jeudi 18 mai 2017

Un jour que c'était la nuit

L’enfant traversa la rue comme une flèche. Un geste spontané, irréfléchi, mû par la seule promesse des baisers maternels qui l’attendaient de l’autre côté. Il y eut un cri, celui du père, suivi immédiatement par un crissement de pneus et le choc sourd du corps contre la carrosserie avant le vol plané et le second choc, plus sourd encore, lorsque l’enfant s’écrasa sur l’asphalte.
Il venait de sortir de la boulangerie, le petit pain au chocolat de son goûter dans la main gauche, son minuscule cartable d’écolier dans la droite. Son père tenait encore la poignée de la porte vitrée de la boutique pour en accompagner la fermeture. Rituel quotidien sans histoire. Ils allaient attendre que le feu tricolore passe au rouge et emprunter le passage protégé. De l’autre côté, juste en face, se tenait la Maison de la Presse tenue par la mère, où l’enfant goûterait avant de retraverser avec le père pour gagner l’appartement situé au-dessus de la boulangerie.
C’était une magnifique journée ensoleillée de printemps, pleine de promesses pour l’été qui ne tarderait plus. Même les façades noircies de pollution semblaient plus gaies que d’ordinaire.
Le premier choc fut suivi d’un silence impressionnant, comme si tout à coup tout était figé, la circulation, les gens, les bruits habituels de la ville, de la vie. Pure illusion. Mémoire tronquée de faux-témoins.


La mère trônait au comptoir de sa caisse, échangeant des amabilités automatiques avec une fidèle cliente. La vitrine donnait sur la rue et de son poste elle aimait à observer la vie du quartier, telle une vigie patiente, à l’affût du moindre incident. Non pour le bonheur du cancan, mais pour le plaisir du constat d’une vie paisible et sans heurts. Les mauvaises nouvelles et autres tragédies étaient cantonnées aux pages des journaux qu’elle vendait.
Alice avait trente-cinq ans, un prénom de conte pour enfant qu’elle détestait et une vie qu’elle adorait. Un visage fin, aux yeux doux, encadré d’une chevelure d’un blond naturel, un corps mince que la grossesse n’avait pas abîmé, deux seins menus qui pointaient sous ses chemisiers légers et dont on avait du mal à croire qu’ils aient pu donner autant de lait, un sourire d’ange qu’elle avait patiemment façonné devant le miroir de sa coiffeuse à l’adolescence, lorsqu’il s’agissait de faire chavirer le cœur des garçons. Même s’il n’y en avait eu qu’un. Le premier de la classe. Sans doute pas le plus beau, mais le plus brillant. Celui qu’elle avait épousé, le père de son fils. Ses copines avaient trouvé cet amour affligeant de banalité, elles qui passaient de bras en bras dans une valse endiablée, pour finir mal ou pas mariées.
Bien sûr, Alice n’était pas une idiote, elle savait bien ce qu’il y avait de banal chez Jean. À commencer par ce prénom passe-partout qui convenait si bien à la timidité du garçon. Comme si Édith et Gaston avaient voulu se venger – tout en le protégeant – du ridicule que leurs parents respectifs leur avaient imposé. Pourtant Alice connaissait également toute la beauté cachée de son amoureux. Non pas une vague idée romantique et sentimentale, mais ce membre soigneusement scellé dans des slips kangourou blancs parfaitement ridicules à force d’usure et d’élastiques cuits par les nombreuses lessives qu’ils avaient subi. C’était comme si la nature avait souhaité le doter d’un appendice susceptible de faire contrepoids à un cerveau proéminent. Pour en juger, l’adolescente ne pouvait se référer qu’à ce qu’elle avait pu apercevoir chez ses frères – manque d’expérience oblige –, et la femme en avait eu confirmation plus tard dans les magazines de naturisme ou les publications homosexuelles qu’elle feuilletait avant de les mettre en rayons.
Jean était un garçon malingre, binoclard. L’archétype de l’intellectuel, habile pour jongler avec les chiffres ou les idées, gauche dès qu’il s’agissait de produire un effort physique. Premier en tout, dernier en gymnastique. Plus tard, il tournerait ceci à son avantage, par la dérision, en expliquant : « Pour moi, le sport c’est comme la musique : de chambre, uniquement ! »
Vingt ans plus tard, l’homme n’était pas très différent de l’adolescent. Toujours aussi timide ; effacé pourrait-on dire. Sans être efféminé pour autant, Jean avait les traits de sa mère et peu de ressemblance physique avec son père, dont il ne semblait avoir hérité que le côté taciturne, peu expansif.
De taille moyenne, cheveux auburn coupés court, lunettes à grosses montures d’écaille, vêtu de façon stricte sans autre recherche que celle de l’anonymat : costume trois-pièces gris muraille, chemise blanche, cravate sombre au nœud Manhattan impeccable.
Certains auraient dit de lui qu’il était terne, falot, mais c’est ainsi qu’Alice l’avait toujours aimé, parce qu’elle le trouvait touchant et se sentait une âme protectrice vis-à-vis de lui. D’une certaine façon, il avait été son enfant avant la naissance de Thomas.
Nonobstant, Jean était avant tout un génie – plus qu’un ingénieur – de l’informatique et menait une carrière à l’ascension fulgurante au sein de la branche française d’un géant américain. Le salaire indécent qui était le sien assurait à sa petite famille une aisance matérielle certaine. Pour autant, ils menaient une vie simple, sans grand luxe, qui correspondait à leur tempérament. Le surplus de salaire était investi dans des placements financiers sans risque, à faible rendement, comme on constitue un bas de laine en prévision de jours plus incertains.
La boutique d’Alice relevait donc d’un choix personnel plutôt que d’une nécessité. La jeune femme ne supportait pas l’oisiveté et ne s’imaginait pas en mère au foyer. Quand Thomas avait pris le chemin de l’école maternelle, cessant de remplir chaque heure de ses journées, elle avait pris sa décision et profité de l’opportunité du fonds de commerce libre devant ses fenêtres. Jean avait approuvé l’idée et libéré les fonds.
Ça n’avait pas été une mauvaise opération car, après deux ans d’exploitation, la boutique commençait à dégager des bénéfices honorables.


