vendredi 25 décembre 2020

Je vous parle de mes nuits

D
ormir paraît être une chose si facile, tellement naturelle. Pour la majorité d’entre nous – des grasses matinées de l’enfance aux insomnies de l’âge, des plus longues aux plus courtes nuits – le sommeil réparateur, les rêves dont la conscience reste plus ou moins nette au lever, forment une sarabande continue de souvenirs – bons ou mauvais – qui s’oublient vite mais forment le terreau de la continuité des jours.

C’est du moins ainsi qu’il me plaît d’imaginer les choses car il m’est impossible d’en juger sur pièce, n’ayant jamais été un véritable dormeur.
Enfant, la survenue du sommeil me terrifiait, avec son cortège d’ombres et de fantômes, en ce qu’il représentait une possible entrée subreptice de la mort dans mon univers. Un fantasme – quoi d’autre ? – insinuant en moi l’idée qu’il puisse ne jamais y avoir de réveil au bout de la nuit. Je n’avais pas six ans et la mort m’était une angoisse insupportable, un mystère plus profond que Dieu lui-même. Dieu duquel je ne connaissais rien, auquel on ne m’avait pas préparé. Dieu qui m’aurait peut-être protégé de ma terreur en me rassurant sur la continuité et la nécessité des choses. Mon jeune âge était la chance qu’il n’a pas su saisir ; n’étais-je pas protégé alors des philosophes athées dont la pensée m’a enseigné bien plus tard ce qu’il y a de vain à trembler devant l’inéluctable au risque d’y perdre sa vie… je veux dire de passer à côté d’elle.
Je ne reconstitue rien à partir de souvenirs rapportés par mes parents ou mon frère. Les mots que je couche ici sont ma mémoire vive. Le traumatisme fut si profond qu’il ne me quittera jamais, bien que je ne sois plus aujourd’hui dans le même état d’esprit.
La mort, comme l’étendue insondable de l’univers m’était un questionnement vertigineux. Proprement, l’une et l’autre chose étaient la définition du vide, ou si l’on préfère de l’infini de ce trop-plein de rien, cette absence de tout. Moins encore que celle d’un homme, la conscience d’un enfant ne peut concevoir l’infini. J’allais dire « appréhender » mais c’était courir le risque du contresens. L’appréhension était tout à fait présente, résultant de l’incompréhension, de l’impossibilité de construire une image mentale satisfaisante pour représenter ce vide sans début ni fin. Cartésien sans le savoir, je voulais saisir comment le Tout pouvait tenir debout au milieu du Rien. Aussi loin que l’on repoussait les limites, on finirait par tomber sur un vide et dès lors rien ne tiendrait plus debout.

Je ne compensais pas mon manque de sommeil par de quelconques siestes réparatrices. L’idée de devoir dormir était à elle seule le meilleur moyen d’en chasser la réalisation. Ce fut un apprentissage sans douleur, une évolution naturelle qui se construisit en fond, à bas bruits, sans que je le veuille de façon consciente. Une chose dont on réalise soudain l’existence, la présence, bien longtemps après qu’elle se soit installée.
Certains hommes trompent leur femme ou l’ennui – d’aucuns crieront au pléonasme –, pour ma part j’ai très tôt eu l’intuition qu’il me fallait tromper le sommeil afin de lui interdire les angoisses. Il s’est très vite vengé en allant s’occuper de dormeurs plus dociles, me laissant face à une autre sorte de vide : les longues heures de solitude dans la maison endormie.
Ce que je perdais entre le crépuscule et l’aube, il n’était pas question de le récupérer par une quelconque sieste. L’angoisse ne venait pas du noir de la nuit mais de celui de mes pensées. Pour preuve, le peu de temps où je dormais nécessitait un noir absolu, des volets et rideau hermétiquement clos, la porte fermée et sans la moindre veilleuse dans la pièce. Un infime rai de lumière suffisait à engendrer des ombres, agiter des monstres qu’une imagination fertile voyait déjà fondre sur elle.
Je n’ai pas souvenir que mes parents ni mes nounous ne se soient opposés à cette liberté de jouer et babiller tranquillement plutôt que de dormir après le repas de midi. J’étais un enfant calme et solitaire, capable de s’occuper sans se montrer en perpétuelle sollicitation. Non pas un ange mais plutôt un démon atypique, dirons-nous.
Pour être honnête, il me faut confesser que j’avais une sorte de « coup de mou » vers dix-huit heures. C’était le moment où je réclamais un câlin. Bien installé sur les genoux et entre les bras maternels, je suçais mon pouce en clignant progressivement des yeux, sans toutefois aller jusqu’à l’endormissement. Le roman familial fait état d’un certain soir où ma mère eut du temps à me consacrer en avance sur le moment habituel. Elle me proposa de venir faire un câlin et je lui répliquais « non, ce n’est pas l’heure ! » Seul l’instinct parlait car l’anecdote se situe dans un temps où je n’avais pas la moindre notion de la façon dont les adultes parvenaient à déchiffrer les mouvements de sémaphores des aiguilles d’une montre – l’affichage « digital » n’était pas encore passé par là – ou d’une pendule. Elle se situe également au temps béni où je n’avais pas encore intégré le système scolaire…

Je ne connus pas de crèche et entrais directement à l’école maternelle à l’âge de trois ans. Il n’est pas certain que cet événement ne constitue pas le pire moment de ma vie.
Brutalement arraché à ma zone de confort, mis face à des règles que je ne comprenais pas toujours et jugeais vite absurdes ou vexatoires, j’essayais pourtant d’affirmer mes choix en me heurtant à des volontés plus puissantes et mieux organisées.
Jusqu’alors, on avait respecté mon abstinence siesteuse mais soudain je fus plongé dans un univers où la sieste était élevée au rang de dogme. Les institutrices et « dames de service » – telles qu’elles se nommaient joliment à l’époque – avaient-elles biberonné et mal digéré le Pernoud ? Avaient-elles dans l’idée que faire dormir toute une classe, c’est se dégager du temps pour des activités plus enrichissantes entre adultes ? Je parle ici du début des années soixante d’un siècle mort il y a vingt ans… Toujours est-il qu’elles avaient décidé que la sieste était obligatoire.

Comme Georges Perec, je me souviens…
Je me souviens de la petite école maternelle qui jouxtait l’école « des filles », les deux bâtiments s’adossant à l’école « des garçons » forcément plus importante. C’était dans une rue en pente, la maternelle était en haut, les filles en contrebas et les garçons dominaient l’ensemble avec une cour dont les claustras de béton permettaient aux élèves de garder à la fois un œil sur leurs petits frères et sur leurs sœurs même plus grandes. Ça ne s’invente pas, on ne peut que se remémorer en croyant remonter au Moyen Âge, même si ce n’est qu’à peine plus d’un demi-siècle.
Je me souviens des classes spacieuses en demi-rotonde ouvertes de grandes baies vitrées, de la cour goudronnée, des arbustes plantés sur le contrefort de la dénivellation, d’un bac à sable, d’un tourniquet…
Je me souviens surtout du dortoir. Une grande pièce sommaire meublée de lits de camp sortis tout droit d’un surplus de l’armée, pieds de bois blanc et grossière toile kaki.
Je me souviens de mon refus de dormir. Je m’asseyais sur la couche sommaire et inventais des personnages et des histoires que je me racontais à voix très basse, en deçà du chuchotement.
Je me souviens que mon attitude était jugée inacceptable. Il fallait mater la forte tête, la faire plier, l’obliger à la sieste commune et soi-disant réparatrice. Alors… oui, je sais, autres temps autres mœurs… on m’attachait sur le lit.
Je me souviens de la honte et de l’humiliation. Deux sentiments terribles qui m’ont poussé au silence et au refoulement. Je n’ai rien dit. J’ai serré les dents, voulu croire à ma force.
Je me souviens du nom de la « maîtresse » – si l’on se place dans une optique sadique, le mot n’était pas si mal choisi –, mais bien qu’elle soit morte depuis longtemps je le garderai pour moi, en moi, comme un ultime éclat de cette violence qui a tué pour moi tout espoir de sérénité dans un lit déserté par Morphée car depuis ce temps je fonctionne simplement : « un œil ouvert, un pied par terre. »
Je n’accuse pas la Maternelle d’être à l’origine de mes insomnies récurrentes – systémiques pour employer un mot très à la mode – puisqu’on a vu qu’elles préexistaient ; en revanche, j’affirme que je lui dois cette incapacité, ce handicap, qui m’empêche de tenir la position allongée lorsque je suis inactif.

Bien sûr, parler de ces choses-là après si longtemps relève d’une reconstitution fragmentaire et partiale autant que partielle. Des images se télescopent, des souvenirs s’entrechoquent. À quel endroit se situe la ligne de partage entre la vérité pure et une lente dilution ou, au contraire, une certaine sublimation de la mémoire ? Raconter cette vie insomniaque en quelques phrases, c’est nécessairement prendre des raccourcis, omettre des détails qui n’en sont peut-être pas. N’est-il pas possible, au fond, que des analyses psychologiques aient fait émerger davantage une explication rationnelle et rassurante à un phénomène naturel ? Et si nous avions simplement un capital sommeil comme un capital soleil, inégalement réparti entre chacun ? Ma peau trop blanche de roux tacheté ne supporte pas le soleil, il en va sans doute de même avec ma pauvre tête qui refuse l’absence, l’abstraction nécessaire du dormeur. Deux analyses de plusieurs années chacune n’ont rien tranché à ce sujet, mais est-ce un hasard si la seconde a commencé par une cure de sommeil de trois semaines ? Si nous voulons absolument que tout soit relié, qu’il y ait une explication à chaque chose, événement ou sentiment, alors nous ne pouvons nous dérober au final devant une forme de simplicité que nous pouvons prétendre « simpliste » afin de nous rassurer, nous dérober une fois encore.

Si mes nuits étaient déjà difficiles durant la petite enfance, c’est à l’entrée dans l’adolescence que les insomnies – faut-il vraiment utiliser le pluriel ou ne s’agit-il pas plutôt d’une seule, interminable, ontologique ? – devinrent chroniques. Disons à partir de quatorze ou quinze ans. Avant cela, j’ai le souvenir de nuits pleines, bien qu’elles fussent rares. Notamment, d’une dans une vieille maison cantalienne, à Saint-Flour, où j’avais partagé une paillasse avec mon frère ; un drap blanc garni de feuilles mortes sur lequel j’avais dormi comme un loir tandis qu’à mon côté mon frangin n’avait pu fermer l’œil à cause des crissements qui s’élevaient sitôt que l’un de nous bougeait.
Toute mon enfance, j’ai aimé les nids… paillasse, matelas défoncés sur lesquels je pouvais me recroqueviller en chien de fusil – position fœtale par excellence – en ramenant sur moi, de préférence, un lourd édredon de plumes pourtant tout à fait inadéquat à mon tempérament allergique. Il est évident que de devoir abandonner cela pour des matelas durs posés sur des sommiers à lattes modernes, des oreillers en mousse et de vagues « couettes » synthétiques n’a pas contribué pour rien à la fuite du peu de sommeil auquel j’aurais pu prétendre. Je n’avais pas le choix ; garder la plume, c’était à la fois dormir et mourir. La boucle était bouclée, qui donnait entièrement raison aux fantasmagories de ma petite enfance, qui me disaient intuitivement que m’abandonner au sommeil c’était m’offrir à la mort.

L’adolescence apporta son lot de questionnements et de mal-être qui vinrent se surajouter à un terrain déjà propice aux nuits blanches. Quand je ne fuyais pas le sommeil, c’est lui qui me tenait à distance.
Je couchais désormais dans un canapé convertible installé dans la bibliothèque de mon père, tandis que mon frère gardait le bénéfice de la chambre que nous avions partagée durant une dizaine d’années. C’est dans ce salon-bibliothèque qu’était installé le poste de télévision qu’une fois toute la maisonnée endormie j’allumais en baissant le son au maximum. L’oreille collée contre le haut-parleur, l’œil scrutant l’écran en diagonale, je regardais les émissions de fin de soirée. C’étaient les années soixante-dix et les programmes n’allaient pas très loin dans la nuit. Le confort était loin d’être celui que je connais aujourd’hui avec un casque sans fil sur la tête, face à l’écran et à une source inépuisable de replays qui me sont un pont entre hier et demain. Je me délectais alors, par exemple, devant « Apostrophes », l’émission littéraire de Bernard Pivot, ou le « Ciné-club » de Claude-Jean Philippe. C’est ainsi que s’est construite ma culture aussi brouillonne qu’éclectique.
C’est de ce moment-là que date mon attention particulière à veiller à faire le moins de bruits possible afin de préserver la nuit des dormeurs. La seule idée de tirer du sommeil qui que ce soit m’est insupportable. J’ai un respect presque mystique pour celles et ceux qui ont la capacité de s’oublier ainsi, de s’abstraire du monde pour quelques heures. Je ne les envie pas, je m’incline simplement devant une possibilité dont je suis incapable.
« Un œil ouvert, un pied par terre » disais-je. C’est sur ce principe que je sors du lit et quitte la chambre le plus doucement possible, refermant la porte derrière moi afin que ne parvienne ni lueur ni bruit qui viendrait troubler le sommeil de ma moitié. Cette « moitié » qui est la meilleure part de moi-même, celle qui dort et ne se laisse pas envahir par des angoisses malignes, des rêves chaotiques, et qui est capable de replonger dans les profondeurs de l’oubli de soi en cas de réveil intempestif.
Longtemps, j’ai eu une vie décalée. Je profitais du jour pour faire toutes sortes d’activités tandis que la majorité de mes contemporains était au travail et, la nuit venue – après deux ou trois heures d’un assoupissement plus ou moins profond – je me mettais à travailler. De l’avantage d’être à son compte et de pouvoir organiser sa journée. Pour mes clients mon travail comptait davantage que le moment où je le faisais, tant que je respectais les délais.
Un mystère subsistera jusqu’à la fin, c’est que je me sois si peu montré un oiseau de nuit, fréquentant les boîtes jusqu’au petit matin. Il me semble que cela résultait du pli solitaire que j’avais pris au long de mes vingt premières années. Si certains éprouvent le besoin de s’étourdir d’alcool, de drogues, de fumée et de bruit à la nuit tombée, pour ma part j’y ai toujours goûté une certaine qualité de silence propre à une quiétude particulière et vivifiante.
Il ne s’agit pas de me poser en saint prétentieux, j’ai fréquenté des clubs où j’étais suffisamment connu pour trouver un verre de Gin Tonic posé sur le zinc devant moi sans avoir à le commander, fumé cigarette sur cigarette, dragué et tiré des coups sans lendemain – surtout sans passer la nuit – sniffé de la coke une fois où deux en passant, comme tout le monde mais aussi moins que tout le monde.
Plus sagement, j’ai contemplé mes amours endormies à mes côtés, abandonnées à un repos qui n’était pas pour moi. Je regardais sans toucher, retenant mon souffle et mes désirs de caresses. Il y avait dans ces moments-là un mélange de bonheur et de douleur, une conscience de fruit défendu. Veiller l’amour endormi est un acte d’une sensualité formidable ; on sent notre cœur battre un peu plus fort, excité par un plaisir presque pervers devant cette tête oubliée sur l’oreiller, ce corps détendu et souvent offert dans une passivité incongrue que l’on devine délicieuse… Vous qui dormez si bien, du sommeil du juste, avez-vous jamais imaginé ce qui peut passer par la tête de celui qui vous regarde sans un mot, sans un bruit ?

