vendredi 14 décembre 2012

Un arbre en automne 5/5


Les pronostics de Constantin se révélèrent tout à fait fondés. La crise s’emballa soudain du côté de la Grèce . Soumis à une cure d’austérité sévère qui mêlait hausses d’impôts, baisses des salaires et des retraites, privatisations et coupes sans précédent dans les dépenses de l’État, le pays n’en était pas moins au bord de la faillite et attendait son salut d’une aide financière sans cesse accrue de l’Union européenne et du Fonds monétaire international. Les deux institutions négociaient cette aide contre des mesures toujours plus drastiques que le peuple grec contestait, déjà au bord de l’asphyxie. Les grèves devenaient plus nombreuses et plus dures.
Le jeudi 27 octobre 2011, veille de la visite de Constantin, un nouvel accord européen avait été trouvé après d’âpres discussions au Bundestag qui refusait de faire payer aux contribuables allemands la défaillance des autres pays de l’Union en garantissant leurs emprunts. Le contenu de cet accord et les circonstances politiques de sa négociation avivèrent le mécontentement des Grecs, conduisant le Premier ministre à proposer le 31 octobre l’organisation d’un référendum national pour la ratification de cet accord, à la stupéfaction de ses partenaires européens. Il fut immédiatement convoqué à la réunion du G20 qui se tenait à Cannes, les 3 et 4 novembre, sous présidence française, afin d’être “recadré”. De retour à Athènes, Papandréou négocia avec ses ministres de démissionner au profit d’une coalition nationale s’ils l’aidaient à obtenir un vote de confiance au parlement. Sa démission fut rendue publique le mercredi 9 novembre.
Ainsi, la grande histoire s’imbriquait-elle dans la petite. Je ne m’étais jamais beaucoup intéressé à la marche du monde, pas plus qu’à celle de l’Europe, mais ces péripéties avaient soudain une influence directe sur ma vie et en prendraient de plus en plus. Dans les mois qui suivirent, j’allais devenir incollable sur les points de tensions économiques, il me suffirait pour cela de prendre garde aux différentes destinations de Constantin. La multiplication de ses voyages au Portugal, en Espagne ou en Italie prendrait valeur de thermomètre.

La crise grecque eut donc pour conséquence immédiate de reporter notre second rendez-vous chez moi au 11 novembre, soit trois semaines plus tard.
Était-ce le temps perdu de ces longs jours d’absence ? Nous ne laissâmes pas traîner les choses davantage en conversations oiseuses sur les éditions anciennes ou la résolution temporaire de la crise de l’Euro.
À peine était-il entré, laissant son escorte à la porte, que nous étions dans les bras l’un de l’autre et basculions aussitôt sur le canapé. Il était en même temps attentif et déterminé, fougueux et prévenant, sans cesse en mouvement. J’étais littéralement transporté de plaisir, à tel point que j’eus un moment le sentiment de me retrouver sous la nef de la grande chapelle du Palais des Papes en Avignon, un endroit où je m’étais senti pleinement heureux dix ans plus tôt avec l’homme qui avait le plus compté dans ma vie.
J’aimais tout de suite sa peau. D’abord pour la finesse de son grain, ensuite pour son goût et son odeur boisés qui me faisaient irrésistiblement penser aux copeaux des taille-crayons de mon enfance.
Sous ses caresses et ses morsures, j’étais comme un bateau ivre dans la tempête mais sans aucune crainte car dominait en moi la sensation sinon la certitude d’avoir trouvé mon futur port d’attache.
Après ce déferlement de plaisir, nous nous assoupîmes l’un contre l’autre. Il y avait le poids de sa main sur ma hanche, son souffle régulier contre ma nuque. Je retrouvais un sentiment de plénitude que je croyais ne plus jamais devoir connaître. Le canapé était devenu une île déserte sur laquelle nous étions hors d’atteinte. Esmeralda était à la porte dans le jardin, les deux gorilles dans le hall de l’immeuble ; nous étions seuls au monde pour encore quelques précieuses minutes.

Par la suite, Constantin prit l’habitude de me retrouver chaque vendredi, pour autant que ses activités ne le retenaient pas loin d’ici. Ces visites occasionnèrent quelques tensions de voisinage, la présence des deux gorilles étant loin de passer inaperçue. Il fallut négocier avec eux le fait qu’ils attendraient désormais dans la voiture et se feraient le plus discrets possible.
Il arrivait en fin de matinée afin que nous déjeunions ensemble. Je faisais la cuisine, retrouvant le plaisir de préparer des plats mijotés dont les effluves parfumaient l’appartement de façon subtile, annonçant en éclaireur l’arrivée de la fête. C’était l’occasion d’un jeu entre nous ; une fois passé la porte, Constantin tentait de deviner le menu d’un frémissement de narines.
Pendant le repas, il me racontait une ou deux anecdotes internationales qui illustraient sa semaine écoulée. C’était pour moi un moyen de découvrir son emploi du temps. Rien d’indiscret dans ses propos, il restait d’une grande réserve sur ses activités et les gens qu’il était amené à rencontrer. Une fois ou deux, il m’avait semblé capter son ombre en arrière-plan d’un reportage sur une réunion à Bruxelles, penchée à l’oreille d’un représentant de la délégation française, mais si j’y faisais allusion je n’obtenais ni confirmation ni démenti.
Les deux tasses de café rituelles avalées, nous faisions l’amour frénétiquement, longuement avant de nous endormir épuisés le temps d’une sieste généralement perturbée par les différentes sonneries de son portable annonçant l’arrivée de mails ou de SMS, quand ce n’était pas un appel vocal pressant.
En fin d’après-midi, il faisait avancer la voiture et s’éclipsait rapidement. Suivant le temps dont il disposait, il se contentait d’aller embrasser sa mère et prendre le thé avec elle ou bien il passait la soirée et la nuit chez elle avant de s’envoler à nouveau pour une destination connue de lui seul.
J’organisais ma vie en fonction de nos rencontres, refusant toute obligation professionnelle le vendredi entre onze et dix-huit heures.
Bien que nous ayons décidé de nous montrer discrets sur notre relation, quelques amis constatèrent un changement dans ma vie et voulurent en savoir plus à ce sujet. J’admis avoir fait une rencontre, tout en restant vague sur celle-ci, refusant même de révéler le prénom de l’heureux élu. Le présenter à quiconque était impensable, si j’avais organisé une rencontre chez moi les deux gorilles seraient devenus hystériques et j’aurais eu le plus grand mal à justifier cette situation que j’admettais à défaut de bien la comprendre.
Avant notre rencontre dans le parc, je me sentais comme un arbre en automne, dont la sève se retire peu à peu alors qu’il se prépare à s’assoupir pour l’hiver. Un hiver que je voyais s’installer pour longtemps et au bout duquel il n’y aurait peut-être pas de réveil. Et puis cette rencontre avait relancé le cycle, bousculant les saisons, installant un printemps que je devine durable malgré tous les signes de sa précarité.
J’ai bien conscience que ce qui ramène Constantin par ici chaque semaine, c’est moins ma cuisine ou mon corps que le grand âge de sa mère . Elle est en quelque sorte mon alliée sans même le savoir, mais également une épée de Damoclès effilée au-dessus de ce lien fragile qui nous unit. Le jour où elle ne sera plus là, serais-je une raison suffisante pour l’attirer encore ici, l’éloignant des villes lointaines dans lesquelles se joue la plus grande part de sa vie ?
Cependant, il ne faut pas me voir en victime, car je dois à la vérité de dire que je trouve également ma part dans cette configuration.
Aimerais-je autant Constantin s’il était collé à moi en permanence ? Voudrais-je de lui à demeure alors que nous n’avons passé que deux ou trois nuits complètes en un an ? Ce qui fait le ciment de notre histoire, c’est avant tout l’absence des petits tracas qui font l’usure du quotidien. Le plaisir sans cesse renouvelé de nos retrouvailles fait toute la valeur de notre liaison, nous avons la chance de pouvoir encore longtemps nous surprendre mutuellement puisque nous n’avons chaque fois qu’à peine le temps de nous connaître un peu.
Bien sûr, il y a un risque. Mais il y a toujours un risque, dans toute histoire. Peut-être rencontrera-t-il quelqu’un d’autre, peut-être est-ce déjà fait et a-t-il un amant dans chaque capitale européenne ? Je ne veux pas y penser, je préfère savourer l’instant. Je me répète cette phrase du romancier britannique Hanif Kureishi : « On est toujours infaillible dans le choix de ses amants, surtout quand on cherche la personne qui ne nous convient pas », en me disant que Constantin est probablement la personne qui me convient le mieux depuis longtemps. Quand à savoir si la réciproque est vraie, il faudrait avoir le courage de lui poser la question…
 
Toulouse,
12 mai - 9 décembre 2012

jeudi 13 décembre 2012

Un arbre en automne 4/5

 
Un mois avait passé. Je confesse bien volontiers que les deux premiers week-ends, je calquais mes horaires de promenades avec ceux qui m’avaient permis de croiser le bel inconnu et son escorte, mais ce fut en vain. De même qu’à aucun moment je ne devais revoir sa mère au parc. Absorbé par mon travail, je rangeais cela dans ma bibliothèque de souvenirs, rayon “histoires qui auraient pu être”.
J’étais absorbé dans l’évaluation de la Correspondance générale de Voltaire en 12 tomes, parue chez A. A. Renouard à Paris en 1821, lorsque mon portable sonna.
— Jean-Frédéric ? demanda une voix joviale à l’accent particulier.
Je fus d’abord interdit, surpris qu’un correspondant utilise ce prénom sur une ligne strictement professionnelle où tout le monde me connaissait sous le nom de Nikolas. D’autant plus surpris que même mes propres parents s’étaient vite lassés d’un prénom composé trop long à prononcer pour leurs rappels à l’ordre incessants. On ne garda rapidement que les deux initiales, puis un glissement phonétique se produisit qui fit doubler la seconde consonne et, pour ma famille et mes amis, je devins Jeff une fois pour toutes. Mais l’accent de mon interlocuteur me permit de l’identifier facilement.
— Vous m’aviez dit de deviner votre prénom, continua-t-il.
— Je vois que votre police est bien faite, admis-je.
— Vous ne croyez pas si bien dire, répliqua-t-il en riant.
J’étais bien sûr intrigué, mais je m’attachais davantage aux perspectives que m’ouvrait cet appel qu’à la teneur des propos échangés. Si mon interlocuteur avait été originaire du Sud, dire que sa voix était chaleureuse aurait été un lieu commun tout à fait navrant ; mais puisqu’il venait manifestement de l’Est et du Nord, ça n’en prenait que plus de signification pour moi. Certes, il était un peu passé à l’arrière-plan de mes pensées ces derniers jours, toutefois l’entendre au téléphone réactivait les phantasmes que j’avais pu nourrir précédemment.
— Je me demandais si vous étiez libre et si nous pourrions nous voir, dit-il avant d’enchaîner presque précipitamment : je voudrais vous soumettre une vieille édition…
— De quoi s’agit-il, demandai-je sur un ton professionnel qui n’aurait dupé personne.
— Une édition originale des Liaisons dangereuses
Il dit cela avec une sorte d’ironie, à tout le moins une tonne de sous-entendus qu’il aurait fallu être niais pour ne pas percevoir. Je n’ai rien d’un niais et j’étais tout à fait excité par la perspective de ces Liaisons dangereuses, qu’elles soient l’œuvre de Pierre-Ambroise Choderlos-de-Laclos publiée à Paris en 1782 ou une invitation à en vivre une version plus moderne.
— Quand voulez-vous passer ?
— Je suis à Berlin. Je dois régler deux ou trois choses au Bundestag, mais je pense que je peux être chez vous en fin d’après-midi. Dix-huit heures vous conviendrait-il ?
— Ce serait parfait, dis-je avec un peu trop d’empressement à mon goût.