Occupée à discuter avec sa cliente, Alice n’avait prêté qu’une vague attention à l’accident qui venait de se produire devant sa vitrine. L’attroupement qui se formait peu à peu avait toutefois fini par l’intriguer et c’est en y regardant plus attentivement qu’elle avait vu Jean debout au milieu de la rue, blême et perdu. Il ne lui en avait pas fallu davantage pour comprendre le reste. Elle avait planté là son interlocutrice intarissable pour se précipiter à l’extérieur.
Thomas gisait devant le véhicule, tel un pantin désarticulé. Les yeux ouverts, il ne bougeait pas, ni ne geignait davantage. Ses vêtements étaient tachés de sang, mais dans la confusion elle ne parvenait pas à déterminer de quelle blessure il provenait.
Au loin, on entendait la sirène du car de police appelé par la boulangère, la grosse femme sympathique qui la prenait par le bras et lui disait de ne pas s’inquiéter, que les secours arrivaient et que tout allait bien se passer. Comme si elle en savait quelque chose, si elle avait l’habitude de ce genre d’accident. Or, cette habitude, elle l’avait prise au fil des ans, contrainte et forcée, parce qu’en trente ans elle en avait vu des dizaines devant sa porte ; des piétons renversés sur le passage protégé comme Thomas, mais aussi des chauffards emportés par leur élan, surpris par le feu tricolore et terminant leur courses dans la devanture de la vieille épicerie située de l’autre côté du carrefour, emportant sur leur passage l’étal de fruits et légumes.
C’était toujours le même cérémonial. L’arrivée du « panier à salade » noir et blanc, gyrophare bleu tournoyant, pin-pon hurlant – qui, s’agissant d’un véhicule de police était plus précisément un la-ré, bien différent du la-si des pompiers –, les agents sautant de l’antique véhicule Citroën en fin de course, vêtus ou non de leur pèlerine suivant le temps mais toujours coiffés de leur képi désuet. Ils ouvraient l’arrière du fourgon, en sortaient le brancard pliant fait de deux longs bras de bois et d’une toile kaki de lit de camp ; ils y installaient la victime, la couvraient d’une couverture crasseuse jusqu’au torse si elle était vivante et complètement si elle ne l’était plus. Puis ils escamotaient le tout et repartaient vers l’hôpital, service des urgences ou de la morgue, laissant deux agents sur place pour rétablir la circulation et faire les premières constatations en attendant l’arrivée des gradés, si besoin.
La seule différence, ici, était la petitesse du corps meurtri sur ce brancard d’adulte.
D’une voix blanche, Alice avait dit à Jean : « Ferme le magasin, je pars avec eux. » Puis elle avait sauté à l’arrière du panier à salade, près de son fils disloqué.
 

