samedi 31 août 2019

Désespoir du peintre 5/5

V

Les semaines qui suivirent furent très difficiles pour Jérôme. Il emmena Pierrick de force chez son médecin afin que celui-ci le rassure sur son état, puis essaya de l’entraîner à l’hôpital afin de consulter le médecin référent qui devrait désormais le prendre en charge, mais ce fut en vain. Il se heurta à un refus systématique de toute nouvelle démarche destinée, notamment, à faire apparaître un état précis de la charge virale. 
Peu à peu, Pierrick s’enferma dans un déni. Il allait bien, il n’était pas malade, il douta d’être vraiment séropositif et ne se soucia pas de confirmer la chose.
Ce fut une bataille éprouvante, à fleurets mouchetés, sans véritables heurts car le photographe ne voulait pas que son insistance se retourne contre lui. Il finit par se laisser gagner par l’optimiste de l’artiste, dont la toile avançait à petites touches précises dans le plus grand secret.
Pierrick eut des réactions allergiques. On incrimina d’abord le lubrifiant utilisé. On fit l’essai de diverses marques sans constater d’améliorations notables et il fallut se rendre à l’évidence que c’était le latex des capotes qui n’était plus supporté.
Jérôme prit rendez-vous avec l’un de ses ex-amants, qui était généraliste, et eut avec lui une longue conversation sur les risques réels encourus. Il était prêt à abandonner toute protection, il souhaitait simplement le faire en conscience.
Cela n’avait rien d’une volonté suicidaire, mais expliquer les raisons qui le poussèrent sur cette voie lui aurait été impossible. Il se sentait bêtement responsable de l’état de son ami, parce qu’il l’avait indirectement poussé à pratiquer ce maudit test. C’était idiot, cependant l’intelligence a-t-elle jamais eu part dans une passion ?


Jérôme s’attacha à montrer autour de lui les nombreux clichés qu’il avait réalisés des œuvres de Pierrick. L’accueil était presque unanime, cela l’encouragea à proposer à un galeriste, pour lequel il lui était arrivé de travailler et avec qui il avait noué des relations de sympathie, de monter une exposition. 
La perspective d’un accrochage dans un espace prestigieux eut un effet dynamisant sur l’artiste, qui investit beaucoup d’énergie dans la préparation de cet événement. Il tria, sélectionna, douta, recommença et finit par abandonner le choix des toiles à celui qui les exposerait. Dès lors, il se consacra entièrement à l’achèvement de la petite toile à laquelle il travaillait sans relâche, et qu’il refusait de montrer à quiconque.
Lorsqu’elle fut datée et signée, il fit venir Jérôme avec son appareil. Il avait été convenu que c’était cette œuvre qui devrait figurer sur l’affiche de l’exposition.
Lorsque le photographe entra dans l’atelier, le chevalet était recouvert d’un long drap blanc immaculé. Devant, sur une sellette, était posé un vase rond dans lequel achevaient de mourir un bouquet de longues tiges aux petites fleurs racornies et fanées. L’artiste se tenait devant la toile dérobée aux regards et attendait son visiteur.
— Tu es prêt ? demanda-t-il, fébrile et exalté.
Jérôme montra l’appareil qu’il tenait à la main, le trépied, la règle colorimétrique qu’il avait posée près de la porte en pénétrant dans la pièce.
— Tout est là. Si tu veux, j’en shoote  quelques-unes sur le vif, en découvrant la toile et ensuite je prendrai l’œuvre seule, dans les conditions adéquates pour un meilleur tirage quadri.
— Alors, c’est parti…
Dans un geste emphatique, le jeune homme tira d’un coup sec sur le drap qui s’envola par-dessus son épaule, tandis que crépitaient les flashs à un rythme soutenu. 
Jérôme, cadrait d’instinct. Il voulait l’instant. Cette minute de toute beauté où Pierrick, heureux comme il ne l’avait plus vu depuis des mois, montrait son talent et sa foi dans l’avenir.
Puis il posa l’appareil sur une petite table, au milieu des tubes de peinture, et s’approcha du chevalet. Il se pencha sur la toile, qu’il détailla, millimètre par millimètre. Cela ne ressemblait à rien de ce que Pierrick avait peint jusqu’à présent. Ce n’était pas meilleur ou moins bon, c’était autre chose. Non pas une nouvelle manière, mais une œuvre unique. Un manifeste sur l’art, une vision de l’artiste devant le défi de la toile. C’était profond, tumultueux et ironique. C’était magnifique, il en était soufflé.
— Alors ? La question était pleine d’espoir, la voix cassée par une émotion trop forte. Le retour du doute dès que l’on montre un travail qui nous a accaparé pendant si longtemps qu’on ne sait plus si l’objectivité était encore présente dans notre jugement de créateur.
— C’est sublime, dit-il. Je la veux !
Pierrick éclata de rire, soulagé et à nouveau pleinement heureux. Toutes ces heures passées à retoucher sans cesse n’avaient pas été vaines.
— Elle n’est pas à vendre, dit-il.
— J’espère bien !