À dix-huit heures précises, on sonna à l’interphone. J’allais répondre avec empressement. Esmeralda était dans le jardin, j’avais pris soin de refermer la porte-fenêtre afin qu’elle nous laisse tranquilles.
J’appuyais sur la commande électrique de la porte d’entrée de l’immeuble, tout en ouvrant la mienne afin que mon visiteur ne s’engage pas inutilement trop avant dans le hall.
Il n’était pas seul, les deux sbires de la dernière fois le précédaient, formant une sorte de barrage entre nous. J’avais pu apercevoir qu’il portait un paquet enveloppé de papier kraft dans les mains et enregistrer le sourire qu’il m’adressait, mais soudain tout fut relégué au second plan par le comportement incroyable des deux gorilles.
Sans que je puisse comprendre comment, l’un d'eux me passa devant le nez en me repoussant doucement mais fermement, entra dans l’appartement dont il fit le tour rapidement tandis que son collègue restait sur le paillasson, formant toujours rempart devant mon hôte.
Ce manège s’effectua en quelques secondes, je n’eus pas le temps de réagir que déjà celui qui s’était introduit chez moi sans y être invité ressortait en annonçant que tout allait bien.
— Bon, eh bien puisque vous voilà rassurés, je vais peut-être pouvoir entrer ? dit mon invité d’une voix un peu agacée. Attendez-moi dehors, je vous ferai savoir quand nous repartirons.
Je m’effaçais pour le laisser entrer et refermais derrière lui.
— Je suis navré de tout ce cirque, dit-il. Ils sont un peu trop zélés par moments, mais d’un autre côté c’est pour cela qu’ils sont payés, ajouta-t-il avec un sourire désarmant.
J’étais trop sidéré pour faire le moindre commentaire. Je me contentais de hausser les épaules comme pour signifier que tout cela n’avait rien que de naturel et d’habituel parmi ma clientèle.
— Voici l’objet, lança-t-il dans le but évident de faire diversion en me tendant le paquet qu’il tenait à la main.
Je le priais de prendre place sur le canapé de la pièce principale tandis que je déballais précautionneusement et examinais attentivement les 2 volumes in-12 d’une magnifique édition originale des Liaisons dangereuses – « A Amsterdam, et se trouve à Paris, chez Durand Neveu, libraire, à la Sagesse, rue Galande. M. DCC. LXXXII. » –, dans leur reliure d’époque : pleine basane fauve marbrée, filet à froid, dos lisse orné, tranches rouges.
— Très belle pièce, dis-je. Christie’s en a vendu une équivalente en 2009 à Paris pour 31 000 euros. C’est un tirage « A », un tirage « B » ferait moins à ma connaissance. Il me semble qu’il s’en est adjugé un chez Tajan en 2000 pour 53 000 francs à l’époque, soit dans les 8 000 euros…
Il me regardait, l’air impressionné. Était-ce par les chiffres que j’annonçais ou par l’assurance avec laquelle je les avançais ?
— Je ne pense pas me tromper. Bien sûr, pour une expertise plus précise il me faudrait davantage de temps et regarder plus en détail chacun des volumes pour m’assurer qu’il n’y a pas de vices cachés dans tout cela…
— Oh ! je ne pense pas que l’on puisse dire qu’il y ait le moindre vice caché dans cette œuvre, dit-il en riant.
— Vous avez raison, tout y est suffisamment explicite et a produit le scandale et le succès que l’on connaît…
Je déposais l’ouvrage sur la table basse devant lui, tandis qu’Esmeralda grattait à la porte pour tenter de se faire ouvrir. Avec un tel trésor à portée de son museau toujours plus ou moins baveux, il n’en était pas question !
— Puis-je vous offrir quelque chose à boire ? demandais-je.
— Volontiers.
— Une coupe de champagne ?
— Ma foi, si vous me prenez par les sentiments…
Je sortis deux flûtes, un seau que je remplis à moitié de glaçons avant d’y plonger une bouteille de Brut qui rafraîchissait déjà dans le réfrigérateur.
— Vous m’avez dit au téléphone que votre police est bien faite, ce qui vous a permis de découvrir mon prénom, en revanche je ne sais toujours pas qui vous êtes…
— En effet, j’étais troublé, je ne me suis guère montré poli ! Mon nom est Constantin Stanislavski.
— Décidément, c’est une rencontre littéraire ! dis-je. Après le grand roman épistolaire français, nous voici dans le théâtre russe. La mise en scène de votre arrivée s’explique donc, ajoutais-je avec espièglerie.
— Ça, je pense que ce n’est pas volé, reconnut-il avec amusement.
Il m’expliqua de façon schématique ce qu’étaient ses occupations professionnelles, justifiant ainsi la protection dont il bénéficiait en permanence. Quatre hommes se relayaient autour de lui, fonctionnant par binômes, précisa-t-il, ajoutant avec une certaine coquetterie qu’avec sa présence au milieu les cinq continents étaient ainsi représentés, ce que j’aurais peut-être l’occasion de vérifier par la suite.
Pour ce que j’ai cru pouvoir comprendre, il représentait les intérêts stratégiques d’un puissant consortium international, ce qui avait l’air de consister en activités de lobbying permanent auprès des différents exécutifs planétaires. Il passait sa vie d’une capitale à l’autre, manœuvrant tous les leviers possibles pour peser sur les décisions qui pouvaient avoir une influence plus ou moins directe sur les capitaux qu’il représentait.
Ce jour-là, il arrivait de Berlin et faisait un crochet par la France afin d’embrasser sa mère et me rencontrer, avant de s’envoler pour Athènes où le gouvernement de George Papandréou ne devait plus tarder à tomber devant son incapacité à convaincre les Grecs de la nécessité des sacrifices vertigineux auxquels il les conviait.
Au cours de cette conversation, il m’expliqua que le zèle de ses gardes du corps, s’agissant d’une visite privée, devait avoir un lien avec la paranoïa ambiante qui voyait un complot sordide dans les récentes mésaventures du Directeur général du FMI, arrêté dans un avion à New York et accusé de viol sur une des femmes de chambre de l’hôtel qu’il venait de quitter.
Je résume sans entrer dans les détails, je n’étais pas certain de tout saisir car j’étais bien plus passionné par sa personne que parce qu’il me racontait d’une vie qui m’était tout à fait étrangère. Au demeurant, je ne voyais plus très bien comment il me serait possible d’envisager une relation amoureuse avec un type semblable ! Était-ce ce qu’il cherchait, d’ailleurs ? N’avais-je pas interprété ses sourires et son attitude générale dans un sens qui me convenait unilatéralement ? Il était fort possible, après tout, que sa visite eût réellement pour but de me soumettre les deux volumes anciens pour expertise. C’est ce que fut ma conclusion lorsqu’il prit congé une fois la bouteille de champagne achevée, en me laissant les livres pour un examen approfondi.
Au moment de se lever, il appuya sur une touche de son portable et lorsque son interlocuteur répondit à la première tonalité il dit simplement : « Je sors » avant de raccrocher.
Sur le pas de la porte, il me serra la main longuement en me regardant dans les yeux avec une certaine insistance, sans un mot.
Dans le hall, il n’y avait plus qu’un de ses hommes, mais la voiture était avancée devant l’allée, moteur tournant, portière arrière ouverte. En quelques secondes, il n’y eut plus personne. J’aurais pu croire à un mirage, n’avait été la sensation de la chaleur de sa main au creux de la mienne…

mercredi 12 décembre 2012

Un arbre en automne 3/5


Les jours suivants, je l’oubliais. J’étais occupé par la préparation de la dispersion aux enchères d’une bibliothèque érudite qui comportait de magnifiques ouvrages ainsi que quelques raretés qui devaient, selon moi, mettre un peu de piment dans le déroulement de la vente.
Je savourais ces instants précieux où les livres étaient en ma possession, offerts à ma curiosité, à mes mains caressantes… Il flottait dans le minuscule appartement un parfum de reliures de vieux cuirs, de papier, d’encre et de colle d’un autre âge.
Il s’en suivait un désordre de cartons et un encombrement indescriptible dans la pièce qui me servait de bureau, mais n’était-ce pas tout ce que j’aimais, au fond, que ces remparts de livres dont chacun était une fenêtre ouverte sur un monde à découvrir ou revisiter ?
Esmeralda restait allongée devant la porte, non seulement parce qu’elle savait n’avoir pas le droit d’entrer dans cette pièce, mais aussi par crainte devant ces échafaudages précaires de cartons inquiétants.
Je m’abandonnais à une passion, sans me douter un instant qu’une autre était en train de naître, tout aussi exaltante bien que beaucoup plus compliquée à gérer…

