samedi 30 novembre 2019

Les nuits de la mère morte 1/2

— København, murmura Jesper lorsque les roues touchèrent le tarmac.
Assis à côté du hublot, alors qu’ils étaient en approche, il avait pu observer le Terminal 3 dont la forme géométrique lui avait évoqué les avions de papier qu’il pliait à partir des feuilles de ses cahiers d’écolier. C’était moderne et récent, pas encore vingt ans, et il avait travaillé en sous-traitance sur ce chantier sans jamais avoir une vue aussi impressionnante de ce que serait le résultat.
À sa gauche, assis au bord de l’allée centrale, Morten rectifia in petto « Copenhague, enfin ! » L’interjection n’avait pas été formulée, cependant elle était bien contenue dans le soupir qui avait suivi le simple mot prononcé par son compagnon.
— Velkommen til landet ! ajouta Jesper, tandis que l’appareil roulait vers l’aérogare.
Ce « Bienvenue au pays » n’était pas une critique ou un rejet de la semaine qu’ils venaient de passer en France, mais simplement la satisfaction de retrouver un univers qui lui était aussi cher que familier. Il allait reprendre ses marques, sa vie, son train-train quotidien avec le lot d’ennuis qui s’y attachait.
Morten savait faire la part entre l’effort consenti par son compagnon et la joie sincère que celui-ci en avait retirée à chaque instant. Le retour sur le sol natal n’était au fond rien d’autre que le point d’orgue de ce périple, cette errance au cours de laquelle il avait voulu lui montrer les lieux que lui-même avait aimés lorsqu’il avait passé deux ans en France pour parachever ses études d’architecture et qui avait également pour but de compenser les voyages qu’ils n’avaient pu faire au fil des dernières années. À la fois une récompense et un vertige pour un sédentaire comme Jesper l’avait été durant un demi-siècle.
À la vérité, Jesper s’était senti mal à l’aise à l’intérieur des terres, il resterait toujours un homme du bord de mer, et plus encore du bord de mère, même si la démonstration fonctionnait mieux en français où il suffisait de rajouter un « e » final et d’accentuer le premier pour changer le sens du mot, quand le danois différenciait clairement les deux choses entre « hav » et « mor ».
Morten parlait le français couramment, tandis que son compagnon n’avait jamais fait l’effort d’apprendre une autre langue que celle dans laquelle il avait été élevé. Ceci avait compliqué leur voyage dans la mesure où une distance s’installait inévitablement entre lui et ceux qui essayaient de lui parler. La majorité des Français n’étant pas réellement polyglotte, leur anglais scolaire n’avait pas beaucoup aidé. Alors Morten avait joué les traducteurs. Le plus souvent avec plaisir et amusement ; parfois avec une sorte d’impatience agacée, parce qu’expliquer ce qui venait d’être dit cassait son propre rythme. Cependant, il devait bien convenir qu’il était seul à l’origine de ce voyage pour lequel Jesper avait longtemps essayé de freiner son enthousiasme avant de finir par accepter d’y participer.
Jesper ne connaissait rien de la France, si ce n’est l’idée qu’il s’en était faite à travers leurs flâneries dans Værnedamsvej, cette petite artère animée au nord du quartier de Vesterbro qui était souvent comparée à une rue parisienne et dans laquelle se succédaient cafés, bistrots, cavistes et diverses échoppes. La vérité est qu’il n’avait jamais éprouvé le besoin de quitter le Danemark pour voir le monde. Sa vie tournait autour de Copenhague et son plus long voyage avait été jusqu’ici les trois heures de trajets pour rejoindre l’île de Samsø par la Route 21 jusqu’à Kalundborg et le ferry jusqu’à Ballen où ses parents étaient partis s’installer une fois son père à la retraite.
Du côté opposé, seule frontière jamais franchie, il avait emprunté quelquefois l’Øresundsbron pour rejoindre sa sœur à Malmö. Voyage trois fois plus rapide mais moins fréquent malgré tout. Depuis qu’elle avait épousé un haut fonctionnaire suédois, Lone s’était désintéressée de sa propre famille et le pont qui reliait les deux pays n’était pas un pont jeté entre le frère et la sœur.
Morten ne connaissait ni Lone, ni son mari, ni leurs trois enfants. Il avait conscience de n’être pas pour rien dans la réticence de ces derniers à maintenir un lien avec son compagnon. Le gèle de leurs relations datait clairement du moment où ils avaient emménagés ensemble, rendant publique une union déjà ancienne mais tenue soigneusement secrète jusque-là.
Il s’était moins agi de cacher leur homosexualité, dans un pays somme toute assez libéral sur ce plan – elle y avait été décriminalisée en 1933 –, que d’éviter les accusations de collusion entre l’architecte et l’entrepreneur qui emportait assez souvent les marchés liés à ses projets. Pourtant, le fait était qu’il n’y avait jamais eu le moindre favoritisme ; Jesper était le mieux disant sur les appels d’offres qu’il remportait et il n’y avait jamais eu le moindre problème sur les chantiers qu’il avait assurés. Sans doute Lone avait-elle voulu tirer un trait sur deux frères qui ne correspondaient pas au standing de sa nouvelle vie bourgeoise : Lars – emporté par la drogue bien des années plus tôt – et Jesper, qui était resté au pays et à qui avait incombé de s’occuper de la fin de vie de leurs parents. Morten ne pouvait s’empêcher de sentir un peu de mépris dans l’attitude distante de Lone et Torbjörn, ce mari si occupé qui rendait impossible de simples visites de courtoisie.