Jérôme fit ensuite sortir l’artiste et resta seul avec la toile et son matériel. Il s’affaira, régla les lumières, fit des essais qui ne le satisfaisaient pas complètement, recommença autant qu’il le fallut et prit enfin le cliché qu’il attendait. Plus que jamais, il fallait atteindre la perfection pour un rendu optimum.
Il sortit de l’atelier en abandonnant derrière lui la plus grande partie de son matériel. L’artiste attendait dans l’escalier, toujours souriant, deux verres de gin à la main.
— Ça s’arrose, non ?
— Pas le temps, mon amour. Je te laisse tout mon matos, au cas où il faudrait recommencer, et je file à la maison traiter tout cela. On boira plus tard. Ce soir ou demain…
— Je peux venir avec toi ?
— NON !!! Moi aussi je veux être seul pour accoucher. Chacun son tour… Tu me fais confiance ?
— Il faudra bien, répondit le jeune homme, espiègle.
Le photographe s’envola, pour ne reparaître que le lendemain.


Il portait sous le bras un grand carton à dessin dans lequel se trouvait la maquette de l’affiche, dont il venait de faire exécuter un tirage numérique aussi proche que possible de l’impression offset finale.
Depuis la veille, il s’était isolé pour traiter une à une les photographies qu’il avait prises. Il n’avait répondu à aucun des appels de Pierrick, insouciant de l’angoisse dans laquelle ce silence pouvait plonger son amant, entièrement tourné vers le but qu’il s’était fixé et porté par son enthousiasme. 
Les clichés de la toile posée à plat étaient parfaits, il avait beau chercher la petite bête, rien ne clochait techniquement ; or, ils ne le satisfaisaient pas. Prise ainsi, la toile était comme morte. Elle ne parvenait pas à exprimer tout ce qu’elle portait en elle et qui sautait aux yeux lorsqu’elle était devant vous. Il tourna le problème dans tous les sens, s’entêta avec raison car la solution lui apparut comme une évidence au milieu de la nuit. Il déchira tous ses rushs et revint aux premiers clichés de la soirée, ceux qu’il avait pris au moment où l’artiste dévoilait son travail. 
Cette toile parlait du peintre face à son œuvre, de la difficulté de la création et de l’exaltation à se jouer des pires difficultés. Sur l’affiche, elle n’en parlerait que mieux si l’artiste victorieux et comblé était là pour en faire la démonstration. Ce ne serait pas une affiche statique, comme chaque galerie en produisait, elle serait dans la dynamique de l’œuvre exposée.
Il se remit à la tâche, peaufina, calcula au millimètre la surface du visuel sur l’affiche. Pas de fond perdu, mais un fond blanc sur lequel péterait le motif et se détacherait une typographie claire et rigoureuse, élégante et discrète, ce qu’il fallait pour faire passer le message sans s’imposer plus que de raison.
En haut, le fac-similé de la signature de l’artiste, dessous le titre de la toile – qui devenait ainsi également celui de l’exposition –, la photographie du maître devant son œuvre, et au rez-de-chaussée le nom de la galerie et ses coordonnées ainsi que les dates de l’exposition.