Depuis quelques semaines, je menais une vie bien réglée, très plan-plan, à l’opposé de celle qui avait été la nôtre les deux années que j’avais passée avec mon ex.
Les raisons pour lesquelles un couple ne fonctionne pas sont toujours multiples. On pourrait passer outre un seul problème, mais quand ceux-ci deviennent pléthore c’est peine perdue.
Vouée à l’échec, notre histoire l’était dès le départ. C’était d’ailleurs sans importance puisque ce n’était alors qu’une simple rencontre a priori sans lendemain. Deux solitudes qui se rapprochent et s’accouplent le temps d’une nuit pluvieuse et triste.
Nonobstant le simple fait que nos routes s’étaient croisées alors que je me trouvais à des centaines de kilomètres de chez moi, au moment même de la rencontre il me fit part de deux éléments qui déjà hypothéquaient le moindre avenir : il était veuf de fraîche date et héritier d’une petite fortune confortable.
L’homme avec qui il avait partagé les vingt dernières années était décédé quinze jours plus tôt des suites d’une “longue et douloureuse maladie”. Euphémisme médical suffisamment vague pour laisser à chacun le soin d’imaginer le pire et souvent au-delà de la réalité elle-même.
Nous nous étions rencontrés sur une aire d’autoroute connue pour être un lieu de drague homo. Il avait garé sa grosse berline sombre à côté du coupé Mercedes que m’avait prêté pour la soirée un ami chez qui j’étais descendu en train afin d’assister à un Salon du livre ancien. La pluie battante ajoutée à l’obscurité de ce coin de parking laissait supposer que l’homme qui me faisait signe de le rejoindre avait été davantage motivé par le véhicule dans lequel je me trouvais que par celui qui l’occupait.
Je le rejoignis, appréciant au premier coup d’œil la qualité du cuir de la sellerie et le bois précieux du tableau de bord. Du conducteur, je ne vis d’abord que les cheveux gris coupés en brosse et cela suffit à me convaincre de m’installer à ses côtés. Un jeune blanc-bec m’eût fait fuir aussi vite !
Nous échangeâmes les banalités d’usage. Celles qui évitent de se montrer trop direct même si personne n’a le moindre doute sur la motivation profonde de l’autre à se trouver en pareil lieu à une heure aussi tardive par un temps d’apocalypse. Puis il me proposa de le suivre chez lui, à quelques kilomètres de là, après la prochaine sortie.
Une fois quittée l’autoroute, nous prîmes des petites routes de montagne, étroites et sinueuses. J’étais inquiet, il me semblait que ce trajet était interminable et rien ne pouvait me servir de points de repères si je voulais rebrousser chemin. Je n’avais eu que le temps de laisser un message à l’ami qui m’hébergeait afin qu’il ne s’inquiète pas en ne voyant pas la voiture à son réveil. Je n’avais pas compris le nom du village où l’on m’entraînait.
Je suivais un certain Simon, à peine entrevu à la lumière du plafonnier de sa berline, une fois en y pénétrant, la seconde en en sortant pour rejoindre la 630 SL. J’étais horrifié. Comment pouvais-je à ce point abdiquer toute prudence ? Ce n’était même pas le manque qui me poussait à agir ainsi mais plutôt une sorte de spleen qui m’était tombé dessus en début de soirée, quand le temps avait tourné à l’orage.
Nous finîmes par arriver devant une propriété baroque et démesurée, une sorte de petit château prétentieux, ce qu’un siècle plus intelligent que le nôtre avait baptisé “folie” et pour quoi Alexandre Dumas s’était ruiné. Je devais découvrir au matin qu’à l’arrière une immense piscine trouait un gazon mieux entretenu que celui d’un golf.
Je fus davantage impressionné par l’intérieur. L’amoureux de vieux meubles en noyer que je suis avait de quoi être comblé par chacune des pièces disposées dans la vaste salle centrale, table immense, dessertes, vaisseliers… Cela avait un petit air de musée prétentieux, assez touchant en somme. Ou bien étais-je simplement bon public ?
Simon m’offrit à boire. Je lui demandais de l’eau plate, qu’il me servit dans un verre à pied en cristal ciselé, sans aucune affectation, comme si telle était l’habitude de la maison. Ce qui était manifestement le cas. Je m’en amusais intérieurement. Pour aimer les belles choses, je n’en ai pas moins le goût de la simplicité.
Tandis que je finissais mon verre en observant les lieux, Simon m’informa de sa récente situation. J’étais le premier homme à franchir la porte depuis le départ de son compagnon. Il semblait perdu et n’être plus très sûr de souhaiter ma présence ici. Pour ma part, je me mordis la lèvre inférieure en me disant in petto : « Oh ! dans quoi tu t’es fourré ? Ça va pas être simple… » Je voulais partir, mais je n’osais pas. D’abord par crainte de me perdre sur la route du retour, ensuite par un réflexe stupide de bonne éducation.
Il m’entraîna dans la chambre d’amis. Nous nous déshabillâmes gauchement avant de nous allonger sur le lit où nous passâmes plus de temps à parler qu’à avoir des rapports physiques. Cette nuit-là, Simon cherchait davantage une paire d’oreilles compatissantes que de fesses accueillantes. Je lui donnais donc ce qu’il souhaitait et le laissais se vider d’un trop plein d’émotions, mélange de peine et d’incompréhension.
Son compagnon dirigeait une moyenne entreprise dans l’agroalimentaire, produisant salaisons, plats cuisinés, conserves… Il gagnait bien sa vie et menait grand train tout en ne dédaignant pas de consacrer un peu de son temps à la collectivité. Ainsi siégeait-il au conseil municipal et présidait-il le club de rugby local. Tous deux avaient vécu ensemble durant vingt ans et pendant ces longues années ils ne s’étaient jamais tutoyés en public ni montrés intimes. Officiellement, Simon était le majordome des lieux. Seuls les imbéciles étaient dupes et les apparences sauves !
Je l’écoutais dérouler sa litanie. J’avais vite compris qu’il ne se passerait rien entre nous d’ici le lever du jour. Chaque mot qui s’enchaînait au précédent en éloignait un peu plus l’éventualité. J’étais compatissant et embarrassé. Que dire et comment intervenir dans un récit qui, objectivement, ne me concernait pas ?
Au petit matin, il me montra le chemin jusqu’à l’entrée de l’autoroute. Nous nous séparâmes sur un vague signe de la main. Je lui avais laissé une carte de visite, par habitude, comme je le fais avec chaque garçon de rencontre sachant qu’il ne reprendra jamais contact et trouvant bien qu’il en soit ainsi, la plupart du temps.
Je me trompais. Simon m’appela en fin de matinée, alors que j’étais dans le train du retour. Puis, les jours suivants il me harcela littéralement. Je ne savais comment m’en dépêtrer, ne souhaitant pas me montrer trop brusque avec lui dans l’épreuve qu’il traversait.
Cet homme ne m’intéressait pas. Il était encore – et c’était tout à fait compréhensible – emberlificoté dans ses sentiments pour son compagnon décédé ; de plus, il y avait trop de distance entre nous, ce ne pouvait être qu’une rencontre de passage. Enfin, il avait un train de vie qui était bien au-dessus de mes moyens. Jamais je n’aurais pu le suivre dans les grands restaurants où il avait ses habitudes et je n’imaginais pas davantage me laisser entretenir. Ni par lui, ni par un autre !
Simon était fragile, je ne l’étais pas moins.
Je me remettais difficilement de ma dernière rupture. Celle-ci avait été brutale, mettant un terme à une liaison de six ans avec un antiquaire de L'Isle-sur-la-Sorgue rencontré à l’occasion de la vente aux enchères d’un immeuble particulier en Avignon. Nous étions tous deux intéressés par la bibliothèque. Lui, visait le monumental et non moins magnifique meuble en merisier, de mon côté je m’apprêtais à m’en faire adjuger le contenu.
Nous nous étions retrouvés au secrétariat du commissaire-priseur pour le règlement et la paperasserie y afférente. Comme il s’agissait d’une grosse vente, le personnel était quelque peu débordé et j’en avais profité pour draguer ouvertement ce petit homme rondouillard qui m’avait tapé dans l’œil sans que je puisse vraiment m’expliquer pourquoi.
Les formalités effectuées, nous nous étions retrouvés attablés à la terrasse d’un bar sur la place de l’Horloge et plus tard il renonçait à prendre la route du retour pour passer la nuit avec moi dans une chambre d’hôtel anonyme et sans confort.
La demi-douzaine d’années qui suivit fut pour moi l’occasion d’autant de week-ends voyageurs que possible. Ce n’était pas toujours facile, mais j’étais heureux. Je croyais que la distance qui nous séparait était une chance, qu’elle empêchait l’usure du quotidien et favorisait des retrouvailles toujours plus torrides. Et puis un jour, Graham Greene débarqua entre nous… je veux dire : le troisième homme. Celui qui est toujours surnuméraire dans un couple.
Brutalement remercié, je vécus fort mal les semaines, les mois et les années qui suivirent. Persuadé d’avoir perdu l’homme de ma vie, je ne parvenais pas à passer à autre chose, une autre histoire, un autre homme à qui donner ma confiance plutôt que mon corps.
Il me semblait qu’une leçon au moins était à tirer de cette mésaventure : ne plus jamais croire que la distance peut être une alliée. Se cantonner au “local” ! Dans ces conditions, je n’envisageais pas un instant de nous laisser la moindre chance à Simon et à moi.
Pourtant, à bout d’arguments et sous la pression de ses appels téléphoniques incessants, je finis par céder et, quinze jours plus tard, je reprenais la route de ses montagnes pour un week-end prolongé.
Ces retrouvailles furent plus physiques que ne l’avait été la première nuit. Il n’était plus question d’épanchement verbal. Ses assauts se succédaient sans répits, il se montrait d’une ardeur qui ne faiblissait pas. J’appris bien plus tard que certaine pilule bleue n’y était pas pour rien.
Pendant ces quatre jours, Simon voulut à toute force me présenter au maximum de personnes. Amis plus ou moins proches, anciens collègues… Je n’y tenais pas outre mesure, il me semblait que tout cela était par trop précipité et je me demandais si ce n’était pas une nouvelle stratégie destinée à me forcer la main. Peut-être voulait-il simplement étaler son bonheur au grand jour pour mieux s’en convaincre lui-même et éviter de retomber dans le travers du non-dit qu’on lui avait imposé pendant tant d’années ?
S’ils me firent dans l’ensemble bonne figure, je vis bien la réticence de ses amis à mon égard. Celle-ci ne fit que s’amplifier au fil du temps. Certains trouvaient qu’un délai de bienséance aurait dû être observé avant de nouer une nouvelle relation, d’autres pensaient – et ne se privèrent pas de le dire – que je flairais l’héritage et avais trouvé en Simon le parfait pigeon. Cela leur était d’autant plus facile qu’à sa demande je l’aidais à démêler les problèmes administratifs auxquels il était confronté.
Son compagnon avait eu l’intelligence de souscrire diverses assurances vie à son nom afin qu’un gros capital puisse lui échoir hors succession, conscient que tout le reste serait taxé à 60 % en l’absence de tout lien officiel entre eux. Cet argent fut donc relativement rapidement à sa disposition et ceux qui comptaient le conseiller sur son usage en furent pour leurs frais. Cette attitude nouvelle d’indépendance ne pouvait être imputable à leurs yeux qu’à ma seule mauvaise influence.
Les gays n’étaient pas les derniers à nous critiquer, à l’exception notable d’un couple qui vivait loin de ces montagnes reculées et arriérées, au bord d’une mer calme, mais que nous n’eûmes pas l’occasion de voir souvent.
C’était une bonne chose que Simon n’ait aucune famille, car celle-ci n’aurait probablement fait qu’ajouter à la liste toujours plus longue de mes détracteurs. Nous avions bien assez à faire, en matière de famille, avec celle du défunt qui envisageait d’attaquer le testament et n’y renonça officiellement que pour éviter le scandale de la mise au grand jour d’une relation homosexuelle si soigneusement cachée jusque-là, mais plus certainement après avoir compris que tout ayant été converti en assurances il ne resterait plus grand-chose à se partager à l’arrivée. « Familles, je vous hais ! Foyers clos, possessions jalouses… », disait Gide !
Les chèques des diverses assurances en poche, Simon quitta le petit château au loyer exorbitant qu’il n’avait jamais vraiment aimé, ce village qui lui rappelait trop de souvenirs, et s’enquit d’acheter une maison à quelques kilomètres de chez moi.
Nous étions convenus de nous voir régulièrement mais de ne pas habiter ensemble au moins dans un premier temps. Je tenais à mon indépendance et refusais de précipiter les choses. Pourtant, il ne lui fallut pas longtemps pour me faire plier à ses exigences. Je résiliais mon propre bail et m’installais chez lui.
Fatale erreur !
Il ne suffit pas de s’aimer pour vivre ensemble. Rien n’est jamais aussi simple. Chacun arrivant avec ses propres habitudes, des concessions sont nécessaires, un équilibre est à trouver. Les caractères que l’on croit compatibles se révèlent parfois ne plus l’être dès lors qu’ils se confrontent et s’affrontent en permanence. Voir quelqu’un de temps à autre, partager de bons moments avec, n’a rien de comparable avec le fait de vivre ensemble en subissant l’usure du quotidien avec son lot de petits agacements qui finissent par aboutir à de grandes crises.
Après un mois de vie commune, je savais avoir commis une erreur monumentale. J’essayais malgré tout de nous laisser une chance, de ne pas baisser les bras. Je crus pouvoir y parvenir. Je m’accrochais durant deux longues années avant de finir par jeter l’éponge.
Entre-temps j’avais adopté Esmeralda, réalisant ainsi un vieux rêve d’enfant. Sa compagnie m’était précieuse, elle m’était une présence chaleureuse dans cette maison que je voulais fuir et dans laquelle Simon et moi cohabitions de façon de plus en plus chaotique, tantôt nous évitant et tantôt nous querellant de façon tout à fait abjecte.
Dans la précipitation, je louais un petit appartement en rez-de-jardin pour le confort de la chienne, non loin du parc, et l’aménageais succinctement en mettant l’accent sur le confort professionnel. Une parenthèse se refermait. Je décidais de protéger mon indépendance en fuyant une fois pour toutes la moindre tentation de relation durable. Bizarrement, les relations éphémères ne me tentèrent pas beaucoup non plus.
C’était mon second échec cuisant. Celui-ci était intervenu plus rapidement que le précédent. Entre les deux, il y avait eu une sorte de désert improbable. Après tout, peut-être cela signifiait-il tout bonnement que je suis invivable ?

