait appris que de tels incidents sont quasi-quotidiens et que la politique de la multinationale est de faire l’autruche. Sans doute n’a-t-elle d’autre choix car les sociétés de livraisons ne sont pas si nombreuses et l’on a vite fait d’en faire le tour pour se retrouver au point de départ.

Il gagna son bureau en essayant de penser à tout autre chose. En rentrant, il envelopperait son cadeau pour Loïc afin de pouvoir le lui remettre dans deux jours, lorsque celui-ci viendrait lui rendre visite et déjeuner avec lui. Il lui avait demandé de lui préparer une blanquette à l’ancienne car nul ne la faisait mieux que lui… Allons, les choses allaient retrouver leur rythme loin des pugilats de cour de récréation.
En rentrant ce soir, il verrait bien si sa porte était toujours intacte ou si l’autre était revenu s’y attaquer. Pourquoi avait-il fait cela ? Sans doute parce que son patron, à qui il avait téléphoné, lui avait donné tort. Il fallait qu’il eût à affronter une nouvelle contrariété pour soudain monter de plusieurs crans dans sa violence.
Luc n’avait pas peur, il était simplement contrarié. Ce n’était pas quelqu’un de violent, même enfant il n’avait jamais été bagarreur. S’était-il seulement battu une fois avec ses petits camarades, même « pour faire semblant » comme ils disaient à l’époque ? Non, en tout cas, pas qu’il s’en souvienne.
Comme le disaient les derniers mots de sa déclaration, formule juridique consacrée, s’il avait raconté cette histoire c’était « à toute fin. »

mercredi 4 avril 2018

Amsterdam-Centraal

Le Thalys venait de quitter la gare de Rotterdam. Dans un peu moins de quarante minutes ce serait la fin du voyage, avec un arrêt à mi-parcours à l’aéroport de Schiphol ; gare souterraine que Samuel connaissait bien pour y avoir pris souvent un de ces trains express jaunes et bleus pour gagner Amsterdam à sa descente d’avion.
Aujourd’hui, il avait préféré faire la totalité du voyage en train. Avoir devant lui près de trois heures et demie pour réfléchir tranquillement à la suite. Soucieux de son confort, il avait opté pour une place en première classe et ne le regrettait pas : personnel aimable et souriant, à l’écoute de la clientèle avec de petites attentions dignes d’un vol moyen courrier ; fauteuils confortables avec suffisamment d’espace pour ranger ses longues jambes encombrantes.
Au fond, Samuel n’aimait pas l’avion, bien qu’il le prît régulièrement. Assez pour savoir à quel point c’était inconfortable et la promiscuité insupportable. Sans parler des tracasseries procédurières mises en place dans les aéroports au nom d’une pseudo-nécessité de sécurité, ni du sentiment d’étouffement qui le saisissait à chaque fois, à peine installé sur son siège, sa ceinture bouchée.
Ce matin, au moment où il s’apprêtait à rejoindre son taxi pour la gare du Nord, Chiara lui avait dit qu’il trouverait l’appartement vide à son retour. Il n’avait pas très bien saisi si elle lui signifiait par là qu’elle le quittait ou s’il devait comprendre qu’elle emporterait le mobilier avec elle. C’était sans importance. Son propre déménagement n’en serait que facilité. Il n’allait pas se fâcher pour cela. Il était d’une humeur toujours égale, la colère était l’apanage de Chiara qui, souvent, s’emportait contre lui au point de lui jeter à la tête toutes sortes de choses, des mots les plus blessants, jusqu’aux objets qui se trouvaient à sa portée. Peut-être aurait-elle fini un jour par le frapper, qui sait ?

