dimanche 8 juillet 2018

Ceci est mon non

À mon père, qui n’a mérité
ni cet excès d’honneur, ni cette indignité. 


Il n’est pas impossible que je me sois construit, tout au long de ma vie et dès mon plus jeune âge, en opposition constante. Contre les normes, les diktats, les recommandations insistantes, les choix que l’on voulait m’imposer, etc. Je revendiquais le « sale caractère » de ma famille paternelle – au grand dam de la tante de mon père, qui ne voulait convenir de la chose et entrait dans une colère qui ne faisait que confirmer mes propos –, tout en affirmant ne ressembler à « parsonne ».
Qu’il soit clair d’emblée que les adeptes de la secte freudienne n’ont rien à faire ici. Le vieux Sigmund et moi n’avons en commun qu’un intérêt préférentiel pour l’action de téter le cigare et en avaler la fumée ; bien que nous soyons l’un et l’autre à chacun des deux bouts de l’expression dans son acception propre et figurée.
Je professe que la psychanalyse est la pire des supercheries qui soit. Freud en a fait une science qui n’a jamais été démontrée, en s’appropriant un exercice vieux comme la littérature. Les études de caractère, les extrapolations sur les faits qui pourraient en découler, tout cela fut depuis toujours affaire de romanciers. Il fallait être parfaitement gogo et prêt à payer cher – ce qui est une constante chez les victimes consentantes des pires escroqueries – pour gober ses sornettes, par ailleurs en vente pour quelques centimes dans les moindres revues illustrées… Quant à son disciple Français, le bon Jacques, si féru de jeux de mots aptes à le faire paraître intelligent au nom de l’inintelligibilité, soulignons simplement que Lacan n’est rien de plus qu’un Canal par lequel perpétuer toutes les inepties de son maître !
Nul, jamais, n’est parvenu à me dire quoi penser, qui croire, que manger, avec qui m’abandonner dans le plaisir, que suivre comme doctrine politique, philosophique, religieuse ou autre. Je suis un électron libre. J’allais ajouter « et fier de l’être », mais je dois à la vérité de concéder que je n’en suis pas si sûr. Ce serait tellement confortable, au fond, de bêler avec le troupeau…
La liberté est un paradoxe. C’est à la fois la plus belle et la pire des choses. La plus belle, parce qu’elle vous entraîne vers des hauteurs de vue sans pareille ; la pire, en ce qu’elle vous cloue souvent au pilori de la masse frileuse, recroquevillée sur une pensée unique qu’elle croit non seulement la bonne mais la seule. D’un tempérament volcanique, je hais les frileux.
N’ayant jamais eu l’idée ni l’envie de coucher avec ma mère – ce qui montre sans doute l’antériorité de ma préférence homosexuelle – je n’ai pas davantage nourri de projets parricides, bien que je me sois très tôt affirmé en opposition à mon père. En 1968, alors que je n’avais que six ans, devant la chienlit où il me traînait dans le quartier Latin de Paris, j’affirmais que le Général de Gaulle était le seul capable de rétablir un semblant d’autorité dans ce pays, ce qui n’était guère l’analyse du communiste qu’il était. Je ne reconstitue pas après coup, j’ai des souvenirs très précis du quartier St-Michel, des CRS casqués, bouclier dans une main, matraque dans l’autre ; des Gendarmes mobiles, fusil en bandoulière… Ces images me hantaient la nuit et je répétais : « Je veux pas aller à la Sarbonne ! » Je ne prétends pas me souvenir du bruit des détonations que l’on entendait jusque chez nous, à des kilomètres de là, parce que j’étais déjà mal entendant à l’époque et cela me passait au-delà de l’esprit.
Mais me voici déjà bien loin de mon sujet initial !


C’est incontestablement injuste, cependant, lorsque je me remémore des images en rapport avec mon père, elles sont essentiellement négatives. Il ne fut pourtant pas un mauvais père, quels que puissent être les reproches plus ou moins fondés que je peux lui adresser.