mardi 11 décembre 2012

Un arbre en automne 2/5



Comme chaque jour, je petit-déjeunais sur un coin de table. À mes pieds, Esmeralda attendait que je lui donne les trois biscuits en forme d’os auxquels elle avait droit traditionnellement. Lorsqu’elle les avait avalés, elle demandait invariablement à sortir dans le jardin où elle attendait que je sois enfin prêt à l’emmener faire deux ou trois fois le tour du parc, situé à une centaine de mètres de la résidence.
Si je m’attardais trop, elle revenait près de moi, s’asseyait et me poussait le coude de la truffe en me jetant un regard suppliant. Depuis toujours, elle était une excellente comédienne et savait se faire comprendre en silence. Lorsque j’avais eu à choisir un chiot parmi la portée où elle figurait au milieu de ses huit frères et sœurs, elle était venue vers moi et s’était allongée sur mes pieds sans plus bouger, comme si harassée elle avait jugé être arrivée à bon port. Je m’étais penché sur elle et l’avais prise délicatement dans mes bras, où elle s’était endormie sous mes caresses. Le tour était joué, nous nous étions choisis mutuellement.
Elle avait alors à peine deux mois. Cela en faisait huit maintenant que nous partagions notre vie dans un minuscule appartement en rez-de-jardin, au milieu d’une résidence assez coquette et surtout très calme, dans laquelle nous avions emménagé depuis quelques semaines, après que je me sois séparé de mon ancien compagnon.
Depuis lors, je savourais ma liberté retrouvée. Non pas, comme on aurait pu l’imaginer, en me jetant dans une frénésie de rencontres, mais en faisant une grande cure de solitude. Ni dépression ni drame, il n’était question que d’apaisement après la tempête.
On fait souvent des rêves hors de notre porté. Ainsi, toute mon adolescence avais-je souhaité rencontrer un garçon avec qui je pourrais vivre, pour découvrir au final que je suis instinctivement un solitaire. Non pas incapable d’aimer, simplement incapable d’affronter l’usure du quotidien d’une vie à deux, avec ses nécessaires compromis, ses petites lâchetés, ses mensonges et ses omissions. Je n’étais désormais pas loin de penser que la vie de couple est un tue-l’amour.
Dans cet état d’esprit, je ne cherchais pas à provoquer de rencontre. Il m’arrivait, cependant assez rarement, de prendre un partenaire pour l’hygiène, un coup tiré à la sauvette et sans conséquence, mais en prenant soin de ne pas m’investir affectivement. Si d’aventure je m’apercevais qu’un type me lançait un regard intéressé et appuyé, je prenais cet hommage pour ce qu’il était ; le plaisir de plaire n’étant jamais à dédaigner, surtout lorsque l’on avance en âge. Une œillade, un sourire, un geste explicite devenaient autant de trophées d’une chasse à laquelle je ne me livrais pas. Des petits bonheurs simples, glanés au hasard.

Mon café avalé, j’enfilais un sweat-shirt à capuche, mettais mes chaussures et attrapais la laisse d’Esmeralda. Je n’avais pas besoin de l’appeler, elle était à l’affût et reconnaissait le bruit de la laisse entre mille. Déjà elle s’avançait et tendait le cou pour être attachée.
Je fermais la porte-fenêtre, descendais le volet roulant et nous quittâmes l’appartement, la chienne me tirant en avant de toute la force de son poids. Elle était d’une jeunesse fougueuse, impatiente, et ne semblait pas faire de rapport direct entre la laisse et cette sensation d’étranglement qui lui coupait le souffle. Il me fallait la raisonner chaque matin et constater qu’elle était moins convaincue par les remontrances que par la douleur de son cou.
L’appel du parc était plus fort que tout. Elle savait qu’une fois arrivés là-bas je la détacherai et qu’elle pourrait gambader à son aise. Le même cérémonial se reproduisait à chacune de nos visites, deux ou trois fois par jour suivant mon emploi du temps.
À cette heure matinale, le parc était le plus souvent désert. Cela me convenait parfaitement, à la fois par désir de solitude personnelle et pour la tranquillité de la chienne qui ne risquait pas d’être agressée par certains de ses congénères moins aimables qu’elle, ainsi que cela s’était déjà produit à deux reprises.
Parvenu à l’entrée du parc, je la lâchais et la suivais du regard tout en marchant d’un pas mesuré à quelque distance derrière elle. Le fond de l’air était encore frais, mais une belle journée s’annonçait.
Nous abordions le second tour de notre parcours lorsque je le vis venir vers nous. Il avait troqué son costume pour un survêtement et courait à petites foulées. Sa silhouette m’était déjà familière et je n’eus aucune difficulté à le reconnaître au loin. Peut-être aussi parce que deux ombres furtives le suivaient à distance, elles aussi ayant troqué leur mise vestimentaire de la veille pour une tenue de sport.
Il vint droit sur nous, se pencha sur la chienne dont il flatta la croupe.
— Alors, Esmeralda, tu vas bien ce matin ?
Je retrouvais ce léger accent que j’avais noté la veille et qui donnait un charme supplémentaire à sa voix profonde. J’attache beaucoup d’importance aux voix, il me semble que l’âme s’y reflète sans tricherie. C’est un élément de notre personnalité auquel nous ne pouvons rien changer, qu’il est impossible de contrôler en permanence.
Il se redressa et me salua avant de reprendre sa course. Je ne résistais pas à l’impulsion de me retourner pour le voir s’éloigner. Un corps parfait, ne manquant pas d’aisance. Juste ce qu’il fallait de muscles. De quoi vous donner envie de tester tout cela de plus près…
Comme le soir précédent, alors que je croisais les deux hommes, je sentis leurs regards sur moi, même après les avoir dépassés.
Esmeralda et moi poursuivîmes notre promenade, ce qui nous amena immanquablement à recroiser le coureur et son escorte quelques minutes plus tard.
Il s’arrêta de nouveau et s’adressa à la chienne.
— Nous sommes les deux seuls à courir, ici. Ton maître n’a pas l’air d’être sportif, dit-il en me regardant un peu goguenard.
C’était une entrée en matière. À moi d’avancer mes pions au coup suivant. Puisqu’il le prenait sur le ton de la plaisanterie, je n’avais qu’à lui emboîter le pas.
— Oh, pour moi, il en va du sport comme de la musique : uniquement de chambre… dis-je en le regardant droit dans les yeux.
— Vaste programme, rétorqua-t-il. Et des plus intéressants…
Il semblait plus amusé par mon côté direct qu’effarouché. Au fond, j’étais sans doute le plus mal à l’aise des deux. J’avais agi par pure provocation, sans réelle arrière-pensée même si, à y regarder de plus près, je le trouvais de plus en plus séduisant.
— Cela vous ennuie si je fais quelques pas avec vous ? demanda-t-il. Je ne voudrais pas attraper froid en restant figé trop longtemps.
— Pas du tout. De quel côté voulez-vous aller ?
Il choisit de poursuivre dans le sens de sa course, ainsi nous n’avions pas à passer devant ses suiveurs. Je m’efforçais de ne pas tourner la tête dans leur direction, il n’était pas besoin d’être grand clerc pour savoir qu’ils nous emboîteraient le pas.
Je me posais beaucoup de question sur cette situation. Elle ne me semblait pas des plus limpides au premier abord. Je me laissais séduire par un inconnu qui avait en permanence deux types baraqués à sa remorque. Son accent de l’Est ajoutait au mystère. Était-ce un ponte d’une quelconque mafia russe ? Difficile de le lui demander, en tout état de cause.

Nous refîmes un tour du parc. Il jouait avec Esmeralda tout en m’observant à la dérobée. Nous échangions des banalités comme si nous étions soudains incapables d’aborder le seul sujet qui nous brûlait les lèvres. Chacun attendait un nouveau signal de l’autre. Aucun ne voulait prendre l’initiative.
Finalement, au moment de nous séparer, alors que nous nous serrions la main sur la vague promesse de nous revoir un jour, je lui tandis une de mes cartes de visite professionnelles, que j’avais toujours sur moi par habitude.
— N’abandonnons pas une prochaine rencontre au hasard, appelez-moi si vous voulez…, lui dis-je avec mon plus beau sourire.
Il jeta un œil au bristol un peu prétentieux que je lui avais remis – fond bordeaux et lettrage doré –, en manifestant un certain intérêt.