Régulièrement j’ai essayé de lutter contre ces insomnies en testant toutes sortes de tisanes, potions, gélules et cachets. Sans grand succès, il faut l’avouer. Pas plus de chimie efficace à long terme que de plantes miraculeuses. Parfois j’arrive à une amélioration sur soixante-douze heures et je ne sais jamais si c’est le médicament qui est efficace ou l’accumulation du retard de sommeil qui m’assomme pour quelques heures. La plupart du temps je ne prends rien car la somnolence secondaire est incompatible avec l’organisation de mes journées sans commune mesure avec l’effet bénéfique sur mes nuits.
Le corps s’habitue à tout, aussi mon inconfort nocturne est-il à sa façon une forme de confort qui participe à la sorte d’équilibre autour duquel ma vie s’organise tant bien que mal. Je ne me plains de rien, je me borne à constater les faits en même temps que leur constance. L’insomnie chronique est un entraînement, une longue course de fond qui vous épuise en même temps qu’elle vous galvanise. Ainsi, les fois où il m’arrive de succomber à l’appel de la sieste avec le poids de l’âge, si je me laisse aller plus d’un quart d’heure, j’en sors plus épuisé que d’une longue nuit de veille. On perd le goût des choses à force de s’en tenir à l’écart.
Le principal inconvénient à mes nuits blanches, c’est mon incapacité à passer la nuit sans grignoter. Cela devient catastrophique lorsque l’on me prescrit un bilan sanguin ; l’exécution de l’ordonnance peut prendre des mois car il faut savoir trouver le jour de semaine où j’arrive à rester au lit suffisamment tard afin qu’il n’y ait pas trop à attendre l’ouverture du laboratoire. Rester à jeun jusqu’à sept heures lorsque je suis debout depuis minuit est au-dessus de mes forces. Mon médecin a fini par se faire à la situation, d’autant qu’il est incapable d’y remédier.

Hier soir, après avoir regardé un DVD sur le téléviseur de la chambre, confortablement allongés sur le lit, nous avons éteint la lumière pour dormir aux alentours de vingt heures trente.
J’ai tout de suite senti que je ne réussirai pas à m’endormir. J’ai tourné dans les draps à la recherche d’une meilleure position, bien qu’il ne fît aucun doute que mes tentatives se montreraient vaines. Une heure plus tard, n’y tenant plus, je me suis levé pour gagner la pièce à vivre. Celle dans laquelle je me trouve en ce moment, à écrire cette histoire. Mon histoire.
Les rites nocturnes sont les mêmes d’un jour sur l’autre. La seule variante notable en est l’heure à laquelle commence ma journée. J’allume la télé, la box et le décodeur. Je branche le casque et le mets sur ma tête, puis je sélectionne une chaîne d’information en continu pour voir ce qu’il peut y avoir de nouveau dans le monde. S’il n’y a rien de spécial, je pioche au hasard des chaînes les séries ou reportages proposés en replay pour combler les heures.
Au bout de deux heures, la faim se faisant sentir, je passe dans le coin cuisine pour mettre du pain à griller, sors un ramequin dans lequel je verse un fond de crème fraîche, un peu de sel et de poivre, de la moutarde ou du concentré de tomates selon l’humeur, de l’oignon et de l’ail déshydratés, des herbes au gré de mon inspiration, un peu de parmesan ou d’emmental râpé… je casse un œuf en réservant le jaune et je bats le blanc avec les autres ingrédients dans le ramequin avant de le déposer dans le four micro-ondes pour cinquante secondes. Je ressors le ramequin, dépose le jaune d’œuf au centre en le perçant de la pointe d’un couteau et relance la cuisson pour dix secondes supplémentaires. Je mets ce temps à profit pour me servir un verre de vin rosé, sortir la tranche de pain grillé, découper une feuille de papier absorbant et attraper une cuillère à café. Le « Cling » retentit alors et je n’ai plus qu’à petit-déjeuner tranquillement avant de retrouver le canapé pour continuer à regarder mon programme ou lire l’un des ouvrages que j’ai en cours.
Mes nuits sans sommeil ne sont donc pas si terribles qu’il faille m’en plaindre. Elles sont simplement une autre façon de vivre. Une sorte de vie parallèle, toute simple et sage, dans laquelle j’attends que le jour et l’être aimé se lèvent avec la promesse d’autres fêtes.

Avec un peu de chance, il m’arrive de piquer du nez entre cinq et six, mais ce ne sera pas le cas aujourd’hui car, paradoxalement, vous parler de mes nuits m’a tenu éveillé et si cela vous a fait bâiller, puis bercé au point de vous endormir, alors mon but est atteint. Je suis le marchand de sable qui ne dort pas, un grain de schiste coincé dans le goulot d’étranglement entre le jour et la nuit d’un sablier sans cesse renversé : une courte pause – microscopique – entre les deux. Né sous le signe du Bélier, je possède en fait un cerveau de poisson qui m’empêche de couler et me noyer dans mon sommeil.
Un jour – ou peut-être une nuit – la mort m’emportera pour un long sommeil qui effacera toute cette fatigue accumulée que je ne regrette pas car, au fond, j’aurais vécu – eu la conscience de vivre – plus longtemps que bien d’autres.

Toulouse, 22-24 décembre 2020

samedi 12 décembre 2020

Gyrophares

 

Pour Orphée, à qui je parle tous les jours
et qui fait parfois des apparitions si discrètes
qu’on ne sait si c’est un mirage ou la réalité…

Quelque chose l’avait réveillé, mais il n’aurait su dire de quoi il s’agissait. Il avait pourtant toujours bénéficié d’un sommeil profond depuis la petite enfance, au point qu’il avait le plus grand mal à concevoir ce que pouvait être un insomniaque. Pourtant, il savait bien que ses compatriotes étaient parmi les plus gros consommateurs de médicaments destinés soi-disant à assurer des nuits pleines et apaisées.
Lui avait la faculté de dormir à volonté d’un sommeil profond, sans rêve ni cauchemar ; de faire ce qu’il appelait « des nuits de brute ». Dans le noir total ou la lumière allumée, le poste de télévision de la chambre encore en fonction avec son fond sonore, les volets clos ou grands ouverts, rien ne venait le perturber dès lors qu’il avait décidé de dormir et défini le temps de cette absence au monde. Ce minutage, il l’avait acquis à l’armée ; question de survie dans les zones de guerre. On décide de dormir profondément durant un quart d’heure et d’être frais et dispos au réveil ; c’est une discipline toute simple du moment qu’on en a la volonté, qui devient vite une routine dont on ne se défait jamais. Ses guerres étaient lointaines, sa technique présente ; l’illustration parfaite de ce que « à toutes choses malheur est bon. » Il le pensait sans cynisme mais avec une pointe de désabusement. D’une certaine façon il était revenu de tout, y compris des combats féroces au cours desquels on n’a guère le temps de philosopher, il ne s’agit que de tuer avant d’être tué.

Instinctivement. Sa main droite s’était soulevée pour aller à la rencontre d’Olga mais son geste avait été suspendu aussitôt… elle aurait dû se trouver dans le lit à son côté, la tête posée sur l’autre oreiller, le souffle un peu bruyant… mais il savait qu’elle n’y était plus. Il avait mis fin à ses souffrances six mois plus tôt. Cancer incurable et douloureux au-delà de tout, impossibilité de manger malgré l’appétit toujours présent. L’appel à la pitié dans ses yeux implorants. Les petits cris d’une douleur qu’elle essayait de cacher afin de lui montrer qu’elle serait forte jusqu’au bout.
On peut tuer son prochain dans le feu de l’action et se trouver en même temps incapable de supporter l’agonie d’un animal. S’être résolu à faire piquer Olga avait été la décision la plus difficile de sa vie. Il s’en voulait encore. Il s’en voudrait toujours, même si dans ses yeux il avait pu lire la supplication muette durant de longs jours et l’acceptation soulagée au moment de la première injection, celle qui ne visait qu’à la calmer un peu et commencer la sédation avant le produit létal. Au dernier moment, il avait retenu la main du vétérinaire et s’était emparé de la seringue en affirmant « non, c’est à moi de le faire, d’assumer ce geste jusqu’au bout. » Il avait adapté l’embout au cathéter et, lui caressant la tête tout en murmurant des mots apaisants, il avait lentement pressé sur le piston en regardant la mort faire son œuvre au fond de ses yeux si purs qui n’avaient cessé de lui dire tout l’amour et toute la confiance qu’elle avait nourrie à son égard au long de ces quinze dernières années. Ses yeux à lui se brouillaient de larmes difficilement retenues ; il voulait se montrer aussi fort qu’elle, ne pas la stresser au moment de l’adieu, lui laisser croire qu’il pourrait s’en sortir sans elle. Toute son enfance, il avait entendu son père lui répéter qu’un homme ne pleure pas, à moins d’être « une maudite tapette » et que l’émotion n’est qu’une « échappatoire de gonzesse. »
Quand tout fut achevé — c’était bien le mot adéquat — le véto s’était éclipsé quelques instants afin qu’il puisse se recueillir en toute quiétude — et là l’expression n’avait pas le moindre sens…
Au bout de quelques longues minutes, durant lesquelles il avait tenu la tête d’Olga sur ses genoux, caressant son front et ses oreilles, grattant amoureusement sa nuque comme elle l’aimait tant, il s’était relevé et était allé trouver le praticien afin de lui glisser une liasse de billets.
— Merci Docteur, avait-il murmuré. Nous ne nous sommes pas vus aujourd’hui et vous n’avez plus de nouvelles ni d’elle ni de moi.
Puis il était sorti par l’arrière du cabinet, emportant un gros carton dans lequel Olga avait été déposée avec égards et précautions.
Tout ceci n’était pas très légal. Les animaux domestiques sont censés être voués à l’équarrissage ou à la crémation pour des raisons prétendument sanitaires. Le cadavre dûment enfoui d’un compagnon à quatre pattes pourrait avoir plus de répercussions sur les nappes phréatiques que l’épandage de lisier de porc ou d’engrais chimiques. Plus facile d’interdire une sépulture décente à un animal de compagnie que des pratiques douteuses à des industriels de l’agriculture…
Durant la semaine précédente, il avait passé beaucoup de temps dans le garage, devant son établi, coupant et ponçant des planches de chêne massif, découpant tenons et mortaises pour un assemblage parfait au millimètre près. Chevillant et collant chaque pièce pour obtenir une caisse robuste, qu’il avait capitonnée à l’intérieur et vernie à l’extérieur, soucieux du moindre détail, désireux d’une perfection impossible. La couche d’Olga pour l’éternité, elle qui n’en avait jamais connu d’autre que la place inoccupée à la droite du grand lit de son maître.
Olga avait-elle su ce qu’il fabriquait dans ce garage ? Par égard pour elle, de son vivant il n’avait pas voulu creuser la fosse dans le jardin, bien qu’elle n’y mît quasiment plus les pieds. Cela arrivait pourtant de loin en loin ; soudain elle se redressait et courrait à l’extérieur — mue par une force jaillie on ne savait d’où — pour s’effondrer tout aussi soudainement, pathétique et haletante, le regard perdu, presque vidé de toute expression.

