mercredi 24 octobre 2012

Nous n'irons plus au bois

Le premier coup atteignit Julien au ventre, le faisant se plier en deux, ce qui eût pour effet immédiat d’offrir son visage au genou de son agresseur. Il s’effondra sur le sol et ne put, impuissant, que se rouler en boule pour tenter d’amortir les coups qui pleuvaient.
L’agresseur n’était pas seul, les pieds qui frappaient simultanément au ventre, dans le dos et à la tête ne laissaient aucun doute. Pourtant il n’avait vu personne si ce n’est, à la dernière minute, le type qui lui avait coupé le souffle d’un violent uppercut au foie. Et encore, dire qu’il l’avait vu n’était pas exact tant ce fut bref. Une ombre était apparue, qui s’était jeté sur lui.
Les coups redoublaient. Il n’y avait aucun bruit. Pas davantage celui des impacts sur son corps, qu’une parole échangée. Même le vent qui agitait le feuillage des arbres quelques secondes plutôt, annonçant un autre genre d’orage, avait disparu.


Il est allongé sur ce lit d’hôpital depuis trois jours. Comment y est-il arrivé ? Cela reste un mystère pour lui. De la police et des pompiers qui sont intervenus, constat, premiers soins, enlèvement, il ne garde aucun souvenir. Noir complet.
Il sait qu’il ressemble à une momie dans ses bandelettes et qu’il ne peut en rire à cause de trois côtes fêlées. Pourtant rire lui ferait du bien. C’est un champion de l’autodérision et là il pourrait s’en donner à cœur joie. Disparue sa belle gueule ! On n’aperçoit plus que les yeux et la bouche ; pour le reste, qu’y a-t-il sous l’épaisseur des pansements ?
Lorsqu’il était enfant et que son père lui promettait une bonne correction, ce dernier employait systématiquement cette expression surannée qu’il n’avait jamais entendue ailleurs : « Tu peux numéroter tes abatis ! » Eh bien, en quelque sorte c’est ce à quoi s’est livré l’interne lors de sa visite de ce matin, en récapitulant les blessures qu’on lui a infligées. Un état des lieux comme une vision de cauchemar. Le même cauchemar qui le hante jour et nuit depuis qu’il s’est réveillé dans cette chambre anonyme et froide.
En avant pour la litanie… Outre les trois côtes fêlées, il sait qu’il lui faut compter avec un éclatement de la rate, un déplacement du coccyx, de multiples contusions au niveau des jambes, une fracture du bras droit, deux dents cassées et un polytraumatisme facial. Dans tout cela, il y a quelques bonnes nouvelles : les contusions au niveau des cuisses montrent qu’il a su se protéger efficacement contre des coups visant le bas-ventre, évitant ainsi des conséquences bien pires ; l’oreille droite particulièrement tuméfiée ne semble pas avoir souffert en profondeur, ce que devrait confirmer un prochain audiogramme et enfin la mâchoire n’a, fort heureusement, pas été fracturée.
— Je ne sais pas ce que vous reprochaient ceux qui vous ont passé à tabac, mais je suis sûr que rien au monde ne justifie que l’on mette quelqu’un dans votre état. J’espère sincèrement qu’on les retrouvera et qu’ils paieront pour cela, lui avait dit l’interne en conclusion.
Il n’avait pas répondu, se contentant d’un pauvre sourire dans lequel il avait essayé de faire passer sa gratitude pour une telle sollicitude et un insondable pessimisme quant à la réalisation de l’espoir exprimé.
L’interne lui avait serré la cheville gauche, l’un des rares endroits du corps où l’on pouvait le toucher sans risque, et avait murmuré un « courage ! » plein de compassion en guise d’au revoir au moment de quitter la chambre. Ce simple mot était comme un aveu d’impuissance. Non pas à le guérir mais à comprendre la cruauté humaine.


Après la visite de l’interne, il avait eu un passage difficile. Il n’arrivait pas à digérer toutes les informations qu’on venait de lui asséner comme autant de coups supplémentaires.
Jusqu’à présent, il ne s’était fait qu’une vague idée de son état, à travers la géographie des souffrances ressenties. Encore celles-ci étaient-elles atténuées par les divers produits qu’on lui faisait absorber. Maintenant il savait avec précision ce qu’il en était et cela le perturbait, son optimisme naturel n’arrivait pas à prendre le dessus malgré les points positifs et rassurants qu’il avait relevé dans les propos qui venaient d’être tenus.
Une lame de désespoir l’emporta. Il se sentait submergé par une honte absurde dont il lui était difficile de déterminer si elle était celle de se trouver ici dans cet état, celle d’avoir été agressé ou pis encore celle de s’en être sorti vivant. Bien sûr il était la victime dans cette histoire, mais il ne savait que trop bien qu’à un moment plus ou moins proche son statut glisserait insensiblement vers la culpabilité. Si on retrouvait ceux qui lui avaient fait cela, il serait traîné dans la boue par leurs avocats afin d’atténuer leur responsabilité. N’est-ce pas ainsi que les choses se passent toujours ?


Il en était là de ses réflexions lorsque l’on frappa à la porte. Sans attendre d’y être invité, un homme entra.
— Lieutenant Ladevèze, se présenta-t-il en faisant le geste vague de chercher sa carte professionnelle, mais qu’il n’acheva pas.
Il prit la chaise qui était poussée contre le mur, sous la fenêtre, l’approcha du lit et s’y assit d’autorité. Il y avait moins d’impolitesse volontaire que d’insouciance dans son comportement et le blessé ne pensait pas à s’en offusquer. Il le regardait investir la petite chambre avec presque de l’amusement, en tout cas une pointe d’ironie.
— On m’a chargé d’enquêter sur votre agression. De recueillir votre témoignage et de voir si vous désirez déposer plainte.
Tout en parlant, il semblait jauger l’état de son interlocuteur. Avant de pénétrer dans la chambre il était passé au bureau des infirmières du service pour se renseigner sur le diagnostic établi et voir s’il pouvait procéder à un rapide interrogatoire sans trop perturber le patient. On lui avait donné le feu vert en le priant d’y aller doucement.
— Cela ne vous ennuie pas de répondre à quelques questions ?
Julien se contenta d’un signe de la main assez fataliste, qui semblait dire : « Faites votre travail » et en même temps marquer une distance, comme si cela ne le concernait pas. « Encore un qui a des doutes sur les capacités de la police » se dit Ladevèze avec une pointe d’amertume qui attisa la mauvaise humeur qu’il s’était juré de dissimuler jusqu’au bout. Il prit la mouche et attaqua bille en tête.
— Gagnons du temps. Je ne vais pas vous demander ce que vous faisiez à la nuit tombante au Bois des Ménines. Vous et moi savons très bien que ce n’est ni l’heure ni l’époque pour la cueillette des champignons…
Il scruta le visage disparaissant sous les bandages, cherchant à lire l’effet produit par sa diatribe dans les yeux bleu profond de son vis-à-vis. Celui-ci ne cilla pas. Après les coups qu’il avait encaissés, il pouvait supporter les sarcasmes.
— Ajoutez à cela que vos agresseurs ne vous ont rien volé, jusqu’à preuve du contraire, puisque nous avons retrouvé dans vos poches papiers, argent, clés d’appartement et de voitures. Au sujet du véhicule, celui-ci se trouvait à quelques centaines de mètres du lieu de l’agression, là où vous l’aviez garé, et sans dommages apparents… J’en conclus que nous sommes typiquement devant une agression à caractère homophobe. Confirmez-vous la chose, Monsieur Cannès ?
Il y eut un léger sourire sous le bandage et une voix faible s’éleva, presque inaudible de lassitude.
— Êtes-vous venu finir le boulot, Lieutenant ?
Piqué au vif, Ladevèze repoussa brutalement sa chaise en arrière, d’un coup de reins, et se pencha sur le lit.
— Écoutez-moi bien, Monsieur Cannès, je ne porte aucun jugement sur votre sexualité ou votre manière de la vivre, tant que vous ne commettez aucune infraction. Si vous vous exhibez en bordure du bois vous serez poursuivi pour outrage à la pudeur, en revanche si vous vous isolez dans un fourré hors de vue de quiconque je n’irai pas vous débusquer par plaisir. Les rondes de police régulières du côté du Bois des Ménines n’ont pas pour but le harcèlement des homosexuels qui ont l’habitude de si rencontrer, mais la protection de leurs biens et de leur personne.
— Pas très efficace… souffla Julien.
Le lieutenant ne releva pas cette pique. Il avait conscience de son irritation et ne voulait pas se laisser emporter. Il savait que la police n’a pas bonne presse chez les homosexuels ; les gays comme on les appelle depuis quelques années. Suspicion hélas légitimée par une longue tradition de tracasseries et de brimades en tous genres. Les choses ont pourtant lentement évolué depuis la note adressée à la demande de Gaston Defferre – peu après sa prise de fonction au ministère de l’Intérieur – par son directeur de cabinet, afin de réclamer l’arrêt immédiat de toute mesure discriminatoire à l’encontre des personnes en raison de leur orientation sexuelle. Désormais, la police nationale possède sa propre association gay, cependant des dérapages continuent d’être signalés ici où la, notamment des cas de harcèlement sur des lieux de rencontre extérieurs, terme pudique pour désigner des endroits que tout le monde s’accorde à appeler des « lieux de drague ». Le plus spectaculaire a été la découverte d’un fichier d’homosexuels tenu illégalement par la police municipale d’Albertville, mais c’est tout à l’honneur de la police nationale d’en avoir divulgué l’existence après avoir été intriguée par une recrudescence de demande d’identification de plaques minéralogiques. Les policiers d’Albertville notaient le numéro de tous les véhicules fréquentant le lieu de rencontre de la ville.
— Je vais vous expliquer comment les choses se passent, ici… Ce sont des jeunes qui s’amusent à « casser du pédé ». Ils agissent en bande, mais pour ne pas se faire repérer de leurs proies, il y en a un qui fait le guet près du bois. Lorsqu’il repère une victime potentielle, il prend le véhicule en photo à l’aide de son téléphone portable et la diffuse au reste de la bande qui n’a plus qu’à rappliquer au plus vite. Généralement, ils lapident la voiture à coup de cailloux, de batte de base-ball ou de boulons. De préférence quand leur victime est à l’intérieur, prenant un plaisir plus grand encore à l’agonir d’injures. C’est pour cela que nous faisons de rondes et grâce à quoi nous vous avons trouvé.
— Vous les connaissez donc ?
— Hélas ! les choses ne sont pas aussi simples. Nous savons comment ils opèrent parce que nous avons des oreilles qui traînent un peu partout et que ces gamins ne peuvent s’empêcher de se vanter. Mais ce ne sont que des on-dit…
— Des gamins… répéta Julien d’un ton rêveur.
— Oui, Monsieur Cannès, ce sont bien des gamins. La plupart d’entre eux n’ont pas seize ans !
Cela, Julien le sait. Il se tient au courant de l’actualité à travers la presse magazine spécialisée, par le biais des informations sur le Net aussi. Il a récemment lu le dernier rapport de l’association SOS-Homophobie, qui fait état d’un accroissement des agressions homophobes constaté à travers une progression de 10 % du nombre de témoignages recueillis en un an sur sa ligne d’écoute, avec des actes de plus en plus violents ayant pour auteurs des garçons ou des filles de plus en plus jeunes. Des données objectives qui vont à l’encontre de la croyance couramment répandue qui voudrait que les jeunes soient beaucoup plus tolérants en matière de mœurs que leurs aînés.
— Ils choisissent leurs futures victimes, poursuivait le lieutenant ; de préférence des hommes isolés, ayant atteint la cinquantaine comme c’est votre cas. À cinquante ans, on est moins vif, plus vulnérable. Vous êtes le quatrième à avoir été battu à cet endroit en quinze jours. Je veux dire le quatrième dont nous ayons connaissance car il est probable qu’il y en a eu d’autres qui n’ont pas souhaité déposer plainte. Ces voyous savent qu’ils peuvent compter sur le silence de leurs victimes, ils ne les choisissent pas au hasard.