                                                *
Il y avait eu les jours de coma, les opérations, les semaines de convalescence, les mois de rééducation, les vacances d’été gâchées. Il y avait eu tout cela, mais pas une plainte ni le moindre reproche de la part d’Alice. Même son regard n’avait pas changé quand il se posait sur Jean, toujours admiratif et protecteur. Elle prenait soin de garder ses angoisses enfouies au plus profond d’elle-même, car elle imaginait sans peine les affres de son mari. Elle le connaissait si bien ! Elle avait pu lire sur ses traits la moindre de ses émotions depuis le drame ; l’hébétude, la peur, la culpabilité qui n’avait pas totalement disparu après le soulagement.
Au chevet d’un enfant, un couple se soude ou explose. Le leur avait poursuivi sa route « sans accident », comme Alice le dirait plus tard sans se rendre compte de la violence de cette image dans la circonstance.
Jean avait continué à travailler, tout en aménageant ses horaires pour assurer un maximum de présence au chevet de Thomas, tandis qu’Alice déléguait la tenue de son commerce aux quatre grands-parents qui s’y relayaient. Peu à peu, la clientèle avait pris l’habitude de la présence de ces quatre vieux sympathiques qui semblaient bien s’entendre, au point qu’il arrivait souvent que le père de l’un fasse équipe avec la mère de l’autre. Comme si ce panachage était le garant – ou au moins un écho – de la solidité du couple des jeunes. Ne manquaient au tableau, en définitive, que les apparitions en coup de vent et joyeuses du petit Thomas.
Lorsqu’aucun des grands-parents ne pouvait se libérer, c’était Jean qui tenait la boutique afin qu’Alice puisse rester au chevet de leur fils. Il le faisait de bon cœur, mais sans compétence et avec la plus grande gaucherie du monde. Par exemple, pour faire une photocopie, il lui fallait gâcher trois feuilles en moyenne. De même était-il incapable de conseiller un client sur l’achat d’un livre récemment paru et à peine pouvait-il dire sur quel rayon trouver telle ou telle revue. La librairie, papeterie, journaux n’était pas son univers. Son esprit vagabondait dans hauteurs où jamais il n’aurait pu croiser l’une des personnes qui entraient ici. Il ne le pensait pas par snobisme ou orgueil, car au vrai il n’y pensait pas une seconde.
Il passait ces journées-là dans le vague, ne se rendant pas compte des petits larcins habituels, ni des adolescents feuilletant un peu trop longuement les revues pornographiques montrant des femmes nues aux gros seins, où d’autres qui préféraient les revues de naturisme en restant concentrés sur les pages dans lesquels figuraient plus d’hommes que de femmes. Sa femme avait l’œil pour ces choses-là et savait y mettre bon ordre. Elle le faisait en pensant, horrifiée, qu’un jour Thomas aurait leur âge et peut-être leurs pratiques. Elle avait beau mettre ce genre de littérature sur les rayons supérieurs, ils restaient accessibles aux plus grands comme à ceux qui savaient se dresser sur la pointe des pieds.