En rentrant à la maison, il avait installé Olga dans la caisse — qu’il ne pouvait se résoudre à appeler un cercueil — après avoir capitonné cette dernière de la couverture en fils coton parme et blanche dont il recouvrait habituellement le canapé du salon afin qu’elle n’abîmât pas le cuir avec ses ongles. Il avait ensuite déposé auprès d’elle son jouet préféré et, sans refermer la caisse, était sorti pour creuser le trou au fond du jardin derrière la maison, contre la haie qui protégerait Olga à la fois des intempéries et des regards indiscrets.
À moins d’être une personnalité influente comme un ancien président de la République, nul n’a le droit d’inhumer ses morts sur sa propriété. Olga méritait cependant ce privilège davantage que bien des humains ; il avait payé de son sang pour en avoir la certitude.
Tandis qu’il piochait la terre lourde et glaiseuse, il repensait à elle. À ces quinze années d’amour et de fidélité réciproque malgré ses absences à lui, souvent très longues. Olga l’attendait et, sans la moindre rancune, l’accueillait comme s’il n’était sorti que pour une course rapide, le temps de lui acheter ses croquettes.
Il l’avait adoptée quand elle avait deux mois et ramenée sous le manteau depuis la Sibérie où il se trouvait en mission secrète. Une entorse à la routine autant qu’au protocole, mais il était littéralement tombé sous le charme de cette boule de poils gris, noirs et blancs, de ce museau allongé et ces courtes oreilles dressées en pointe qui la faisait ressembler à un louveteau, de ces yeux bleus limpides et profonds à rendre jaloux aussi bien Paul Newman que Robert Redford. Elle serait la star de sa vie, il l’avait su tout de suite. Le seul traîneau qu’elle aurait à tirer serait le fardeau de ses angoisses et de ses remords, dicibles ou indicibles. De fait, elle lui avait toujours prêté une oreille attentive, sachant se montrer câline lorsqu’elle le sentait triste, donner un coup de langue rose à peine râpeuse sur ses plaies. La compagne idéale, disponible et muette.
Une fois la fosse creusée, il était retourné dans le garage, avait ajouté un chapelet dans la caisse comme une ultime protection, replié la couverture sur le pelage tant caressé, puis refermé le couvercle hermétiquement, et avait procédé à l’inhumation. Le trou rebouché, il avait déposé sur la terre battue le dernier jouet qu’il lui avait rapporté quelques semaines plus tôt, un rhinocéros violet muni d’un petit sifflet qui produisait un son nasillard quand elle mordait le corps de caoutchouc souple ou lui donnait un coup de patte joueur.

Tout ceci lui était remonté à la mémoire en une fraction de seconde, alors qu’à peine réveillé sa main avait instinctivement cherché le chaud pelage de la chienne à son côté. C’était la soudaineté du réveil qui était la cause de ce micro-instant de flottement car il arrivait tant bien que mal gérer cette absence, du moins à la ressentir de façon moins brutale.

*

Quelque chose l’avait réveillé. Une sensation inhabituelle, une alerte qu’il ne mît pas longtemps à définir.
Il s’était endormi devant la télévision sans même fermer les volets. Le poste s’était éteint automatiquement au bout de trois heures consécutives de fonctionnement, tel qu’il l’avait programmé. La pièce était dans le noir d’une nuit de début d’hivers qui aurait dû accompagner son sommeil jusqu’aux premières lueurs de l’aube, mais un élément insolite était venu perturber cet équilibre assez habituel. En effet, la pénombre était brutalement percée de spots rouges et bleus qui semblaient illuminer la pièce en alternance. Il lui fallut à peine quelques secondes pour identifier les lumières d’un véhicule de secours provenant de l’autre côté de la haie de troènes qui bordait l’avant de la maison.
C’étaient ces lueurs intermittentes et cadencées qui l’avaient ramené à la surface d’un oubli abyssal où les rêves n’avaient pas cours. Il n’y avait pas eu de sirènes, il en aurait juré. Trop tôt pour que la circulation justifie le moindre tintamarre. On était loin désormais des avertisseurs « deux tons » de son enfance, heureux temps où l’on pouvait identifier de loin, à l’oreille, le type de véhicule prioritaire qui allait surgir. Une blague de l’époque disait qu’il valait mieux attendre les pompiers dont les véhicules semblaient scander un « tiens bon… tiens bon… » de meilleur aloi que le saccadé « t’es foutu, t’es foutu… » des ambulances. Cette évocation fugitive lui arracha un sourire en même temps qu’il repoussait draps et couvertures afin de se lever.

Nu devant la porte-fenêtre sans rideau, sans fausse pudeur et conscient de la plastique de son corps de quarante-cinq ans sculpté au fil des entraînements et des combats, se sachant par ailleurs invisible de l’extérieur parce que la maison était en retrait et la pièce dans la pénombre, il avait tenté de déterminer de quel point de la rue venaient ces lumières. Cependant, la haie était trop haute et le halo lumineux trop diffus. Ce qui indiquait clairement que les événements, quels qu’ils soient, ne se déroulaient pas directement en face de chez lui mais probablement plus bas à gauche et sur le trottoir opposé. Voulant en avoir le cœur net, il enfila un caleçon et ceignit le peignoir éponge blanc et moelleux — qu’il avait subtilisé dans un hôtel de luxe à une époque où l’empreinte des cartes bancaires ne servait pas de garantie contre ces menus larcins trop courants — dans lequel il aimait traîner devant son petit-déjeuner avant la douche, puis il sortit et gagna le portillon d’où il pourrait bénéficier d’une vue dégagée sur l’impasse.
Deux véhicules étaient garés sur la petite place rectangulaire qui fermait la voie privée. Il y avait une voiture de la police nationale — détail qui avait son importance et disait qu’il s’agissait d’une intervention sérieuse au-delà des prérogatives de la police municipale qui assurait pourtant un service nocturne — et d’une ambulance de réanimation des pompiers.
Il pouvait observer une certaine animation, des allées et venues d’uniformes entre les véhicules et la maison située au numéro 13. C’était donc chez les Raudun qu’il y avait un problème.
Il connaissait bien cette adresse qui avait été celle de la seconde maison, seconde famille, d’Olga. Le couple de retraités qui vivaient là s’était beaucoup occupé d’elle, pour des promenades quotidiennes sur l’ancien chemin de halage le long du canal à l’abandon ou des gardes prolongées lorsqu’il devait la laisser pour partir en mission. La chienne les adorait et savait se plier aux disparitions régulières de son maître. Lorsqu’il la leur amenait, avec tout son barda en fonction de la durée du séjour, elle s’élançait vers eux en remuant la queue et n’avait pas le moindre regard pour celui qui la déposait là. À l’inverse, lorsqu’il venait la récupérer, il avait droit à une fête turbulente qui disait sa joie de le revoir tandis qu’elle manifestait un dédain indéniable pour le couple qui l’avait dorlotée tout au long de son séjour.
Patrice Raudun avait fait toute sa carrière dans l’armée de l’air, aux ateliers de maintenance. Entré comme simple mécanicien, il avait lentement gravi les échelons, changeant d’affectation au fur et à mesure de ses promotions. Sa femme était restée au foyer, élevant leurs deux filles et un garçon venu sur le tard. Progéniture depuis longtemps dispersée sur différents continents. Une avocate, une pédiatre et un pilote de ligne. S’ils étaient fiers du parcours de leurs enfants, ils n’en ressentaient pas moins un certain sentiment d’isolement, mot moins violent que celui d’« abandon » auquel ils pensaient régulièrement quand l’amertume l’emportait sur le plaisir de la réussite.
Le fait que Patrice Raudun fût retraité de l’armée n’était en rien entré en ligne de compte dans le choix de lui confier Olga et de fait il n’avait appris la chose que bien plus tard. La rencontre avait été fortuite ; il avait simplement entendu parler du couple — qui s’occupait de promener et garder des animaux de compagnie — par les propriétaires de chiens qu’il rencontrait lors des balades d’Olga sur le chemin de halage qui était un peu le rendez-vous canin de cette partie de la ville.

Il n’avait pas vraiment sympathisé non plus avec tous ces gens, hommes autant que femmes, qui venaient là faire courir ou jouer leur animal — ceux qui en avaient plusieurs étaient très rares — mais Olga était très joueuse, du moins dans les premières années, ce qui avait favorisé les contacts et une certaine forme de rapprochement avec les propriétaires de ses compagnons de jeu. Très vite, elle avait montré une prédilection pour les mâles… qu’elle adorait dominer et soumettre. Ils semblaient tous adorer cela et se battaient souvent entre eux pour savoir lequel aurait la faveur d’être l’élu. Mais Olga jouait les dédaigneuses avec un port de tête de princesse et des petits mouvements de museau, babines plus ou moins remontées sur des crocs blancs puissants, pour associer son autorité de princesse des lieux.
Parmi tous ses prétendants, un seul eut sa préférence. Une grande histoire d’amour romantique qui faisait rire tout le monde : Albert, un malinois massif et quelque peu pataud. Il fallait les voir, dès que l’un repérait l’autre, se précipiter pour une séance de sauts, de mordillements, de léchages et de lutte. Quiconque osait s’approcher, chien ou humain, était aussitôt rabroué d’un grognement faussement féroce et d’un aboiement de pure forme cependant suffisant à instaurer un cordon sanitaire entre le monde extérieur et celui qu’ils s’étaient instinctivement créé.
Olga et Albert. Tout le monde poussait à leur union, curieux de savoir ce qu’il en sortirait. Mais il n’était pas question pour lui d’assumer une portée de 3 à 5 chiots. Cependant il n’avait pu se résoudre à faire stériliser sa chienne. Pourquoi lui aurait-il imposé ce qu’il n’aurait pas apprécié qu’on lui fasse subir ? C’est du moins ce qu’il répondait à qui l’interrogeait sur le sujet. La véritable raison était plus complexe ; il avait entendu parler des risques de changement d’humeur et d’incontinence, or Olga avait toujours fait preuve d’un caractère magnifique et été d’une propreté méticuleuse. Lorsqu’elle avait ses chaleurs, par exemple, elle mettait un soin tout particulier à effacer la moindre trace sur le carrelage de la maison. Mais cette décision de préserver son intégrité avait eu des conséquences désagréables pour elle ; d’abord l’intrusion de chiens errants dans son jardin aux jours fatidiques, puis la tenue ferme en laisse et l’interdiction de jouer avec Albert durant ces mêmes périodes. Elle, qui aimait le dominer et mimait souvent instinctivement l’acte de le posséder, aurait visiblement bien inversé les rôles dans ces moments-là.
Comme si elle avait senti une menace potentielle, Olga n’avait jamais pu sentir les vétérinaires, bien qu’aucun des trois auxquels elle eut affaire ne l’ait maltraitée. La visite de contrôle annuelle était toute une équipée ; elle se montrait très agitée dans la salle d’attente et tirait sur sa laisse pour tenter de gagner la porte et lui faire comprendre qu’ils seraient bien mieux ailleurs tous les deux. Seule la montée sur la balance présentait une sorte d’attrait pour elle, d’autant que la machine jouxtait les étagères où toutes sortes de croquettes étaient entreposées. Elle qui aimait grimper sur le lit refusait soudain toute idée d’être installée sur la table d’auscultation, quelle que soit la douceur ou la persuasion du praticien et de son assistante. De même, pour gourmande qu’elle fut, il était toujours compliqué de lui faire avaler des cachets pour la vermifuger ou la protéger des parasites tels que puces et tiques. Si l’on essayait d’envelopper le médicament dans un morceau de fromage, elle dévorait le fromage et laissait intacte le cachet, impeccablement léché pour le cas où on aurait souhaité le refiler à un congénère plus docile.

Au hasard de ces promenades, on avait fini par faire les présentations avec Patrice Raudun et son épouse, ce qui avait donné lieu à une sorte de coup de foudre entre la chienne et les deux sexagénaires. Olga avait pourtant ses têtes et se montrait habituellement sur ses gardes quand elle faisait de nouvelles rencontres. Il avait pris cela comme un signe et les années qui avaient suivi ne lui avaient apporté aucun démenti.
Ainsi, Olga avait-elle eu deux maisons très proches, l’une au numéro 6, l’autre au 13. Tandis qu’elle était en pension chez eux, s’il lui arrivait de passer devant le 6 lorsque l’un des deux Raudun la promenait, elle n’avait qu’à jeter un rapide coup d’œil à travers le portillon de bois pour s’assurer que les volets étaient clos et la voiture absente dans l’allée gravillonnée qui menait au garage. Elle le faisait furtivement, ce qui était une manière pudique de cacher à quel point il lui manquait, même si son exil était luxueux à tout point de vue. Les Raudun la traitaient aussi bien que lui, peut-être un peu mieux si l’on considère que des grands-parents traitent leurs petits-enfants de façon plus laxiste qu’ils n’ont pu traiter leurs enfants. Patrice avait sa façon de faire, un peu bourrue, alors que sa femme se montrait câline sous des allures un peu froides. En grande manipulatrice, Olga savait comment obtenir de l’un ce que l’autre lui refusait, il lui suffisait de ternir son si beau regard bleu d’un voile de tristesse et de rester aplatie au sol avec une patte posée sur le museau. Ainsi, elle avait conscience de se montrer plus irrésistible encore que d’habitude.

Ses rapports avec le couple Raudun étaient restés les mêmes au cours de ces quinze dernières années, à la fois cordiaux et réservés. Ils ne s’étaient pas mués en une quelconque amitié, fut-elle vague. La chienne créait à elle seule le lien entre eux.
Il n’avait qu’à se louer des services qu’ils lui rendaient, des soins attentifs qu’ils prodiguaient à Olga chaque fois qu’était sous leur responsabilité. Il plaçait en eux une totale confiance, c’est pourquoi il avait tenu à leur fournir une attestation leur déléguant toute autorité en cas d’accident et de complications graves. Bien sûr, ni eux ni lui n’envisageaient qu’il faille un jour avoir recours à ce document, mais il les avait convaincus d’accepter pour le cas où, injoignable et retenu à l’étranger, il n’ait pas la possibilité de rentrer suffisamment vite pour épargner à l’animal des souffrances inutiles.
Le couple Raudun donnait une image de solidité et d’harmonie tout à fait rassurante malgré les rumeurs qui courraient parmi les habitués du chemin de halage. On prétendait que la femme était d’une jalousie maladive, qu’elle chronométrait la durée des promenades canines de son époux, vérifiait les SMS, mails et journal d’appels de son portable, prête à faire une scène à la moindre occasion. Patrice aurait même refusé certaines clientes potentielles à seule fin d’éviter la suspicion au sein de son foyer. D’un tempérament débonnaire, il évitait autant que possible les occasions conflictuelles. Même les plus mauvaises langues du canal n’avaient rien à colporter sur ses éventuelles infidélités. Quand bien même, cela ne revêtait aucune espèce d’importance, on ne lui demandait rien d’autre que de s’occuper avec soin, amour et dévouement d’Olga, ainsi que le faisait son maître dans les périodes où ses activités plus ou moins secrètes ne l’éloignaient pas. Sans doute parce qu’il avait fait longtemps partie de la Grande muette, Patrice soupçonnait son client d’appartenir à une branche ou l’autre du Renseignement. Le fait même de ne jamais parler que vaguement et avec réticence de ses voyages corroborait cette impression. Il n’est pas impossible que cette nécessaire réserve ait empêché l’homme et le couple de se rapprocher davantage.