Il n’y a ni bon ni mauvais père. Chacun fait au mieux de ses capacités et avec le lourd bagage de sa propre éducation. C’est ainsi que tiennent les préjugés : par leur éternelle répétition. Il n’est pas besoin d’y réfléchir ni même de les approuver, un comportement de perroquet savant y suffit amplement. C’est cette chaîne imbécile, ce carcan pesant qu’il convient de briser afin de permettre à l’humanité d’avancer. Combien de générations ont-elles cru et répété que la terre était plate et immobile, avant qu’un pauvre fou paye de sa vie l’affirmation correcte d’une sphère évoluant sur un axe et autour d’un autre astre ? Il en va des évolutions sociales et sociétales de la même façon que des découvertes astronomiques…


« Où es-tu, mon vieux papa, à qui j’aimerais bien raconter comment s’est passée la vie depuis qu’on s’est quittés ? », écrivait Jean Carmet dans Le badaud de moi-même. Je cite souvent cette phrase qui reflète exactement ce que je ressens lorsque je pense à mon père. Oui, j’aimerais pouvoir lui raconter tout ce qui est advenu de – et dans – ma vie depuis son départ, tout en sachant qu’il n’en apprécierait pas le millième. Mais le fait est que j’ai depuis longtemps passé l’âge de chercher l’approbation de mon géniteur pour les choix existentiels qui me concernent au premier chef et mon entourage au second. Cette émancipation naturelle n’est pas à prendre comme un désaveu à l’encontre de celui qui a tenté de m’inculquer les valeurs auxquelles il croyait sincèrement. Libre à moi de ne pas les partager, pourvu que ce soit sans rancune. Je pense, j’espère – j’ai besoin d’y croire – qu’il n’appartient pas aux enfants de juger leurs parents. Il est trop facile de réécrire l’Histoire avec les connaissances du jour. C’est un leurre et une erreur, en un mot : un anachronisme. Tâchons plutôt d’être exemplaires nous-mêmes, avant de vouloir juger autrui et son passé. Cette leçon est une adaptation de ce qu’il m’a transmis lorsqu’il m’expliquait qu’il préférait un peuple qui décidait de se soumettre à son propre tyran plutôt qu’un autre qui se laissait asservir par un tyran étranger ; c’était sa définition de l’autodétermination, son interprétation de la servitude volontaire. J’ai conscience que mes raccourcis ne lui rendent pas justice, qu’on ne peut solder en une phrase la complexité d’une pensée mûrie au fil des années. Je me méfie des raccourcis faciles de notre époque de zapping, d’autant plus s’il s’agit de s’en servir d’aune pour peser une pensée et des engagements d’un autre âge, d’un temps où le temps long était un étalon inévitable pour un jugement fondé.
Mon père fut le produit de son époque. Il achevait son adolescence lorsque la Seconde Guerre mondiale éclata. Son père, résistant du réseau PTT de Caen, fut tué lors des bombardements alliés qui préparaient le débarquement et il se retrouva coincé avec une mère possessive, jalouse et excessive. La guerre, la résistance de son père, l’implication de la famille à cacher des Juifs, tout cela ne fut assurément pas pour rien dans son engagement auprès des Communistes. École des cadres du Parti, correspondant pour l’Humanité et tout le reste… Certains qui firent carrière à droite ne furent-ils pas signataires d’un Appel des cocos à la Libération ? Je ne cherche pas à lui trouver une excuse, il n’en a pas besoin. Son titre de gloire, ce fut son exclusion après les grandes grèves de 1958, lorsque la CGT imagina de faire des débrayages d’une journée sans véritable revendication. Il s’insurgea, dit que c’était une ineptie et fut prié de rendre sa carte au grand soulagement de ma mère.
Mon père était passionné par l’Histoire, avec une prédilection particulière pour la chute de la royauté et l’abolition des privilèges. Autre explication de son tempérament révolutionnaire ou pour le moins revendicatif. Il aurait aimé que son père puisse lui dire de quel côté s’étaient retrouvés ses ancêtres dans cette période plus que trouble, mais le brave homme n’en avait pas d’idée précise si ce n’est que la famille ne venait pas d’une quelconque noblesse. La réponse n’était pas satisfaisante pour l’adolescent qui se lança le défi d’en savoir bien davantage. Et c’est ainsi qu’il se lança un jour dans la généalogie, finissant par abandonner tout le reste ; de sa magnifique collection de timbres-poste des cinq continents, constituée avec patience et méticulosité, jusqu’à sa femme et ses enfants bien que ce fût de façon moins abrupte, plus insidieuse. Il prit le pli de passer tous ses moments de liberté dans les dépôts d’archives. Ma mère disait : « Il est encore avec ses morts ! »
De fait, je ne me souviens pas qu’en un quart de siècle de recherches, mon père ait trouvé la réponse à la question qu’il avait posée au sien. À travers l’histoire, les gens du peuple, les gens de rien, n’ont guère laissé de traces. Issus d’une lignée de paysans sans noblesse, les traces de nos aïeux s’étaient perdues d’autant plus facilement qu’il n’avait pas dû y en avoir beaucoup. On retiendra pour l’anecdote, que l’un d’eux est porté « mort de pure misère » sur son acte de décès, et qu’un autre, soldat de Napoléon Ier, avait pour surnom « Sans-regret », ce qui laisse libre l’imagination de chacun sur l’interprétation qu’il souhaite en donner. Un seul sort du lot, qui fut élu à l’Académie française bien que ce soit en vain qu’on chercherait ses titres de gloire.