Indéniablement, comme le proclamait une nouvelle émission de télévision, Les gens heureux ont une histoire. Ceux qui prétendent le contraire sont mus par de bien mauvaises pensées, pleines de rancœur, de mesquinerie, de jalousie, d’envie, de petitesse.
Leur histoire peut sembler plate, sans aspérités, trop polie pour être honnête en somme. Mais la vérité est que les drames, petits ou grands, n’en sont pas davantage absents que dans toute autre. Simplement, le bonheur y domine et en gomme ce sur quoi aiment se focaliser ceux qui se complaisent dans le malheur. Peut-être faut-il en conclure, au fond, que bonheur et malheur ne sont que des synonymes pour optimisme et pessimisme…
Si tel était bien le cas, Alice et Jean étaient d’incorrigibles optimistes. Ils avaient pleinement conscience de l’immense bonheur qu’était leur vie depuis le jour de leur rencontre, nonobstant l’effroyable accident de Thomas. Un bonheur si profondément chevillé à leur petite famille que rien ni personne ne pourrait jamais le leur retirer.


                                                *

Ce fut un matin comme tant d’autres. Alice s’était levée la première, avait pris sa douche, s’était habillée, avait dressé la table du petit-déjeuner, mis la cafetière électrique en marche et était descendue à la boulangerie pour chercher une demi-douzaine de croissants ordinaires – Jean détestait ceux qui suintent le beurre et n’ont ni forme ni tenue – pendant que le café passait.
De retour à l’appartement, elle avait déjeuné seule, était allée déposer un baiser furtif sur le front de Thomas profondément endormi, était allée allumer la lampe de chevet de Jean pour qu’il se réveille peu à peu, puis elle avait gagné le magasin afin d’être présente lorsque le livreur des Messageries jetterait le paquet de Quotidiens devant sa porte.
La journée serait comme toutes les autres. Dans un peu plus d’une heure, Jean et le petit viendraient l’embrasser puis son mari irait au bureau après avoir laissé l’enfant à l’école. C’était la vie retrouvée. Leur vie heureuse d’avant le drame. La page était tournée. Deux longues années de galères médicales pour Thomas, qui était désormais passé « à la grande école », comme il aimait à le proclamer.


Ce fut une journée ordinaire. Un mercredi. Si elle en avait douté, l’exemplaire d’El País posé sur la pile de journaux le lui aurait confirmé. Dans la matinée, le petit rouquin viendrait le chercher et en profiterait pour fouiller interminablement parmi les présentoirs tournants de livres de poches. Il choisissait ses lectures en fonction de la photographie de couverture, ce qui lui assurait un éclectisme total, au risque du pire autant qu’à la découverte du meilleur. Ces derniers temps, il semblait dévorer les ouvrages ésotériques de T. Lobsang Rampa édités dans la collection J’ai Lu. Quelques semaines en amont, il avait découvert Anne Philipe avec Les rendez-vous de la colline et enchaîné avec Un été près de la mer, Jean-Edern Hallier et Le Premier qui dort réveille l’autre, La tête en fuite de Malaparte, ou encore Fabrizio Lupo de Carlo Coccioli. Alice s’amusait du sérieux que mettait l’adolescent dans la façon empirique et aléatoire de ses choix, encore qu’elle le soupçonnait d’éviter les ouvrages trop épais : il avait lu toute l’œuvre de Christiane Rochefort, à l’exception d’Archaos ou le jardin étincelant, qui dépassait les 400 pages.
Le mercredi, il venait récupérer le quotidien espagnol qu’elle faisait venir pour lui et qu’il lisait dans l’après-midi, avec l’application de l’élève intéressé par une matière plus que toutes autres.
Le mercredi, c’était aussi le jour où elle voyait le plus d’enfants, celui où elle vendait le plus d’illustrés, de bonbons, d’albums de coloriages. Les bambins venaient accompagnés de leurs grands-mères à qui ils auraient facilement fait acheter toute la boutique contre quelques baisers mouillés et regards langoureux. Mais il y avait aussi celles et ceux qui piquaient des crises parce qu’on ne cédait pas à tous leurs caprices.