Olga n’avait pas connu de véritable maîtresse, à la différence de son maître qui semblait les collectionner de loin en loin. Il n’y avait eu, au fond, que cette hôtesse de l’air qui s’était incrustée dans les premiers mois de leur existence commune. Une grande fille assez mignonne mais qui s’était toujours montrée sévère et cassante avec elle, hurlant lorsqu’elle la trouvait allongée sur le lit ou plus commodément installée… Le chiot qu’elle était encore à l’époque avait en effet une technique particulièrement bien rodée pour monter sur le lit tandis que son maître dormait, sans le réveiller, et de ramper jusqu’à l’oreiller avant de manœuvrer avec adresse pour se glisser sous les draps et poser sa tête sur le coussin, les yeux tournés vers le dormeur afin de le veiller quelques minutes jusqu’à ce que le sommeil ait raison de sa vigilance. Mais Olga ne dormait jamais que d’un œil, une oreille ou une narine ; une ombre, un bruit, une odeur avaient vite fait de la faire se redresser et réagir en fonction du stimulus identifié, menace ou promesse de douceurs…
Chez les Raudun, on lui avait expliqué qu’elle devait dormir sur sa couverture, disposée dans le couloir du rez-de-chaussée, cependant elle avait vite montré qu’il n’était pas question pour elle d’accepter cela. Dès la première nuit, elle avait vaillamment grimpé l’escalier de bois aux marches ajourées puis poussée la porte de la chambre avant d’aller s’allonger sur la descente de lit disposée dans la ruelle du côté de Patrice. Instinctivement, elle avait compris que seul un homme n’insisterait pas trop pour la chasser ; elle en avait fait l’expérience avec son maître et l’hôtesse de l’air. Toutefois, si elle grimpait les escaliers sans problème, les redescendre était une autre paire de manches ! Le vide que laissait entrevoir l’absence de contremarches l’impressionnait fortement et dans les premiers temps il lui fallait le concours de mains secourables pour regagner le niveau du sol. Problème qui fut résolu en grandissant et prenant du muscle, il lui suffisait alors de descendre trois ou quatre marches et de bondir en bas d’une détente élégance qui se soldait parfois par une réception qui l’était moins si le calage qui venait d’être lavé n’avait pas entièrement séché. Elle prenait généralement la chose avec bonne humeur, bien qu’il arrivât qu’une chute plus sévère ait pour conséquence de la vexer profondément. Dans ces cas-là, elle allait se réfugier au jardin derrière un massif d’arômes, observatoire idéal où voir sans être vue, afin d’y bouder tout son saoul, ce qui ne durait jamais trop longtemps du moment que personne ne s’avisait de se moquer gentiment de sa déconvenue. Comme tout animal de compagnie aux yeux de ses maîtres, tout enfant à ceux de ses parents, elle était la plus belle et la plus intelligente. Elle en avait une conscience tout à fait précise qui ne la rendait que plus attachante.

*

Il regarda les ombres s’affairer auprès des véhicules de secours, rentrer dans la maison et en sortir d’un pas pressé sans que cela ait l’air désordonné. C’étaient visiblement tous des professionnels aguerris dont chaque mouvement répondait à la nécessité de suivre à la lettre protocoles et procédures tout en restant concentrés sur l’urgence de l’instant.
Des bribes de phrases lui parvenaient portées par le léger souffle d’air — difficile de parler de vent à ce stade, surtout après les mini-tempêtes qui avaient agité les derniers jours — mais trop hachées pour qu’il puisse en tirer des conclusions.
Hormis la police et les pompiers, les abords étaient vides. L’heure trop matinale et le froid gardaient les volets fermés alentours ; personne ne semblait avoir perçu le drame qui se jouait au-delà des murs douillets des maisons voisines — si drame il y avait, mais la présence des secours et de la police constituait tout de même un indice.
Il eut le réflexe de serrer davantage la ceinture de son peignoir et de sortir afin d’aller aux nouvelles. La scène l’intriguait plus qu’elle ne l’inquiétait. Pour tout dire, ses rapports avec les Raudun s’étaient distendus après la disparition d’Olga. Il ne parvenait pas à utiliser le mot « mort », « départ » ne lui plaisait pas non plus car il laissait un espoir de retour. Dans son for intérieur, il prononçait plus volontiers « assassinat » ou « meurtre » parce qu’il avait énormément de mal à assumer son geste fatidique, tout en sachant que c’était l’unique solution pour épargner à sa chienne — compagne fidèle d’une partie importante de sa vie — des douleurs insurmontables.
Il avait dans l’idée que le couple de retraité lui tenait rigueur de cette décision. Était-ce l’apanage de leur âge que de vouloir s’accrocher à la vie quoiqu’il en coûte de souffrances terrifiantes ? Mais peut-être leur intentait-il un faux procès et leur silence n’était-il que le signe d’une excessive pudeur ou d’une incapacité à trouver les bons mots pour exprimer leurs sentiments profonds devant ce drame ?
Ce qui l’aurait poussé à passer le portillon et franchir la cinquantaine de mètres qui le séparaient de cette agitation inhabituelle, c’était moins une question de curiosité que le sentiment diffus d’une vague solidarité vis-à-vis de ces gens qui avaient partagé le même amour que le sien pour Olga.

Il échafaudait des hypothèses sans parvenir à savoir si l’une d’elles était préférable aux autres. Par exemple un malaise de Patrice dont la surcharge pondérale était assez effrayante pour un homme qui se dépensait sans compter pour promener les chiens dont il avait la charge, marchant facilement 20 km chaque jour. L’épouse avait-elle fini par le tuer dans une crise de jalousie, à moins que ce soit lui dans un geste de révolte ? Cela pouvait aussi bien être un accident domestique ou un cambriolage qui avait mal tourné, voire un chien dont ils avaient la garde qui les aurait attaqués après être devenu soudain incontrôlable, bien que cette explication-là ne soit pas la plus crédible. Restait l’hypothèse d’un suicide, double suicide ou meurtre suivi d’un suicide… Par déformation professionnelle, il se savait capable de tout envisager en un instant, ce que certains de ses proches prenaient aisément pour de la paranoïa. Cependant, son métier le plaçait en permanence face à des situations dangereuses, parfois grotesques ou relevant d’une fiction de mauvais roman et dont il avait à se dépatouiller en tirant des fils de façon un peu hasardeuse, sans bien savoir ce qui l’attendait au bout ; alors il ne doutait pas que deux véhicules de secours garés à la va-vite en pleine nuit devant un pavillon d’une rue tranquille, gyrophares en action, ça n’était pas bon signe et ouvrait la porte à tous les possibles.

La main posée sur le loquet du portillon, il suspendit son geste. Peut-être serait-il effectivement sorti pour aller aux nouvelles s’il y avait eu un vague attroupement de voisins. Il se serait alors fondu dans la masse, mais sortir ainsi peu vêtu attirerait l’attention sur lui et peut-être des questions de la part de la police en fonction de ce qui s’était produit là-bas. Or il était, autant par nature que par nécessité professionnelle, farouchement discret.
Il lâcha le loquet, fit deux pas en arrière avant de se retourner pour marcher vers la maison et rentra chez lui, ferma soigneusement la porte en mettant le verrou et l’entrebâilleur, puis il gagna la chambre où il déclencha la fermeture des volets roulants, laissa choir le peignoir aux pieds du lit, se débarrassa du caleçon et s’allongea sur le dos, bien calé sur l’épais oreiller de mousse ferme. La pièce était désormais dans le noir total, plus la moindre lueur de gyrophares pour venir le tirer du sommeil qu’il sentait revenir.
« Dors bien, mon gros bébé d’amour », murmura-t-il en fermant les yeux. Il crut entendre un grognement familier de satisfaction mais ne reçut pas le traditionnel coup de langue qui l’accompagnait. Olga n’était plus là, bien que sa présence fût palpable et le resterait jusqu’à la fin. La sienne.
Quant à ce qui s’était produit chez les Raudun, s’il devait savoir, il saurait. Sans cela ce serait la preuve que ça ne le concernait en rien. À chacun ses malheurs, lui avait le sien qui le rongeait depuis des mois, suffisamment lourd à porter sans en rajouter. Apprendre la mort d’un des deux vieux raviverait nécessairement la plaie ouverte laissée par Olga, puisqu’ils avaient fait partie de don univers, et il sentait que ce serait au-dessus de ses forces.

Toulouse 8 - 11 décembre 2020

mardi 15 septembre 2020

Suspect

Pour Katia, lectrice patiente et indulgente. 
 
Les gyrophares bleus avaient progressivement remplacé la lueur naturelle du petit matin. Cela avait commencé par l’arrivée de l’ambulance du Samu, puis celle de la voiture de police suivie un quart d’heure plus tard d’un véhicule banalisé. Une routine pour ces professionnels qui entraient et sortaient de la villa du bout de la rue, visiblement affairés.
Il était encore trop tôt pour que les badauds s’assemblent alentour, mais déjà on avait pu voir quelques rideaux se soulever ici ou là. Il y a partout des insomniaques, souvent de vieilles gens curieux du monde qui continue à bouger par-delà leur propre immobilité.
Au fil des heures, d’autres véhicules de police interviendraient, notamment ceux de la Scientifique et même une fois le corps sorti de la maison, emporté pour l’autopsie réglementaire, le ballet des uniformes continuerait. Il y aurait le temps de la perquisition, quelques cartons et sacs-poubelles que l’on emporterait.
Ce que les curieux remarqueraient avant tout, c’était le silence relatif qui entourerait ces longues heures. Les flics ne s’interpellaient pas, ils parlaient à voix basse, chuchotaient presque sans que l’on sache si c’était par une sorte de respect pour la morte ou afin d’assurer le maximum de discrétion pour ne pas nuire à l’enquête.
Un cordon de rubalise jaune interdisait l’accès au trottoir devant la villa, protégeant les allées et venues des policiers entre la maison et leurs véhicules.
L’atmosphère était assez similaire à celle d’une série policière, mais tout était plus long. Pas de plans de coupe pour assurer le rythme. Cela créait une sorte de tension supplémentaire chez ceux qui observaient maintenant ce manège qui leur semblait irréel.
Un drame dans leur rue si tranquille, qui l’aurait cru ? Et de quel drame s’agissait-il, pour commencer ? On avait d’abord cru à un cambriolage, bien que l’ambulance du Samu ne cadrât pas. Puis quand le corps avait été sorti dans un sac il avait fallu déduire qu’il y avait un mort et puisque la police sortait le grand jeu ce devait être un meurtre. On avait alors supputé sur l’identité de la victime. Était-ce la mère ou le fils ? L’un avait-il tué l’autre ou bien était-ce l’aboutissement d’un cambriolage — on y revenait — qui avait mal tourné ? D’autres envisagèrent l’hypothèse d’un suicide comme il y en avait eu un plus bas dans la rue, trente ans plus tôt. Une femme seule qui avait avalé des cachets au cœur de l’été, quand tout le voisinage était en vacances, et que l’on avait retrouvée à la rentrée, alerté par l’odeur insoutenable qui venait de chez elle.

*

Brice était prostré dans un coin du canapé en cuir usé du minuscule salon d’attente. Il pouvait entendre l’agitation de la police derrière la porte qui restait entrebâillée juste ce qu’il fallait pour que, de temps en temps, on puisse jeter un œil sur lui, s’assurer qu’il n’avait pas profité de la confusion qui régnait dans la maison pour s’éclipser.
La maison était une « toulousaine », étroite en façade et s’étirant en longueur, les pièces étant distribuées par un couloir nu où il était difficile de se croiser. Au rez-de-chaussée, la pièce de devant avait été séparée en trois par deux fines cloisons ; la plus grande partie servait de cabinet professionnel et bénéficiait de la lumière du jour grâce à une haute fenêtre, une autre partie constituait le salon d’attente et n’était éclairée que par deux lampadaires chromés, — tige courbe supportant un demi-globe diffusant une lumière laiteuse — rescapés des années soixante-dix ; entre les deux, un minuscule espace avait été aménagé en toilettes pour la patientèle.
Ensuite venait une grande cuisine qui était en même temps « pièce à vivre ». Elle donnait sur le jardin, lui-même étroit et long. L’ensemble était « traversant », s’étendant entre deux rues parallèles. L’étage était composé de deux chambres et d’une salle de bains comportant elle aussi un W.-C.
Sur le côté droit, la maison mitoyenne avait été rasée et l’espace ainsi dégagé avait permis de créer une petite cour suivie d’un apprenti servant de garage. Là se trouvait également une niche flambant neuve après tant d’années, que le chien de la maison avait toujours dédaignée au profit de la douceur du foyer de ses maîtres. Brutus, le bien mal nommé, était une bonne pâte de golden retriever. Il se trouvait actuellement couché aux pieds de Brice, lui jetant des regards inquiets et peinés. Comme une éponge, il absorbait les sentiments de ses maîtres et adaptait son comportement à cet indicateur infaillible. Le poids des ans, bientôt quatorze, et l’embonpoint l’avaient rendu plus lent dans ses déplacements mais il concentrait tout ce qui lui restait de forces afin de transmettre son amour et sa confiance indéfectibles à l’endroit de ceux qui l’avaient choyé tout au long de ces années. Brice restait son idole, même s’il avait moins de temps à lui consacrer maintenant qu’il jouissait d’une plus grande indépendance.