— Les coordonnées téléphoniques, l’adresse, mon mail et mon site Internet figurent au dos, ajoutais-je.
— Juste un prénom ? remarqua-t-il.
— Oui, c’est plus simple.
— Et avec un “k”…
— C’est plus rare. Seulement 318 cas dans le monde depuis 1946, selon Internet.
— Erreur de l’état civil ?
— Non… trouvaille marketing. Ce n’est pas non plus mon prénom, d’ailleurs.
Cela avait l’air de l’amuser beaucoup. Il y avait dans ses yeux cette même lueur que j’avais déjà eu l’occasion d’observer la veille.
— Et quel est votre prénom ?
— Cherchez… Je vous le dirai la prochaine fois, s’il y en a une !
Puis je tirais sur la laisse d’Esmeralda, que je venais d’attacher, et nous partîmes sur un vague signe de la main aux deux hommes qui ne répondirent pas et lui emboîtèrent le pas.
(À suivre) 

lundi 10 décembre 2012

Un arbre en automne 1/5

À “Constantin”,
quel que soit son nom… 



Le couple avançait à notre rencontre dans la lumière déclinante d’une fin d’après-midi automnale. Ils allaient d’un petit pas. La silhouette de la femme la laissait supposer âgée et frêle. Il y avait dans sa démarche une voussure qui semblait présager une déformation de la colonne vertébrale en haut du dos. Elle s’appuyait sur une canne mais le faisait avec une certaine distinction. Ses cheveux blancs soigneusement peignés et ramassés en chignon captaient ce qu’il restait de lumière. Lui était plus jeune. Ce devait être son fils. Mais à cette distance la ressemblance entre eux n’avait rien d’évident. Il était bien plus grand, élancé, droit comme un “i”, sans un poil sur le crâne. Il me fit penser à M. Propre, à ceci près qu’il avait troqué le t-shirt immaculé pour un costume anthracite de la meilleure coupe.
Quelques mètres derrière eux se tenaient deux hommes relativement jeunes. Mon œil les enregistra sans que je sache pourquoi au premier abord.
Ma chienne gambadait devant moi, heureuse de cette aubaine d’une dernière promenade en liberté. À cette heure, le parc était presque désert et j’avais pu la dispenser de la laisse obligatoire. Elle divaguait sans but, humant les odeurs, flairant des pistes…
Je la surveillais du coin de l’œil, soucieux de ne pas la perdre, attentif à ce qu’elle ne s’élance pas vers cette femme âgée qu’elle aurait pu bousculer en toute insouciance.
L’homme tenait le bras de la femme et, réglant son pas sur le sien, avançait en se penchant vers elle pour lui parler. Elle hochait la tête. Était-ce pour acquiescer à ses propos ou un tic comme en ont parfois les vieillards ?
Le costume de l’homme avait quelque chose d’incongru. Il ne cadrait ni avec le lieu, ni avec l’heure. Je m’en fis la réflexion au moment même où me sauta aux yeux que les deux personnages à l’arrière-plan étaient eux aussi costumés et cravatés. Ces deux groupes n’en formaient-ils qu’un ?
Esmeralda prit soudains conscience de la présence de ce couple et se précipita à sa rencontre, un peu pataude. Je pressais le pas, inquiet des réactions.
— Qu’il est beau ! s’exclama la dame, d’une voix claire et enjouée.
Comme si elle avait compris et apprécié le compliment, la chienne se laissa tomber sur l’arrière-train et tendit la tête dans l’espoir d’une caresse qui ne se fit pas attendre.
J’arrivais près du couple, rappelant l’animal à la raison.
La vieille dame souriait, rassurante, comme pour signifier qu’il n’y avait pas de problème. L’homme souriait aussi, mais son regard n’était pas pour Esmeralda. J’en éprouvais un intense frisson le long du dos.
— C’est un labrador, non ? demanda-t-elle.
— C’est une golden retriever, en fait.
— Elle est jeune, souligna l’homme avec un léger accent qui n’était manifestement pas d’ici. Probablement de l’est de l’Europe, mais indéfinissable. Un accent qu’on ne retrouvait pas chez celle que je supposais être sa mère.
— Pas tout à fait un an…
Tout en répondant, j’enregistrais machinalement que les deux hommes s’étaient rapprochés d’un pas plus vif lorsque j’avais abordé le couple et qu’ils avaient été stoppés d’un regard furtif de la part de mon interlocuteur. Je n’y prêtais pas véritablement attention, pourtant ce double mouvement ne m’échappa nullement.
La vieille dame flattait la tête d’Esmeralda qui semblait la dévorer des yeux, la langue pendante et la respiration haletante.
— C’est la première fois que je vous vois dans le parc, dit-elle.
— Oui, habituellement nous nous promenons le matin de bonne heure, dis-je avant d’ajouter pour son compagnon : à huit heures tapantes ; elle est réglée comme une horloge…
Son sourire s’accentua, il y eut une petite lueur amusée dans son regard. Je me fis la réflexion qu’on dit au théâtre, en de pareilles circonstances, avoir l’œil qui frise.
J’attachais la laisse au collier d’Esmeralda et lui enjoignais de laisser son admiratrice tranquille pour me suivre. Je saluais le couple et m’éloignais. Poursuivant mon chemin, je passais à proximité des deux hommes. Je vis leurs regards sur moi et sentis qu’ils me faisaient escorte quelques secondes.
La fin de la promenade se fit sans plus de rencontre. La pénombre gagnait, aussi ne restait-il qu’à rentrer à la maison.

Un peu plus tard dans la soirée, devant la télévision, la chienne endormie près de moi sur le canapé, sa tête reposant sur mes genoux, je repensais à cette rencontre.
J’avais d’abord observé la vieille dame, de loin. Peut-être parce que c’était avec elle qu’Esmeralda était la plus susceptible de créer des problèmes. Sans doute aussi parce que j’ai une tendresse instinctive pour les personnes âgées d’aspect fragile. L’envie d’aimer des grands-parents de substitution pour n’en avoir connu aucun des miens…
Ce n’est qu’ensuite que je m’étais intéressé à l’homme qui l’accompagnait et que je prenais pour son fils. Si la ressemblance n’était pas flagrante, les âges concordaient assez bien. Elle devait avoir dans les quatre-vingts ans, lui affichait une belle cinquantaine. Nous devions sensiblement avoir le même âge.
Il était plus grand que moi, sans doute plus sportif à en juger par sa silhouette, et incontestablement plus riche au vu de la coupe de son costume. On sentait la griffe d’un excellent tailleur, le genre chez qui l’on va également faire couper ses chemises sur mesure.
Moi qui n’attache habituellement jamais la moindre importance à ce genre de détail, j’étais capable de me souvenir de la couleur de ses yeux. D’un bleu profond, assez rare. À moins qu’il ne se fût agi de lentilles teintées ?
Je me surprenais à rêvasser. Ce n’était qu’une rencontre fortuite, sans lendemain. Au cours de laquelle il ne s’était rien passé d’autre qu’un échange de sourires que j’avais voulu interpréter d’une certaine façon qui m’arrangeait mais dans lequel lui-même n’avait sans doute mis aucune intention particulière.
Il m’arrive ainsi, parfois, d’éprouver comme une nostalgie en croisant un bel homme. La nostalgie d’une histoire qui aurait pu être… J’en ris aussitôt mais je sais que cela me fait malgré tout un bien fou.
Ce soir-là, je m’endormis en pensant à ce bel inconnu. Ma nuit fut bonne, pour autant qu’il m’en souvienne, et je dois à la vérité de dire qu’au petit matin tout cela était oublié.

mercredi 21 novembre 2012

Féminin intempestif 4/4

IV

Dimanche, fin de matinée. Charles et Christophe déambulent sur la Route du Front de Mer. Le second vient de raconter au premier la scène de son retour à l’appartement familial, la veille, ainsi que l’explication douloureuse qui s’en est suivie.
Charles tient son camarade par l’épaule, dans un geste de réconfort. Il a conscience du crève-cœur que cela a dû être. Il sait que les choses sont plus simples pour lui qui se veut amoral, totalement libéré. Le fait d’avoir des parents trop occupés pour s’intéresser de près à lui et à ses fréquentations l’y aide. C’est une chance que Christophe n’a pas, même si Joseph n’est pas là physiquement, son ombre tutélaire n’est jamais très loin et au-delà de la sienne, celle de Dieu. Une autre crainte que ne connaît pas le garçon, athée convaincu et militant.
— Je suppose que ta mère doit me bénir, après ce qu’elle a entendu hier ? demande-t-il en pouffant.
— “Bénir” n’est sans doute pas le mot qu’elle emploierait ! répond son ami en souriant.
Il est onze heures passées, sa mère est à la messe à Notre-Dame. Elle a tenté de l’y entraîner en vain. Il s’en est suivi une altercation violente au cours de laquelle l’adolescent a dû expliquer son retrait depuis l’été. Jusqu’ici, il avait choisi de se taire pour la préserver ; maintenant qu’elle est au courant de l’essentiel et puisque l’actualité le conforte dans sa décision, plus rien n’a pu retenir sa colère.
Dans un flot de paroles confuses, il a tenté de lui faire comprendre à quel point il avait été blessé, au cours de l’été, par les paroles odieuses de Mgr Barbarin prétendant que le mariage gay ouvrirait la voie à une reconnaissance de la polygamie et de l’inceste, tout comme il l’avait été par le texte de la prière rédigée par Mgr Vingt-Trois et lue partout pour l’Assomption. Il lui était dès lors impossible de prier et communier au milieu de gens qui le rejetaient et appelaient sur lui le malheur sur Terre comme au Ciel. Savoir que sa propre mère s’était associée à cela, même en ignorant la vérité à son sujet, restait une blessure qui mettrait longtemps à cicatriser si elle y parvenait un jour.
Marie avait protesté. Il n’y avait rien dans ce texte qui fut homophobe comme on l’avait prétendu, ce n’était que le strict rappel du dogme. Alors Christophe s’était emporté contre l’hypocrisie de l’Église. Appeler à prier pour que le législateur réfléchisse avant d’agir sur cette question était aussi violent que de s’enchaîner à la grille d’une clinique pratiquant l’avortement. L’Église peut donner le cap à ses fidèles, elle n’a pas à dicter la loi d’un État laïc, pensait-il.
Depuis quelques années, l’Église de Rome s’enferrait dans son hypocrisie sur la question de l’homosexualité, séparant la pulsion des actes. Un gourmand salivant au beau milieu de la meilleure pâtisserie de la ville serait ainsi, selon ce principe, moins coupable s’il acceptait d’avoir des crampes d’estomac ! « Si tel est le cas, alors que deviennent les sacro-saintes “pensées impures” qui pimentent les confessions lénifiantes ? » rageait-il.
— Vous qui les écoutez à genoux, l’échine courbée, quand comprendrez-vous que c’est de vos enfants qu’ils parlent ? Ils sont pour la double peine à notre égard, ils veulent que vous nous chassiez de vos familles et en même temps nous empêcher de fonder les nôtres. Belle charité que celle-ci !
— Comment peux-tu dire ça !
— Mais c’est la vérité. Et que savent-ils du mariage ou de la procréation, voire même de la chasteté ? Hypocrisie ! Rien d’autre… Ces marchands de salades, ne crois-tu pas que Jésus les chasserait du Temple à coups de fouet ? Ceux qui veulent nous lapider aujourd’hui jetaient déjà la pierre à Marie-Madeleine et Jésus leur a donné tort. Sois certaine que s’il revenait et me donnait raison, tous ces beaux notables en robes cramoisies le livreraient à nouveau à Ponce Pilate pour les mêmes questions de pouvoir temporel qu’à l’époque.
Marie était effondrée. Elle ne reconnaissait plus son enfant, les paroles que lui dictait sa colère l’embrouillaient pourtant, parce qu’elles la mettaient au pied du mur, l’enjoignaient de faire un choix impossible entre lui et sa foi.
— Ce n’est pas le Seigneur que j’abandonne en restant à la porte, c’est ce troupeau stérile. Et au jour du jugement, je sais que ma place sera préférable à la leur si l’amour sert de balance.