Ce fut une soirée qui commença comme n’importe quelle autre depuis que Jean travaillait plus tard le soir afin de rattraper les heures qu’il avait prises pour s’occuper de sa famille.
L’un des grands-parents allait chercher Thomas à l’école, le faisait goûter et le surveillait jusqu’au retour de sa mère. Alice fermait boutique à 19 h 30, rentrait réchauffer le dîner qu’avait préparé sa mère ou sa belle-mère selon le jour, puis elle faisait manger l’enfant, lui donnait le bain, le mettait au lit et lui lisait une histoire en attendant le retour de Jean. Lorsqu’il arrivait, ils passaient à table à leur tour et parlaient de leur journée respective, de ce qu’avait fait ou dit Thomas de particulier. Ensuite, ils s’installaient devant le poste de télévision et cherchaient un programme intéressant sur l’une des trois chaînes. Et l’émission terminée, ils se mettaient au lit et éteignaient la lumière après un dernier baiser pour se souhaiter une bonne nuit. Leurs effusions sexuelles s’étaient espacées, puis taries au fil du temps. Thomas avait su occuper leurs nuits dès son arrivée dans l’appartement, semblant mettre un point d’honneur à pleurer et appeler au moment le moins opportun…


Mais la journée cessa d’être banale, identique, calibrée, normale, heureuse… car Jean ne rentra pas.

                                                *
La nuit n’avait été qu’une interminable attente, d’abord intriguée par un aussi long retard, puis agacée de n’avoir eu aucun appel pour annoncer ce contretemps, ensuite angoissée par cette situation inhabituelle et inexpliquée.
Quand Thomas avait appelé pour demander que son père vienne l’embrasser, elle lui avait fait un pieux mensonge afin qu’il ne s’inquiète pas à son tour : Jean était ressorti pour aller chercher un paquet de tabac. L’enfant, qui ne possédait pas encore complètement la notion de l’heure ni celle des horaires d’ouverture des bureaux de tabac mais avait, en revanche, une totale confiance dans la parole maternelle avait cru à cette histoire et fini par s’endormir en attendant le retour de son père.
Alice avait tenté plus d’une fois de joindre Jean à son bureau, cependant le téléphone sonnait manifestement dans le vide. Récemment, il lui avait expliqué que les progrès de la technologie et en particulier de la miniaturisation permettraient de fabriquer des téléphones sans fil que chacun pourrait avoir en poche afin de répondre où qu’il se trouve. Ce rêve serait une réalité dans dix ou quinze ans au plus. Pourquoi cela n’était-il pas déjà au point ? Elle aurait pu le joindre où qu’il soit afin qu’il puisse la rassurer !
Bien sûr, elle avait appelé le commissariat, où elle avait bien senti que le planton de garde prenait la chose par-dessus la jambe. Avant de s’inquiéter, il fallait attendre au moins quarante-huit heures, lui dit-il. Il s’agissait probablement d’une panne de voiture. Il n’en possédait pas ? Alors il avait dû manquer le dernier bus ou le dernier métro…
En désespoir de cause, elle avait ensuite fait le tour des services d’urgences des hôpitaux, dressant à chaque fois un portrait précis de son époux, pour s’entendre répondre qu’il était impossible de donner des renseignements par téléphone.


Au petit matin, elle s’était astreinte à agir comme si tout était normal. Elle avait fait un saut au magasin pour rentrer la liasse de journaux et mettre une affichette sur la vitrine, annonçant que l’ouverture serait retardée exceptionnellement, puis elle était remontée à l’appartement avec les croissants et avait réveillé Thomas en lui expliquant que son père avait dû partir plus tôt pour le travail. Ils avaient pris le petit-déjeuner ensemble, puis elle l’avait accompagné à l’école.
Ensuite, elle avait ouvert son commerce, subissant le défilé des clients matinaux venant chercher le journal afin de le lire dans les transports en commun. Elle attendait fébrilement le moment où le flux se tarirait pour pouvoir appeler le bureau de Jean. Elle était certaine qu’il y serait et que cette nuit d’angoisse trouverait l’explication la plus simple, la plus logique qui soit.
Mais quand elle put enfin obtenir la communication avec le bureau de Jean, ce fut pour entendre sa secrétaire lui expliquer que l’on n’avait pas vu ce dernier la veille et que celle-ci pensait qu’Alice appelait justement pour lui donner des nouvelles.