*

Brice était abasourdi. Depuis combien de temps avait-il découvert sa mère inanimée ? L’idée ne lui venait  pas de regarder sa montre. Bien qu’il eût cette expression en horreur pour ne jamais l’avoir comprise, il lui semblait que le ciel lui était tombé sur la tête. Cela lui rappelait les albums d’Astérix de son enfance et lui renvoyait le grotesque de ses réflexions : sa mère gisait, morte, dans la cuisine et il pensait à cette stupide bande dessinée ! Quel fils était-il ?
Il l’avait découverte en rentrant à l’aurore. La lumière dans la cuisine l’avait intrigué. Il avait cru qu’elle avait passé la nuit debout, attendant son retour pour lui faire une scène. Les habituels reproches d’une mère à son fils : la nécessité d’une vie saine uniquement orientée sur la réussite de ses études ; ses sorties fréquentes et trop « arrosées »… Autant de sujets qui l’agaçaient parce qu’il savait au fond de lui qu’elle n’avait pas tout à fait tort. Mais quoi, si l’on ne s’amuse pas à vingt ans, à quel moment espérer le faire ensuite ? Jeanne approchait de la retraite, elle était pleine de projets de voyages, de sorties entre copines et autres fariboles, mais cela ne se ferait pas. Elle était morte. Dans ces conditions, qui pouvait encore valablement plaider pour différer le bon temps ?
Il l’avait trouvée allongée sur les tomettes de la cuisine, sans blessure apparente, même à l’arrière de la tête comme si elle était tombée au ralenti ainsi que le font les très jeunes enfants qui sortent indemnes des chutes les plus improbables. Brutus était allongé contre elle, sa tête reposant sur son sein droit, il lui donnait des petits coups de langue sur le visage en gémissant faiblement.
Bien qu’il ait compris la situation au premier regard, il s’était agenouillé auprès d’elle, avait passé une main sous sa tête, une autre dans son dos et tenté de la soulever ainsi que l’on prend un enfant dans nos bras pour le porter jusqu’à son lit. Il l’avait appelée doucement, ce qui était paradoxal puisqu’il cherchait effectivement à la réveiller. Cependant, il savait que cette tentative était vaine, que plus jamais ces yeux-là ne s’ouvriraient.
Elle avait les traits apaisés. La mort l’avait surprise si soudainement qu’elle n’avait eu le temps ni de souffrir ni d’avoir peur. C’est en tout cas le sentiment qu’il avait eu à ce moment-là. Il y avait indéniablement quelque chose d’extrêmement serein dans cet instant particulier où le vif — lui — saisissait la mort — elle -, c’était une sorte de première rencontre entre eux, en somme.
Cette sérénité allait être mise à mal définitivement par le simple fait d’appeler les secours. Tout allait s’enchaîner très vite, ensuite, et il serait emporté par un maelström implacable. Son tort, sans doute, avait été d’appeler le Samu plutôt que leur médecin de famille, mais à pareille heure quel médecin de ville répond-il au téléphone et se déplace-t-il à domicile ?

Il avait donc appelé le 15 et expliqué le plus calmement possible qu’il venait de découvrir sa mère inanimée sur le carrelage de la cuisine. Elle était probablement morte mais il n’en était pas tout à fait certain car dans sa panique il ne parvenait pas à prendre son pouls.
Il avait indiqué son adresse et dans les dix minutes suivantes un véhicule de réanimation était là. Le médecin avait immédiatement constaté le décès et prévenu la police. C’était le protocole en vigueur en cas de mort subite et a priori inexplicable chez une personne de moins de soixante ans.
En attendant la police, l’équipe médicale avait écarté Brutus et s’était enquise d’éventuels besoins de Brice. Le ton était feutré, professionnel et pour ainsi dire « impersonnel ». C’était un peu choquant, bien que le jeune homme soit parfaitement à même de comprendre la nécessité pour les soignants d’ériger une sorte de barrière émotionnelle entre eux et ceux qu’ils rencontraient sans cesse dans des situations douloureuses.

Trois policiers en tenue étaient arrivés à la rescousse et avaient tenu conciliabule avec le médecin. La cause du décès ne semblait pas évidente à première vue. La morte, au dire de son fils, ne souffrait d’aucune maladie particulière, non plus que d’un quelconque problème cardiaque. Il n’y avait pas de traces de contusions et le seul élément notable était la marque d’une injection récente au niveau du bras gauche. Dans l’état actuel de leurs constatations, rien ne permettait donc d’indiquer avec certitude la cause de la mort sur le certificat de décès. Les Bleus contactèrent le commissariat par radio et l’on attendit l’arrivée d’enquêteurs plus compétents.
L’équipe médicale rédigea un rapport d’intervention et chacun laissa ses coordonnées pour la suite éventuelle de la procédure.
On pria Brice d’évacuer la cuisine et de se tenir à disposition des enquêteurs dans la salle d’attente. Tandis que l’un des officiers gardait le corps et commençait à prendre des notes pour son propre rapport, les deux autres firent un rapide tour de la maison, à la recherche d’un éventuel indice permettant d’expliquer ce décès subit. Ils ne trouvèrent rien de particulier. Le fouillis dans le cabinet de consultation était celui d’une infirmière libérale sans cesse en mouvement, qui entassait la paperasserie administrative sur son bureau afin de la traiter tranquillement durant le week-end. L’armoire pharmaceutique était fermée à clefs et tout semblait en ordre de ce côté-là.

*

Ils étaient deux, habillés en civil. L’un de façon plus décontractée que l’autre qui était manifestement le plus gradé.
— Capitaine George Phlâm, se présenta ce dernier, un petit gros d’origine asiatique, et voici le lieutenant Ndiaye, ajouta-t-il en désignant le grand black décontracté.
Il scruta le jeune homme, satisfait que celui-ci n’ait pas eu le moindre sourire en l’entendant prononcer son grade et son nom. Trop jeune pour avoir connu le dessin animé des années quatre-vingt, sans doute. Pour bien des gens, Capitaine Phlâm sonnait comme une plaisanterie. Quant à ses collègues, il feignait d’ignorer le surnom désobligeant dont ils l’affublaient dans son dos : « Capitaine Flemme ».
— Nous sommes ici pour mener une enquête rapide sur le décès de votre mère. C’est une procédure habituelle dans ce genre de situation. Nous espérons que vous voudrez bien coopérer afin que tout se passe vite et au mieux pour tout le monde.
Brice hocha la tête pour dire qu’il comprenait et ne demandait pas mieux que de coopérer. Les mots lui manquaient. Il lui semblait que s’il ouvrait la bouche il ne pourrait en sortir qu’un long hurlement de désespoir.
À ses pieds, Brutus avait fini par s’asseoir ; il regardait alternativement ces deux inconnus et son maître, paraissant évaluer la tension manifeste dégagée par le trio.

Avant de venir l’interroger, ils étaient passés jeter un coup d’œil au corps en même temps qu’à la pièce dans laquelle il se trouvait. Ils avaient noté que la table n’avait pas été débarrassée après le dîner. Elle était dressée pour deux personnes, ce qui laissait supposer que l’infirmière n’était pas seule en début de soirée et qu’il y avait peut-être eu un témoin d’un éventuel malaise, à moins que ce soit l’auteur d’un crime…
Il y avait quelque chose de glacial dans le comportement tout autant que dans le ton de Phlâm. Brice se demandait si c’était volontaire ou culturel ; toujours est-il qu’il éprouvait un sentiment de méfiance instinctif vis-à-vis de ce policier. Il comprenait d’emblée qu’il était suspect à ses yeux. Mais suspect de quoi, grand Dieu ?
— Selon le Service d’urgence, vous les avez contactés à 5 h 45 ce matin. C’est bien cela ?
— Oui, j’imagine. Enfin, je veux dire que je n’ai pas pensé à regarder ma montre. En tout cas, il était très tôt ce matin et en voyant la cuisine allumée, j’ai cru que ma mère m’attendait pour me passer un savon.
— C’était son habitude ?
— De me sermonner ? Non, pas vraiment, mais quand j’en avais besoin.
Phlâm le regarda dans les yeux. Brice ne put dissimuler ses pupilles dilatées. Tous deux savaient à quoi s’en tenir et ça ne plaidait pas en faveur du fils modèle.
— Où étiez-vous la nuit dernière ? demanda le commandant.
— Il y avait une Assemblée Générale à la fac de droit. J’y ai rejoint quelques potes. Ensuite, vers vingt-deux heures on est allés au Puerto Habana écouter de la bonne musique latino en buvant quelques shots de vieux rhum. On a fait la fermeture. Le patron pourra vous confirmer tout ça. On se connaît, c’est lui qui a offert Brutus à ma mère.
— Et la drogue ? Je doute que ce soit au Puerto que vous l’ayez consommée, intervint Ndiaye.
— Oh, juste un ou deux pétards entre la fac et la boîte. Et un autre en rentrant, minimisa Brice.
— Une chose me chiffonne, jeune homme, dit Phlâm d’un ton pensif. Cette nuit, le Puerto Habana a fermé ses portes à deux heures puisque nous n’étions pas samedi. Nous sommes ici à une vingtaine de minutes de marche de la boîte, or il vous a fallu près de quatre heures pour rentrer et découvrir le corps de votre mère. En tout cas si l’on s’en tient à votre première déclaration selon laquelle vous avez immédiatement appelé le 15.
— Je ne suis pas rentré tout de suite. Nous sommes allés au squat derrière la gare. On n’avait plus de shit… et là-bas, le copain d’un de mes potes nous a proposé de nous faire un rail… j’ai émergé à cinq heures et quart, le temps d’aller prendre un taxi en tête de station devant Matabiau et qu’il m’amène ici. Si vous voulez vérifier, c’était un véhicule de la société Capitole et le chauffeur un vieux bougon. Il m’a pris vingt euros en liquide mais je n’ai pas de reçu.
D’un bond élégant, Brutus sauta dans l’un des deux fauteuils de cuir qui flanquaient le canapé. Il s’y lova en posant sa tête sur l’accoudoir, tout en exhalant un profond soupir afin de signifier son agacement devant l’envahissement de son territoire par tous ces étrangers qui, de surcroît, embêtaient son maître. Ce manège était habituellement le sien lorsqu’il s’impatientait les soirs où il y avait un dîner organisé à la maison et que celui-ci s’éternisait, l’empêchant de pouvoir se coucher pour dormir tranquillement. En temps normal ce fauteuil lui était interdit à cause des longs poils blancs fins et soyeux qu’il semait partout sur son passage, mais il avait bien compris que sa maîtresse ne viendrait plus l’en déloger. Jeanne était morte, il était bien placé pour le savoir puisqu’il l’avait vue s’effondrer dans la cuisine, hier soir.
— Bien, nous vérifierons tout cela, bien entendu. Maintenant, j’aimerais que vous nous parliez du début de soirée et du moment où vous avez quitté la maison. Dans la cuisine, la table était mise pour deux et toute la vaisselle a été utilisée, j’en déduis que votre mère n’a pas dîné seule…

Brice confirma avoir pris son repas avec sa mère. Comme elle n’était pas de service cet après-midi-là, elle avait eu le temps de cuisiner. D’ordinaire, c’était plutôt pizza ou surgelé à la maison. Là, elle s’était lancée dans la confection de migas qui avaient embaumé toute la maison : l’ail, la longanisse, la poitrine fumée, les sardines grillées et la semoule séchée juste à point en la tournant délicatement dans la grande poêle à paella jusqu’au moment de servir. C’était un plat qu’elle avait rapporté du Maroc où elle avait vécu quelques années avec son mari qui s’y était engagé au titre de la coopération, en tant qu’enseignant. Quand elle en faisait, elle disait invariablement : « preuve que tout n’était pas si mauvais dans ce séjour marocain ! » Et c’était la seule allusion qu’elle faisait à son ex-mari, duquel elle avait divorcé lorsque Brice avait cinq ans et sa sœur onze. Son père était un étranger pour lui et c’était réciproque.
— Vous avez une sœur ? Où est-elle ? demanda Phlâm.
— Elle vit à Montpellier où elle fait ses études d’infirmière. Le plan était que ma mère prenne sa retraite lorsqu’elle serait diplômée afin de lui transmettre sa clientèle.
— Pourquoi être partie si loin, il y a de bonnes écoles d’infirmières à Toulouse, non ?
— Nathalie voulait se rapprocher de son père, avec qui elle a des atomes crochus. Je crois qu’elle avait un désir d’indépendance et n’imaginait pas avoir notre mère sur le dos tous les soirs pour revivre sa journée de cours.
— Et votre père ?
— Il ne m’intéresse pas, il vous faudrait demander à ma sœur. Pour ce que j’en sais, il est actuellement coincé entre sa cinquième femme et sa quarante-troisième maîtresse… Enfin, pour ce qui est des maîtresses, le compte n’est sans doute qu’une estimation basse, dit le jeune homme dans un sourire où perçait un peu de tristesse. Peut-être la nostalgie d’avoir moins compté pour ce père que le premier jupon venu.
Poursuivant son récit du début de soirée, il expliqua qu’ils avaient dîné tôt en raison du rendez-vous fixé avec ses amis pour assister à l’AG. Le repas avait été détendu, ils n’avaient échangé que des banalités familiales. Après le dessert – elle était passée acheter des Cornes de gazelles saupoudrées de sucre glace et des zlabias poisseuses de sirop au miel et à la fleur d’oranger chez Fathia – il lui avait proposé de l’aider à débarrasser la table et faire la vaisselle, mais elle lui avait répondu qu’elle préférait s’en occuper toute seule. « La graine des migas c’est comme les poils de Brutus, tu as beau faire attention, ça s’infiltre partout ! » avait-elle dit en riant.
— Voilà, j’ai enfilé mon blouson et je suis parti. Nous nous sommes quittés sur un rire et je l’ai retrouvée morte quelques heures plus tard. Comment une telle horreur a-t-elle pu se produire ? Et de quoi est-elle morte ? chuchota-t-il dans un sanglot étouffé.
— Nous sommes précisément là pour répondre à ces deux questions. Le Médecin du Samu n’a pas pu déterminer avec certitude la cause du décès. D’après ce que vous lui avez dit et après avoir regardé le dossier pharmaceutique sur sa carte Vital, votre mère ne semblait pas avoir de pathologie particulière ni de traitement en cours. Une hypothèse probable est la rupture d’anévrisme, mais seule une autopsie en apportera la certitude. D’autre part, nous sommes intrigués par une trace d’injection au niveau de l’épaule gauche. Votre mère était-elle droitière comme la majorité des gens ?
— Oui, sans aucun doute.
— Elle aurait donc pu se faire cette injection elle-même. Espérons que l’autopsie permettra de déterminer la nature du produit injecté. Quoi qu’il en soit, comme nous n’avons pas retrouvé de seringue à côté du corps, ni dans la poubelle de la cuisine, je pense que l’hypothèse d’un suicide est à exclure. Qu’en pensez-vous ?
— Maman ne se serait jamais donné la mort, ce n’était pas dans sa philosophie. C’était une battante et elle avait vu tellement de miracles chez ses patients que même atteinte d’une maladie compliquée elle aurait fait face, j’en suis persuadé. Et puis, elle n’aurait pas pu nous abandonner comme ça, c’est inconcevable ! s’écria Brice, au bord de la crise de nerfs. Parler de suicide lui semblait plus grave que tous les soupçons dont il faisait l’objet depuis tout à l’heure.
— Si la mort n’est pas naturelle, alors il ne peut s’agir que de l’intervention d’un proche, martela Phlâm. Il n’y a pas eu d’effraction, le cabinet infirmier est en ordre, et vous nous avez certifié avoir trouvé la porte verrouillée en rentrant…
— Oui, c’est moi qui l’avais fermée à double tour en sortant.