— Il faut dire qu’entre une sœur cloîtrée et un fils pédé, Dieu n’a pas épargné ta pauvre mère ! poursuivait Charles, toujours prompt à la provocation.
— T’es vraiment une pauvre conne, quand tu t’y mets !
— Je plaisantais. Te fâche pas, ma fille… Remarque que tu pourrais suivre les pas de ta tante. Je te vois bien en bonne sœur, avec ta longue robe et ta cornette. Tu ferais une magnifique Sœur de la Perpétuelle Indulgence, une fois bien maquillée…
— Au moins, celles-là se frottent à la réalité et prêchent la seule bonne parole face au sida : mettre la capote sur la queue plutôt qu’à l’index !
La conversation prit un tour plus débridé et joyeux. Les deux adolescents repartaient dans leur délire de “pétasses”, loin des drames familiaux latents ou des questions de société qui divisent.
Leur amitié était ainsi faite qu’ils n’étaient pas nécessairement d’accord sur tout. Loin de là, d’ailleurs. La question du mariage gay les divisait. Charles y était hostile. Christophe l’accusait de se montrer corporatiste par anticipation, prétendant que le futur notaire ne voulait pas se priver de la manne des contrats de pacs que mettrait à mal la possibilité d’une communauté réduite aux acquêts. En retour, Charles l’accusait d’être une midinette aux rêves d’“hétérote à robe blanche”, ce dont il se défendait en affirmant que c’était une question de principe et que lui-même n’avait pas pour objectif de convoler un jour. « Mais ne pas vouloir se marier et interdire aux autres la possibilité de le faire sont deux choses qui n’ont rien à voir entre elles » soulignait-il avec force.

Il allait être midi. Ils prirent le chemin de la rue de Foncillon où l’église Notre-Dame dressait sa flèche de béton brut. Charles dit qu’il n’aimait pas cet édifice trop moderne et sa grisaille inesthétique.
— Pour moi, disait-il, les blocs de béton brut sont la marque de l’architecture préférée des totalitarismes. Avec ou sans croix, un bunker est un bunker. Comment croire qu’un dieu d’amour puisse habiter un tel lieu ?
Christophe n’était pas loin de partager cet avis, pourtant il savait d’expérience qu’il y avait bien une présence ici.
— Cette église est une allégorie involontaire, répondit-il. On a le plus grand mal à croire qu’une telle laideur de façade puisse abriter autant de trésors à l’intérieur. C’est l’Église tout entière résumée.
Il lui parla de l’immense nef, de la décoration sobre dans laquelle le moderne de bon goût côtoyait l’ancien en toute quiétude. Il précisa qu’il avait reçu le baptême ici même, sur l’étrange baptistère figurant une étoile en trois dimensions, au bout de l'absidiole droite, à deux pas d’un vitrail en camaïeu de roses et de mauves qui étaient peut-être un clin d’œil à son côté gay.
Charles, saisissant la balle au bond, parla à son camarade de l’appel lancé la veille par une association lorraine invitant les gays baptisés à écrire à leur évêque pour faire acte d’apostasie. Il trouvait l’idée enthousiasmante et loufoque, regrettant de ne pas l’avoir eu lui-même.
Christophe s’enflamma contre une telle absurdité. Il expliqua qu’il fallait faire l’inverse, au contraire, appeler les gays qui ne le sont pas à se faire baptiser afin de combattre de l’intérieur plutôt que d’abandonner le terrain. Puisque les évêques portent leur parole sur la place publique, pourquoi les gays ne la prendraient-ils pas dans les églises ?
— Mais tu es encore plus subversive que moi ! Une vraie lionne, ce matin…
— Ne te moque pas, je suis sérieux. Quand elle est seule à parler, l’Église met des siècles à réhabiliter Galilée ; si nous nous faisons entendre, peut-être nous reconnaîtra-t-elle avec moins de retard ?

L’office était achevé. Les premiers fidèles sortaient. Certains se hâtaient vers la pâtisserie, d’autres s’arrêtaient sur le parvis pour discuter. C’était un dimanche comme tant d’autres, passés ou à venir.
Marie apparut à son tour. De loin, elle vit les deux adolescents et eut une étrange grimace avant de baisser la tête, espérant sans doute qu’ils ne l’auraient pas remarquée.
— Je crois que je suis de trop, dit Charles avec un tact inattendu. Je te laisse, ajouta-t-il en embrassant son compagnon sur les deux joues, sans la moindre ostentation.
Déjà, Christophe avançait vers sa mère qu’il rejoignit à grandes enjambées.
Lorsqu’il fut devant elle, il la prit dans ses bras tout en disant, calme et souriant, d’une voix douce et chaleureuse qui fut pour elle un onguent efficace sur les plaies ouvertes la veille et ravivées le matin : « Dimanche prochain, nous viendrons ensemble. »

mardi 20 novembre 2012

Féminin intempestif 3/4

III

En rentrant, Christophe trouva l’appartement plongé dans la pénombre, sa mère pleurant silencieusement, assise à la table de la cuisine. L’image qui lui vint automatiquement à l’esprit fut celle d’une veillée funèbre. Il se mordit la lèvre pour ravaler ses propres larmes et refouler la seconde idée qui venait de se présenter : elle vient de perdre un fils !
— Qu’est-ce que tu fais dans le noir ? demanda-t-il, espérant faire diversion par le côté anodin de la question.
— Je cache ma honte, répondit-elle dans un murmure à peine audible.
— De quelle honte parles-tu ?
— Toi… Toi et ce garçon, tout à l’heure au café. De ces insanités qu’il proférait et que tu ne contredisais pas…
Elle parlait d’un ton las, visiblement abattue et croulant sous un poids trop lourd pour ses frêles épaules.
— Mais ce n’était qu’un jeu, maman. Peut-être de mauvais goût, mais rien qu’un jeu.
Marie releva la tête et le regarda dans les yeux. Même s’il n’avait pas instinctivement détourné le regard, elle n’aurait pu croire à une telle explication. Elle y avait trop pensé depuis qu’elle était rentrée à l’appartement. Il y avait manifestement quelque chose qui sonnait juste dans ce qu’elle avait entendu cet après-midi.
— Si j’avais voulu une fille, j’en aurais fait une, lâcha-t-elle de façon ridicule.
Elle n’était pas habituée aux conflits avec son fils pas plus qu’avec quiconque, aussi ne savait-elle pas comment s’y prendre.
— On ne fait pas toujours ce que l’on veut. Ni toi, ni moi. On prend ce qu’on nous donne… répondit-il d’un ton trop sec, qu’il se reprochait déjà.
Il avait souvent eu cette conversation avec elle, en songes. Ça avait été le moyen de chercher ses arguments, de les tester pour le jour fatidique où ils s’affronteraient inévitablement. À chaque fois la colère l’avait emporté en lui et ce qu’il avait imaginé lui dire était d’une violence extrême qui l’avait laissé épuisé, dévoré de remords. Il devait mettre à profit le souvenir de ces scènes fictives afin de parvenir à se maîtriser ce jour-là ; il ne fallait pas se tromper de cible, sa mère n’était responsable de rien, elle avait toujours été son alliée et il fallait qu’elle le demeure !
Christophe connaissait bien Marie. Il n’avait eu aucun mal à imaginer les arguments qui seraient les siens, ni à se les servir dans l’ordre où elle les énonçait maintenant.
Cela commença par l’inévitable question : « Qu’est-ce que j’ai fait pour que tu deviennes ainsi ? Ou qu’est-ce que je n’ai pas fait ? » La culpabilité avant tout, parce qu’une mère se veut comptable de tout ce qui advient à sa progéniture, en mal comme en bien. Il ne fallait pas répondre à cette question, sous peine d’agraver son incompréhension. Ne pas lui dire : « Je ne suis rien devenu que je n’étais déjà », même si, du plus loin qu’il s’en souvînt, il avait toujours ressenti un élan vers les garçons et une grande indifférence à l’égard des filles. Dire qu’il était né ainsi, c’était accréditer l’idée que sa mère était la grande coupable. Coupable parce qu’il y avait crime. Un crime majeur que dénoncent le Lévitique et saint Paul. Le premier dit clairement : « Quand un homme couche avec un homme comme on couche avec une femme, ils ont commis tous deux une abomination. Ils seront punis de mort. Leur sang retombe sur eux. » (Lv 20:13) tandis que le second enfonce le clou : « Leurs femmes ont échangé des rapports naturels pour des rapports contre nature ; pareillement les hommes, délaissant l’usage naturel de la femme, ont brûlé de désir les uns pour les autres, perpétrant l’infamie d’homme à homme et recevant en leurs personnes l’inévitable salaire de leur égarement. » (Rm 1:26 et 27)
L’adolescent sait tout cela. Il l’a maintes fois ressassé, sans trouver la force d’en parler autour de lui. Instinctivement, il ne s’est jamais confessé de ces pensées intimes. Il a eu tellement honte de parler de sa première masturbation – sans même révéler à qui il pensait en se touchant –, qu’il a vite pris le parti d’éluder cet aspect-là de ses péchés. Il ne voulait pas avoir à se justifier devant les hommes – fussent-ils
d’Église – d’un sentiment et d’une pratique dont Dieu était déjà témoin. Bien sûr, au tout début, ces choses le terrifiaient. Il se voyait damné pour l’éternité, brûlant dans les feux de l’Enfer, tout espoir de rédemption anéanti. Alors il avait pris Dieu à parti, le mettant au défi : « Si c’est mal, foudroie-moi sur place ! » Et il était encore là…
Christophe connaissait bien les Écritures, les passages terribles qui condamnent l’homosexualité. Il n’était pas persuadé que la destruction de Sodome et Gomorrhe ait un rapport direct avec la question. Il y voyait plutôt une colère divine déclenchée contre un grave manquement à l’hospitalité. En revanche, il ne cherchait pas à s’accrocher à l’histoire de David et Jonathan comme certains qui voulaient y voir une histoire gay. Les paroles de David à l’annonce de la mort de Jonathan rapportées dans le second livre de Samuel : « Que de peine j’ai pour toi, Jonathan, mon frère ! Je t’aimais tant ! Ton amitié était pour moi une merveille plus belle que l’amour des femmes. » (2 S 1,26) pouvaient aussi bien être la marque d’un pur amour sans dimension charnelle, une relation comme celle liant Montaigne et La Boétie sur laquelle on pourrait gloser jusqu’au jugement dernier sans jamais connaître le fin mot de l’histoire. De même, ne voulait-il pas jouer sur les mots s’agissant de la préférence marquée de Jésus pour Jean afin de lui donner une connotation homosexuelle. À quoi bon ? La seule chose qu’il y avait à retenir de Jésus, fils de l’Homme et donc seul porte-parole autorisé, c’est qu’il n’a jamais prononcé une parole contre les relations sexuelles entre personnes de même sexe. Ce qu’il n’a pas condamné en son nom ou au nom du Père, qui peut prétendre le faire après lui ?
— Comment est-ce arrivé ? Est-ce qu’un adulte a eu avec toi des gestes… demandait Marie, sans toutefois vouloir aller au bout de sa pensée.
Un adulte ? Quel adulte ? Les seuls que le garçon avait fréquentés étaient les prêtres et le personnel encadrant les activités paroissiales auxquelles il avait assidûment participé. Or, non ! Jamais, malgré toutes les histoires abominables de prêtres pédophiles que l’on pouvait entendre, il n’avait été confronté à cela. Cependant, il lui était impossible d’avouer à sa mère qu’il lui était arrivé plus d’une fois de le regretter. Comment aurait-elle pu comprendre que si l’un de ces adultes l’avait accompagné sur cette pente, il lui semblait qu’il aurait pu s’en faire un allié, parler avec lui, lui confier ses doutes afin de se faire rassurer ? Au lieu de quoi il avait dû se débrouiller seul. De telles pensées lui donnaient le vertige et le meurtrissaient, parce que c’était oublier un peu vite la souffrance des enfants à qui cela arrivait sans qu’ils ne demandent rien et ne puissent s’y soustraire. Ces pensées-là, il le savait, étaient bien davantage impures que ses rêves érotiques les plus débridés ; elles avaient un relent de négation de la douleur d’autrui qui le mortifiaient et le faisaient se sentir monstrueux.