Dès le départ, les premiers mots que lui avait adressés la jeune femme, leur relation avait été véhémente.
C’était à Rome, piazza Navona, juste devant la fontaine des Quatre-Fleuves du Bernin. Ils marchaient chacun perdu dans ses pensées et s’étaient percutés un peu violemment. Le dossier qu’elle portait sous son bras était tombé, laissant s’éparpiller des feuilles gribouillées d’une écriture illisible. Il s’était penché pour l’aider à les ramasser tout en s’excusant pour cette maladresse et n’avait obtenu, à la fin de l’opération, qu’un tonitruant « Vaffanculo, stronzo ! » qui l’avait interloqué au point de lui ôter la moindre réplique.
Et le hasard avait voulu que quelques heures plus tard, cette même journée, il la retrouve plantée devant le comptoir d’accueil du grand hôtel où il officiait en tant que concierge.
Sans même lui jeter un regard, assez méprisante pour tout dire, elle avait demandé – ordonné serait plus juste – que l’on prévienne la chambre 407 que son rendez-vous était arrivé
— Qui dois-je annoncer ? avait-il demandé en s’emparant du combiné téléphonique.
— Moi ! avait-elle répondu sur le ton hautain dont elle semblait avoir l’habitude avec les domestiques ou les personnes qu’elle jugeait inférieures.
Samuel avait reposé le combiné, appuyé ses deux mains à plat sur le marbre rosé du comptoir d’accueil et lâché mezzo voce :
— Signorina, vous pouvez peut-être me dire d’aller me faire enculer sur la pizza Navona, mais ici vous n’accéderez aux étages et aux chambres qu’après vous être identifiée et avoir obtenu mon approbation.
Interloquée, elle avait enfin posé son regard sur lui. Narquois, il lui souriait de la façon la plus professionnelle qui soit. Elle fut tentée de lui présenter des excuses, mais comprit instantanément que ce n’était pas ce qu’il cherchait. Il voulait l’humilier, rien de plus, songeât-elle. Les gens sont ainsi faits qu’ils prêtent toujours aux autres leurs propres défauts…
— Chiara Lombardi, lâcha-t-elle.
Samuel avait sonné la 407 et indiqué qu’une demoiselle Lombardi avait demandé qu’on l’annonce. Il écouta la réponse, dit « Très bien » et raccrocha.
— Ces messieurs ne vont pas tarder à descendre, si vous voulez bien patienter quelques instants… lui dit-il en lui indiquant d’un geste amble le coin salon installé un peu plus loin dans l’immense hall de marbre, où quelques profonds fauteuils de cuir étaient disposés autour de tables basses immaculées.
S’il n’avait jamais vu la moindre photographie d’elle qui eût pu lui permettre de l’identifier, Samuel savait en revanche qui était Chiara Lombardi et l’influence qu’elle exerçait à Rome et dans toute l’Italie dans le domaine de la mode. Ses articles, plus souvent écrits au vitriol qu’à l’encre sympathique, faisaient et défaisaient les réputations dans le microcosme. C’était une peau de vache, mais force était d’admettre qu’elle n’était pas sans talent et que ses articles étaient Parmi les plus amusants de la presse féminine.

Ils s’étaient recroisés quelques semaines plus tard, dans un des restaurants les plus chics de Rome, où Samuel avait emmené sa mère qui était de passage pour quelques jours de vacances. Celle-ci aurait préféré une simple trattoria dans un quartier moins huppé, il en avait conscience, mais il avait voulu joindre l’utile à l’agréable en venant ici pour se rendre compte par lui-même de l’excellence de la maison avant de s’aviser de la conseiller aux clients de l’hôtel.
Elle l’avait salué de loin, avec une petite moue ironique et un coup d’œil narquois en direction de sa mère. Il n’y avait pas besoin d’être grand clerc pour comprendre ce que la robe sombre trop simple de sa convive avait de déplacé dans un tel lieu. Tout au moins pour quiconque attachait trop d’importance à l’aspect superficiel des choses.
— Ton amie à l’air charmante, observa sa mère avec sa gentillesse coutumière.
— Je peux t’assurer, maman, que cette femme est tout sauf charmante. Belle, sublime, pleine de classe et de talent, autoritaire, tyrannique… tout ce que tu voudras, mais charmante c’est impossible ! Il avait failli ajouter « désirable », mais s’était abstenu.