*

Cela dura encore une éternité. La Scientifique vint faire des photographies et des prélèvements, un légiste procéda à un premier examen avant de faire emporter le corps. On avait enfermé Brutus dans le salon d’attente et on l’entendait tantôt grogner, tantôt gémir. Brice était ballotté de l’un à l’autre, répondant à de nouvelles questions ou confirmant les réponses qu’il avait déjà fournies. C’était un cauchemar éveillé. Il espérait que les effets de la cocaïne se dissipant totalement il retrouverait les choses dans l’état où il les avait laissées la veille en quittant la maison. Sa mère lui passerait un énorme savon pour avoir découché et tout reprendrait son cours normal.

— Il faudrait que je prévienne ma sœur, dit Brice. Et puis, nous allons devoir nous occuper de l’enterrement. Quand nous rendrez-vous le corps ?
— Nous allons nous occuper de votre sœur, répondit Ndiaye en lui tendant son calepin et son stylo. Notez-nous son numéro de portable et son adresse. Tant que vous y serez, notez également les coordonnées de votre père, si vous les avez. Nous allons envoyer des collègues de Montpellier prévenir chacun d’eux.
Ce qu’il ne disait pas, mais que Brice comprit néanmoins, c’est que ce serait une façon de voir leur réaction et de leur demander leur alibi. Montpellier n’étant pas si loin de Toulouse, un aller-retour entre la soirée et la nuit n’était pas impossible. Le jeune homme sourit intérieurement à cette pensée qui avait quelque chose de rassurant pour lui ; tout d’un coup il n’était plus le seul suspect d’un crime dont on n’était pas certain qu’il ait bien eu lieu.
— Qui d’autre possède les clefs de la maison, s’enquit soudain Phlâm.
— Les deux associées de ma mère. Elles vont et viennent ici en fonction de leurs jours et heures de service. Tout le stock de seringues, aiguilles, gants, masques, coton, alcool etc. se trouve dans le cabinet.
— Nous n’avons vu personne encore, ce matin…
— C’est parce que Charlotte est passée hier à dix-neuf heures. Elle commençait tôt ce matin avec des toilettes chez des grabataires et des prélèvements sanguins à porter au laboratoire avant dix heures afin d’avoir les résultats en début d’après-midi. Un jour normal, c’est elle qui aurait trouvé maman, moi j’aurais été profondément endormi au premier, ne put-il s’empêcher d’ajouter comme un regret.
— Nous allons devoir faire venir ici les deux collègues de votre mère afin qu’elles fassent l’inventaire du stock de médicaments, notamment au niveau de la morphine et des opiacés. Il faudrait aussi que vous trouviez quelqu’un pour s’occuper de votre chien.
— Vous m’arrêtez ?
— Non, mais nous allons vous demander de nous suivre au commissariat afin que nous tapions votre déposition et vous la fassions signer. D’autre part, je vous conseille de prendre quelques affaires dans un sac de voyage et de trouver un point de chute pour les prochaines soixante-douze heures. Nous allons geler les lieux et apposer les scellés au cas où l’autopsie conclurait à une mort non naturelle.
Toutes ces précisions étaient données sur un ton monocorde, comme on récite une leçon fastidieuse. C’était la procédure, elle avait nécessairement quelque chose de violent pour les familles, mais c’était aussi une façon de les protéger si elle n’avait rien à se reprocher.
— Nous allons tout faire pour accélérer l’autopsie, mais nous sommes samedi matin et je ne peux pas garantir que nous auront les résultats avant lundi. Nous ne sommes malheureusement pas dans une série télévisée, ça va toujours moins vite et avec moins de moyens dans la vraie vie…

Brutus casé chez la voisine, qui avait l’habitude de le garder de temps à autre, Brice fut installé à l’arrière du véhicule banalisé pour lui éviter la honte d’être embarqué dans le fourgon tricolore comme un suspect. Pour l’instant il n’était que témoin, mais ça pouvait sans doute basculer très vite. Malgré lui, il ne pouvait s’empêcher d’éprouver une certaine crainte.

*

Brice ralluma son téléphone portable en sortant du commissariat central. Il n’était pas loin de quatorze heures et il commençait à avoir une faim de loup. On lui avait bien offert un café et une barre chocolatée pris l’un et l’autre aux distributeurs de la salle de repos, ça lui avait plutôt ouvert l’appétit que calmé ses crampes d’estomac.
Pendant ce long temps de déconnexion, de nombreux messages étaient arrivés, SMS, mails, messages vocaux ou « conversations » WhatsApp. Il fit défiler tout cela pour voir qui étaient les expéditeurs afin de procéder à un tri par ordre d’urgence. Il effaça le message de son père sans même en prendre connaissance avant d’écouter celui de sa sœur. Celle-ci lui proposait de venir la rejoindre à Montpellier le temps que la maison restait inaccessible. C’était gentil autant qu’improbable. Il ne se voyait pas confiné dans un minuscule studio et obligé de partager le lit avec elle. D’autant moins que Nicolas, petit-copain du moment, ne céderait pas sa place sans rechigner. De plus, il avait bien compris qu’il valait mieux pour lui ne pas trop s’éloigner le temps de l’enquête.
Il appela Michaël, l’un des potes avec qui il avait passé la soirée et une grande partie de la nuit. Il le mit brièvement au fait de la situation, expliquant qu’à ce stade il n’avait donné aucun nom concernant les personnes qui se trouvaient avec lui la veille. De toute façon, les flics n’avaient pas semblé faire une fixation sur la consommation de stupéfiants lors de la soirée. Ils étaient visiblement plus intéressés par l’inventaire du cabinet de sa mère, afin de voir s’il n’avait pas tapé dans l’armoire à pharmacie pour son usage personnel ou un éventuel trafic. Il n’avait donc rien à craindre de ce côté-là. Comme il l’avait espéré, Mika se fit un plaisir de l’accueillir. C’étaient des copains d’enfance et cela comptait pour eux.
Avant de se rendre chez Mika, Brice passa chez sa voisine pour embrasser Brutus et lui expliquer la situation. Le chien lui lécha longuement le visage en poussant de petits gémissements sporadiques dans lesquels se mêlaient la joie des retrouvailles et le désespoir de la séparation qui s’annonçait. Quand le museau gémissait, la queue battait comme pour rassurer son maître en niant toute tristesse.

Ce fut le week-end le plus interminable de sa vie. Il se demandait s’il y aurait une fin à cette angoisse de l’attente. Nul n’avait eu besoin de lui faire un dessin ; il était suspecté d’avoir tué sa mère. Probablement en lui faisant une injection dans le bras. Poison ou bulle d’air dans une artère ?
Mika, qui s’efforçait de chahuter comme si de rien n’était, le rebaptisa Killer. Ce surnom devrait lui rester au sein de la bande qu’ils formaient avec quelques potes, garçons et filles confondus. Ce serait une blague d’initiés que ne pourraient jamais comprendre les nouveaux venus.
Brice pleurait sa mère silencieusement, presque timidement. Il n’avait jamais été très démonstratif. Cela remontait au départ de son père, qui l’avait laissé muet et aphasique durant des semaines, jusqu’à ce qu’il considère de luir-même avoir fait le tour du chagrin possible. Il avait ensuite vécu les gardes alternées comme un étranger. Son corps était là, entre sa sœur et leur père ; son esprit était ailleurs. Pas avec sa mère, qu’il accusait intérieurement d’abandon. Il lui en avait longtemps voulu de se plier au rituel de la passation de témoin entre elle et cet homme qu’il ne voulait plus connaître. Il s’était montré aussi odieux que les enfants peuvent l’être quand il s’agit de faire mal à ceux qu’ils aiment pourtant par-dessus tout. Jeanne ne lui en avait jamais voulu, une mère comprend tout.

Charlotte et Émilie lui avaient envoyé un mail commun afin de proposer leurs services, si sa sœur et lui le désiraient, pour régler toutes les démarches administratives et la préparation des obsèques. Il attendait un retour de Nathalie sur le sujet. Sans doute préfèrerait-elle s’en remettre à leur père, pour lui laisser une manière de se racheter ? Brice s’en moquait, la poussée d’adrénaline des premières heures une fois retombée, il restait sans réaction. Une seule chose importait dorénavant, que l’on trouve l’origine du décès et que cela le mette hors de cause.

La nouvelle arriva le lundi en milieux de matinée, sous la forme d’un appel téléphonique.
— Ici le Capitaine Phlâm. Je tenais à vous informer de la clôture de l’enquête préliminaire. L’autopsie réalisée sur votre mère a conclu à une rupture d’anévrisme. Elle est morte sur le coup et n’a pas souffert. Vous pouvez d’ores et déjà regagner votre domicile et réclamer le corps auprès du service médico-légal du CHU de Rangueil.
Brice le remercia et allait raccrocher lorsqu’il se ravisa.
— Capitaine ! Juste une question… La trace de piqûre sur le bras, on sait ce que c’est ?
— Oui, les analyses ont démontré qu’elle venait d’être vaccinée contre la grippe. Sans doute s’est-elle fait l’injection elle-même dans la journée qui a précédé le décès. Les deux choses n’ayant aucun rapport par ailleurs.
Il y avait eu de vagues mots de condoléances de la part du policier, qui sonnaient comme de molles excuses pour l’avoir suspecté d’un meurtre qui n’avait pas eu lieu. C’était la loi, il n’y pouvait rien : avant 60 ans une mort subite est suspecte par principe, après cela entre dans les statistiques. Si l’anévrisme avait tenu quelques années de plus, Brice aurait profité de sa mère sans que quiconque s’avise de le suspecter de l’avoir tuée le jour venu.

Toulouse, 11 au 14 septembre 2020.

mardi 21 juillet 2020

Souviens-toi de l'été prochain


 Pour Raúl, sans rancune !