Cette conversation fut longue et pénible, tant pour elle qui n’y était pas préparée que pour lui qui s’y était trop préparé. Elle les laissa épuisés et hagards, deux heures plus tard. L’un comme l’autre avait l’impression d’être passé à côté de ce qu’il aurait dû ou voulu dire.
Il y avait eu des mots blessants. À la fois ceux qui avaient été prononcés et ceux qui avaient été retenus. Les premiers pour celui qui les recevait, les seconds pour celui qui les retenait. C’était la marque des efforts que chacun savait devoir faire sur lui pour ne pas envenimer une situation explosive, pour tâcher de limiter les dégâts.
Marie n’avait qu’un fils, Christophe n’avait qu’une mère. C’était la première fois qu’ils se dressaient l’un contre l’autre, impuissants tous deux à rendre les armes même de façon fictive. Pour elle comme pour lui, c’était le but même de leur vie qui était en cause, ce qu’ils croyaient juste, le bonheur auquel ils aspiraient et pour lequel ils étaient prêts à se battre au quotidien. Mais force était de constater que, pour la première fois, ces valeurs fondamentales ils ne les partageaient plus totalement.
Ils se retirèrent dans leur chambre sans manger. Christophe entendit les sanglots de sa mère une partie de la nuit, conscient de son impuissance à les tarir. De son côté, Marie revoyait les moments heureux qu’ils avaient partagés, au temps de l’insouciance. Parfois, une image arrivait à sécher ses larmes, comme lorsqu’elle revoyait le petit garçon qui la suivait au marché pour être certain qu’elle n’oublierait pas de lui prendre une “taupinière” et l’extase qui était la sienne au retour, lorsqu’il rompait le pain et tartinait la pâte molle du fromage de chèvre. Ses désirs, alors, étaient simples. Elle pouvait les comprendre et les satisfaire…

lundi 19 novembre 2012

Féminin intempestif 2/4

II

Le second incident survint trois ans plus tard ; il avait alors dix-sept ans.
C’était devenu un beau jeune homme, grand et athlétique. Ses muscles avaient été sculptés par une pratique intensive de la natation, sport qui était venu se substituer aux heures de chant qu’il ne pratiquait plus depuis que sa voix lui avait joué des tours. Si son corps avait poursuivi son évolution, ses cordes vocales, elle, s’étaient obstinées à rester coincées sur un registre fluet qui cadrait mal avec sa stature.
Rien n’avait vraiment changé dans leur vie. Marie poursuivait ses ménages à l’école, Christophe était passé au collège, puis maintenant au lycée, avec le même sérieux dans le travail, pareillement récompensé sur chaque bulletin trimestriel. Ils fréquentaient toujours assidûment l’église. Au moins jusqu’à l’été précédent, où l’adolescent avait soudain décidé de s’en détourner, refusant d’accompagner sa mère à la messe du 15 août.
Ni la négociation pacifique, ni les cris n’étaient parvenus à le faire revenir sur une décision qui sonnait comme un affront personnel pour sa mère : tourner le dos à l’Église le jour de l’Assomption, fête de Marie !
Le garçon avait refusé de donner la moindre explication, se contentant de dire que sa place n’était plus là-bas désormais et qu’il ne voulait plus jamais en entendre parler.
Joseph, bien sûr, était absent comme il l’avait toujours été aux moments important de la vie de son fils. C’était peut-être mieux ainsi, sans doute cela avait-il évité des drames à n’en plus finir.
Dorénavant, Marie allait seule à Notre-Dame où elle redoublait de prières pour l’adolescent, pour que son attitude lui soit pardonnée, pour qu’il retrouve le bon chemin, pour le salut de son âme quelle que soit la raison qui le tenait éloigné de cette maison qui avait toujours été la sienne, dans laquelle il avait reçu le baptême et fait sa communion. Dans laquelle il avait servi la messe et mêlé sa voix d’ange à la chorale.
Christophe n’avait pourtant rien d’un rebelle et Marie persistait à le voir comme l’enfant sage et raisonnable qu’il avait toujours été, soigneux de ses affaires comme de sa personne, toujours “tiré à quatre épingles”. Le seul détail qui avait changé, la seule concession faite – pensait-elle – à une mode extérieure, résidait dans les longs cheveux bruns qui lui tombaient désormais sur les épaules, contrastant avec l’éternelle coupe en brosse qui avait été la sienne toutes ces années. Cette tignasse qu’il attachait parfois en catogan ou bien ramassait en un petit chignon serré comme une balle de tennis qu’il pouvait glisser plus facilement sous son bonnet de bain lorsqu’il était à la piscine.

C’était à la fin de la première semaine des vacances de la Toussaint. Le temps était exceptionnellement clément et avait des airs de fin d’été, ensoleillé quoique frisquet. Un froid sec plutôt agréable après la pluie des semaines précédentes.
Marie avait eu envie de sortir de l’appartement, d’aller flâner sur le port jusqu’à l’embarcadère des bacs, au-delà de la Criée. Ceci lui arrivait parfois, mais assez rarement à vrai dire car elle était bien plus une femme de terre que de mer.
Au retour, elle s’était arrêtée dans un bar et avait commandé un thé. Assise sur la terrasse fermée, elle profitait de ce soleil inespéré, pensant à la chance qui était la sienne au regard des inondations qui venaient de se produire dans le Var ou des fortes chutes de neige sur le Vercors, sans parler de l’ouragan qui avait frappé New York il y avait quelques heures à peine. Heureuse d’échapper aux catastrophes, Marie n’en était pas moins pleine de compassion pour ces milliers d’inconnus qui souffraient et étaient en proie à l’adversité.
Bien que rêvassant, elle ne pouvait s’empêcher d’entendre la conversation d’un couple d’adolescents qui était assis un peu plus loin. Le garçon qui parlait avait une voix haut perchée et ne cherchait nullement à être discret. Il y avait une vulgarité choquante dans ses propos. Quelque chose d’inimaginable !
— Mais, ma fille, lance-toi ! Je suis sûr qu’il n’attend que ça, ton beau nageur, disait-il. Et puis tu es la meilleure suceuse de bites que je connaisse, quand tu te seras occupée de lui, il appellera sa mère… Ce qui vaudra bien mieux que s’il appelait la tienne ! Ajouta-t-il en éclatant d’un rire gras.
Et le monologue se poursuivait sur le même ton. La jeune fille à laquelle il s’adressait – et que Marie ne voyait que de dos – ne répondait pas. Écoutant malgré elle, horrifiée par ce qu’elle entendait, les détails se succédant, Marie finit par se convaincre que le jeune nageur dont il était question n’était nul autre que son propre fils, ce qui ne faisait qu’ajouter à son malaise.
— Je ne vois pas de quoi tu as peur, ma chérie, je suis certaine qu’il en crève d’envie ce petit vicelard, toujours à se toucher le paquet pour vérifier qu’il ne s’est pas dissous dans l’eau…
Marie tiqua sur la tournure féminine de la phrase. C’était bien un garçon qui parlait pourtant, d’où elle se tenait il ne pouvait y avoir de doute. Et il reprenait, probablement excité par l’absence de réaction de sa compagne.
— En tout cas, si tu ne t’en occupes pas très vite, c’est moi qui lui saute dessus !
Alors se produisit quelque chose d’inouï. La jeune fille leva les mains pour soulever sa chevelure brune et la dégager du keffieh noir et blanc qu’elle portait autour du cou, en même temps qu’elle lançait d’une voix flûtée, particulièrement maniérée :
— Tu n’es qu’une cochonne, Carlotta ! Si tu t’approches du morceau avant moi, je te coupe la tienne d’un coup de dents…
Marie se sentit défaillir. Bien que le foulard palestinien n’appartînt pas à sa garde-robe, elle avait parfaitement reconnu la chevelure, la silhouette et surtout la voix de Christophe. Mais elle ne comprenait pas ce numéro de cirque, cette conversation choquante, outrancière – humiliante pour elle –, dans laquelle les deux adolescents parlaient d’eux-mêmes au féminin.
Comme trois ans plus tôt, elle ne put lâcher qu’un “Oh !” offusqué, à peine sonore mais qui n’échappa nullement à son fils qui reconnut immédiatement la personne qui avait ainsi crié dans le bar. Il tourna la tête, croisa le regard de sa mère qui n’arrivait pas à se détacher de lui.
— Alors là, on est mal ! lâcha son compagnon.
Marie avait la bouche ouverte, pourtant elle ne trouvait rien à dire. Elle ramassa fébrilement son sac et son manteau, jeta un billet de cinq euros sur la table et gagna précipitamment la sortie.
— T’inquiètes pas, ma fille, c’est au contraire ce qui pouvait m’arriver de mieux, lâcha Christophe ; mi-convaincu, mi-crâneur.