Julien ferme les yeux et revit, une fois de plus, l’événement. Ce sont toujours les mêmes images : cette ombre surgie de nulle part qui se jette sur lui, le met à terre d’un terrible coup-de-poing ; et la suite des coups, l’impression d’être pris sous une avalanche. Tout cela dans le plus angoissant des silences, sa bouche ouverte sur un appel muet.
Il retient difficilement une larme qu’il sent monter au coin de l’œil. Plus encore que sa douleur physique, c’est l’oppression de ce souvenir qui le fait horriblement souffrir. Il n’a pas vu le type qui l’a frappé en premier. À peine a-t-il eu le temps d’enregistrer sa présence ; si simplement il avait pu se demander si c’était une bonne fortune possible, les traits de l’autre seraient gravés dans sa mémoire. Il était venu là pour chercher un bon coup, pas des mauvais !
Cette dernière pensée lui arrache un faible sourire. De toute éternité il a su qu’il y avait un danger potentiel à la drague en plein air, mais il s’est appliqué à le refouler. Il faisait attention, évitait certains endroits, certaines heures trop sombres. Plus exactement, l’âge venant il avait appris la prudence, se remémorant parfois avec effroi les situations où son inconscience l’avait conduit dans sa jeunesse.
« Ça n’arrive qu’aux autres ! », on ne le formule pas et cependant c’est ce que nous dicte notre inconscient. Aux autres et ailleurs, comme à Nancy où sur un lieu de drague isolé deux gamins de dix-sept ans ont jeté un sexagénaire dans le canal de la Marne au Rhin où ils l’ont laissé se noyer malgré ses appels à l’aide ; à Toulouse où, dans la même nuit, deux prostitués parisiens en cavale ont successivement dragué deux hommes sur l’île du Ramier, qu’ils ont ensuite torturés et tués à leur domicile respectif ; à Brives-la-Gaillarde, où deux jeunes d’une vingtaine d’années ont sauvagement brutalisé un homme de cinquante ans dans un square où ils savaient pouvoir « casser du pédé » ; à Nîmes où un homme de quarante ans a été tué de cinquante-six coups de couteau et quelques coups de marteau par un jeune homme de dix-huit ans rencontré sur Internet ; à Lyon, où un homme a été retrouvé nu, ligoté à un arbre dans un parc, après avoir été battu par un gars rencontré sur le Net pour une partie SM… Il se souvient aussi d’une agression d’une rare violence sur le parking de l’ère de drague de Bompas où l’on a retrouvé quelques mois plus tard le corps d’un homme d’une trentaine d’allées. Mais les jeunes ne sont pas toujours les bourreaux. À Vitry-sur-Seine, celui que l’on a retrouvé au petit matin dans un parc, nu, le visage tuméfié et le thorax couvert de traces de coups n’avait que vingt-neuf ans. Plus récemment, à Reims, c’est un garçon d’une vingtaine d’années qui a été battu et torturé tout un après-midi avant d’être noyé dans la Vesle par quatre jeunes gens dont deux n’avaient que dix-sept ans, simplement parce qu’il leur semblait « basané et efféminé ». La liste serait interminable. Sans compter la haine ordinaire, celle faites d’injures quotidiennes et de menaces.
Aux autres, oui, et ailleurs. Pas à Julien Cannès, ni au Bois des Ménines.


— Nous avons rencontré les représentants d’associations homos de la région, nous leur avons demandé de relayer un appel à témoin. Peut-être cela donnera-t-il quelque chose ? Peut-être d’autres victimes se feront-elles connaître ?
— Il n’y a pas de témoins de ma mésaventure, lieutenant, j’étais seul.
— Une dizaine de véhicules étaient garés près du vôtre. Il est peu probable que personne n’ait rien vu !
Ladevèze le regarda avec commisération, eut un haussement d’épaules et détourna la tête, son regard plongeant dans le parc de l’hôpital, par-delà la fenêtre dont les volets roulants n’étaient qu’à demi baissés. Il pensait à l’homme allongé sur le lit, dans son dos, réduit en bouillie par une bande de désœuvrés qui seraient bien en peine d’expliquer leur geste, si toutefois on les retrouvait, autrement que par un vague : « On n’a rien fait de mal, c’était qu’un pédé ! Il faut les soigner ces types-là… » À nouveau, la colère reprenait le dessus. Contre cette violence gratuite, bien sûr, mais pas seulement cela.
— Savez-vous ce qui me rend malade, Monsieur Cannès ? C’est de savoir que personne n’a levé le petit doigt pour vous alors qu’il y avait du monde dans le bois et qu’une bagarre fait nécessairement du bruit. Vous avez dû crier, appeler à l’aide ; vos agresseurs se sont vraisemblablement encouragés mutuellement en vous insultant copieusement et cependant pas un seul de ces types qui étaient venus là pour draguer, comme vous, n’a cherché à se porter à votre secours où a nous prévenir. Notre intervention a été de pur hasard. La patrouille a vu des types sortir du bois en courant et enfourcher scooters et motos avant de filer pleins gaz. Au lieu de se lancer à leur poursuite, les gars ont préféré jeter un œil pour voir si tout allait bien et vous ont trouvé geignant sur le sol à quelques dizaines de mètres de là.
Il se retourna, fit quelques pas dans la chambre avant de venir s’asseoir au bord du lit. Julien le regardait, intrigué. Il ne pensait pas qu’un flic puisse prendre à cœur un cassage de pédé. Décidément, la vie était pleine de surprises depuis quelques jours.
— Quand je pense que chaque année des milliers d’entre vous descendent dans la rue pour les Gay Prides, à Paris ou dans les grandes villes de province, que la presse se gargarise de « Communauté homosexuelle »… À part pour danser derrière des chars à la sono hurlante de musique techno, où est-elle votre communauté ? Et la solidarité entre vous ? Trois agressions physiques en quinze jours au Bois des Ménines et vous n’étiez pas au courant, personne n’a relayé l’information. Ceux qui savaient ont dû, au mieux, se contenter d’aller draguer ailleurs pour quelque temps… Et ceux qui ont vu ou entendu votre agression n’ont pas bougé. Je peux comprendre la peur des coups, mais à l’heure du téléphone portable ce n’était pas compliqué de faire venir la police, ou même d’appeler le SAMU après.
— La plupart de ces types sont mariés ou en couple, lieutenant. Ils n’avaient aucune envie de se trouver mêlés à ça, de devoir témoigner et risquer d’être cités à un procès, ce qui les aurait exposés aux questions de leur entourage…
— Ne me dites pas que vous les excusez ?
— Non, mais je cherche à comprendre leurs raisons. Malgré les Gay Prides et l’évolution supposée des mœurs, vous n’imaginez pas le nombre de Reines-de-placard qu’il peut encore exister, et de types mal dans leur peau…
Une infirmière entra dans la chambre pour les soins, mettant fin à l’entretien et chassant le lieutenant qui promit de revenir s’il avait du nouveau et invita Julien, en tout état de cause, à passer au commissariat lorsqu’il serait rétabli afin que l’on puisse enregistrer sa plainte et sa déposition.