Mais l’obsession méthodique de mon père lui permit de remonter malgré tout jusqu’à un certain Géraud, mort en 1560. Ce qui est une sorte d’exploit au regard du manque de sources et de la fiabilité relative de certaines de celles qui ont subsisté. Les contrats de mariage et les successions, quand il y en avait, permettaient de connaître au mieux la modicité des dots et l’inventaire des trousseaux. Rien de plus.
D’amateur, mon père devint une sorte de professionnel, en ce sens qu’il se mit à donner des articles dans les revues spécialisées, à donner des cours d’initiation et à s’investir dans diverses associations de généalogistes amateurs. Il se fit une certaine réputation dans le milieu, c’est-à-dire un nom. Or, le nom était bien tout ce qui souciait cet homme. La preuve en est que les travaux généalogiques qu’il a laissés sont consacrés exclusivement à la ligne « agnatique », à l’ascendance et à la descendance par les mâles. Attitude qui ne manquerait pas de choquer les féministes intransigeantes des temps modernes.


Nous portons un nom rare, il ne reste plus que deux branches maîtresses au tronc d’origine. Mon père avait eu deux fils et comptait sur eux pour empêcher l’extinction de l’une d’elles. Or, les premières années du mariage de mon frère furent un calvaire de fausses couches et le couple mit longtemps à obtenir la naissance… d’une fille ! C’était clairement sur moi que se reportèrent ses espoirs. Je n’étais pas contre l’idée d’avoir des enfants, ni des fils en particulier, mais je savais que les choses ne seraient pas aussi simples, compte tenu de préférences sexuelles tenues secrètes.
Mon père avait une préférence particulière pour mon frère. Tout révolutionnaire qu’il se voulait, je crois qu’il y avait chez lui une sorte de nostalgie du droit d’aînesse. Ajoutons à cela que ce premier bambin fut d’une santé de fer et d’une constance dans l’honorabilité de ses études, qui le plaçaient nécessairement au-dessus du rejeton maladif – et sans cesse malade – que j’étais, un peu dilettante de surcroît. L’aîné était un scientifique, le cadet un littéraire. Ce dernier point aurait dû nous rapprocher, mais je crois que ce qui nous éloignait était plus important encore : nous avions le même caractère entier et vindicatif, il ne pouvait espérer obtenir quoi que ce soit de moi. Il y eut cependant un rapprochement entre nous, lorsque mon frère repartit s’installer dans la région parisienne. Je pense que ce fut une sorte d’affront personnel et de désaveux pour lui. Quitter la capitale pour le Sud-Ouest, c’était revenir aux origines et notamment à celle du nom. Ce fameux patronyme si important, qui prenait sa source dans le nom d’une paroisse du Gers. Ce rapprochement fut un peu renforcé lorsque je tentais – par le plus grand des hasards – d’embrasser pour quelques mois une carrière de généalogiste professionnel en intégrant l’antenne toulousaine d’un grand cabinet parisien, ce qui me permit de lui venir en aide en ayant accès à des documents de moins de cent ans déposés dans les greffes des tribunaux et inaccessibles au commun des mortels. Puis je me mariais et un an plus tard naissait mon premier fils, celui qui sauvait enfin ce foutu nom. Statut tout éphémère, puisque son cousin vint au monde six mois plus tard. La lignée étant confortée cinq ans après, par la naissance de mon cadet. Mais mon père était mort trois ans plus tôt…
De tous ces rejetons, mon neveu fut le premier à avoir un enfant, alors qu’il n’avait lui-même que dix-sept ans, mais ce nouveau petit mâle de la famille n’en porte pas le nom. Puis, ma nièce s’est mariée et, malgré quelques difficultés, a engendré un fils à son tour qui porte le nom de son père. Quant à mes deux fils, ils ne semblent guère pressés de s’embarquer dans une relation durable et moins encore de faire souche. Il se pourrait donc que cette branche meure en définitive quand même après moi, sans que j’en sois le responsable ! J’y vois une certaine ironie qui ne me déplaît pas. Cela cloue le bec à ceux qui prétendent que les homosexuels veulent tuer l’humanité et démontre en même temps que ce qui doit disparaître finit par le faire, quels que soient les artifices que l’on met en place pour tenter de l’en empêcher.