Et puis, un beau soir de l’hiver suivant elle était apparu devant sa banque d’accueil, dressée sur des chaussures à talon aiguille, moulée dans une somptueuse robe noire qui semblait cousue sur elle, une étole de vison jetée sur les épaules.
Elle s’était montrée aimable avec lui en lui demandant qu’il prévienne la personne qu’elle désirait rencontrer et si elle pouvait attendre dans le coin salon.
Tandis qu’elle s’y installait, il l’avait observée à la dérobée. Peut-être sa mère ne s’était-elle pas trompée, après tout ; cette jeune femme était effectivement charmante s’était-il dit.
Lorsqu’elle était sortie au bras de la personne qu’elle était venue chercher, il n’avait pu s’empêcher de dire platement : « Ci vediamo di nuovo, signorina. » Elle s’était retournée, avait souri et articulé deux mots muets qu’il avait très bien saisis malgré tout : « Ciao bello. »
Dès lors, le sort en était jeté. Pour le meilleur comme pour le pire. Deux jours plus tard, ils avaient entamé une liaison tumultueuse, formant un couple aussi improbable que ceux du feu et de l’eau, de l’huile et du vinaigre. À Rome, cela avait duré un an et demi pendant lesquels elle avait tout fait pour que Samuel trouve un poste à Paris où, disait-elle, se trouvait le vrai centre de la mode. Et elle voulait s’y introduire afin de poursuivre sa carrière en augmentant sa notoriété.
Samuel avait cédé à ce caprice. S’il avait toujours su qu’il ne resterait pas plus de deux ans en Italie, le choix initial de sa destination suivante n’était pourtant pas la France ; mais puis que Chiara le lui demandait…
Il y avait donc vécu deux ans, d’un amour toujours aussi tumultueux, d’une vie professionnelle qui les accaparait tous les deux et ne leur laissait que de rares heures de tête à tête, jusqu’à ce matin quand elle avait dit qu’il trouverait l’appartement vide à son retour.
 

* 

Ces deux heures quarante déjà écoulées avaient été l’occasion pour lui de repenser aux années enfuies qui l’avaient amené dans ce train…