Alors qu’il se retrouvait seul, l’infirmière partie après les soins, il eut tout le temps de repenser à la visite du policier. Celle-ci l’avait perturbé plus qu’il ne l’aurait pensé.
Lui-même n’avait jamais véritablement cru à l’existence d’une communauté homosexuelle. On ne bâtit pas une telle chose par la juxtaposition d’individualismes forcenés, sans le moindre ciment de solidarité. Tout au plus existe-t-il une sorte de ghetto marchand où l’on paye souvent plus cher le droit d’être entre soi. Il ne mettait en cela aucun jugement négatif. Bien au contraire. Il pensait que du communautarisme au minoritarisme il n’y avait qu’un petit pas à franchir et contre lequel il se raidissait de toutes ses forces, le minoritarisme ne pouvant conduire qu’à la pire des choses : la discrimination positive, un oxymore très en vogue ces derniers temps.
Lui aussi participait aux Gay Pride, c’était sa manière de montrer qu’il existait sans complexe. De le montrer à ceux que cela dérangeait, mais surtout à ceux qui n’arrivaient pas à assumer leur homosexualité. Il se souvenait que cela n’avait pas toujours été facile pour lui, à l’adolescence, de vivre sa différence en se demandant s’il était un monstre isolé ou si d’autres étaient comme lui. Il avait dépassé cela très vite, puis il avait offert sa visibilité à ceux qu’elle pourrait aider.
Le lobby homosexuel est un fantasme d’homophobes. Il existe des associations de défense qui font entendre leur voix, souvent difficilement, parfois spectaculairement, dans le souci de faire évoluer la société vers une égalité de droits et de traitement pour les gays, les lesbiennes, les transexuel-le-s ; elles expriment les aspirations de catégories de personnes et non d’une communauté. En sont témoins les rivalités qui parfois les opposent.


Toutes ces pensées le fatiguaient. Il se laissa glisser dans une semi-conscience rêveuse. Il voulait chasser tout cela de son esprit et passer à autre chose. Mais était-ce possible tant qu’il se trouverait cloué sur ce lit d’hôpital ?
À nouveaux, il se laissa envahir par ces mêmes images qui le hantaient : le coup au ventre qu’il n’avait pas vu venir, puis le coup de genoux dans la figure alors qu’il se pliait en deux sous la douleur du premier choc. Et d’autres coups qui s’enchaînaient à une allure folle, son corps qui se tordait sur le sol comme s’il pouvait échapper à ce déluge, la bouche qui s’ouvrait sur un cri…
Il y eut comme un déchirement dans son esprit et soudain il entendit ce cri inhumain qui sortait de sa propre bouche, en même temps que le bruit des coups qui s’abattaient sur lui, le vent dans les arbres, les injures de ses assaillants. Ses bourreaux. Car ils étaient au moins quatre, maintenant il en avait conscience, il pouvait les dénombrer grâce aux voix qui déversaient sur lui des mots de haine à la fois pour le blesser davantage et se donner du courage ou plus de cœur à l’ouvrage qu’ils s’étaient fixé :
— Prends ça pédale !
— Enculé !
— Je vais te péter les dents, ça s’ra plus facile pour sucer, salope…
Et au milieu de ces invectives, entre les cris de bête que lui arrachait la douleur, il y avait ses appels au secours qui ne parvenaient pas à couvrir les bruits de fuite qu’il entendait dans les fourrés.
— Tirons-nous, il y en a un qui se fait casser la gueule, là-bas…


Il se réveille en nage, hagard et soulagé. Ce qui l’oppressait le plus, jusqu’à présent, c’était le silence qui accompagnait le film dans sa tête. Maintenant il sait ce que cela occultait. Il ne voulait pas entendre les fuyards, il voulait croire que tout ceci lui était arrivé parce qu’il avait commis la faute de rester isolé. Ainsi qu’il l’a dit au lieutenant, il comprend ce désir de ne pas être mêlés à cela, mais il n’en éprouve pas moins amertume et écœurement.
Cependant ce qui le perturbe davantage, c’est la haine de ses agresseurs. Il ne la comprend pas.
Que faisait-il de mal ? Que pouvait-on lui reprocher ? Il a toujours pensé que l’homosexualité ne méritait, comme toute chose, qu’adhésion ou indifférence. On peut parfaitement n’éprouver aucun désir pour les personnes de son propre sexe, mais dans ce cas pourquoi certains rejettent-ils les homosexuels, allant parfois très loin dans l’escalade d’une violence exprimée en mots ou en coups ? Il n’est pas certain que ces réactions passionnées soient, comme on le dit, le signe d’un refoulement. Cela vient de plus loin. Il existe une base religieuse à l’homophobie, qui s’est ensuite distillée dans les sociétés grâce aux liens étroits qui ont toujours uni les pouvoirs religieux et politiques. C’est vrai du judaïsme, comme du catholicisme ou de l’islamisme. L’exécution par pendaison de trois adolescents en Iran en 2006, pour pratiques homosexuelles, en est une parfaite démonstration, tout comme le sont les « escadrons de la mort », cette milice chiite qui s’est donnée pour mission de purifier l’Iran et qui s’inspire des méthodes de la police secrète en tendant des pièges aux homosexuels sur Internet : se faisant passer pour des gays, leurs membres donnent rendez-vous à des hommes qu’ils enlèvent, torturent afin d’obtenir les noms de leurs partenaires sexuels, puis exécutent dans le désert. Moins radicales, les manifestations de babouchkas orthodoxes en Russie contre la Gay Pride de Moscou, parapluie brandi et virevoltant comme des massues, en sont également un exemple.


Julien éprouve souvent une grande angoisse devant ce déploiement d’incompréhension et de haine. Il voudrait croire qu’au XXIe siècle les hommes ont suffisamment évolué pour faire la part des choses.
Il y a toujours eu des homosexuels. Probablement dans une proportion qui n’a pas énormément varié au fil du temps, ce qui prouve bien que ceux-ci ne sont en rien une menace pour la perpétuation de l’espèce comme d’aucuns le répètent à l’envie.
À partir du moment où les rapports sexuels ont lieu entre personnes consentantes, sans contrainte ni violence, pourquoi stigmatiser, poursuivre, condamner ?
L’outrance des propos de certains hommes, voire de certaines femmes politiques ne trouve-t-elle pas un écho dans ces agressions croissantes à l’encontre des gays ? Ne sont-elles pas une justification et un appel à cette violence qui peut aller jusqu’au meurtre ? Il n’est pas question d’irresponsabilité politique, mais d’irresponsabilité tout court. Lorsqu’on représente le peuple, on se doit de mesurer la portée de son discours, cela semble la moindre des règles déontologiques. En tout cas, se devrait en être une.
La trop fréquente faiblesse des peines prononcées contre les agresseurs homophobes peut sans doute être, elle aussi, interprétée comme un signe d’assentiment de la justice à leur égard. La mort par noyade du sexagénaire de Nancy n’a valu que cinq ans de prison, dont trois avec sursis, à ses meurtriers qui étaient âgés de dix-sept ans au moment des faits. Deux ans de prison ferme parce qu’on considère que la minorité vaut circonstance atténuante. Deux ans pour la vie d’un homme qui ne faisait de mal à personne et ne connaissait pas ses agresseurs !
Ce n’est pas de tolérance dont les homosexuels ont besoin, mais d’indifférence. Celle-ci ne peut passer que par une reconnaissance à une égalité de droits et de traitement. Tant que ceux-ci seront calculés sur des bases volontairement tronquées, on perpétuera l’idée qu’ils sont des citoyens de seconde zone, des sous-hommes.


Mais pour l’heure, il n’est pas question de problème métaphysique ou politique. Ce qui importe à Julien, c’est de rebondir, de sortir de cette mauvaise passe. Panser ses blessures, celles du corps prioritairement, celles de l’âme suivront le mouvement comme elles l’ont toujours fait.
Ensuite, que faudra-t-il faire ? Cesser d’aller au Bois des Ménines parce que l’endroit est devenu dangereux ? Aller de préférence dans les saunas, les bars, les boîtes ou même, plus radicalement, se « ranger » parce que le demi-siècle passé ce serait une hérésie que de courir encore après le plaisir ? Il sait bien que cette dernière pensée est inique et qu’au contraire le plaisir c’est la vie. Tout comme il sait qu’il retournera tôt ou tard – assurément plus tôt que tard – sur ce lieu de rencontres où les bonnes fortunes restent plus probables que les mauvais coups, quel que soit le danger potentiel, parce que son instinct l’y poussera, parce que son désir l’y appelle déjà.
S’interdire de retourner là-bas n’aboutirait-il pas à donner raison et victoire à ceux qui ont voulu l’en chasser, satisfaction et justification à leur haine imbécile et ignoble ? Sa place est là-bas tant qu’il reste un espoir de rencontre, une possibilité de bonheur…
Dès qu’il sera sorti de l’hôpital et que les marques qu’il porte au visage auront disparu, il reprendra la route du bois. Peut-être y aura-t-il un peu d’appréhension au début, mais son habituelle insouciance reprendra vite le dessus. Il suffira d’un regard ou d’un sourire échangé avec un autre promeneur, de la fuite fugitive d’un écureuil dans les branchages pour lui redonner cette confiance en la vie.
Décidément, il n’est pas question de s’arrêter à cette idée saugrenue de ne plus aller draguer du côté du bois !