Après avoir récupéré leurs bagages, Morten avait voulu se diriger vers la station de taxis mais Jesper l’avait entraîné vers le métro.
— Allons, nous ne sommes plus en France, avait-il dit.
Leur expérience du métro parisien avait été un véritable supplice, même pour Morten qui ne s’attendait pas à un tel changement survenu en un quart de siècle. L’air était devenu totalement irrespirable, la foule compacte au-delà de l’imaginable… et puis il y avait cette impression d’un autre monde. Un monde souterrain dans lequel la capitale française semblait vouloir reléguer une population dont elle aurait voulu débarrasser ses rues.
Il n’y avait que huit stations jusqu’à Kongens Nytorv, soit un quart d’heure à peine, et un peu moins de trois cents mètres de marche jusque chez eux, ensuite. Si ce n’était pas l’heure de pointe, ce n’était pas non plus les horaires nocturnes, ce qui signifiait moins de dix minutes d’attente sur le quai. Le taxi coûterait plus cher et la circulation ne rendrait pas la course plus rapide.
Jesper avait hâte de retrouver le quartier royal où sa famille avait toujours vécu, au bord du canal de Nyhavn, construit à l’origine pour relier Kongens Nytorv au port. C’était aujourd’hui un lieu touristique, mais ça avait été longtemps un repaire de marins, puis d’écrivains. Andersen y avait habité à trois adresses successives.
Nyhavn, c’était comme un village de pêcheurs, avec ses bateaux, ses maisons colorées, ses bars. Une sorte d’image de carte postale qu’on retrouvait dans tous les catalogues d’agences de voyages. Jesper y était chez lui, y avait passé son enfance et finalement toute sa vie. Il avait été porté sur les fonts baptismaux de la Marmorkirken, la fameuse « église de marbre » dont le nom véritable était Frederikskirken afin de rendre à Frédéric V l’hommage qu’il méritait pour avoir voulu cet édifice néobaroque monumental dont le dôme s’inspire de St-Pierre de Rome, mais depuis lors son rapport à Dieu s’était plus que distendu. Si tant est qu’il ait été étroit à une époque. La religion avait été un passage obligé par son père. Il la lui avait imposée à un moment où il ne disposait pas de son libre arbitre. Plus tard, il avait été plus difficile de le faire plier aux choix – pour ne pas dire aux diktats – du chef de famille, comme le fait de s’embarquer pour reprendre le flambeau de la pêcherie familiale.
Quand le vieux Henrik Ilsøe avait mis sac à terre pour se retirer avec sa femme sur l’île de Samsø, Jesper lui avait racheté la maison. Lars était déjà mort depuis dix ans et Lone se moquait bien du Danemark et des vieux murs ancestraux.
Il arrivait à Jesper de se demander si son père avait aimé l’un de ses trois enfants. Qu’il ait été déçu par chacun d’eux ne faisait en revanche aucun doute. Lars, l’aîné, aurait dû logiquement marcher sur les traces d’Henrik et reprendre l’affaire, mais il était tombé assez jeune dans la drogue et avait franchi les étapes successives jusqu’à l’overdose ; Lone, la cadette, était une fille qui n’avait pas sa place sur un bateau, bien qu’elle ne manquât pas d’ambition, ce qu’elle avait prouvé en épousant ce Suédois prétentieux ; quant à Jesper, peu attiré par les embruns et le vent du large, il avait trahi la famille en préférant rester à terre pour y construire des maisons plutôt que des bateaux ! Au moins avait-il été épargné au patriarche de savoir que ce dernier fils était un inverti.
En reprenant la maison, Jesper avait une idée assez précise de ce qu’il voulait en faire. Ses compétences dans le Bâtiment lui permettaient d’assurer lui-même les travaux, avec le concours de la demi-douzaine d’employés qu’il possédait. Il lui sembla néanmoins plus prudent de prendre l’avis d’un architecte sur son projet. C’est ainsi qu’il fit appel à Morten Følsgaard, pour le compte duquel il avait réalisé quelques chantiers mais avec qui il n’avait jamais réellement sympathisé.
Lorsque l’architecte visita la maison, il fut séduit par les explications que lui donnait l’entrepreneur. Séduit également par l’homme lui-même, au point de s’imaginer vivant ici avec lui. Il suffisait d’un rien, d’un mot, d’un regard, d’un baiser, d’une chance… Et tout s’était enchaîné aussi simplement que cela. Suivi de vingt ans d’un amour réciproque et sans faille, malgré les drames collatéraux qui étaient venus chambouler une vie parfaite.