Jérôme posa le carton à dessin sur le chevalet, à la place de la toile qu’il posa précieusement contre le dossier d’une chaise.
Pierrick attendait, anxieux et impatient. Il avait voulu voir le projet dès l’arrivée de son amant, mais celui-ci l’avait gentiment éconduit. Il fallait faire les choses dans les règles. C’était une présentation à un client…
Il fit un petit laïus afin d’expliquer ce qu’il avait cherché à obtenir, puis dévoila enfin le fruit de son travail.
La photographie retenue était l’une des dix premières qu’il avait prises. Au premier plan la sellette et le bouquet de fleurs fanées, juste à côté, Pierrick radieux et riant, et au second plan – parfaitement visible dans son ensemble – une toile rectangulaire de format moyen représentant en abyme la scène reproduite par le photographe : une sellette au premier plan, supportant un vase rond contenant un bouquet fané, aux petites fleurs cuites et rabougries, un artiste mettant la dernière touche à sa toile… La différence notable était que dans l’œuvre peinte, Pierrick apparaissant soucieux et concentré, le front plissé. Pourtant, dans le vase de la toile qu’il peignait, les petites fleurs étaient pimpantes. Elles avaient de minuscules pétales blancs finement mouchetés de rose, deux petits points jaunes pollinisaient chacun d’entre eux, les tiges semblaient être couvertes d’un léger duvet de poils… Le challenge était là, dans l’allégorie entre le bouquet fané posant pour le bouquet fleuri. Le peintre avait dépassé l’impossible, il avait saisi la vie qui s’en était allée.
Le tableau avait pour titre “Désespoir du peintre”. Ce désespoir-là ne vit pas davantage que la fleur, être artiste c’est savoir le sublimer pour le dépasser. 
Pierrick était désormais aussi vivant que le bouquet qu’il venait de réussir contre la dégradation du modèle.
Ils firent l’amour à même le plancher de l’atelier, se noyant dans les yeux l’un de l’autre, heureux et rêvant d’un avenir commun où leurs deux arts se compléteraient aussi bien que leurs deux corps, que leurs deux cœurs. L’exposition serait un succès, cela donnerait à Pierrick la force d’affronter un futur incertain.
Ils jouirent ensemble, à la même seconde, en de longs spasmes qui les laissèrent épuisés. Ils s’endormirent l’un contre l’autre et poursuivirent leur rêve.

24 décembre 2007 –  7 août 2009.