Faire la liste des colères de cet homme serait aussi fastidieux, impossible et inutile que d’en dresser la mienne. Tous deux de tempérament sanguin, nous partagions une facilité certaine à des explosions verbales riches en décibels. Je ne retiendrai ici que deux incidents, qui m’ont marqué pour des raisons fort différentes quoi que chacun en rapport avec un trait particulier de ma personnalité.
Tout d’abord, nous sommes à table, ma mère, mon père et moi. Ce doit être un samedi midi, si mes souvenirs sont exacts ; et mes proches savent à quel point j’ai la mémoire des choses inutiles… Il reste des frites dans le plat, mon père me les propose et je les refuse au nom du régime que j’ai décidé d’entreprendre. Nous sommes dans la seconde moitié des années quatre-vingt, je sens une certaine surcharge pondérale qui me gêne car j’ai conscience de ne pas correspondre au canon de l’époque qui – en réaction à l’épidémie de sida foudroyante qui sévit depuis trois ou quatre ans – est aux clones bodybuildés, casquette et gilet de cuir sans manches, fine moustache conquérante. Mes chances sur le marché sont assez faibles à cause de cela. Bien sûr, il est hors de question d’avancer une telle raison pour entreprendre une perte de poids et un remodelage de ma silhouette, aussi ne donnais-je pas de raison à cette volonté soudaine de surveiller mon hygiène alimentaire. Mon père pète littéralement les plombs, on dirait que ses yeux vont sortir de ses orbites, il devient cramoisi, se met à hurler contre moi en disant qu’il faut que j’arrête tout de suite mes « conneries ». Il est anti-régime. Un régime, pour lui, c’est une privation alimentaire stupide et injustifiée. Les privations de cet ordre, il en a connu durant l’Occupation. C’est une période où il a eu faim, au cours de laquelle toute sa famille a évité de justesse arrestation et déportation pour un gros sac de haricots secs. Celui que les juifs qu’ils cachaient avaient laissé dans leur appartement et que le père a voulu aller récupérer sans rien dire, alors que bien sûr le lieu était sous surveillance. C’est par miracle que mon grand-père s’est aperçu de son départ, l’a suivi et a fait diversion au moment où la Gestapo s’apprêtait à l’embarquer. Il aurait parlé, dit où étaient sa femme et son fils, qui les hébergeait… On imagine aisément la suite. Histoire banale d’un homme qui voulait bien être sauvé mais ne désirait pas partager ses richesses. La mort de plusieurs personnes contre dix kilos de haricots charançonnés !
Ce jour-là, j’ai véritablement eu peur, il me semblait que mon père aurait pu me tuer pour m’empêcher de réduire mes rations alimentaires. Ce rapport à la nourriture devait l’emporter une quinzaine d’années plus tard. Refusant d’écouter les conseils du cardiologue qu’il était allé consulter en secret, il avait continué à boire et manger selon son appétit, sa gourmandise et ses désirs. Paradoxalement, le régime qu’il m’avait refusé, sa disparition le compensa pleinement puisque je perdis vingt-cinq kilos en deux mois à cette occasion.
