vendredi 30 août 2019

Désespoir du peintre 4/5

IV

Pierrick avait poussé la porte du laboratoire en toute insouciance. Ce test, il n’avait eu l’idée de le faire que par souci de réciprocité vis-à-vis de son compagnon. Il n’y avait aucun motif de s’inquiéter particulièrement. Tous deux en possession de leurs résultats négatifs pourraient avoir l’esprit libre dans leurs ébats et se passer de cette affreuse seconde peau de latex dont le contact lui était particulièrement désagréable. Chaque fois qu’il avait pu s’en passer, il n’avait pas hésité à le faire, mais il avait bien senti que Jérôme se montrait réticent à se laisser aller de ce côté-là.
Dans le hall d’attente, quelques sièges étaient occupés. Il se dirigea vers le comptoir et tendit la carte de visite sur laquelle était noté un numéro de dossier. 
La laborantine fouilla dans un casier devant elle, sortit une enveloppe non cachetée et jeta un coup d’œil sur son contenu avant de la lui tendre avec une moue passablement dégoûtée.
— Quelque chose ne va pas ? demanda le jeune homme.
— Évidemment ! Ne dites pas que ça vous étonne ! répliqua-t-elle sèchement et suffisamment fort pour que tout le monde l’entende.
Abasourdi par cette réaction, Pierrick ne comprit pas tout de suite de quoi il retournait. Il prit la feuille de résultat et dut la relire deux fois pour se convaincre de ce qu’il y lisait. 
« Anticorps anti HIV1/HIV2 Recherche positive ». C’était écrit en toutes lettres, deux fois de suite, comme pour bien insister sur la chose.
Il eut la force de replier la feuille, de la remettre dans l’enveloppe. Ses pas le portèrent vers la sortie mais c’était un reflex mécanique, il n’était mu par aucune volonté particulière. 
Une fois sur le trottoir, il se mit à pleurer. D’abord silencieusement, les larmes se succédant à un rythme régulier, coulant le long de son nez, glissant sur la lèvre supérieure pour arriver au coin de la bouche où elles laissaient un goût de sel ; puis vinrent les sanglots et ce cri de désespoir qui restait bloqué dans sa gorge. 
Voilà ! Il était mort et cette salope venait de l’exécuter de la plus odieuse manière, en public, sans aucune retenue. Pourquoi ? Il ne la connaissait pas, ne lui avait jamais rien fait ou dit qui pu mériter de telles représailles. S’était-elle montrée aussi brusque simplement par incompétence, parce qu’elle s’était sentie démunie devant la tâche d’annoncer l’irréparable ? Ces questions-là, il se les poserait plus tard, une fois la haine retombée. Pour l’heure, son esprit était accaparé par cette phrase lancinante qui lui vrillait le cerveau : « J’ai le sida ! »
Imaginer la suite était au-dessus de ses forces. Le monde venait de s’effondrer autour de lui. Plus rien ne tenait debout. Il était planté là, dans la rue, incapable de mettre un pied devant l’autre. Pour aller où ? Va-t-on encore quelque part lorsqu’on sait que c’est inéluctablement vers la mort ? Combien de temps cela prendrait-il avant que la maladie se développe et vienne à bout de ce corps qui ne l’avait jamais autant préoccupé qu’à cet instant où il le sentait voué à une destruction lente et probablement douloureuse ?
Il aurait dû appeler Jérôme. C’était ce qui était prévu au départ, lorsqu’il sortirait du laboratoire. Cela devenait impossible. Appeler son amant pour lui annoncer une telle nouvelle, c’était le perdre inévitablement. Qui voudrait encore de lui maintenant ? Fallait-il lui cacher cela et continuer en dissimulant la terrible vérité jusqu’au moment où les choses deviendraient trop visibles ? Pierrick ne se voyait pas dans la peau d’un tel personnage, mais toutes ses pensées étaient contradictoires. Il voulait préserver Jérôme et le garder auprès de lui, en même temps il avait la certitude que sa sérologie s’opposait à la poursuite de leur histoire et cela l’effrayait plus encore que la maladie elle-même. Dans le même temps, il lui semblait qu’il devait prendre sur lui et rompre afin de protéger l’autre.
Il prit son téléphone portable et composa le numéro d’Hervé, à la préfecture. Hoquetant, il lui annonça la catastrophe et l’appela à l’aide comme un enfant blessé réclame la protection de sa mère.


Jérôme ne parvenait pas à se concentrer. Il lui semblait que chaque manœuvre exécutée, chaque retouche apportée atteignait le but opposé à celui qu’il recherchait. 
Devant lui, sur l’écran de l’ordinateur, la photographie s’assombrissait cruellement, les détails qui l’avaient intéressé au moment de la prise de vue s’estompaient au lieu de ressortir. Tout cela n’était qu’un effroyable gâchis, une matinée de boulot perdue.
Il était en colère. Le silence de Pierrick l’exaspérait car il ne le comprenait pas. Il avait essayé de l’appeler sur son téléphone portable mais n’avait pu obtenir que sa boîte vocale sur laquelle il avait laissé un message où transparaissait son impatience mêlée d’inquiétude. Cela n’avait visiblement servi à rien et était sans effet jusqu’à présent.
Il se sentait inutile. Incapable d’avancer dans son travail, jugé inapte à apporter le moindre réconfort à l’homme qu’il aimait si le silence de celui-ci était bien annonciateur de la mauvaise nouvelle qu’il pressentait et faisait tant d’efforts pour rejeter en même temps. Il aurait voulu quitter cet appartement, marcher dans les rues à la recherche de Pierrick dont Miroslav lui avait dit qu’il n’était pas rentré depuis le matin, mais c’était courir le risque de le manquer s’il venait sonner à sa porte.
Une angoisse sourde l’étreignait.
Et puis le téléphone se mit à sonner. Il se jeta littéralement sur l’appareil, décrocha, porta le combiné à son oreille et ne dit rien, entièrement tendu vers les premiers mots de son interlocuteur. 
— C’est moi. Je n’ai pas eu ta chance, je suis séropositif. Il ne faut plus qu’on se voie…