Alors, par une étrange association d’idées, lui revint en mémoire le disque de comptines qu’il écoutait enfant, jusqu’à l’usure. Un vieux vinyle qui avait fini par se rayer au point de buter sur trois mots qui se répétaient à l’infini. Il sourit avec une pointe d’attendrissement nostalgique en pensant à ce chœur de gamins qui s’époumonaient joyeusement : nous n’irons plus au bois… plus au bois… plus au bois… plus au bois… plus au bois… plus au bois…………
…….…

vendredi 12 octobre 2012

Ethique du mensonge 6/6

VI

Aurélien a rangé le second cahier à sa place, puis il est allé se servir un verre de Gin-tonic avant de s’affaler sur le canapé. Il boit par petites gorgées, la tête ailleurs.
Cette rencontre de tout à l’heure et la plongée dans son journal qui l’a suivie l’ont passablement chamboulé. Il ressent un malaise rétrospectif. Cette histoire aurait pu très mal tourner pour lui, il en reste persuadé.
Pour y mettre fin, il avait dû changer de numéro de téléphone portable et s’abstenir de fréquenter l’usine pendant de longues semaines. Heureusement, ensuite un engagement était arrivé à point nommé pour le tenir loin de la ville pendant six mois.
Il avait oublié Geoffroy sans peine, ce dont il avait eu des difficultés à se défaire en revanche c’était d’un vague sentiment d’angoisse qui l’accompagnait dans ses plans de drague. Jusqu’à ce triste épisode, il n’avait jamais eu réellement conscience de la dangerosité des situations dans lesquelles il lui arrivait de se mettre. Jusqu’alors, il avait pensé que seules les rencontres SM pouvaient dégénérer, péchant en cela par excès de confiance.
Depuis qu’il est revenu en ville, il ne fréquente plus que rarement les lieux de rencontres extérieurs, leur préférant bars et saunas ; voire la drague sur Internet, bien que celle-ci soit trop souvent cantonnée au virtuel à son goût. 
Il achève son verre, se lève pour aller le déposer sur l’évier, dans la cuisine, puis il revient et cherche un CD dans le fouillis de la colonne où ceux-ci sont stockés. Il le trouve enfin et l’enclenche dans le lecteur. C’est le morceau de Victoria que Geoffroy chantait après qu’ils aient fait l’amour la première fois, sans se douter que c’était l’un de ses airs préférés. C’est sa sœur, choriste, qui le lui a fait découvrir il y a bien longtemps.
La pièce est plongée dans une pénombre relative, qui n’est combattue faiblement que par la lampe posée sur le secrétaire où il écrivait tout à l’heure.
Il se tient debout au centre de la pièce, regardant vaguement par la fenêtre. Dehors, la nuit est tombée. La musique est mélancolique, elle ne lui en colle que plus douloureusement à l’âme. Il sent des larmes venir, pourtant il n’est pas triste. Ce n’est que l’effet de la nuit qui s’ajoute à un sentiment de solitude. Un frisson lui parcourt l’échine.
Un bruit de clef dans la serrure, presque imperceptible par contraste avec celui de la porte qui claque aussitôt. Un sac de voyage s’écrase sur le plancher de l’entrée…
Il ne se retourne pas, déjà Cédric est collé contre son dos et l’enserre de ses bras puissants tout en picorant sa nuque de petits baisers tendres, avant de le faire pivoter pour se régaler de ses lèvres.
— Il était temps que je rentre, mon amour… dit-il en voyant les yeux embués d’Aurélien.
— Oui, cinq minutes plus tard et j’étais parti à l’aventure, répond celui-ci dans un rire joyeux.
Au fond, Geoffroy avait peut-être raison. Il y a bien une éthique du mensonge, celle qui consiste à faire croire à Cédric que le bonheur de son retour suffit à effacer l’angoisse de ses absences…

jeudi 11 octobre 2012

Ethique du mensonge 5/6

V

Aurélien est rêveur. Il repense à cette liaison improbable qui s’était nouée entre Geoffroy et lui, à son corps défendant. Certes, il avait trouvé une certaine excitation à cette rencontre mais il n’y avait mis d’autre intention qu’une récréation sexuelle sans importance. Or, il s’aperçut très vite que son partenaire ne l’entendait pas ainsi.
Il continue de feuilleter son journal de l’époque, un peu plus vite, sautant de long développement pour ne garder que les passages essentiels qui retracent cette relation complexe dans laquelle il s’était laissé embringuer avec un sentiment de peur qui confinait parfois à la panique.
Dès le premier jour, il avait eu des doutes sur la santé mentale de Geoffroy.


« Il y avait à peine une heure que nous nous étions quittés et alors même que je l’avais déjà pour ainsi dire oublié, ce type rencontré à l’usine en fin de matinée m’a téléphoné.
Ce fut une conversation assez anodine, il me dit combien il avait apprécié ce que nous avions fait et souhaitait que nous recommencions au plus vite.
Seulement, il s’est mis à m’appeler tous les trois quarts d’heure et au fil des appels le ton n’était plus le même. Cela devenait de pus en plus délirant, l’insulte se mêlait aux propos les plus crus. À tel point que je renonce à les retranscrire ici tant je reste abasourdi par ce que j’ai pu entendre !
 »


Au cours de cette première journée, il apprit que Geoffroy était psychanalyste, ce qui expliquait la régularité métronomique de ses appels : entre chaque client. Il était marié, avait trois filles, de dix-sept, quinze et douze ans. Il y avait vingt ans qu’il n’avait pas fait l’amour avec un homme. Sans doute était-ce là une explication de l’exaltation quelque peu délirante de ses propos.
Alors qu’ils étaient convenus de se voir le jeudi suivant, Geoffroy débarqua en ville dès le samedi et convoqua Aurélien de manière comminatoire dans un bar du centre. C’était pour lui dire que sa vie était bouleversée par leur rencontre, qu’il songeait à quitter sa femme et voulait construire son avenir avec lui.
Aurélien qui ne souhaitait rien de tout cela se vit contraint de lui mettre les points sur les “i”. Leur rencontre n’était rien d’autre qu’une récréation qu’ils s’étaient accordée pour mettre un peu de piment dans leur quotidien. Lui-même avait une relation durable et entièrement satisfaisante avec l’homme qui partageait sa vie depuis de nombreuses années et il n’était pas question de remettre cela en cause un seul instant.


« C’était une chance que ce bar n’ait pas été l’un de ceux où il m’arrive d’aller prendre un verre. Au moins personne ne me connaissait là-bas et cela me permettait de me sentir un peu moins mal à l’aise.
Geoffroy s’excitait un peu plus à chaque phrase. J’avais l’impression qu’une digue venait de céder et que d’un coup déferlait une énorme vague qui voulait tout emporter sur son passage.
Il m’a raconté comment il s’était tourné vers les femmes après que son premier amant se soit donné la mort pour des raisons assez obscures mais dans lesquelles lui-même devait entrer pour une bonne part. Il avait donc rencontré la femme qu’il avait épousée et à qui il a fait trois enfants. Il dirigeait une clinique psychiatrique dans une autre région, menant la vie mondaine attachée à ce genre de fonction, puis il avait mis fin à cette vie-là deux ans plus tôt, décidant de se rapprocher de ses origines géographiques. Il avait ouvert un cabinet privé et transplanté sa famille dans un univers où ils ne connaissaient personne. Cela ne s’était pas fait sans heurts. Ses filles lui en voulaient beaucoup de la perte de leurs copines.
 »


Il se souvient que l’égoïsme de Geoffroy était sans borne. Cela le choquait à chaque instant. Jamais il n’avait rencontré quelqu’un qui prêta moins d’attention que lui aux désirs ou même au confort des gens qui l’entouraient. Cela était vrai même de ses clients. Il lui arrivait d’en parler assez souvent et les mots qu’il employait étaient d’une violence ahurissante. 
Aurélien nourrissait une certaine suspicion à l’encontre des psys. Les récents débats autour de l’instauration du pacs avaient montré à quel point la corporation était capable de s’immiscer dans le débat politique pour tenter de définir et imposer sa norme. Il lui semblait donc qu’il y avait un énorme problème d’éthique dans le comportement de son amant. Homosexuel refoulé pendant longtemps, souffrant manifestement d’une homophobie intériorisée, comment avait-il pu prétendre pouvoir apporter quoi que ce soit à des patients homosexuels mal dans leur peau et dont il disait pourtant s’être occupé assez régulièrement.
Ils se revirent le jeudi suivant. C’était le jour où Geoffroy avait rendez-vous avec son propre psychanalyste. Arrivé en fin de matinée, il invita Aurélien à déjeuner dans une pizzeria en attendant l’heure de sa séance. Après celle-ci, ils prirent une chambre dans l’un de ces hôtels entièrement automatisés où l’on ne croise aucun personnel. Confort minimum, mais ils n’avaient besoin de rien d’autre qu’un lit et une douche.
C’était la seconde fois qu’ils faisaient l’amour et déjà ce n’était plus pareil. Aurélien eut l’impression que son partenaire avait tout donné la première fois, désormais ce n’était plus qu’une pâle répétition. 