Il arrivait à Samuel de douter que ce soit réellement une succession de hasards qui l’ait poussé à embrasser cette carrière de concierge. C’était oublier un peu vite que ses parents l’avaient été, eux aussi, même s’il n’avait que de lointains souvenirs de ce temps relativement bref dans sa vie et si, pour porter le même nom, il s’agissait d’un mètier bien différent de celui qu’il exerçait lui-même.
Il revoyait son père manipuler d’énormes containers noirs, semblables à d’immenses bassines, contenant les poubelles, qui pesaient très lourd même lorsqu’ils étaient vides ; sa mère monter le courrier dans les étages, deux fois par jour ; son père tondre les bandes de pelouse, balayer les feuilles en automnes ; sa mère astiquer les rampes d’escaliers… C’était à la fois présent et flou. Souvenirs du début de l’enfance, de détails du quotidien auxquels on ne prête guère attention tant on les imagine immuables et sans intérêt. Et puis un jour, il avait alors à peine six ans et venait d’entrer « à la grande école », on était venu le retirer de sa classe pour lui apprendre que son père était mort subitement, le nez dans ses poubelles qu’il était en train d’habiller de papier journal afin qu’elles soient plus faciles à nettoyer après le passage des éboueurs. Sa mère et lui n’avaient eu qu’une semaine pour rassembler leurs affaires et trouver un nouveau point de chute. La place de concierge était pour un couple, elle n’aurait pu s’en sortir toute seule. C’était sans doute vrai, de toute façon on ne lui avait pas donné la possibilité d’essayer de prouver le contraire.
Ils avaient donc quitté la petite résidence du quartier de l’Observatoire, les bâtiments de briques orangées, les grilles de fer forgé ceinturant le tout et donnant un sentiment de quiétude plus que de sécurité, car c’était un temps où l’on ne vivait pas dans une peur entretenue de tout ce qui pouvait venir de l’extérieur. Samuel revoit les lieux qui portaient le nom pompeux de « square », mais ne parvient plus à se rappeler la suite. Pour sa mère, les rares fois où elle en parlait, ce n’était plus que « là-bas ».
Quittant le XIVe arrondissement ou le XVe, ils avaient alors échoué rue Blomet, au sixième étage sans ascenseur, dans un appartement minuscule créé en réunissant deux chambres de bonnes. Une cuisine dans laquelle on ne tenait pas à deux, une pièce un peu plus grande qui servait de séjour et une petite chambre qu’ils avaient partagée pendant tant d’années, d’abord dans le même lit, puis dans deux lits convertibles séparés par un paravent qui n’était pas garant de beaucoup d’intimité. C’était sous les toits, avec des fenêtres mansardées qui donnaient une vue plongeante sur le petit jardin d’un couvent.
Samuel avait passé des heures à épier ce qui se passait dans ce carré de verdure, fasciné par ces jeunes filles voilées de blanc. C’était également un temps où porter un voile n’était pas considéré comme un attentat contre la République… À l’adolescence, il s’était caressé plus d’une fois, dissimulé derrière le rideau bien qu’il n’ait jamais vu l’une de ces filles lever la tête une seule seconde tout au long de ces années. C’était loin, il avait vite perdu le goût des bonnes sœurs et des vierges…
Sa mère avait gagné leur vie en faisant des ménages. Ce n’était ni la fortune, ni la misère. Une petite vie de petites gens honnêtes. Elle avait économisé chaque sou pour que son fils unique puisse faire des études et sortir de cette condition aussi étriquée que leur appartement.
Samuel avait eu très tôt une certaine idée de sa responsabilité vis-à-vis de sa mère. Peut-être était-ce en partie à cause de la mort de son père, le désir inconscient qu’elle ne soit pas déçue une fois de plus par un homme qu’elle aimait. Il s’était appliqué à l’école, se gardant des mauvaises fréquentations, restant sagement à la maison plutôt que d’aller courir les rues en attendant qu’elle rentre.
Comme ils n’avaient ni les moyens financiers ni la place d’avoir un téléviseur, il avait pris le goût de lire, dévorant tout ce qu’il trouvait, parfois même des ouvrages qui n’étaient pas de son âge et auxquels il ne comprenait pas tout. Cela avait développé sa curiosité, lui avait ouvert l’esprit sur le monde. Plus tard, il avait multiplié la capacité de voyager que lui offraient ses lectures en développant un goût prononcé et une facilité extraordinaire pour les langues. Sa mère s’était alors imaginé qu’il deviendrait professeur, ce serait une bonne place, bien payée, avec la sécurité de l’emploi et des vacances régulières. Tout ce qu’elle n’avait pas eu elle-même et qu’elle n’avait pu lui offrir autant qu’elle l’aurait souhaité.
Aux yeux de ses camarades de classe, Samuel était une énigme. D’abord parce qu’il était sans père. Celui-ci avait beau être mort, la situation ne leur en semblait pas moins irrégulière. Peut-être eût-ce été différent si sa mère s’était remariée, mais elle sembla tirer un trait sur sa propre vie au décès de son mari et ne plus devoir s’occuper que de son fils.