Ils étaient attablés à la terrasse d’un restaurant végétarien, sur lequel ils étaient tombés par hasard, au grès de leur divagation.
Avec beaucoup de peine, Jérôme avait réussi à convaincre Pierrick de le laisser le rejoindre afin de parler calmement de ce qui leur arrivait. Car ce test les concernait tous les deux, il n’y avait aucun doute à avoir sur ce point.
Le jeune homme s’était un peu calmé. Après avoir beaucoup pleuré, il s’était précipité sur la documentation qu’il avait pu trouver chez lui, glanée au grès de ses pérégrinations dans les bars, saunas et autres lieux gays. Il avait dévoré pêle-mêle et sans ordre chronologique tout ce qui concernait l’évolution de la maladie, les traitements proposés, les recherches en cours sur un vaccin qui se faisait attendre depuis plus de vingt ans. 
Cette masse d’informations ne l’avait pas rassuré à proprement parlé, mais elle était tout de même parvenue à combler un vide générateur d’angoisses.
Il conservait en lui l’idée fixe qu’il fallait que Jérôme et lui se séparent. Les raisons de ce choix étaient pourtant confuses et contradictoires. À l’entendre, on ne savait plus très bien s’il s’agissait de protéger son partenaire d’une contamination éventuelle, de le rejeter avant que lui-même ne prenne la décision d’une rupture en raison de la séropositivité apparue. Était-ce, tout simplement, parce qu’il refusait de croire encore au bonheur au moment où il en avait le plus besoin ?
Jérôme était démuni devant ce désespoir sans fond. Il peinait à trouver les mots de réconforts suffisamment forts pour faire comprendre à Pierrick que sa séropositivité ne changeait rien à ses sentiments, qu’elle n’était pas davantage l’annonce d’une mort imminente, que l’on n’était plus au début de l’épidémie, que les traitements avaient évolué et permettaient de retarder le déclenchement de la maladie. Être séropositif, ce n’était pas être sidéen. Il pouvait très bien ne jamais développer la maladie, rester porteur sain. Le plus urgent était maintenant de faire une autre analyse pour savoir quelle était la souche de virus concernée et faire une numération afin de vérifier par la suite l’évolution. Il faudrait se montrer vigilant, éviter certains excès, avoir une autre hygiène de vie, mais tout cela n’était pas insurmontable puisqu’ils étaient ensemble pour affronter la situation.
Tout en parlant, et malgré la totale sincérité de ses propos, le photographe s’interrogeait sur sa propre capacité à faire face. La peur de la contamination restait en filigrane de son discours, c’était humain mais il se le reprochait malgré tout. En même temps, les risques n’étaient-ils pas plus faciles à gérer lorsque c’était en connaissance de cause ? Jusqu’à présent, il n’avait jamais vécu une telle situation. Non pas qu’il ait fui devant la séropositivité d’un partenaire, mais simplement parce qu’il n’avait jamais abordé la question de front, préférant le non-dit, la vague certitude que chacun allait bien et n’était pas concerné par le fléau. Il était parti du principe que si l’un des garçons avec lequel il avait eu des rapports sexuels était séropositif ou malade, il l’aurait nécessairement annoncé. Poser la question, c’était émettre un doute insultant, si l’autre était clean ! Lui-même faisait des tests réguliers, par principe, comme il faisait réviser sa voiture chaque année, pour n’avoir pas de problème.


Cette conversation fut longue et éprouvante. Elle se poursuivit tout l’après-midi, sur la pelouse de l’ancien cloître où ils étaient allés le premier jour après leur rencontre. 
Pierrick passait du rire aux larmes, de la confiance au désespoir, puis reprenait le dessus devant ce qui semblait être la certitude inébranlable de son compagnon que tout irait bien, qu’ils avaient ensemble un avenir radieux. 
Il se surprit lui-même à faire des projets. Puisque le temps pouvait lui être compté, il devait s’attacher à faire son œuvre, à laisser une trace de son passage. Parlant peinture, il recommença à s’animer avec fougue. Il voyait le sujet de la toile qui attendait depuis plusieurs semaines sur son chevalet. Cela parlerait de l’éphémère et du challenge pour l’artiste de le saisir sur le vif… Ce serait un tableau très coloré, optimiste malgré « l’impossibilité » qui y serait exprimée.
En début de soirée, Jérôme le raccompagna. Ils burent un ou deux verres avec Hervé et Miroslav, parlèrent encore de ce qui venait d’arriver, de la façon dont la nouvelle avait été assénée par la laborantine. Puis les deux amants s’éclipsèrent et firent l’amour longuement dans l’atelier. 
Au moment de sortir le préservatif de sa poche, Jérôme marqua un temps d’hésitation. Il avait fait ce geste des dizaines de fois auparavant, devant le même Pierrick excité et demandeur, mais pour la première fois cela prenait une autre dimension, avait une portée totalement différente. 
Le jeune homme lui su gré de cette seconde d’incertitude, il tendit lui-même la main vers le sachet, le déchira d’un coup de dent et, d’une main experte, fit glisser le latex sur la hampe dressée de son amant. Instinctivement il décida que ce passage obligé devait apparaître comme un jeu, un préliminaire supplémentaire destiné à les exciter tous les deux.

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