« Nous avons baisé une partie de l’après-midi. Ce n’était pas génial. Largement moins bien qu’à notre première rencontre. Le désir s’était-il émoussé ? Je crois que c’est pire que cela. Le désir avait simplement changé d’aspect. C’est un peu comme si après s’être laissé aller la première fois, Geoffroy avait repris le contrôle. Il est devenu dominateur. Ses étreintes n’ont plus la fougue de la rencontre mais la force et la violence d’une volonté méchante, féroce… Il s’agit soudain moins de donner du plaisir à l’autre que de lui en prendre en s’assurant qu’il en souffre. J’avais mal et cette douleur occupait tout mon esprit. »


Les coups de fil continuaient à la même cadence. Leur teneur était toujours un mélange de vulgarités, d’autosatisfaction, de reproches.
Geoffroy disait aussi des mots tendres, des mots d’amour. Il semblait prendre un malin plaisir à souffler le chaud et le froid.
Leurs dialogues étaient souvent tendus. Aurélien avait beaucoup de mal à supporter cette intrusion constante dans sa vie. Il ne trouvait plus le calme nécessaire à l’apprentissage de ses rôles. Mais s’il avait le malheur de ne pas répondre quand on l’appelait, il s’en suivait des scènes épouvantables.
Il souhaitait mettre un terme rapide à cette relation, cependant il ne savait comment s’y prendre. Il sentait à quel point Geoffroy était fragilisé par son retour à des pratiques trop longtemps refoulées. C’était comme s’il se sentait une sorte de responsabilité vis-à-vis de lui.
Une scène éclata bientôt entre eux à l’occasion de l’un de ces appels téléphoniques. Geoffroy lui fit le reproche de ne jamais le nommer.
— Je t’appelle “mon amour” et toi tu ne me nommes jamais quand tu décroches !
— Je n’ai pas besoin de te nommer. C’est toi qui appelles, tu dois savoir qui tu es…
Il faisait semblant de ne pas comprendre, ce qui ne faisait qu’énerver l’autre davantage.
— Tu pourrais me dire “mon amour” toi aussi.
— Non, puisque ce n’est pas le cas. Tu le sais très bien, nous en avons déjà parlé. Copain de cul si tu veux, mais rien de plus.


« Cette scène au téléphone était invraisemblable. Il me disait qu’il veut tout quitter pour moi et que de mon côté je n’ai aucune sorte de respect pour lui. Il m’a fallu lui expliquer patiemment que c’est par profond respect que je lui dis la vérité. Pourquoi lui mentir, lui donner de faux espoirs ?
Il ne se rend pas compte de la chance qu’il a eue de tomber sur moi à l’usine ce jour-là. Un autre aurait pu profiter de la situation ou simplement le laisser s’enfoncer dans son délire et mettre sa vie en l’air. Ni sa femme ni ses filles ne sont responsables de sa vie ratée. Lui seul a voulu qu’elle soit ainsi. Il est simplement trop égoïste pour l’admettre. 
»


Après cet échange violent, il y eut une dernière rencontre. Houleuse elle aussi.
Ce fut d’abord un déjeuner à la Brasserie Alsacienne. Bien qu’il s’agisse d’une tentative de réconciliation autour d’un plat de moules-frites, cela tourna assez vite au vinaigre.
Geoffroy reprochait à Aurélien son trop de franchise. Ce dernier lui rétorquant que lui en manquait singulièrement de son côté. Il l’attaqua sur sa profession, l’accusa d’être un manipulateur, de tromper ses patients en prétendant les aider à vivre quand lui-même était incapable de vivre sa propre vie.
Aurélien s’échauffait au fil de sa diatribe, persuadé qu’il ne pouvait qu’être salutaire que quelqu’un dise enfin son fait à ce mégalomane foncièrement méchant qui aimait décrire avec satisfaction les horreurs qu’il osait dire à certains de ses patients.
Geoffroy était devenu blême sous ce déluge de critiques, il avait d’abord tenté l’insulte, puis le mépris hautain avant de soudain exploser d’une colère froide.
— Tu te caches derrière la vérité mieux que d’autres derrière le mensonge, grinça-t-il. C’est une vérité de confort. Tu dis ce que tu penses sans te soucier des conséquences. Il y a pourtant des choses que l’on ne devrait pas dire. Que tu le veuilles ou non, il y a une éthique du mensonge qui te fait défaut !
Le dessert fut oublié. Ils se rendirent au sauna, de l’autre côté de la rue. Leur étreinte fut navrante. Plus violente encore que les fois précédentes. Aurélien avait peur. Tandis que Geoffroy le prenait en levrette, il se dit que celui-ci pourrait en profiter pour l’étrangler et qu’il n’aurait aucun moyen de se défendre. 


« C’était un sentiment terrible. Je ne savais plus si le danger était réel ou fantasmé. Dans les deux cas, cela montre bien à quel point il est urgent de mettre fin à cette relation. Même si je dois me sentir coupable, même s’il se laisse aller à faire la bêtise de tout planter là, femme, enfants, clients.
Comment ai-je pu me laisser embarquer dans cette histoire ? J’avais pourtant été très clair dès le départ sur le fait que je ne cherchais pas autre chose qu’une rencontre de passage.
Mais il parait que la vérité et pire que le mensonge. C’est bien là la rhétorique perverse d’un psychanalyste que de parler d’une éthique du mensonge afin de couvrir sa propre incapacité à affronter le réel !
 »

mercredi 10 octobre 2012

Ethique du mensonge 4/6

IV

L’autre n’était plus qu’à quelques pas de lui. Aurélien resta figé dans son indifférence manifeste. Il laissait les choses suivre leur cour.
Tête-de-Banquier avait le regard fuyant, le geste mal assuré, pourtant on sentait confusément qu’il ne fallait pas voir de la timidité derrière ce comportement. Il émanait du personnage un je-ne-sais-quoi qui sentait la morgue et l’orgueil. Peut-être était-ce cet orgueil qui le poussait à ne pas attaquer franchement et de front ?
Il s’approcha encore un peu, presque à toucher sa proie. 
— Belle journée, dit-il.
— Oui, il n’y a pas à se plaindre.
— Merci pour tout à l’heure, ajouta l’autre.
Aurélien se souvint lui avoir signalé de se méfier du coin des squatters en le croisant un peu plus tôt. Il l’avait fait machinalement, sans vraiment prêter attention à la personne à laquelle il s’adressait. C’était par pure solidarité, il aurait mis ainsi en garde toute personne qu’il aurait rencontrée sur son chemin, il n’y avait aucune intention personnelle dans son acte.
— Je restais un peu à l’écart, vous étiez au téléphone, je ne voulais pas être indiscret.
— Pas de problème, lâcha laconiquement Aurélien.
Il commençait à éprouver une sorte d’amusement devant les travaux d’approche empruntés et maladroits de ce type. Le vousoiement, déjà, avait quelque chose de parfaitement déplacé dans ce lieu voué à la prise de contact facile pour une consommation rapide.
Il était évident que l’autre ne savait comment se comporter et aller plus loin, cette maladresse finissait par être touchante. Un puceau de quarante ans et plus, ça n’est pas si fréquent après tout ! Aurélien eut pitié et décida de prendre les devants.
D’un signe de tête, sans un mot, il lui fit signe de le suivre et se dirigea vers le bâtiment administratif. Il ne se retourna pas une fois pour voir si l’autre était sur ses pas, ce n’était pas nécessaire, il n’y avait pas le moindre doute sur la chose.
Une fois à l’intérieur du bâtiment il l’entraîna vers un réduit, sorte de vaste placard sans fenêtre, dont la porte avait été arrachée depuis longtemps. L’endroit était très sombre, presque noir lorsqu’on y entrait, avant que l’œil s’habitue et permette de distinguer au moins des formes.
Aurélien poussa l’homme contre le mur du fond avant de se plaquer à lui, sa main droite caressant son torse à travers la chemise et descendant en reconnaissance vers la protubérance qu’il sentait contre sa cuisse. L’autre respirait bruyamment, de façon un peu saccadée. Il ne bougeait pas, s’abandonnant à l’entière initiative de son partenaire. Ce dernier lui dégrafait sa ceinture, déboutonnait et descendait le pantalon sur ses chevilles, lui caressait le sexe à travers le fin tissu du slip avant de faire glisser ce dernier tout en se mettant à genoux devant l’objet de sa convoitise qu’une bouche avide et experte ne tardait pas à happer.
Tête-de-Banquier émettait de petits râles pathétiques, comme s’il essayait de réprimer le plaisir qu’il voulait exprimer. Ses mains s’étaient posées de part et d’autre de la tête d’Aurélien et imprimaient un rythme soutenu à son cadencement.
Au bout d’un moment, celui-ci se releva, se débarrassa de ses vêtements en un tournemain et murmura contre son oreille : « Prends-moi, maintenant. »


Ils quittèrent leur recoin et revinrent vers la lumière. Aurélien marchait devant, Tête-de-Banquier le suivait à quelques pas de distance. Depuis que le jeune homme s’était offert dans un murmure, pas un mot n’avait été échangé. Leurs étreintes s’étaient faites sans discours. Les palabres inutiles n’ont pas cours dans ce genre de rencontres. Un ami d’Aurélien qui avait eu l’outrecuidance de vouloir engager la conversation avec le type qui le pelotait dans la backroom d’un sexe club s’était entendu répondre : « Si en plus il faut parler ! » avant d’être planté là comme un idiot. Aurélien trouvait cette histoire délicieuse, elle le faisait énormément rire. Il imaginait la tête de son ami et n’avait aucun mal pour cela, il lui suffisait de se souvenir de celle qu’il faisait en racontant sa mésaventure !
En quittant le bâtiment administratif, il fut surpris d’entendre une voix chanter dernière lui. Ce n’était ni un sifflotement, ni un fredonnement, mais bien une voix de basse déployant toute sa tessiture.
 