En surfant sur le Net, je suis tombé par hasard – mais le hasard existe-t-il vraiment ? – sur une photographie de Raúl Campanario. Soixante-dix ans bien sonnés, une peau grise de carton à la fois parcheminée et sans presque de rides. Un visage rendu inexpressif par les mains de chirurgiens esthétiques qui semblent avoir une fois pour toutes décrété que le canon de beauté unisexe pour les VIP est une tête de hamster plantée de lèvres épaisses à la vulgarité navrante.
Cette image a été un véritable choc pour moi. Je ne retrouvais rien du bel hidalgo qui mettait la planète en émois dès qu’il apparaissait sur scène ou à la télévision : grand, mince, les cheveux noir corbeau gominés avec un soin maniéré, des yeux bleu lagon dans lesquelles toutes les femmes rêvaient de plonger… De tout ceci, il ne reste plus qu’un vieillard sans charisme.
Or, soixante-dix ans ce n’est pas encore l’âge de la vieillesse. Du moins ça ne l’est plus à notre époque. Aussi je m’interroge et me demande comment il est possible de se laisser aller ainsi, d’abdiquer à ce point toute la fierté qui faisait notre force et notre charme ?
J’ai voulu me rendre compte si la voix avait subi le même sort, alors j’ai cherché sur YouTube où je suis tombé sur un extrait d’une émission de la télévision cubaine. Le zombie fait encore illusion ; il suffit de fermer les yeux et de se laisser porter par cette voix que le temps et les abus d’alcool, de tabac et de nuits blanches n’ont pas altérée. Je suis plus fan que musicologue, il est donc possible que Raúl ait perdu un octave mais il me semble que ça ne s’entend pas de façon incontestable.
Qui se souvient encore de Raúl Campanario ? Cette vedette montée de toutes pièces par une « major » pour concurrencer Julio Iglesias, la star du moment. La ficelle était énorme ; ils se ressemblaient trop, avaient un répertoire pour ainsi dire identique qui ne permettait pas vraiment de les départager. Julio a gagné aux points, parce qu’il avait démarré la course plus tôt et atteint une vitesse de croisière qui ne m’essoufflait pas. Sans doute Raúl n’avait-il pas la même envie de réussir ou du moins de durer. Ils ont eu des succès parallèles pendant une quinzaine d’années, puis le plus jeune s’est effacé.
C’étaient deux chanteurs de charme, des « chanteurs à minettes » comme nous disions de façon moqueuse pour dissimuler sinon une certaine jalousie devant la pâmoison de ces demoiselles pour de tels benêts, du moins une réelle frustration. Ils avaient les mêmes trémolos, l’accent qui ressortait de façon similaire dans leurs interprétations en langues étrangères. Ils chantaient l’amour, les femmes et quelques fois une sorte de fêlure.
Je me souviens des succès de Raúl, je serrais probablement encore capable de les fredonner… « Todas las madres son angeles », « Una mujer me rompió el corazón », « Mi vida es solo una historia de amor », « Solo soy un hombre solitario » pour ne citer que les plus connus.
La vérité est que si j’ai beaucoup brocardé Raúl Campanario pour faire comme tous les petits machos de mon âge, j’étais en même temps sous le charme de sa musique. Sa voix me donnait des frissons comme seule l’avait fait jusqu’alors celle de Tony Williams chantant « Only You » avec The Platters. J’avais — je possède encore — tous ses disques et il m’arrive plus souvent de les écouter que ceux d’Iglesias.
Enfin, cette fidélité a une autre raison, qui tient à notre rencontre un soir d’été, il y a vingt ans de cela, au cœur d’une chaude nuit Majorquine.
 
*

J’avais vingt-cinq ans, je vivais encore chez mes parents à qui je versais un petit loyer prélevé sur ma paye d’employé aux écritures comptables d’un gros cabinet de Commissaire aux comptes. Un boulot sans intérêt qui ne représentait pour moi qu’un premier pas vers l’indépendance.
Rester chez mes parents était pour moi le moyen d’économiser suffisamment pour me payer chaque été trois semaines de rêve au soleil le jour et à la lumière des stroboscopes la nuit. Ma jeunesse était infatigable. D’autant plus que ces vingt et un jours loin du foyer et du regard familial m’offraient d’infinies possibilités d’assouvir mes désirs, de laisser libre cours à mes élans.
Soyons clairs. Je vivais une homosexualité discrète mais parfaitement assumée. C’est en tout cas la définition que j’en donnais moi-même et qui signifiait que je ne sentais pas le besoin d’en parler autour de moi, pas davantage que je me préoccupais de l’hétérosexualité supposée de mes collègues et amis. De leur côté, mes parents avaient eu le temps de digérer une situation qui ne leur apparaissait plus aussi scandaleuse qu’au début. Il faut dire que la sœur de mon père – bigote invétérée – nous avait surpris, mon cousin et moi, en train d’exécuter un magnifique et délicieux « 69 » qu’elle nous empêcha de mener à bien alors que nous y étions presque… L’épisode remontait à dix ans, aussi nous dirons qu’il y avait prescription.
Ma sœur ne trouva jamais rien à redire à ma sexualité. Dans le temps du drame familial, elle se contenta d’un haussement d’épaules pour souligner ce qui était pour elle une évidence : nous étions jumeaux, il était normal que nous partagions le même goût pour le corps des hommes. Plus tard, je lui fis observer qu’elle aurait pu être lesbienne, à quoi elle répondit que j’aurais alors été hétéro et nous convînmes dans un grand éclat de rire que les choses étaient parfaites en l’état.
Aussi loin que je puisse m’en souvenir, mon attirance se portait sur les hommes mûrs. Cela avait été tour à tour pour mon maître d’école, le père d’un de mes condisciples du collège, des collègues de mon père… Or, malgré tout le battage que l’on fait autour des pédophiles, je ne trouvais pas d’adultes qui veuillent bien s’apercevoir de ma disponibilité à leur égard. C’est ainsi que je fus finalement initié par l’aîné de mes cousins qui, à défaut d’être un vrai adulte et un homme mûr avait au moins le privilège de la majorité, soit quatre ans de plus que moi. En adoration devant mon membre, il ne cessait de le caresser, le sucer et le faire gonfler avant de s’empaler dessus avec force gémissements étouffés. Ce petit commerce entre nous m’apportait le privilège de longues balades en forêt à l’arrière de sa moto, les bras noués autour de sa taille et doucement apeuré lorsqu’il lâchait le guidon d’une main pour s’emparer de l’une des miennes afin de la faire glisser plus bas vers son entrejambe. Tout cela n’avait aucune importance pour moi, c’était un jeu. Sans doute un peu pervers, à tout le moins coquin. Pas de quoi déclencher le scandale qu’à fait ma tante en me découvrant avec son autre fils, qui avait mon âge et s’était amusé aux mêmes jeux avec son frère bien avant moi.
Devant la difficulté de trouver des quadragénaires, je me rabattais en désespoir de cause sur des garçons de mon âge ou guère plus vieux, pour des aventures de courte durée dans lesquelles je ne m’investissais pas vraiment, ce qui explique que je n’ai pas connu de réelles peines de cœur.
Au fil de mes périples estivaux, je faisais également des rencontres amicales dans lesquelles le sexe n’avait quasiment aucune part. Plus exactement, nous chassions en meute et non à l’intérieur de la meute, ce qui évitait les conflits idiots.
Je finis ainsi par intégrer un groupe d’Allemands qui me firent découvrir un monde que je ne soupçonnais pas et auquel je pris rapidement goût. C’était la fête tous les soirs, danse, alcool et orgies pour ceux que cela intéressait. Sur ce dernier point, je préférais rester à l’écart.
Ils avaient tous parié entre eux pour savoir lequel réussirait à me mettre dans son lit… je n’ose ajouter « le premier », mais nul doute que c’était bien là l’idée de base. Je résistais, toujours à l’affût de l’homme mûr qui m’offrirait enfin ce que j’attendais depuis si longtemps.
Au risque de passer pour orgueilleux, je dois reconnaître que j’étais beau gosse et bien pourvu par la nature. Je ne passais jamais inaperçu dans les boîtes de nuit, tant au bar que sur le dance floor. Je me laissais offrir des verres, j’acceptais des danses et quelquefois d’accompagner un type à son hôtel. Bizarrement, il ne semblait pas y avoir d’autochtones pédés dans les lieux que nous fréquentions.
Notre petit groupe s’était constitué à la Grande Canarie, à l’hôtel Parque Tropical où nous étions tous descendus. Par pudeur et désir de tranquillité, je m’éclipsais tôt le matin et marchais une demi-heure pour me réfugier dans les dunes où je passais la journée à rôtir au soleil entre deux plongeons et longueurs de brasses. Quand ils venaient me rejoindre, Helmut, Gherard, Jochen et Hans se moquaient gentiment de moi car j’étais le seul à porter un maillot de bain, aussi minimaliste soit-il. Ils finirent par me convaincre de me jeter nu dans cette eau claire et chaude. Quand je fis glisser mon string, je vis leurs regards concupiscents se poser là où ils avaient toujours supputé qu’ils y trouveraient leur Graal et cela me fit rire aux éclats comme jamais ça ne m’était arrivé. Dès lors, je pris l’habitude de marcher nu dans les dunes et d’exposer mon corps sans filtre aux rayons du soleil. Plus de marque du maillot, bronzage intégral parfait…
Jochen fit une photo de moi alors que j’étais étendu sur le sable, dans le plus simple appareil, un bras replié sur mes yeux clos pour me protéger du soleil. Comme j’étais endormi, je n’entendis pas le déclic de l’obturateur et ce c’est que trois jours plus tard qu’il me montra le cliché noir et blanc en me disant que j’étais un modèle parfait et qu’il aimerait bien faire une série de nus avec moi. C’était un photographe professionnel et j’étais en partie flatté par sa proposition, même si je me doutais qu’il devait y entrer pas mal d’arrière-pensées. J’acceptais malgré tout, bien décidé à ne me laisser caresser que par la lentille de son objectif.
Tout le monde marqua son enthousiasme devant cette série de clichés érotiques et suggestifs. Cela m’amusait et lorsque Jochen me demanda mon accord pour les vendre à une revue gay allemande, je le lui donnais sans réfléchir. Je fus surpris qu’il me remette une poignée de billets quelques jours plus tard en me disant que l’affaire était conclue.
L’année suivante, ils avaient décidé de passer leurs vacances à Palma de Majorque qui semblait être un Länder allemand. Je les y rejoignis et découvris à cette occasion les fameuses photos de moi sur papier glacé, agrémentées de légendes que j’aurais été bien incapable de déchiffrer. Manifestement, tous les gays de Palma les avaient vues, cela se comprenait aux regards qu’ils me lançaient. Sans doute pensaient-ils que le fait de poser nu dans un magazine faisait de moi un garçon facile, si ce n’est pire. Ils se trompaient, je restais en quête du prince charmant vieillissant qui me proposerait de l’affection en complément du sexe. Mes amis Allemands étaient à peine plus âgés que moi et si j’avais fini par coucher avec Helmut et Gherard, plus pour leur faire plaisir que par réelle attirance, je continuais paradoxalement à me refuser à Jochen qui nourrissait manifestement des sentiments à mon endroit.
Palma, c’était la fête et la cohue jusque sur la longue plage de sable blanc. Pas de dunes où chercher la tranquillité. Comme je m’en plaignais, Jochen loua une petite voiture afin de m’entraîner dans des coins plus sauvages, dont l’accès se méritait, comme la Cala es Matzoc à quatre-vingts bornes de là. Une minuscule plage faite d’un mélange de rochers, d’algues et de sable, rendue presque inaccessible par la végétation environnante et la descente périlleuse qu’elle entraînait pour le piéton. Nous fîmes là un nouveau jeu de clichés nus, plus osés encore que le précédent et dont je n’ai jamais vu le résultat. Ces photographies ont-elles fait l’objet d’une publication en Allemagne ? Jochen a-t-il pu les négocier à son retour de Palma, dans les brèves semaines de répit que lui a laissé la maladie ? Il fut le premier à partir, ouvrant la voie au reste du groupe. Mon désir de tendresse, ma fuite devant le sexe pour le sexe, mon obsession de la protection et de l’hygiène dont tous se moquaient m’ont sans doute sauvé la vie en même temps que laissé orphelin d’une famille de cœur.
Cet ultime été en leur compagnie devait se terminer pour moi dans une sorte d’apothéose. Un ultime cadeau de Jochen : l’invitation à une fête privée où, au sens littéral, Raúl Campanario m’attendait…