— Endelig huset ! dit Jesper dans un énorme soupir de satisfaction, en posant ses bagages dans l’entrée.
Oui, ils étaient « à la maison, enfin ! » et allaient retrouver le fil des jours tranquilles. La vérité est qu’il n’aimait guère s’éloigner d’ici, de ce qui était devenu leur cocon. Qui mieux que lui pouvait comprendre la raillerie de Soren Kierkegaard contre l’« exode ridicule des gens de Copenhague le dimanche à la campagne » ? C’est dire à quel point ce voyage en France avait été déstabilisant pour lui, entre la joie de la découverte des endroits où Morten avait vécu deux années de sa jeunesse étudiante et le déchirement d’être éloigné de son port d’attache. Car, au fond, c’était bien ce que Nyhavn avait longtemps – si ce n’est toujours – été pour sa famille paternelle : un port d’attache, un ancrage protecteur.
La maison… Si elle était effectivement dans l’escarcelle de Jesper depuis quatre générations, était devenue leur bien commun à tous les deux depuis que Morten s’était complètement investi dans sa rénovation. Les cloisons abattues, les espaces de vie modifiés, il y avait sa part. Si la façade n’avait pas bougé, l’intérieur n’avait plus rien à voir avec ce que d’autres avaient connu avant cela. Que l’un soit propriétaire des murs n’avait pas d’importance, seul comptait le fait qu’ils avaient recréé ces lieux pour y mettre confortablement leur amour à l’abri. De fait, ni les parents ni la sœur de Jesper n’y avaient remis les pieds depuis la fin des travaux. Les racines restaient présentes, mais le passé avait été effacé, aussi paradoxal que cela puisse paraître.
— On descend prendre un gløgg au Fisken Pub ? proposa Morten lorsqu’ils eurent défait leurs valises.
— Tu ne préfères pas plutôt une bonne bière ? répondit Jesper, que le vin chaud ne tentait pas ce soir. Il en prit deux bouteilles dans le réfrigérateur, qu’il décapsula avant d’en tendre une à son compagnon.
— Skål ! dit-il en entrechoquant le goulot des deux canettes.
Tandis qu’ils buvaient, Urchin fit son apparition. Depuis leur arrivée, il n’avait pas daigné se montrer et continuait à se tenir à distance afin de bien montrer sa désapprobation face à cet abandon d’une semaine, bien que la voisine soit venue chaque jour lui changer sa litière et son eau, lui renouveler ses croquettes. Ce chat roux tigré avait été celui de la mère de Jesper, qu’ils avaient récupéré après la mort de celle-ci. Ce satané félin justifiait son nom à chaque instant, c’était effectivement un parfait galopin !
Morten n’appréciait pas particulièrement les chats, cependant il n’avait pas hésité à approuver son adoption par respect pour sa belle-mère en même temps que par souci de ne pas heurter son mari par un refus dans ces circonstances douloureuses. À vrai dire, il ne les détestait pas plus qu’il ne les aimait ; il avait à leur égard la même indifférence qu’il avait constatée chez la plupart d’entre eux. Urchin n’échappait pas à cette règle, qui ne venait se frotter dans vos jambes que pour vous signaler un manque d’eau, de croquette ou une litière à changer. Dans ce dernier cas, il avait plutôt tendance à donner des petits coups de pattes aux griffes à moitié sorties car il considérait ce manque d’hygiène comme un affront qui lui était fait volontairement. Ses seules véritables marques d’affections venaient toujours au plus mauvais moment, lorsqu’il prenait plaisir à s’étendre et s’étirer sur la planche à dessin devant laquelle Morten essayait de travailler à ses plans. En somme, ce chat avait une idée de l’indépendance à sens unique : ne t’occupe pas de moi quand je ne te demande rien, occupe t’en dès lors que je l’exige.
Urchin avait sauté sur le rebord de la fenêtre et ronronnait puissamment en savourant la chaleur des derniers rayons du soleil couchant. Jesper avait bu sa bière presque d’un trait, exactement comme il avait aspiré une longue goulée d’air en sortant du métro un peu plus tôt ; il reprenait ses marques, retrouvait son pays, sa place en ce monde. Une place certes petite, mais qu’il n’aurait échangée contre rien au monde. C’était un homme simple, qui n’avait jamais eu d’ambitions au-dessus de ses moyens, pour qui la qualité de la vie passait avant tout et surclassait la course à l’argent. Morten l’aimait aussi pour cela, parce que ça leur avait permis de se consacrer l’un à l’autre autant qu’il était possible, durant deux décennies. Les Ilsøe avaient eu trois enfants bien différents et Morten avait pleinement conscience d’avoir rencontré le seul qui eût un cœur véritable à offrir, une âme à partager. Il était probablement celui qui avait été le plus proche de sa mère, parce qu’il était le petit dernier. Il lui avait toujours voué une véritable adoration, qu’elle avait cependant dû partager dans un premier temps avec Lars, le grand frère, le Dieu de substitution d’un père affrontant des vagues furieuses dont il semblait rapporter le courroux à la maison quand il rentrait.

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