O vos omnes qui transitis per viam
Attendite et videte
Si est dolor
Sicut dolor meus… (1) 

— C’est la première fois que je fais cet effet-là à un mec, dit-il dans un sourire en jettant un regard par-dessus son épaule.
— Quand je suis heureux, je chante.
— Merci du compliment. 
— Vous n’aimez pas ?
— Si. Cependant, le morceau choisi à quelque chose de décalé dans ce lieu.
— La musique sacrée est partout chez elle.
Aurélien s’arrêta et éclata de rire. Il fit face à Tête-de-Banquier, lui caressa la joue du bout de l’index avant de lui assener une pichenette au menton.
— Après ce que nous venons de faire, se prendre pour la Vierge et implorer les hommes qui passent sur le chemin de s’intéresser à ta douleur c’est blasphématoire pour elle et plutôt gonflé vis-à-vis de moi !
— Je ne savais pas que vous étiez connaisseur…
— On pourrait peut-être passer au tutoiement, non ?


Ils avaient discuté quelques minutes près du mur d’enceinte. Geoffroy, qui avait fini par se présenter, semblait ne pas savoir comment se séparer d’Aurélien qui, de son côté, avait déjà la tête ailleurs.
Aux quelques questions qu’Aurélien lui a posées plus par politesse que par intérêt, outre son prénom, l’homme a répondu qu’il habitait plus au sud, à quatre-vingts kilomètres, et qu’il venait ici tous les jeudis depuis des années. Ici, c’est-à-dire en ville car à l’usine c’est la première fois qu’il y met les pieds. Sans dire sa profession, il a laissé entendre qu’il était « plus ou moins dans le médicament » ce qui, ajouté à sa venue régulière, pouvait laisser supposer qu’il était représentant d’un laboratoire pharmaceutique. Dans ses réponses, la gaucherie du début avait cédé le pas à la méfiance et à la dissimulation.
— Vous… Tu viens souvent ici ?
— De temps en temps. Chaque fois que j’ai envie d’un peu de compagnie.
— Le jeudi ?
— Ça m’arrive… La preuve !
— Alors on pourra peut-être se revoir ?
— Inch’Allah !
— Ça te dirait ?
— Pourquoi pas. Mais, tu sais, ne te fais pas d’illusion. Je ne cherche pas une relation suivie. Je ne suis pas libre, je vis avec un garçon que j’aime. Tirer un coup en passant, oui, mais pas de complications inutiles.
– Non non. Moi non plus. Je suis marié. Ça me va très bien.
Aurélien lui avait donné son numéro de téléphone portable en lui disant qu’il n’aurait qu’à l’appeler un de ces jeudis s’il avait envie de remettre ça avce lui. Geoffroy, un peu piteux, dit qu’il préférait ne pas communiquer le sien et fut piqué de s’entendre répondre qu’on ne le lui demandait pas.
_______
(1) Tomás Luis de Victoria (1548 –1611), O vos Omnes.

mardi 9 octobre 2012

Ethique du mensonge 3/6

III


Aurélien pose le cahier rouge à sa place sur l’étagère de la bibliothèque et prend le volume précédent. Bien que ses notes ne soient pas datées, il lui est assez aisé de retrouver très vite les passages qu’il cherche. Sans doute sa mémoire d’acteur lui est-elle d’un grand secours pour cet exercice.
Il feuillette le cahier, debout devant la fenêtre sans rideau qui donne sur la petite impasse derrière la maison, au-delà d’une étroite bande de jardin délimitée par des laurières impeccablement taillées.
Il veut retrouver l’ambiance de ce début d’été, au moment de la rencontre avec Geoffroy. Il s’arrête à certains passages, en saute d’autres qui ne sont rien d’autre que la ponctuation des jours qui défilent.
Il se relit…


« J’aime les hommes. J’aime faire l’amour avec eux. Cela ne fait pas de moi un sous-être. Je me montre tendre et câlin dans l’espoir que mon partenaire me suive sur ce terrain. Cela ne marche pas toujours car il y a pas mal de types qui ont besoin de se jouer un mauvais film porno et marchent à l’excitation verbale du plus mauvais goût. Cela me coupe toute envie. Non, mon cul n’est pas une chatte ; je ne suis pas davantage une chienne ou une salope, pas plus que je ne parle de moi au féminin… Je n’ai pas besoin de tous ces ersatz. Je suis un homosexuel, simplement. Un garçon qui aime les hommes, qui prend du plaisir avec eux et leur en donne en retour, dans la plus stricte simplicité et avec le plus grand naturel.
L’amour, c’est un partage. Malheureusement on rencontre souvent des gens qui viennent à nous dans le but de prendre sans se donner en retour ; et je ne parle pas d’acte charnel en disant cela. Pour ma part, j’ai bien plus à offrir que mon corps, mais j’estime que cela se mérite. Notamment par le partage, la sincérité et le respect. Il m’aura fallu attendre trente ans pour trouver celui qui était prêt à jouer le jeu plutôt qu’à jouer – ou se jouer – de moi. C’est long, mais quelle récompense au bout ! »

Il lève la tête du cahier, rêvasse en tournant quelques pages. Ses souvenirs reviennent très vite. Il vivait alors des jours de spleen, s’interrogeant sur son mode de vie, ses amours. Cela ne durait jamais très longtemps, mais revenait périodiquement.
Le passage sur lequel il s’arrête lui confirme cet état d’esprit :

« L’emballage est-il plus fondamental pour les gays que pour les hétéros ? D’une certaine façon c’est vrai, même si je ne partage pas cette vision. Pour ma part ma philosophie en la matière serait plutôt : « Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse ! » La beauté est une chose totalement suggestive, qui n’a aucune existence réelle. Ainsi, tous les mannequins célèbres que les États-Unis recyclent dans le cinéma ou la publicité pour colorants capillaires n’auraient pas la moindre chance d’exercer une séduction quelconque sur Fernando Botero qui n’a vraiment aucun goût pour les anorexiques…
Je crois que les pédés qui sont obsédés par la beauté physique sont avant tout des gens superficiels, uniquement attirés par l’éphémère. C’est sans doute pour cela qu’ils sont incapables d’engagement durable et butinent de corps en corps. La beauté étant un fantasme, une fois consommé celui-ci, il ne reste qu’à en développer un nouveau. Autrement dit, à être condamné à la fuite en avant, un corps chassant l’autre.
Je répète le mot "corps" plutôt que d’éviter une redondance en parlant de "garçons" ou d’"hommes" pour bien montrer que seule l’image compte au détriment de la personnalité. Ce genre d’amours est assez comparable à celles de "papier glacé" : ce n’est qu’une forme détournée d’onanisme.
Pour tempérer un peu ce qu’il peut y avoir de méchant (mais pas de gratuit, hélas !) dans ce qui précède, je crois que ce qui fait la différence avec les hétérosexuels sur ce plan, c’est que ces derniers bénéficient de plus grandes possibilités de stabilité dans le couple. C’est d’ailleurs quelque chose qu’il ne faut pas forcément leur envier car c’est à double tranchant. Un homme et une femme qui se mettent en couple – libre, pacsé ou marié – ont tendance à se croire arrivés au bout du chemin et s’installent dans un quotidien d’où la séduction va peu à peu s’effacer : les hommes prennent du ventre, les femmes négligent leur tenue si elles ne doivent pas sortir… Les homosexuels, me semble-t-il, se remettent en cause à chaque instant parce qu’ils ne connaissent pas ce genre de sécurité (sociale) du couple.
Fort heureusement, tout le monde ne focalise pas sur l’aspect physique et nombreux sont ceux pour qui entre en compte l’ensemble de la personnalité de l’autre. En outre, nous n’avons pas tous les mêmes canons de beauté bien que l’effet "clone" se soit particulièrement développé dans le monde gay à partir des années quatre-vingt.
Pour ce qui me concerne, je ne suis pas narcissique. Ce serait sans doute davantage le contraire. Si je me rencontrais par hasard il ne me viendrait pas à l’idée de me draguer ! J’ai la chance que tout le monde ne pense pas comme moi et cela me rassure : je ne dois pas être si moche que cela. »

Cette dernière phrase le fait sourire. Il sait toute la coquetterie qu’il y a dans ces quelques mots, au-delà du questionnement réel qu’ils posent. Il se demande si ce qui a mis fin à son premier mouvement de fuite devant Geoffroy, ce n’était pas justement le fait de se sentir flatté d’avoir retenu l’attention de cet homme. Un de plus, qui ne lui plaisait pas particulièrement mais à qui il avait tapé dans l’œil.
Si, en tant qu’acteur, Aurélien n’est pas cabotin, il se rattrape en tant qu’homme. Son désir de plaire s’exprime davantage dans sa vie privée que dans l’expression de son art, il ne veut pas retenir l’attention à travers les personnages qu’il joue, mais pour ce qu’il est réellement.
Dans les yeux de Geoffroy, il avait lu tout de suite l’intérêt qu’on lui portait au-delà du simple désir sexuel.

lundi 8 octobre 2012

Ethique du mensonge 2/6

II

C’était une vieille usine désaffectée depuis de très nombreuses années, dont le mur d’enceinte, effondré par endroits, laissait apparaître des brèches suffisamment conséquentes pour permettre le passage. À l’intérieur, plusieurs bâtiments en ruine. Certains sans huisseries, d’autres aux planchers défoncés. Les différentes coures étaient envahies d’arbustes et de hautes herbes, tout comme les anciennes voies de circulation.
Le tout s’étendait sur une demi-douzaine d’hectares, qui revenaient peu à peu à l’état sauvage. Au fond, un lourd portail de fer forgé glissant à l’origine sur un rail, condamnait l’accès par ce qui avait été une voie ferrée privée permettant la manutention des marchandises reçues ou expédiées. Les rails en étaient rouillés, le ballast envahi d’une végétation luxuriante piétinée par endroits, montrant que si le lieu était à l’abandon il n’en était pas pour autant totalement déserté.
Chaque jour, quelle que soit l’heure, on pouvait voir des hommes de tous âges se faufiler par les fissures du mur d’enceinte et déambuler dans les allées ou les ateliers désaffectés, se croisant, se frôlant du regard ou d’une main baladeuse, se retirant à l’écart par couple ou par groupes…
L’endroit était réputé pour abriter les rencontres furtives des homosexuels de la ville et des environs. Les plaques minéralogiques des voitures garées en files de part et d’autre de la rue bordant l’usine montraient bien qu’il en venait des départements voisins.