En obtenant un bac littéraire avec mention très bien, Samuel fit la fierté de sa mère et la rassura sur son avenir. Cependant, la voie travée vers l’Université et plus tard un poste d’enseignant ne lui disait rien. Il finit par la convaincre de le laisser intégrer l’école hôtelière. Il ne visait pas les cuisines, pour lesquelles il se savait n’avoir aucune disposition particulière, mais le service en salle. D’abord serveur, il gravirait les échelons et serait rapidement chef de rang dans une grande maison. Le fait de maîtriser déjà cinq langues vivantes – les deux mortes ne comptant pas, pensait-il à tort comme devait le prouver la suite des évènements – l’y aiderait.
Après l’école hôtelière, il avait été appelé sous les drapeaux. Après ses classes, l’Armée, sans doute avide d’utiliser pleinement les compétences de ses recrues, l’avait versé au Mess des officiers où il avait fini son temps en récurant d’énormes et lourds ustensiles en aluminium dans l’arrière-cuisine, sous les insultes d’un chef qui se pensait l’équivalent d’un Bocuse.
C’est le moment que choisit sa mère pour tomber malade. Un cancer du sein décelé par hasard à un moment où l’on ne parlait pas encore de dépistage systématique. Cela avait été long et douloureux, nécessitant une chirurgie mutilatrice que la patiente avait eu le plus grand mal à accepter psychologiquement.
Quand il avait été démobilisé, à moitié dégoûté de la restauration et désireux de venir en aide à sa mère, Samuel avait repris ses études de langue, intégrant la Fac et travaillant comme veilleur de nuit dans un petit hôtel afin de s’autofinancer. C’est là que le destin lui avait souri un soir de ras-le-bol…

Il devait être vingt-trois heures, assis derrière son comptoire, il était occupé à lire un livre sur son cours de travaux dirigés du lendemain. Le hall minuscule était plongé dans la pénombre et n’était éclairé que par la petite lampe posée près de lui qui diffusait à peine assez de lumière pour lui permettre de poursuivre sa lecture.
— Bonsoir, jeune homme, fit une voix au-dessus de lui. Mon secrétaire a dû réserver une chambre à mon intention, puis-je en avoir la clef, s’il vous plaît ?
Cette façon un peu précieuse de s’exprimer ne correspondait guère à celle de la clientèle habituelle. Il leva les yeux mais ne distingua qu’une silouhette massive qui semblait l’observer avec bonhomie.
— À quel nom ? s’enqui-t-il.
— Monseigneur D…
Pensant à une blague, il appuya sur le commutateur fixé au petit bureau pour éclairer le hall.
— Post tenebras lucem ! s’exclama, non sans ironie, l’homme qui lui faisait face.
Costume et chemise sombres, sa qualité d’ecclésiastique – outre le titre de « Monseigneur » qu’il avait utilisé – ne se devinait que par le col romain et la croix pectorale peu discrète qu’il arborait.
— Dum, aspicio ante Registe, répondit Samuel, passant au latin par bravade.
Et c’est ainsi qu’une langue morte, un soir de veille, força son destin.


* 

Le train entrait dans un tunnel. Ils arrivaient à Schiphol, aéroport gigantesque et déshumanisé que Samuel commençait à bien connaître depuis deux ans qu’il y passait un week-end sur deux. Cinquante-deux voyages rapides pour apprendre à connaître la ville dans ses moindres recoins et parfaire son apprentissage du néerlandais. On est perfectionniste ou on ne l’est pas…
Schiphol, c’était un labyrinthe de couloirs interminables certes dotés de quelques tapis roulants mais dont il était permis de se demander s’il était bien adapté à des personnes âgées ayant des difficultés à se mouvoir. C’était aussi un lieu bruyant en raison des haut-parleurs diffusant en boucle un avertissement à prendre garde de ne pas tomber à l’extrémité desdits tapis mécaniques. Bien que numérique, l’enregistrement semblait usé et débitait une bouillie de mots à peine compréhensibles dont la répétition devenait vite stressante.
Ici, on avait cherché à automatiser les choses le plus possible : retrait des cartes d’embarquement à des bornes, auto-enregistrement des bagages face à des machines dont les consignes semblaient parfois contradictoires ; et depuis quelques mois, passage de portillons automatiques pour l’accès à l’appareil sur présentation de la carte d’embarquement devant un lecteur laser. Les économies de personnel avaient ainsi abouti à un lieu froid et stressant. D’autant plus pour les voyageurs qui ne parlaient ni la langue du pays ni l’anglais.
Les critiques qu’il adressait à cet aéroport, il ne doutait pas de devoir les généraliser bientôt à tous les grands hubs. S’il reconnaissait ce qu’il pouvait parfois y avoir de pratique dans l’automatisation, il n’en regrettait pas moins la perte de contacts humains qu’elle engendrait.