Lorsque Marie fut partie, les deux garçons se séparèrent rapidement. Le cœur n’y était plus.
Ils aimaient discuter ainsi, un peu fort, dans les lieux publics pour offusquer le bourgeois. Ils appelaient cela entre eux “faire les pétasses”. C’était dans ces occasions qu’ils parlaient au féminin, chacun ayant conscience par ailleurs que préférer les garçons ne faisait pas d’eux des filles pour autant.
Christophe avait commencé le jeu deux ans auparavant. Cela avait été un moyen pour lui de supporter les quolibets de ses condisciples qui se moquaient de sa voix de fille. Il en avait alors surajouté pour mettre les rieurs de son côté, et ces imbéciles n’avaient pas vu le jeu de miroirs derrière lequel il cachait une vérité trop affichée.
Seul Charles était au courant, les deux garçons ayant exploré ensemble leur sexualité naissante à leur entrée au collège. Cela s’était produit à la piscine, dans les douches. Ils n’étaient que tous les deux, Charles bandait et Christophe avait approché sa main. Comme on ne le repoussait pas, il s’était enhardi, à moitié terrorisé à l’idée de se faire surprendre mais par ailleurs tellement excité. Il s’était laissé tomber à genoux devant son camarade, avait touché son sexe de la pointe de sa langue puis l’avait soudainement happé tout entier dans sa bouche. Charles lui avait alors agrippé les cheveux à deux mains afin de lui maintenir la tête d’une prise ferme et, très vite, avait joui à longs traits. Christophe avait été surpris par ce liquide tiède auquel il trouva un goût d’ammoniaque, sans bien démêler si cela ne tenait pas plutôt à l’odeur de détergeant qui régnait dans le vestiaire.
Il n’y eut pas de réciprocité, Charles se défilant, horrifié par sa propre jouissance qui était incomparable à ce que ses pratiques onanistes lui avaient fait connaître jusqu’alors. Christophe n’en avait ressenti aucune frustration tant ce qu’il venait d’accomplir instinctivement était une révélation qui le transportait d’un bonheur étrange que lui non plus n’avait encore jamais connu. Ils avaient ainsi eu commerce ensemble durant deux mois, puis cela avait cessé et ils étaient restés amis et complices, confidents de leurs bonnes fortunes.
Charles était un provocateur-né. L’aisance avec laquelle il tournait tout en dérision amusait beaucoup Christophe et cela l’aida à faire face au questionnement intérieur qui fut le sien dès lors qu’il osa mettre un nom sur ses désirs naissants. Par exemple, son camarade affirmait d’un ton docte : « Je m’appelle Charles, c’est pour cela qu’il me faut deux gaules : une devant et une derrière ! »
Toutefois, avec la meilleure volonté du monde, Christophe ne serait jamais comme son camarade, se moquant de tout, ne prenant rien au sérieux. Lui, avait un côté “fleur bleue”. Derrière une sexualité débordante, il cherchait l’amour, la rencontre d’un garçon avec lequel tout partager et construire une vie. De son côté, Charles, il n’en doutait pas, jetait sa gourme avant de rentrer dans le rang. Il serait notaire comme papa, épouserait un bon parti, ferait des enfants et peut-être s’offrirait des récréations masculines de temps à autre, en toute discrétion. Sa manière juvénile de pérorer compensait par avance toute la retenue dont sa vie future serait corsetée. C’était là un choix auquel Christophe se refusait. Lui n’avait pas de position sociale à défendre, il ne visait que le bonheur, ce qui était sans doute bien plus compliqué !
— Tu crois que ça va aller ? demanda Charles, au moment de se séparer.
— Si elle me met à la porte, je viendrai lancer des petits cailloux contre la fenêtre de ta chambre à la nuit tombée.
— Ça serait très romantique, je n’en doute pas. Mais j’espère que ça n’en arrivera pas là !

dimanche 18 novembre 2012

Féminin intempestif 1/4

I

Le premier incident survint lorsqu’il avait quatorze ans.
Ce jour-là, sa mère avait passé l’après-midi plongée dans “une montagne de repassage”, si absorbée par sa tâche qu’elle ne l’avait pas entendu revenir du collège. Aussi était-elle entrée dans sa chambre d’un pas ferme et décidé afin de ranger dans l’armoire le linge dont elle venait de s’occuper.
Habituellement, quand elle le savait à la maison, elle ne franchissait pas sa porte sans frapper et attendre d’être invitée à entrer.
Ce fut un instant terrible. D’abord pour elle, puis pour lui à quelques secondes d’intervalle.
Elle le découvrit, allongé entièrement nu sur son lit, occupé à se masturber avec une certaine frénésie. Elle en fut tellement saisie qu’elle resta quelques secondes interdite, sans réaction.
Christophe ne l’avait pas entendu entrer. Les yeux clos, tout son être était tendu, seulement attentif au plaisir qui montait en lui et ne tarderait pas à l’inonder.
— Oh ! finit-elle par s’exclamer avant de faire demi-tour, les bras toujours chargés de linge.
Le garçon fut coupé dans son élan, sauta du lit et se précipita pour fermer la porte laissée ouverte par sa mère dans sa fuite.
Des sentiments contradictoires l’assaillirent soudain, dans lesquels se mêlaient la honte et la révolte d’avoir été surpris dans cette posture et bien sûr la crainte de la réaction de sa mère.
Marie fut littéralement traumatisée par cet épisode et mit longtemps à s’en remettre. Elle fut souvent en proie à la vision de cette chose monstrueuse dressée entre les doigts de son fils. “Monstrueuse” non pas par la taille, ni dans un sens ni dans l’autre, mais parce que ce à quoi elle avait assisté était pour elle une abomination, un péché mortel. Et avant que qui que ce soit en meure, ce fut elle qui se retrouva mortifiée…
Il ne fut pas question de l’incident ce soir-là, non plus que les jours suivants. C’était une question dont il ne fallait pas parler. Chacun d’eux savait que l’autre l’avait vu, c’était suffisamment embarrassant comme cela.
Dans les semaines et les mois qui suivirent, Marie se surprit plus d’une fois à fouiller la chambre de son fils en y faisant le ménage, soulevant le matelas, ouvrant les tiroirs, regardant entre les piles de draps et de vêtements de l’armoire, à la recherche de magazines pornographiques ou de pages qui y auraient été découpées. Elle ne trouva rien de tel. Tout au plus nota-t-elle que les catalogues des 3 Suisses et de La Redoute traînaient souvent dans la chambre de Christophe sans bien comprendre pourquoi.
C’était une femme au cœur simple et droit, qui ne voyait le mal nulle part, à moins qu’on lui mette le nez dessus comme cela s’était produit cet après-midi-là.
Elle imagina donc que son garçon se plongeait dans ses catalogues de vente par correspondance à la recherche de nouveaux jeux vidéos pour compléter ceux qu’il possédait déjà pour sa console. Il ne lui vint pas à l’esprit que ce put être pour tout autre chose qu’il les feuilletait et n’eut pas l’occasion de s’apercevoir que certaines pages, consacrées à la lingerie de corps, étaient plus froissées que d’autres. Cette absence d’imagination lui permit de gagner quelques années de tranquillité. Heureux les cœurs purs…

Pour ce qui était de la pureté du cœur de Marie, il n’y avait pas le moindre doute à avoir. C’était à la fois un cœur pur et simple.
Elle était née à Saintes, dans une famille pieuse et pratiquante. Ses parents étaient de petites gens honnêtes et laborieux, soucieux de vivre dignement et de faire le bien autour d’eux autant qu’il leur était possible.
Sa sœur aînée et elle avaient eu une éducation stricte, basée sur les principes de la religion catholique. Toutes deux s’étaient toujours senties protégées et guidées par une présence immatérielle à leurs côtés. Elles puisaient dans la prière et l’encens la force d’affronter un monde qui se dérobait à elles, chargé de violences de toutes sortes.
Madeleine avait fini par prendre le voile, prononcer des vœux définitifs, et se cloîtrer à La Rochelle. Ce fut un drame familial. Ses parents, d’abord fiers de la piété de leurs enfants, prirent cette décision comme une épreuve, une punition que leur envoyait le Seigneur. Quelques semaines plus tôt, ils auraient volontiers glosé interminablement sur la perte des vocations, mais que leur fille aînée réponde à un tel appel ne pouvait être qu’un crève-cœur.
Lorsqu’ils comprirent que Marie s’engageait dans la même voie, ils firent tout ce qui était possible pour l’en détourner avec la complicité de son confesseur qui comprit que ce serait une épreuve insurmontable pour eux.
Le père Gabriel eut donc de longues conversations avec Marie. Il lui expliqua que sa place à elle était dans le siècle, qu’elle rencontrerait un homme avec qui elle se marierait et fonderait une famille, que ce serait sa façon de servir Dieu.
Lorsqu’elle fut plus ou moins convaincue, il lui présenta Joseph. Certes, il était plus âgé qu’elle, mais jouissait d’une bonne situation. Charpentier de formation, il était spécialisé dans les structures métalliques et sa bonne renommée lui faisait participer à des chantiers d’envergure un peu partout dans le monde.
Ils se marièrent et partirent pour Royan où Christophe vit le jour l’année suivante. Joseph était un homme attentionné pour autant qu’il était présent, ce qui était relativement rare. L’argent rentrait grâce à son travail. Ils n’étaient pas riches à proprement parler, mais n’avaient pas non plus le souci de la crainte du lendemain.
Lorsque Christophe entra à l’école, Marie prit un travail afin de fuir l’oisiveté. Elle se fit embaucher comme agent d’entretien dans l’école privée catholique à laquelle était inscrit l’enfant. C’était un moyen de n’en être pas complètement séparée.
La vie de la famille fut calquée sur le modèle de celle qu’elle avait connue avec ses propres parents. La religion y tenait une place prépondérante, les différents offices la rythmaient. Son fils et elle participaient activement aux activités paroissiales.

L’enfant avait grandi dans une sorte de cocon. Les longues absences répétées de son père avaient créé une grande complicité entre sa mère et lui.
Sérieux et travailleur, ses résultats scolaires faisaient de lui depuis toujours l’un des meilleurs élèves de sa classe. Situation dont ses parents étaient fiers mais à laquelle il ne prêtait pas d’attention particulière tant la vanité était un sentiment qui lui était totalement étranger. Il considérait de son devoir de bien travailler et accomplissait ce devoir en conséquence, cela n’allait pas plus loin.
C’était un garçon sociable, qui se liait facilement bien qu’il y eut constamment en lui une certaine réserve, l’instinct de préserver une part sinon secrète en tout cas intime, pudique.
Depuis quelques mois, un an environ, le jeune garçon avait fait une poussée de croissance vertigineuse. En même temps que ses membres s’allongeaient, il avait considérablement minci, perdant totalement un début d’embonpoint qui l’inquiétait beaucoup jusque-là.
Sa voix avait mué, mais de manière hésitante, restant bloquée entre deux registres. Cela donnait parfois des couacs ridicules qui le tétanisaient. Il avait dû, pour cette raison, renoncer à sa participation à la chorale de la paroisse dans laquelle il chantait avec bonheur depuis de longues années.
Son corps aussi avait changé, au-delà de l’allongement des bras et des jambes. Son sexe s’était transformé, paraissant à certains moments vouloir vivre une vie autonome. Des poils toujours plus denses avaient envahi certaines zones de ce corps, tout en épargnant le visage, comme si l’acné leur avait grillé la politesse. Ces maudits boutons purulents lui avaient posé d’énormes soucis pendant un temps ; lui causant un véritable malaise lorsqu’il croisait son image dans le miroir de la salle-de-bain, le matin en se débarbouillant. Mais ces temps derniers, l’éruption semblait perdre du terrain…