Bientôt midi. Aurélien était là depuis une demi-heure. Il avait tourné et retourné entre le hangar H et le bâtiment de l’administration sans grand succès, croisant quelques têtes connues, des habitués dont certains avec lesquels il lui était arrivé de passer un moment intime par le passé. L’un d’eux lui avait déconseillé d’aller vers le fond du terrain où un groupe de jeunes désœuvrés s’était installé, entre canettes de bière et joints de marijuana, cherchant manifestement la bagarre. Cela arrivait parfois, mais dans l’ensemble ici chacun respectait l’autre. Le lieu était suffisamment vaste pour se prêter à la cohabitation. En outre, moins il y avait de vagues, moins la police s’y intéressait. Tout le monde y trouvait son compte.
Aurélien avait donc suivi les recommandations du type qui l’avait abordé, un peu affolé, sur le chemin. Sans doute ce dernier s’était-il lui-même aventuré trop près et, attiré par cette jeunesse débraillée, s’était-il montré trop téméraire ?
C’était la dernière semaine de juin, cela commençait à sentir l’été. La chaleur devenait plus forte de jour en jour et bientôt les hautes herbes qui avaient remplacé les anciens massifs d’ornement seraient grillées. Certains s’y vautreraient nus, sans pudeur, offrant leur corps au soleil dans des poses lascives qui ne laisserait aucun doute sur le fait que le bronzage n’était pas leur but premier.
En revenant vers le mur de clôture où il se trouvait maintenant, se demandant si cela valait la peine de rester, il avait croisé un homme dont la silhouette autant que la tête lui rappelait le conseiller financier qui venait de quitter son agence bancaire pour une mutation plus intéressante. Il avait souri à cette idée qu’il ne lui était jamais venu à l’esprit de tenter quoi que ce fût en direction de l’austère banquier et avait continué son chemin. L’inconnu l’avait regardé, détaillé et jaugé avec juste ce qu’il faut d’insistance pour suggérer une concupiscence prometteuse, mais il avait pris soin de ne pas répondre à cette avance implicite. Il n’était plus tout à fait certain d’avoir envie de s’isoler avec le premier venu, mais moins encore avec celui-ci.
C’est alors que son téléphone portable avait sonné. Il s’était adossé, nonchalant, au mur d’enceinte et avait pris la communication.
— Bonjour mon amour, avait dit Cédric. Je ne te dérange pas ?
— Non, je suis à l’usine…
— Tu travailles à la chaîne ?
Ils avaient ri tous les deux. Ils aimaient s’envoyer de petites piques en manière de plaisanterie. Leur devise était : « Qui aime bien, charrie bien. »
Tandis qu’ils poursuivaient leur conversation, le type à tête de banquier avait achevé son tour et était revenu dans le champ de vision d’Aurélien. Il se tenait non loin, cherchant manifestement à attirer son attention mais d’une façon qui n’était pas habituelle, dans laquelle il y avait un manque de franchise ou une absence d’aplomb.
Aurélien se détourna, sinon pour échapper à ce regard du moins éviter de donner l’impression d’y répondre. Cet homme ne l’intéressait décidément pas, bien qu’il ne fût généralement pas très difficile en la matière.
— Quand rentres-tu ? demanda-t-il à Cédric.
— Je ne sais pas, d’ici deux ou trois jours. Cela dépendra de ce que donnera le tournage prévu pour demain. Et toi, enchaîna-t-il, tu n’as rien de nouveau ?
— Pas vraiment. Une très vague proposition pour un rôle dans une série télé.
— Ce serait bien, non ?
— Il faut voir. Le tournage se ferait à Marseille, c’est le seul inconvénient.
— Pourquoi ? On ne se verrait pas moins que maintenant et je pourrais toujours te rejoindre là-bas plutôt que de rentrer à la maison.
La vie était une chose simple pour Cédric. Il pensait que seuls les hommes la rendent compliquée. Sa philosophie était de prendre les choses comme elles viennent, en s’adaptant ou en les adaptant, selon les cas. Il faut savoir saisir le bonheur qui se présente plutôt que d’attendre vainement un hypothétique bonheur plus grand.
— Et puis, continua-t-il, si tu deviens la coqueluche des adolescentes ou des adolescents grâce à ce rôle, je pourrais faire un sujet sur toi.
— Et la ménagère de cinquante ans, dans tout cela ? Je n’ai pas spécialement envie de devenir le gendre idéal. À part pour tes parents, ben sûr, mais je ne rêve pas au-dessus de mes moyens, persifla Aurélien.
— Aucun risque. Même comme belle-fille ils ne voudraient pas de toi. Trop de poils sur la poitrine…
Tête-de-Banquier s’était à nouveau mis en mouvement. Il avait compris qu’on le bêchait mais cherchait à s’accrocher. Il passait maintenant devant Aurélien pour aller s’installer à quelques mètres. Sa main droite reposait sur sa braguette, qu’elle semblait masser comme par inadvertance. Rien d’excitant dans ce manège pour Aurélien qui n’aimait pas la mauvaise pornographie. Il n’en enregistrait pas moins les détails, bien que son attention soit concentrée sur sa conversation téléphonique. Quand il était avec Cédric, physiquement ou virtuellement par l’intermédiaire du téléphone, plus rien ne comptait.
— Puisqu’on en est à parler de la famille, comment va ta sœur ? interrogea Cédric.
— Bien. Nous nous sommes vus hier. Elle fond toujours pour le Beur…
— C’est une marque de fabrique dans votre fratrie, non ?
— Y aurait-il comme un reproche à mon encontre ? Est-ce que je te demande avec qui tu as passé tes nuits marocaines le mois dernier ?
– Tu pourrais. Il s’appelait Medhi et je lui ai beaucoup parlé de toi.
— La bouche pleine…
Ils avaient glissé vers l’une de ces fausses scènes de ménage qu’ils à affectionnaient. C’était leur jeu favori. À la fois pour conjurer d’éventuelles récriminations bien réelles celles-là, et parce qu’ils en retiraient une forme d’excitation digne d’une parade amoureuse.
S’envoyer de tendres piques à propos de leurs bonnes fortunes sexuelles était moins dangereux que de parler des parents de Cédric, sujet sensible qui pouvait effectivement conduire à des disputes que chacun regrettait aussitôt mais qui n’en laissaient pas moins d’infimes blessures.
M. et Mme Lechâteau avaient imaginé mieux pour leur fils unique que cette sexualité qu’ils jugeaient dégoûtante et avilissante. Ils avaient au contraire rêvé d’un mariage heureux et générateur de nombreux petits-enfants pleins de vie, qui égayeraient leurs vieux jours, ainsi que tous parents normaux le font. Au lieu de quoi ils avaient eu un garçon qui s’était renfermé à l’adolescence, dédaignant les jeunes filles qui se pâmaient devant lui et qu’au demeurant il ne voyait même pas ; jusqu’au jour où il s’était mis à leur parler avec insistance de son copain Raphaël. Ces deux-là devinrent soudain inséparables. Qui voyait l’un voyait l’autre. Au collège, le soir, les week-ends, les vacances, ils semblaient scotchés l’un à l’autre. Puis vint la rumeur, qui se fit de plus en plus insistante. D’abord circonscrite à la cour de récréation, celle-ci avait vite débordé le cadre du collège pour envahir le quartier, la ville. Elle devait atteindre M. Lechâteau au sein même de son atelier où ses collègues, qui le regardaient depuis quelque temps avec commisération, s’étaient enquis de la façon dont lui voyait les choses. Or, ces choses, il ne les avait pas vues venir et ce brusque coup de projecteur l’aveugla dans sa rage. Le soir même il y eut des coups, des cris, des portes qu’on claque et les inévitables pleurs qui les accompagnent.
Cédric était parti. Pour une longue fugue de deux mois qui lui avait appris à se débrouiller seul et à se contenter de peu. Un peu plus de soixante jours d’errance qui avaient pris fin sur un banal contrôle d’identité.
Le retour à la maison fut pénible. Sa mère se lamentait sans cesse sur le sort qui lui avait fait accoucher d’un malade, cherchant où pouvait être la faute qu’elle devait ainsi expier, son père se murait dans le silence. Un silence qui était encore plus cruel que les coups et les cris du premier soir.
On occulta la chose. Il ne fut plus jamais question d’homosexualité à la maison. Cela n’existait pas. Cédric était un garçon normal, obsédé par ses études, qui n’avait pas le temps de s’intéresser aux filles pour le moment.
Raphaël ne fut d’aucun secours en la circonstance. Effrayé par les conséquences de cette tendresse qu’ils s’étaient mutuellement portée et prouvée avec son camarade, il se persuada que son salut était ailleurs, dans le moule de la normalité. Quelques mois plus tard, il faisait partie de la bande qui tourmentait Cédric. Il se tenait certes en retrait, mais il était là et n’intervenait pas pour les calmer. C’était peut-être pire encore. Cédric se dit que derrière les masques, les princes charmants sont parfois bien vulgaires. Fin tragique d’un premier amour.
Les années avaient passé. Il avait rencontré Aurélien, ils vivaient ensemble officiellement depuis dix ans, mais celui-ci n’était pas reçu chez les Lechâteau. Lorsqu’il arrivait, rarement, qu’il rende visite à ses parents ou leur téléphone, le sujet restait tabou. Une porte avait claqué définitivement sur cet aspect de sa vie.
On n’a que deux parents, alors Cédric décida qu’il ne voulait pas les perdre, même si ce n’étaient pas les parents dont il aurait rêvé. La situation était douloureuse pour lui mais il s’interdisait de les juger. Il s’efforçait de les comprendre et s’irritait parfois de l’attitude d’Aurélien qui aurait voulu forcer leur porte, les obliger à prendre acte du fait qu’ils étaient un couple aussi légitime que le leur. Cédric, quant à lui, n’était pas certain qu’il existât une légitimité comparable. Lorsqu’ils se chamaillaient sur le sujet, l’un accusait l’autre d’être trop militant, l’autre accusait l’un de se montrer trop égoïste. Ils savaient que c’était injuste dans un cas comme dans l’autre, mais ne pouvaient empêcher de telles frictions de se produire.
Aurélien avait eu la chance de n’être pas fils unique et qu’il y ait une véritable complicité entre sa sœur et lui. Celle-ci avait été la première à recevoir ses confidences, sachant faire preuve de discrétion. Leurs parents n’avaient été informés que très tardivement et ne s’étaient pas montrés particulièrement surpris. Peut-être le métier artistique de leur fils les avaient-ils préparés en partie à ce qu’il se comporte d’une manière plus ou moins différente de celles des autres. Il n’y avait pas eu de drame, ce qui, à la limite, avait représenté une légère frustration pour Aurélien qui s’était préparé de longue date à devoir affronter une discussion serrée.
Il avait imaginé qu’il y aurait des cris et des pleurs, de l’incompréhension et du rejet, parce que le témoignage de ses amis lui avait laissé à penser que c’est ainsi que cela se produit le plus souvent, mais aussi parce qu’il se sentait mal à l’aise de devoir aborder sa sexualité devant ses parents. Il avait eu une éducation faite de pudeur et de non-dit, prendre ainsi la parole sur un tel sujet lui semblait devoir atteindre des proportions affolantes.
Il avait donc découvert à cette occasion qu’il s’était fait de ses parents une idée de sévérité qui ne correspondait pas à leur vraie nature. Ceux-ci s’étaient contentés de le serrer dans leurs bras en disant que puisqu’il aimait les hommes ils espéraient qu’il trouverait un gentil garçon qui le rendrait heureux.
Un peu plus tard, sa sœur lui raconta la fin de soirée, une fois qu’il eût quitté la maison. Ses parents avaient longuement discuté entre eux dans leur chambre. Elle avait plus ou moins espionné la conversation à travers la cloison mitoyenne de sa propre chambre et constaté que s’ils ne cachaient pas une profonde surprise, ils cherchaient avant tout à préserver les liens qui unissaient la famille.
Au fil des années, il était arrivé à Aurélien de leur présenter certains de ses petits-amis et ceux-ci avaient toujours été bien reçus. Il y en avait même avec qui ils avaient gardé des relations amicales après que le couple se soit défait. Mal habitué, Aurélien avait donc beaucoup de difficulté à accepter d’être inexistant pour les Lechâteau.
— Tu me manques. Je voudrais tellement que tu rentres plus souvent, murmura-t-il.
— Je serai là très vite. Allez, je te laisse continuer ta balade. Bisous.
— Je t’aime.
La communication fut coupée. Cédric ne disait jamais « Je t’aime », il partait du principe qu’Aurélien le savait et n’avait nul besoin qu’on le lui dise. Sur ce plan-là ils étaient totalement opposés car l’autre éprouvait le besoin de rabâcher son amour à chaque instant.