vendredi 30 août 2019

Désespoir du peintre 4/5

IV

Pierrick avait poussé la porte du laboratoire en toute insouciance. Ce test, il n’avait eu l’idée de le faire que par souci de réciprocité vis-à-vis de son compagnon. Il n’y avait aucun motif de s’inquiéter particulièrement. Tous deux en possession de leurs résultats négatifs pourraient avoir l’esprit libre dans leurs ébats et se passer de cette affreuse seconde peau de latex dont le contact lui était particulièrement désagréable. Chaque fois qu’il avait pu s’en passer, il n’avait pas hésité à le faire, mais il avait bien senti que Jérôme se montrait réticent à se laisser aller de ce côté-là.
Dans le hall d’attente, quelques sièges étaient occupés. Il se dirigea vers le comptoir et tendit la carte de visite sur laquelle était noté un numéro de dossier. 
La laborantine fouilla dans un casier devant elle, sortit une enveloppe non cachetée et jeta un coup d’œil sur son contenu avant de la lui tendre avec une moue passablement dégoûtée.
— Quelque chose ne va pas ? demanda le jeune homme.
— Évidemment ! Ne dites pas que ça vous étonne ! répliqua-t-elle sèchement et suffisamment fort pour que tout le monde l’entende.
Abasourdi par cette réaction, Pierrick ne comprit pas tout de suite de quoi il retournait. Il prit la feuille de résultat et dut la relire deux fois pour se convaincre de ce qu’il y lisait. 
« Anticorps anti HIV1/HIV2 Recherche positive ». C’était écrit en toutes lettres, deux fois de suite, comme pour bien insister sur la chose.
Il eut la force de replier la feuille, de la remettre dans l’enveloppe. Ses pas le portèrent vers la sortie mais c’était un reflex mécanique, il n’était mu par aucune volonté particulière. 
Une fois sur le trottoir, il se mit à pleurer. D’abord silencieusement, les larmes se succédant à un rythme régulier, coulant le long de son nez, glissant sur la lèvre supérieure pour arriver au coin de la bouche où elles laissaient un goût de sel ; puis vinrent les sanglots et ce cri de désespoir qui restait bloqué dans sa gorge. 
Voilà ! Il était mort et cette salope venait de l’exécuter de la plus odieuse manière, en public, sans aucune retenue. Pourquoi ? Il ne la connaissait pas, ne lui avait jamais rien fait ou dit qui pu mériter de telles représailles. S’était-elle montrée aussi brusque simplement par incompétence, parce qu’elle s’était sentie démunie devant la tâche d’annoncer l’irréparable ? Ces questions-là, il se les poserait plus tard, une fois la haine retombée. Pour l’heure, son esprit était accaparé par cette phrase lancinante qui lui vrillait le cerveau : « J’ai le sida ! »
Imaginer la suite était au-dessus de ses forces. Le monde venait de s’effondrer autour de lui. Plus rien ne tenait debout. Il était planté là, dans la rue, incapable de mettre un pied devant l’autre. Pour aller où ? Va-t-on encore quelque part lorsqu’on sait que c’est inéluctablement vers la mort ? Combien de temps cela prendrait-il avant que la maladie se développe et vienne à bout de ce corps qui ne l’avait jamais autant préoccupé qu’à cet instant où il le sentait voué à une destruction lente et probablement douloureuse ?
Il aurait dû appeler Jérôme. C’était ce qui était prévu au départ, lorsqu’il sortirait du laboratoire. Cela devenait impossible. Appeler son amant pour lui annoncer une telle nouvelle, c’était le perdre inévitablement. Qui voudrait encore de lui maintenant ? Fallait-il lui cacher cela et continuer en dissimulant la terrible vérité jusqu’au moment où les choses deviendraient trop visibles ? Pierrick ne se voyait pas dans la peau d’un tel personnage, mais toutes ses pensées étaient contradictoires. Il voulait préserver Jérôme et le garder auprès de lui, en même temps il avait la certitude que sa sérologie s’opposait à la poursuite de leur histoire et cela l’effrayait plus encore que la maladie elle-même. Dans le même temps, il lui semblait qu’il devait prendre sur lui et rompre afin de protéger l’autre.
Il prit son téléphone portable et composa le numéro d’Hervé, à la préfecture. Hoquetant, il lui annonça la catastrophe et l’appela à l’aide comme un enfant blessé réclame la protection de sa mère.


Jérôme ne parvenait pas à se concentrer. Il lui semblait que chaque manœuvre exécutée, chaque retouche apportée atteignait le but opposé à celui qu’il recherchait. 
Devant lui, sur l’écran de l’ordinateur, la photographie s’assombrissait cruellement, les détails qui l’avaient intéressé au moment de la prise de vue s’estompaient au lieu de ressortir. Tout cela n’était qu’un effroyable gâchis, une matinée de boulot perdue.
Il était en colère. Le silence de Pierrick l’exaspérait car il ne le comprenait pas. Il avait essayé de l’appeler sur son téléphone portable mais n’avait pu obtenir que sa boîte vocale sur laquelle il avait laissé un message où transparaissait son impatience mêlée d’inquiétude. Cela n’avait visiblement servi à rien et était sans effet jusqu’à présent.
Il se sentait inutile. Incapable d’avancer dans son travail, jugé inapte à apporter le moindre réconfort à l’homme qu’il aimait si le silence de celui-ci était bien annonciateur de la mauvaise nouvelle qu’il pressentait et faisait tant d’efforts pour rejeter en même temps. Il aurait voulu quitter cet appartement, marcher dans les rues à la recherche de Pierrick dont Miroslav lui avait dit qu’il n’était pas rentré depuis le matin, mais c’était courir le risque de le manquer s’il venait sonner à sa porte.
Une angoisse sourde l’étreignait.
Et puis le téléphone se mit à sonner. Il se jeta littéralement sur l’appareil, décrocha, porta le combiné à son oreille et ne dit rien, entièrement tendu vers les premiers mots de son interlocuteur. 
— C’est moi. Je n’ai pas eu ta chance, je suis séropositif. Il ne faut plus qu’on se voie…