La seconde grosse colère qu’il m’est impossible d’oublier est basée sur un quiproquo. Un camarade, qui devait devenir mon éphémère associé, était censé venir passer la nuit à la maison. J’avais dit que je lui laisserai ma chambre et irai dormir dans celle de ma mère qui était en voyage. Comme passé minuit il n’était toujours pas venu, j’en avais conclu qu’il avait trouvé refuge dans le lit d’une de ses dernières conquêtes féminines. N’étant pas satisfait du changement de lit, je regagnais le mien où je m’endormis du sommeil du juste. Je fus réveillé au petit matin par des bruits de claquement de portes furieux, dans le couloir puis dans la cuisine. On aurait dit que quelqu’un cherchait à démonter la maison. Je me levais et allais rejoindre mon père, qui m’accueillit d’un glacial : « Alors ça ne te suffit plus de passer tout ton temps avec lui, il faut que vous couchiez ensemble ! »
Il y avait presque quelque chose de comique dans cette sortie, du simple fait qu’elle était en décalage avec la situation du moment bien plus qu’avec la réalité. Mais je n’avais pas envie de rire car ce que hurlait mon père, c’était la haine de l’homosexualité en même temps que son refus d’avoir un fils qui puisse s’y adonner. Je me contentais de répondre d’un ton mi-glacial, mi-condescendant : « Tu t’excites tout seul. Si tu avais poussé la porte de la chambre, tu aurais vu que j’étais seul dans mon lit. Pas besoin de démonter les portes de placards pour si peu ! » Mais je savais bien ce que signifiait profondément cet incident grotesque : un refus d’admettre ce que j’étais réellement. Le message était on ne peut plus clair : « Si tu es pédé, tu dégages de chez moi ! » Surtout ne pas être une tâche dans sa foutue généalogie, ne pas salir son nom, disparaître comme avait disparu le frère dont il ne faisait jamais état devant personne, jusqu’au jour où cela lui avait échappé devant des amis… « J’ai eu un frère, qui est mort jeune » avait-il dit. Formulation et ton qui n’appelaient visiblement pas à la poursuite du sujet.


Cette obstination à cacher ce membre de la famille, qui n’apparaît pas dans l’étude généalogique quasi exhaustive avec tableau complet, laissée par mon père quelques semaines avant sa mort, fut l’occasion de bien des questionnements intimes de ma part et d’autant d’extrapolations. Il fallait une raison sérieuse pour bannir jusqu’à la mémoire de quelqu’un. Et bien sûr, lorsque j’ai commencé à construire mon identité sexuelle, j’ai imaginé que ce frère-là était peut-être le premier rameau pédé qu’il avait fallu couper. Comment savoir, quand on ne peut interroger ? C’est finalement mon frère qui, poursuivant l’arbre familial, a découvert une infime partie de la vérité. Robert, Jean B. était né le 13 juillet 1914, des amours de ma grand-mère avec un certain V. qui devait mourir à la guerre quelques semaines plus tard. L’enfant avait été reconnu et légitimé lors du mariage avec mon grand-père et il avait onze ans à la naissance de mon père qui fut prénommé Jean. Robert est mort le 9 mai 1939 dans le nord de la France, à Seclin, où il exerçait le métier de tapissier. Il n’avait pas tout à fait 25 ans. On ne lui connaît ni mariage ni descendance. Tapissier décorateur, avec les stéréotypes qui hantent encore nos consciences bourgeoises, ça cadre bien avec l’idée du pédé…
Ce frère était donc un demi-frère. Ont-ils vécu quelques années ensemble ou Robert a-t-il été placé dans la famille de sa mère dès le lendemain du mariage ? Pourtant, pour ce que je sais de mon grand-père, je ne l’imagine guère donner son nom à un petit bâtard pour l’abandonner aussitôt ! Le mystère restera à jamais entier, j’en ai peur. Mais cet épisode est édifiant dans ce qu’il nous dit du rapport de mon géniteur à la famille et au nom sacré de la lignée. Si mon grand-père a montré une certaine grandeur d’âme en reconnaissant cet enfant, on ne saurait en dire autant de mon père qui, lui, ne l’a jamais reconnu comme frère et a tout fait pour l’écarter de la mémoire familiale. Pourtant, il n’a jamais caché que sa mère avait eu un premier amour mort à la guerre, qu’elle n’avait jamais pu oublier et dont elle était restée « veuve » et amoureuse jusqu’à son dernier souffle, sans doute en n’ayant jamais véritablement aimé celui qui l’avait épousée ensuite, consentant à effacer la « tache » qui la réduisait depuis des années à l’état de fille-mère en leur donnant à tous deux son nom.


L’injonction patronymique qui sous-tendait les pensées et la volonté de mon père, j’y ai résisté dès l’adolescence en décidant de signer mes écrits d’un pseudonyme. C’était pour moi la seule façon d’assumer pleinement chacun de mes mots sans avoir à en répondre devant quelque tribunal familial, sans risquer d’entacher un nom dont j’étais dépositaire et responsable sans l’avoir souhaité. Une émancipation réelle, bien que partielle, mais qui ouvrait pour moi un espace de liberté infinie.