                                                *
Alice fit appel à ses parents afin qu’ils viennent s’installer chez elle pour s’occuper de Thomas et la suppléer au magasin de manière à ce qu’elle puisse entreprendre des démarches directes auprès des hôpitaux. Après avoir hésité, pour ne pas les inquiéter inutilement, elle téléphona à ses beaux-parents dans l’espoir qu’ils sauraient peut-être quelque chose. Mais ce n’était pas le cas.
L’après-midi fut une course effrénée, d’hôpitaux en cliniques, dont elle revint épuisée tant moralement que physiquement. Il lui fallut pourtant trouver encore la force nécessaire pour inventer un nouveau mensonge plausible qui puisse expliquer l’absence de son père à Thomas. Elle prétexta un voyage impromptu et important aux États-Unis pour son travail. Cela fit naître dans l’esprit de l’enfant des images de western, avec son père en héros étoilé, chapeau enfoncé sur la tête, foulard noué sur la bouche et le nez.

                                                *
Le lendemain, les quarante-huit heures étant désormais effectives, elle se présenta au commissariat afin de déclarer la disparition de son époux. On la trimbala de service en service, où elle dût répéter son histoire à différents inspecteurs. Elle expliqua toutes les recherches qu’elle avait elle-même effectuées, les témoignages recueillis au bureau de Jean. Ce qui était encore, l’avant-veille, un retard sans importance devint soudainement une disparition inquiétante qui fut confiée à la brigade de recherche dans l’intérêt des familles.
Il y eut une enquête, ce qui occasionna nécessairement une grande publicité à cette affaire. Tout le quartier fut vite au courant des malheurs de la marchande de journaux. La rumeur s’en mêla. Pour certains, il s’agissait de la fugue d’un homme volage ; pour d’autres cette disparition cachait un meurtre, la vengeance d’une femme bafouée ou d’une mère qui n’avait pas supporté la mise en danger de son fils. Il y a toujours, partout, des gens qui ont une explication pour tout, sans que l’on sache jamais ce qui leur permet d’affirmer leur opinion avec autant d’autorité.
Minutieusement menée, l’enquête de la police permit d’établir avec certitude que ce matin-là, Jean avait déposé son fils à l’école, échangé quelques banalités avec la mère d’un camarade de Thomas, pris son bus habituel, s’asseyant sur le siège au-dessus de l’une des roues avant, qu’il était descendu à son arrêt et avait pris une direction qui était manifestement celle de son bureau où il ne se présenta pas en dépit de sa ponctualité proverbiale. Il avait purement et simplement disparu.
La police fit son travail consciencieusement, elle recoupa tous les incidents répertoriés dans le quartier ce jour-là, à partir de l’heure précise où des témoins l’avaient vu descendre du bus. Or, il n’y eut ni accident de la circulation, ni malaise sur la voie publique, ni bagarre, ni crime. Le mystère devait rester à jamais entier.


Les semaines passèrent. Il fallut avouer à Thomas que son père avait disparu, que l’on ne savait pas où il se trouvait, que le voyage aux États-Unis était un mensonge et que l’on ne savait pas s’il reviendrait un jour
L’enfant voyait les grandes personnes tenir de longs conciliabules à voix basse, surprenait sa mère en train de pleurer seule dans la cuisine, et cherchait à relier tout cela à l’absence de Jean.
On ne lui avait expliqué les choses que dans les grandes lignes, sans revenir sur le premier mensonge qui lui avait été fait. Pour cela, il restait persuadé que son père était rentré du travail et ressorti pour acheter du tabac. C’est là qu’il avait dû lui arriver quelque chose. Peut-être des bandits l’avaient-ils enlevé comme dans un film ?
Puis il comprit ce qu’il y avait de définitif dans cette absence. Que si son père n’était pas vraiment mort, c’était tout comme. À l’école, ses camarades le regardaient différemment, essayaient de se montrer plus gentils avec lui, évitaient de parler de leur père en sa présence. Et si d’aventure un étourdi lui demandait ce que faisait son père, alors il expliquait – aussi calmement que possible – que celui-ci était parti et les avait abandonnés, sa mère et lui. Et comme si ce dernier détail était de la plus haute importance, il ajoutait en baissant le ton que ceci s’était produit « un jour que c’était la nuit. »