Le train repart en direction d’Amsterdam. Encore vingt-deux minutes et ce sera le terminus de ce long voyage. Trois heures dix-sept contre une heure et quart en avion. Deux heures supplémentaires pour réfléchir à la situation et prendre une décision. Il serait plus juste de dire « confirmer », car il ne fait aucun doute dans son esprit que cette décision est déjà prise depuis longtemps. Deux ans d’investissement qui trouveront légitimement leur aboutissement en fin d’après-midi.
Deux ans. Le temps pour lui d’apprendre une nouvelle langue, de la maîtriser à la perfection, accent compris. Et cela faisait vingt ans qu’il agissait ainsi. Depuis cette conversation avec Monseigneur D.

Le cardinal avait poursuivi la conversation en latin afin de voir jusqu’où le jeune réceptionniste pourrait tenir sans flancher. Il avait été surpris et charmé par la facilité avec laquelle celui-ci parlait cette langue sans hésitation ni faute.
De son côté, Samuel s’était pris au jeu. Heureux, au fond, de trouver inopinément une occasion de pratiquer une langue apprise et perfectionnée entre le collège et le lycée sans autre but que de commenter des textes en vue d’un examen. Il y avait quelque chose de cocasse à échanger ainsi avec un prélat, lui qui à défaut de servir la messe avait servi le mess.
Il avait procédé à l’enregistrement du client, lui avait tendu la clef de la chambre en lui indiquant l’étage où elle se trouvait, faisant le tour du comptoir pour lui appeler l’ascenseur.
— Serait-il possible de se faire servir un verre de cognac ?
— Oui, mais il n’y a pas de service dans les chambres à cette heure-ci.
— Dans ce cas, je monte ma valise et je redescends. Si vous m’autorisez à vous en offrir un, nous le boirons ensemble.
Et quelques instants plus tard, ils avaient siroté chacun leur verre ballon généreusement rempli, discutant du métier de veilleur de nuit, de la passion de Samuel pour les langues et du fait qu’il s’apprêtait à abandonner ses rêves pour la sécurité d’un emploi de professeur d’anglais.
Monseigneur D. l’avait jaugé tout au long de leur échange, devinant le potentiel de ce jeune homme qui aurait pu avoir le monde comme terrain de jeu plutôt que de se retrouver coincé dans un établissement d’enseignement où il végéterait, ruminerait sur une décision certes louable mais totalement idiote.
Alors, il lui avait expliqué qu’il était très ami avec le propriétaire d’un grand hôtel de Monte Carlo, qui avait le plus grand mal à trouver du personnel d’accueil pratiquant autant de langue. Puisqu’il avait cette facilité à les apprendre, en maîtrisait déjà sept, et avait déjà une petite expérience à la réception d’un hôtel, pourquoi ne pas tenter sa chance là-bas ? Il lui donnerait volontiers une lettre de recommandation et appellerait son ami afin de s’assurer qu’il lui réserverait le meilleur accueil. Encore que cette dernière démarche fut inutile car il ne faudrait pas plus de temps à l’hôtelier, qu’il ne lui en avait fallu à lui, pour se rendre compte du potentiel du jeune homme !
Et c’est ainsi que Samuel avait mis fin à ses études officielles en langue étrangères, embrassant une carrière de réceptionniste puis de concierge arborant fièrement ses clefs d’or aux revers de ses uniformes.
Pour parfaire sa formation, il avait pris le pli de ne passer que deux ans dans chacun de ses postes, le temps pour lui de choisir une nouvelle destination et de mettre tout en œuvre pour atteindre son but. Il avait ainsi construit un réseau d’amitiés professionnelles qui étaient la base même de son métier. Quand un client désir l’impossible, il faut savoir qui contacter pour le lui obtenir dans les plus brefs délais.
Ce qui avait commencé à Monte Carlo s’était poursuivi à Genève, Munich, Londres, Malte, Athènes, Stockholm, Moscou, Rome et Paris. La prochaine étape, imminente, serait Amsterdam. Amsterdam où Chiara ne le suivrait pas, parce qu’elle avait voulu Paris pour la mode et qu’à ses yeux ce serait s’en éloigner. Pleine de colère, elle lui avait lancé:
— C’est quoi la mode à Amsterdam, aujourd’hui ? C & A ? On est loin de l’austère créativité des costumes immortalisés par les grands maîtres flamands comme Rembrandt, Vermeer, Steen ou Hals !
Il n’y avait aucun argument contre ça ; inutile de lui remontrer que la laitière de Vermeer avait quitté le grand siècle pour finir par se faire embaucher par un fabricant de yaourts du XXe…
À la vérité, Samuel n’avait jamais cru que sa relation avec Chiara serait durable. Il était même surpris de ce qu’elle n’avait pas pris fin plus tôt. Il n’avait été qu’une opportunité pour la carrière de la jeune arriviste, de dix ans sa cadette. Mais cela lui avait parfaitement convenu. Son enfance solitaire ne l’avait pas préparé à la vie de couple et moins encore à fonder une famille. Il y avait là moins d’égoïsme qu’une sorte d’infirmité.