Depuis l’âge de quinze ans, je signe donc mes écrits Herment-Sauvagnat. Ce nom m’est apparu comme une évidence alors que nous nous étions arrêtés pour pique-niquer avec mes cousins à l’entrée d’un champ. De l’autre côté de la route, un panneau indicateur portait ces deux noms de villages, qui n’étaient pas si distants l’un de l’autre. C’était en Auvergne et il était clair pour moi que j’étais davantage issu de cette terre de volcans que des vallons gersois. Je crois que ce qui m’a plu, c’est le premier nom qui renvoyait à la passion que je commençais à développer pour Hermann Hesse et ses romans initiatiques. Et puis, Herment-Sauvagnat, ça sonnait un peu comme Boileau-Narcejac, nonobstant le fait qu’il s’agissait de deux personnes. Mais au fond, ne cherchai-je pas à signifier qu’il y avait aussi une dualité en moi ?
Très longtemps, je n’ai pas voulu accoler de prénom à ce pseudonyme. Il ne m’a pas fallu moins de vingt ans pour y adjoindre Arnaud, qui est mon second prénom à l’état civil et que j’avais toujours détesté jusque-là. Ce fut sans doute une sorte d’acte manqué par lequel je réintroduisais mon père dans un nom que j’avais choisi en grande partie contre lui. Arnaud, c’est le prénom qu’il avait choisi pour moi – c’était celui de son grand-père – et dont ma mère n’avait pas voulu par crainte qu’avec la sienne ils me surnomment « Nono ». De ma mère, je tiens cette aversion contre les surnoms ridicules que se donnent les gens. Comme j’ai pu détester celui de « Minouche » dont mon père usait avec sa femme ! Donc, Arnaud réintroduisait auprès d’Herment-Sauvagnat la part gasconne qui complétait l’auvergnate et reconstituait ma généalogie. Mais ce fut bien involontaire et cette explication ne m’apparaît clairement qu’aujourd’hui, au moment où je m’apprête à renoncer à mon nom de naissance, à lui dire non définitivement.


Dans quelque temps, j’épouserai l’homme qui partage ma vie depuis des années et je prendrai son nom. Je ne l’accolerai pas au mien, comme certains le font. Ceci n’aurait aucun sens à mes yeux car il ne s’agit pas de créer une société en nom commercial, à capital affectif et durée limités. Le mariage est une chose sérieuse, un engagement total. C’est ainsi que je l’ai toujours conçu. Pourquoi vouloir bousculer la tradition, quand il est si simple de ne pas s’en servir ? Oui, je prendrai le nom de mon mari et ainsi la transgression sera totale. Mais cette fois, je ne le ferai pas contre qui que ce soit, je le ferai afin de construire une autre vie dont le premier jour sera celui où nous nous dirons « oui » devant le maire. Il ne s’agira plus de dire « non » comme je l’ai toujours fait jusqu’ici. Parce que le « non » s’inscrivait en faux contre la contrainte et qu’ici il n’y aura pas de contrainte.
Lorsque nous avons parlé de ce projet avec mon futur beau-père, qui a quatre-vingt-quatre ans, celui-ci a été ému de l’annonce de cette union et touché de ce désir de porter son nom. Nous avions un peu peur de le choquer, parce que – si large d’esprit qu’il soit aujourd’hui – la découverte de l’homosexualité de son fils n’avait pas été sereine, elle froissait ses convictions religieuses et patriarcales. Pourtant, son enthousiasme était sincère, évident. Il a commencé par reconnaître qu’il n’avait pas toujours été aussi « cool » sur le sujet, qu’il avait eu tort et perdu un temps précieux sur ce chemin de refus. Puis il nous a dit en plaisantant qu’il nous faudrait ajouter un « s » à notre nom, pour marquer cette union. Ce nom, il se termine par un « o », mais en le mettant au pluriel, il le prononçait à l’anglaise « o’s ». Pour lui, ce n’était pas tomber sur un « os », mais cela devenait un conseil à chacun de nous : « ose »… Ose ta chance, ose ton amour, ose ta vie et fous-toi des imbéciles, jeunes ou vieux, qui n’oseront jamais le bonheur et tenteront d’anéantir le tien.
Rassure-toi, Beau-Papa, je ne les laisserai jamais faire, car ceci est mon non !
Toulouse, du 3 au 8 juillet 2018