*

La villa avait été louée par un producteur de la ARD, chaîne de télévision publique allemande. Il y avait là des journalistes, des acteurs, des prostitués des deux sexes, ce que l’on nomme généralement « le gratin » à condition de ne pas trop gratter le vernis, justement.
Une sono un peu trop forte diffusait de la musique vintage, je veux dire des tubes des années quatre-vingt. Ce devait être ça, le fameux bug de l’an deux mille.
Lorsque nous avons débarqué avec Jochen et les autres, la fête avait visiblement commencé depuis un moment : cadavres de bouteilles, petits-fours écrasés sur le sol, convives débraillés lorsqu’ils n’étaient pas déjà entièrement nus occupés à baiser sur les canapés. Deux nanas pratiquaient un « 69 » et Jochen me glissa à l’oreille que celle qui se tenait au-dessus était la présentatrice d’un journal de la nuit sur une chaîne belge ou suisse — il ne savait plus trop – et l’autre une Miss Météo d’une chaîne privée italienne.
Le buffet avait été dressé au bord de l’immense piscine dans laquelle s’ébattaient d’autres couples, de tous genres. Le maillot n’étant manifestement pas de rigueur.
— Pourquoi m’as-tu traîné ici ? ai-je demandé en anglais, qui était la langue que nous utilisions entre nous car je ne possédais pas le moindre rudiment d’allemand.
— Je veux te présenter à quelqu’un qui a vu les photos dans le magazine et a demandé à te rencontrer.
— C’est quoi, ce plan foireux ? lâchai-je, non sans une certaine brusquerie en regrettant déjà d’être venu.
— C’est une surprise, pas un piège.
— Qui c’est, ce type ?
— Va voir par toi-même, il est là-bas, à l’autre bout du jardin, dans le jacuzzi.
D’un geste vague de la main, il me désigna un coin sombre à l’extrémité du jardin, suffisamment à l’écart de la piscine, dans lequel on distinguait effectivement un bassin hors-sol de forme octogonale. À l’intérieur on pouvait apercevoir la forme d’un type qui tournait résolument le dos à la fête.
— Va chercher le bonheur, mon ami ! chuchota Jochen en me plantant un petit baiser sur la nuque tout en me poussant doucement par les épaules dans la direction qu’il venait de m’indiquer.
La curiosité fut plus forte que l’envie de fuir ce lupanar. J’avais, bien sûr, déjà participé à des partouzes mais, au fond, je n’aimais pas cela. Je m’y ennuyais très vite. C’était aussi assez déprimant, je m’y sentais comme un morceau de viande à l’étal d’un boucher. Il y avait là, généralement un peu plus de 90 % de passifs et ils s’ingéniaient à me prendre pour cible. La partouze est une chasse inversée dans laquelle la biche cherche désespérément la flèche qui la transpercera. C’est amusant au début, ça devient vite fatigant et ça finit par avoir quelque chose de pathétique et déprimant. Cette fête majorquine n’échappait pas à la règle. Dès mon entrée, j’avais senti les regards concupiscents qui me déshabillaient. Ma curiosité pour cet homme solitaire que je devinais de dos dans le jacuzzi tenait au fait qu’il se montrait manifestement indifférent à ce qui se déroulait autour de lui. S’il avait demandé à me rencontrer, du moins ne le montrait-il pas. Il était sans impatiente ou trop sûr de lui. Il y avait un mystère à percer. Mon imagination aiguillonnait ma curiosité. Je voulais au moins découvrir qui se cachait derrière l’invitation à participer à cette soirée débridée.
— ¿Parece que pediste conocerme ? dis-je en arrivant près du jacuzzi.
— ¿No eres alemán como los demás ? répondit-il d’une façon déconcertante.
Non, je n’étais pas Allemand comme les autres. Sans doute était-il parvenu à cette supposition à cause de l’origine de la publication des photos qui avaient retenu son attention.
Il se retourna vers moi dans un bruit d’eau et des éclaboussures. C’est alors que je le reconnus. Sa voix n’avait pas suffi car j’avais davantage l’habitude de l’écouter chanter plutôt que parler. J’ouvris la bouche de stupeur et Raúl Campanario éclata de rire.
— Ven y únete a mí, el agua está a la temperatura ideal. Es muy agradable.
— No tengo traje de baño, répondis-je un peu sottement.
— Yo tampoco. Ninguna importancia…
Et c’est ainsi que je me retrouvais nu dans un bain bouillonnant avec mon idole. Je n’étais pas à proprement parler excité mais plutôt troublé. J’eus une pensée fugitive pour ma sœur qui aurait probablement tout donné pour être à ma place à cet instant.
Bien qu’il ait trente ans de plus que moi, c’était Raúl qui se montrait timide. Je n’aurais su dire si sa retenue tenait à son éducation catholique, à la peur de mettre son image publique en danger avec quelqu’un qui pourrait se révéler indiscret, ou encore à une sorte de vertige occasionné par un désir qu’il ne parvenait pas à maîtriser.
Il ne s’est pas jeté sur moi comme un soudard. Bien au contraire ! Il paraissait s’obstiner à perdre du temps en tournant autour du pot. Peut-être aurait-il souhaité que je prenne l’initiative, que je me montre plus entreprenant ? Cependant, je n’étais pas un de ces prostitués qui, en ce moment même, étaient en train de gagner leur croûte dans la piscine ou l’une des six chambres de la villa. Il avait voulu me rencontrer, j’étais là : l’initiative lui revenait.
Bien sûr, il m’a parlé des photos ; m’en a fait compliment et demandé si j’etais un modèle professionnel. Avec un peu trop d’insistance sur le dernier mot à mon goût.
— No, fue la primera vez, répondis-je sans m’étendre sur la seconde série que Jochen avait faite à la Cala. Lui en avait-il parlé ? La lui avait-il montrée ? Non par indiscrétion mais par vanité.
Il m’a demandé si j’étais gay, si j’avais déjà couché avec une femme. J’ai répondu que l’expérience m’avait pleinement confirmé dans mon choix primitif pour les hommes. Il m’a dit qu’il était marié, que sa femme était enceinte et qu’ils auraient bientôt un fils qu’ils prénommeraient Ernesto. Tant que le bébé n’était pas né, elle se refusait à lui alors, comme il ne voulait pas la tromper avec une autre femme ou lui faire prendre des risques en allant voir des professionnelles, il cherchait d’autres moyens d’assouvir sa libido. J’ai dit que je comprenais fort bien, même si je pensais intérieurement « prends-moi pour un con. »
Et puis, il a fini par se détendre progressivement, se rapprocher de moi, mettre une main sur mon genou tandis que l’autre venait me caresser le crâne avant d’attirer ma tête vers la sienne, ses lèvres venant à la rencontre des miennes, sa langue s’insinuant dans ma bouche tandis que la main posée sur mon genou glissait vers mon sexe et entamait les manœuvres nécessaires pour la suite qu’il envisageait…
Je me demandais si après avoir chanté « Una mujer me rompío el corazón » il oserait interpréter un jour « Un hombre me hizo vibrar », mais ce n’était qu’une question rhétorique. Je savais parfaitement que Raúl était en train de me donner le maximum de ce qu’il pouvait offrir à un homme, pour tout un tas de mauvaises raisons. Et, au fond, j’étais tout à fait heureux de ce moment unique, je veux dire sans lendemain.
Nous avons fait l’amour dans le jacuzzi, longuement, puis nous sommes allés nous réfugier dans l’une des chambres, traversant le jardin et la maison sans prendre la peine de nous rhabiller. Là, nous avons refait l’amour, plus tendrement, avant de nous endormir enlacés.
Quand je me suis levé pour partir, Raúl dormait encore. Son visage avait une sorte de moue enfantine, il n’avait plus rien de la vedette internationale, il était au contraire tout en fragilité.
J’ai déposé un baiser sur ses lèvres et il a immédiatement ouvert les yeux. Je lui ai dit que je devais me dépêcher d’aller boucler mes bagages car mon avion décollait en début d’après-midi.
Il m’a souri en disant qu’il voulait me revoir. Qu’il serait ici même l’été prochain et qu’il ne fallait pas que j’oublie de revenir. Je n’ai pas répondu. Qu’aurais-je pu dire qui ne soit un mensonge ?
C’est la première et dernière fois que j’ai vu Raúl Campanario « en vrai ».
Je pense que l’invitation à cette fête était en quelque sorte le cadeau d’adieu que me faisait Jochen, la possibilité de rencontrer l’homme mûr et affectueux que je recherchais depuis que mes goûts s’étaient fixés. Dans son idée, ce serait à moi, ensuite, de concrétiser et pérenniser la chose.
De retour à la maison, je racontais à ma sœur que ce chanteur à minettes pseudo-hétéro m’avait sucé comme un pro et que lorsque je l’avais pénétré ensuite il avait poussé une chansonnette bien éloignée de ses mélodies habituelles. Elle en conçut une telle déception qu’elle éteignait la radio lorsque celle-ci diffusait un disque de Raúl ou claquait la porte de sa chambre quand c’était moi qui en mettais un. À la vérité, c’était davantage un jeu complice qu’un réel mécontentement ou une rivalité. Après tout, qui sait ce qui se serait passé si elle avait été présente à Palma de Majorque à ma place ?
Quelque temps après mon retour, je fis la connaissance d’un entrepreneur de pompes funèbres. Il avait le double me mon âge, une attitude enjôleuse qui tenait probablement en partie à son métier. Je me laissais séduire malgré sa quasi absence de libido et nous passâmes ensemble les vingt années suivantes jusqu’à ce qu’il me mette à la porte après m'avoir magistralement et davantage  pompé le compte en banque que le reste.
J’avais passé ma vie à me méfier des jeunes ou des gens de ma génération, misant sur l’expérience et le sérieux des anciens, pour me rendre compte au final que pour un actif exclusif, je m’étais bien fait baiser en profondeur !

*

J’ai menti au début de ce récit. Le hasard n’entre pour rien dans ma découverte des photographies récentes de Raúl Campanario. La vérité est que je les ai cherchées avec une certaine avidité. J’avais besoin de savoir à quoi il ressemble désormais et ce qu’il est devenu. Aucune nostalgie dans ma démarche, pas plus que d’animosité ou de voyeurisme. Simplement, un événement fortuit venait en quelque sorte de le faire resurgir dans ma vie.
Ma grande amie Elisabeth m’avait traîné presque de force dans un cabaret latino situé sur les quais. Elle m’avait assuré qu’un jeune chanteur cubain dont la carrière était en pleine ascension s’y produisait et que nous passerions une bonne soirée qui me changerait les idées.
Elle avait réservé une des meilleures tables près de la scène et, tandis que nous y prenions place, demandé qu’on nous apporte une bouteille de Vieux rhum avec deux verres.
— Même si tu me saoules, tu ne me mettras pas dans ton lit, avais-je plaisanté.
— Ne t’inquiète pas, je sais que tu n’es pas désespéré à ce point-là, avait-elle répondu en éclatant de son rire cristallin.
Je n’avais pas prêté attention à l’affiche représentant l’artiste, à l’entrée. Je connaissais suffisamment les goûts musicaux de ma camarade pour lui faire pleinement confiance les yeux fermés. Or, ils étaient bien ouverts lorsque le jeune homme se présenta sur scène et ce fut un choc pour moi.
Je me retrouvais face à Raúl Campanario avec vingt ans de moins qu’à l’époque de notre rencontre. Un sosie parfait ou presque. La seule caractéristique notable tenait au minuscule catogan qui lui donnait un faux air de toréador. La voix aussi, lorsqu’il attaqua son premier titre, était un peu différente. L’accent moins prononcé, mieux maîtrisé.
Elisabeth se pencha par-dessus la table, manquant de renverser la bouteille, et murmura « C’est le fils du Raúl Campanario ; tu te souviens de lui ? C’était une grande vedette à l’époque. » je me suis contenté de hocher la tête vaguement.
Ernesto était compositeur, sa musique se démarquait de celle de Raúl. Plus moderne tout en empruntant aux rythmes du passé. Son tour de chant intercalait astucieusement des tubes de son père qui venaient faire écho à ses propres chansons.
C’était une soirée agréable comme je n’en avais pas connu depuis que j’avais été chassé comme un malpropre. Je me laissais porter par la voix de Ernesto et mon esprit vagabondait dans le passé. Bien sûr, comment ne pas penser à la nuit torride passée avec son père à Palma, mais surtout je jetais un regard nostalgique sur ma bande de copains Allemands dont plus aucun n’était en vie. Je me sentais coupable d’avoir rompu les ponts — ou plus exactement laissé se déliter notre relation — pour l’amour d’un salopard qui m’avait jeté après vingt ans de vie commune que j’imaginais être un bonheur partagé quand ce n’était qu’une minable escroquerie de sa part.
— Finalmente, voy a tocar una canción que mi padre escribió para mí, dit-il d’une voix douce à peine audible, comme pour s’excuser d’être déjà arrivé au bout de son récital.
« Recuérdate el próximo verano » racontait l’histoire d’une rencontre fugitive entre deux amants, dans un lagon d’eau transparente et de la promesse que la femme tentait d’arracher au jeune homme de venir la retrouver au même endroit l’été suivant.
« Rappelle-toi de l’été prochain » avait fait couler beaucoup d’encre, la plupart des critiques trouvant le titre idiot et le comparait à « Souviens-toi, l’été dernier » pour le cinéma, où à l’interrogation de Julio Iglesias de savoir si une certaine Michelle se rappellerait l’été qu’ils avaient passé tous les deux.
Moi, je savais de quoi parlait cette chanson et son titre je le trouvais superbe. C’étaient les derniers mots que m’avait murmurés Raúl au moment où j’avais franchi la porte de la villa pour m’engouffrer dans un taxi.
Incontestablement, boire du rhum en grande quantité avait un effet diurétique sur ma personne,  aussi je m’éclipsais à l’entracte pour gagner les toilettes. En seconde partie devait se produire un groupe latino dont le nom m’échappe.
Tandis que je me soulageais devant l’urinoir le plus à l’écart, j’ai entendu s’ouvrir la porte des toilettes dans mon dos et soudain Ernesto se trouva juste à côté de moi. Instinctivement, je sentis son regard sur moi, glissant sans la moindre pudeur vers mon sexe. Plusieurs fois, au cours de sa prestation, je l’avais vu me lancer des regards insistants, mais je mettais cela sur le compte d’une sorte de fantasme personnel. Pourquoi ce jeune hidalgo aurait-il prêté attention à un vieux schnock comme moi ?
— Vous avez aimé ? demanda-t-il.
— Beaucoup, oui, répondis-je en me tournant vers lui.
— Vous m’offrez un verre ? Ailleurs… poursuivit-il, tout sourire.
— Je suis avec une amie, c’est un peu délicat de la planter là.
Ernesto mit sa main gauche sur mon épaule, tandis que la droite finissait de secouer sa queue pour en faire tomber la dernière goutte. Il imprima une pression juste assez forte pour marquer son insistance.
— Elle comprendra, j’en suis sûr. Allez récupérer votre veste et lui dire bonsoir. Je vous attends dehors.
C’était tellement irréel qu’il ne m’est même pas venu à l’idée que je pouvais simplement regagner ma place, tendre mon verre à Elisabeth pour qu’elle le remplisse à nouveau et trinquer avec elle à la douceur de cette soirée entre amis. J’ai donc obéi à Ernesto Campanario, comme j’avais obéi à son père vingt ans plus tôt en entrant nu dans ce jacuzzi.
Quand je l’ai rejoint sur le trottoir, il avait un sourire fier et dominateur, si sûr de lui, qui tranchait avec l’attitude de Raúl.
— On va chez toi ou à mon hôtel ?
J’ai pensé que chez moi serait plus discret et j’ai vu dans ses yeux sur c’était la réponse qu’il attendait.

*

Ernesto était aussi doué et passif que son père en matière de sexe. Il n’a pas cherché à se retrancher derrière la grossesse de sa femme pour justifier nos ébats car il se définissait ouvertement comme bisexuel. Je n’ai bien sûr rien révélé de ce qui s’était passé entre son père et moi. C’était une vieille histoire, sans lendemain, enterrée depuis longtemps. Mais je me suis dit que dans vingt ans, si le hasard me permettait de rencontrer son fils, peut-être celui-ci me dirait-il « Soy cien por ciento maricón. » Si l’homosexualité n’est pas héréditaire, j’ai bien peur qu’en revanche la couardise se réplique à l’infini au sein des familles !
Peut-être le prochain tube de Ernesto Campanario campera-t-il l’histoire d’une vedette de la chanson qui aime se faire baiser par un fan après un concert ? Au fond, tout est possible…

Toulouse, 13 au 19 juillet 2020