Quant à sa mère, après d’interminables années de rémission, son cancer avait été déclaré définitivement guéri.
Il l’avait installé dans le Lubéron, achetant avec ses économies une petite maison à Joucas, dont les fenêtres à l’arrière donnaient, au loin, sur les collines rouges des ocres de Roussillon. Le village, construit sur une butte, dominait une plaine agricole qui changeait la vieille femme des murs qui l’avaient cernée la plus grande partie de sa vie dans la capitale.
Samuel choisissait maintenant des destinations qui lui permettaient de trouver facilement un vol direct pour Marseille afin de pouvoir accourir en cas de besoin. Après Amsterdam, ce serait Madrid et quand elle ne serait plus là il pourrait alors traverser les océans.


* 

Amsterdam-Centraal.
Le train s’était immobilisé sur le dernier quai, le plus proche de l’IJ. En descendant du wagon, il put apercevoir sur l’autre rive du lac le bâtiment carré de l’Adam Tower et les balançoires sur sa terrasse, qui permettaient aux adeptes de grands frissons de s’élancer dans le vide en dominant et contemplant la ville. C’étaient les balançoires les plus hautes d’Europe et il en coûtait une vingtaine d’euros pour s’y émerveiller. Un étage plus bas, il y avait le Moon, restaurant tournant panoramique au service rendu lent par l’heure nécessaire à la rotation complète de l’établissement, et prix excessifs pour une carte sans véritable intérêt. Un piège à touristes. Une partie du métier de Samuel était de savoir tout cela pour ne donner ensuite que des conseils avisés.
Il descendit l’escalier jusqu’au passage sous-terrain et tourna à droite pour gagner la sortie principale donnant sur la ville.
Il traversa Sint Nicholaasbrug, prit à droite sur Prins Hendrikkad, puis à gauche sur Martelaarsgracht pour descendre Nieuwezijds Voorburgwal et gagner le Ink Hotel où il avait réservé une chambre. Il y laissa sa petite valise ainsi que le costume soigneusement rangé dans sa housse de transport, demandant qu’on le lui défroisse pour le milieu de l’après-midi.
Il ressortit, prit à droite pour remonter jusqu’à Nieuwezijds Kolk, la petite place de l’Hôtel de Police, où il alla s’installer à l’Indian Tandoori Bites Restaurant pour déjeuner. Il était midi quinze, son premier rendez-vous n’était qu’à dix-sept heures trente. Après déjeuner, il irait se faire raser et rafraîchir la coiffure chez Nadir, à deux pas de là, puis il redescendrait en direction de la place du Dam et jetterait un œil à la Nouvelle Église d’Amsterdam, à l’angle de Mozes en Aäronstraat, dont l’exposition temporaire avait dû changer depuis son dernier voyage, si sa mémoire était bonne.