Aurélien rangea sont téléphone portable dans la poche arrière de son jean et s’étira comme au sortir d’une rêverie éveillée. Il refaisait ainsi surface après une sorte d’apnée où le monde n’avait plus existé, où il n’y avait eu de réel que cette voix contre son oreille et les images qu’elle faisait naître.
Il revint à la réalité en constatant que Tête-de-Banquier se mettait en mouvement pour se rapprocher. Il ne bougea pas, ne fit pas le moindre geste qui pût être interprété comme un signe d’intérêt. Voulait-il seulement que ce type l’aborde ? Au vrai, cela lui était parfaitement indifférent. Il le laissa venir à lui sans idée préconçue, se disant qu’il serait toujours temps de faire un pas de côté et de franchir le mur pour regagner son véhicule.

dimanche 7 octobre 2012

Ethique du mensonge 1/6

I


« Croisé un ex-amant. Comme il m’avait fait un vague signe de la main j’ai trouvé élégant de m’approcher pour le saluer et échanger quelques mots. Il n’a pas eu le moindre mouvement pour me tendre la main ou la joue, alors je me suis tenu un peu à distance. La conversation n’accrochait pas, sans doute avait-il peur que je fasse allusion à la façon lamentable dont nous avions soudain cessé tout contact. C’est mal me connaître car je ne reviens jamais sur ce qui est terminé, ce qui ne m’empêche nullement, en revanche, de me montrer civilisé.
De loin, je ne l’avais pas reconnu et en le voyant j’avais trouvé que la silhouette était celle d’une épave. De près, il m’est apparu pathétique et désabusé. Je ne pense pas qu’il était en état de faire la moindre rencontre ce soir. Il devrait y avoir des permis de drague comme il y a des permis de chasse, afin de limiter les accidents…
»


Aurélien écrit – d’une écriture sèche et rapide qui n’est pas toujours aisément lisible – dans un épais cahier à petits carreaux dont la couverture de toile rouge porte la mention « Pour toi… » d’une écriture appliquée, faite de rondes et de déliées, qui contraste avec celle qui noircit les pages intérieures. Noircit, car il a hérité de son père la manie de l’encre noire pour tout ce dont il veut laisser trace, parce qu’elle est indélébile devant les crayons effaceurs chers aux écoliers.
Ce cahier reprendra tout à l’heure sa place dans la bibliothèque, près des volumes antérieurs qui sont tous sur le même modèle, rangé à hauteur de main pour être saisi plus facilement et bien en vue, « ce qui reste la meilleure façon de dissimuler les choses » ainsi qu’il se plaît à le répéter.
Il y a une dizaine d’années qu’Aurélien tient ce journal, dans lequel ne figure que rarement une date mais où il note ses pensées, les événements importants de sa vie, ses bonnes ou mauvaises fortunes sexuelles. Bref, tout ce qui lui passe par la tête au moment où il s’assoit stylo en main.
Cédric lit ces pages lors de ses retours à l’appartement. Elles sont pour lui, ainsi que le proclame la couverture. C’est une sorte de lien continu entre eux, le fil d’une conversation ininterrompue liant les deux hommes qui, bien que vivant ensemble depuis une décennie, se trouvent rarement réunis sous le même toit.
Cédric est reporter pour la télévision et passe son temps en voyage. Aurélien, lui, est comédien. Il mène une existence rythmée d’engagements et de périodes plus ou moins longues de chômage.
Vivant le plus souvent loin l’un de l’autre, ils ont résolu de s’accorder une liberté sexuelle totale. Chacun d’eux gérant sa libido de son côté. Ils en parlent très naturellement, avec transparence, en toute complicité. Les sentiments qu’ils éprouvent l’un pour l’autre allant bien au-delà du sexe qui n’est pas le plus important entre eux.
Tous deux ont quarante-cinq ans et bénéficient d’une reconnaissance professionnelle relative, qui n’atteint pas au vedettariat. Ils ne s’en plaignent pas, ils y voient au contraire l’assurance d’une certaine tranquillité. Ils peuvent se montrer dans n’importe quel lieu public, y compris les établissements gays, sans déchaîner les passions admiratives. Leur vie, ils la veulent simple, bâtie autour de leur amour réciproque et de celui que chacun d’eux porte à son métier.
Si Cédric est d’une taille moyenne, poil brun et peau cuivrée, Aurélien possède une tignasse rousse flamboyante et la peau trop blanche et trop fragile qui va avec, constellée de tâches de son. Sa haute taille achève de l’empêcher de passer inaperçu. Tous deux entretiennent leur corps, soucieux de ne pas le laisser s’avachir au moment où l’âge peut s’avérer un handicap pour eux, cependant ils ne sont pas de fervents sportifs. Beaucoup de marche, quelques longueurs de piscine et une alimentation saine en quantité raisonnable suffisent à leur équilibre.


Aurélien recapuchonne son stylo. Il relit rapidement les dernières phrases qu’il vient d’écrire, se demandant s’il n’y a pas trop de méchanceté là-dedans. Pourtant non, il a parfaitement traduit le fond de sa pensée. En un an, Geoffroy est bien devenu une épave pathétique et désabusée dont la place n’est assurément pas sur un lieu de drague, fût-ce celui de leur première rencontre…