Il flânerait sur la place du Dam, au milieu des touristes et des camions à hot-dogs rouges et jaunes et irait ensuite faire les boutiques de la Kalverstraat qu’il descendrait jusqu’au fond, poursuivrait sur Amstel, passerait le Blauwbrug et pousserait jusqu’à l’Opéra. Il serait alors temps de regagner son hôtel afin de prendre une douche et se changer.
Les deux rendez-vous de la fin d’après-midi fixeraient définitivement son choix. C’était la première fois qu’il courrait deux lièvres en même temps, sans parvenir à se décider vraiment. Dans les deux cas, ce serait un nouveau challenge : soit intégrer le Park Plaza Victoria qui rouvrirait après une rénovation totale ; soit le Movenpick dont il faudrait essuyer les plâtres et qui était excentré, sur Piet Heinkade du côté de l’IJ. Dans les deux cas, il s’agirait dans un premier temps essentiellement d’un travail de coulisses, la préparation et la mise en place des équipes avant l’ouverture au public.
En début de soirée, il irait réfléchir à tout cela devant une pinte de bière à la terrasse du Grasshopper, d’où il pourrait observer le flot des badauds sur Damrak et ses boutiques colorées. Il aimait bien cette artère, c’est pourquoi son cœur penchait plutôt pour le Victoria qui se trouvait juste en haut, à l’extrémité, face à la gare.
Enfin, il essayerait d’appeler Chiara sur la ligne fixe de l’appartement. Elle ne répondrait pas et il laisserait sonner interminablement. Nul doute qu’en rentrant il trouverait un mot incendiaire de son voisin se plaignant qu’il ne débranche pas son téléphone lorsqu’il partait pour le week-end. Tout cela était sans importance, les plaintes du voisin comme le fait que la jeune femme ait mis sa menace à exécution.
Paris était déjà si loin de son esprit. Désormais, pour un temps, sa vie serait ici. Amsterdam-Centrum.
Chiara n’aurait donc été qu’une liaison un peu plus longue dans un continuum de conquêtes éphémères. Peut-être cette rupture était-elle une bonne chose, un juste rééquilibrage ? Samuel n’avait jamais rêvé sa vie autrement que seul. C’était moins de l’égoïsme qu’une incapacité à se projeter dans une vie de famille, avec femme et enfants, qu’il n’avait jamais connue. De plus, il s’était laissé happer par un métier qui, pour lui être tombé dessus par hasard, n’en était pas moins devenu le centre de son existence. Et si Chiara et lui avaient constitué ce couple improbable, chaotique, pendant quelques années, c’était aussi parce que la jeune femme était dans les mêmes dispositions que lui. D’ailleurs, ne le quittait-elle pas pour des raisons strictement professionnelles ? S’il avait consenti à rester à Paris, sans doute leur attelage eût-il perduré longtemps encore, cahin-caha, mais marchant au hasard sans but précis. Sa mère lui dirait sans doute un jour « mieux vaut bon divorce que mauvais mariage », en quoi elle aurait raison une fois de plus.