Ils étaient attablés à la terrasse d’un restaurant végétarien, sur lequel ils étaient tombés par hasard, au grès de leur divagation.
Avec beaucoup de peine, Jérôme avait réussi à convaincre Pierrick de le laisser le rejoindre afin de parler calmement de ce qui leur arrivait. Car ce test les concernait tous les deux, il n’y avait aucun doute à avoir sur ce point.
Le jeune homme s’était un peu calmé. Après avoir beaucoup pleuré, il s’était précipité sur la documentation qu’il avait pu trouver chez lui, glanée au grès de ses pérégrinations dans les bars, saunas et autres lieux gays. Il avait dévoré pêle-mêle et sans ordre chronologique tout ce qui concernait l’évolution de la maladie, les traitements proposés, les recherches en cours sur un vaccin qui se faisait attendre depuis plus de vingt ans. 
Cette masse d’informations ne l’avait pas rassuré à proprement parlé, mais elle était tout de même parvenue à combler un vide générateur d’angoisses.
Il conservait en lui l’idée fixe qu’il fallait que Jérôme et lui se séparent. Les raisons de ce choix étaient pourtant confuses et contradictoires. À l’entendre, on ne savait plus très bien s’il s’agissait de protéger son partenaire d’une contamination éventuelle, de le rejeter avant que lui-même ne prenne la décision d’une rupture en raison de la séropositivité apparue. Était-ce, tout simplement, parce qu’il refusait de croire encore au bonheur au moment où il en avait le plus besoin ?
Jérôme était démuni devant ce désespoir sans fond. Il peinait à trouver les mots de réconforts suffisamment forts pour faire comprendre à Pierrick que sa séropositivité ne changeait rien à ses sentiments, qu’elle n’était pas davantage l’annonce d’une mort imminente, que l’on n’était plus au début de l’épidémie, que les traitements avaient évolué et permettaient de retarder le déclenchement de la maladie. Être séropositif, ce n’était pas être sidéen. Il pouvait très bien ne jamais développer la maladie, rester porteur sain. Le plus urgent était maintenant de faire une autre analyse pour savoir quelle était la souche de virus concernée et faire une numération afin de vérifier par la suite l’évolution. Il faudrait se montrer vigilant, éviter certains excès, avoir une autre hygiène de vie, mais tout cela n’était pas insurmontable puisqu’ils étaient ensemble pour affronter la situation.
Tout en parlant, et malgré la totale sincérité de ses propos, le photographe s’interrogeait sur sa propre capacité à faire face. La peur de la contamination restait en filigrane de son discours, c’était humain mais il se le reprochait malgré tout. En même temps, les risques n’étaient-ils pas plus faciles à gérer lorsque c’était en connaissance de cause ? Jusqu’à présent, il n’avait jamais vécu une telle situation. Non pas qu’il ait fui devant la séropositivité d’un partenaire, mais simplement parce qu’il n’avait jamais abordé la question de front, préférant le non-dit, la vague certitude que chacun allait bien et n’était pas concerné par le fléau. Il était parti du principe que si l’un des garçons avec lequel il avait eu des rapports sexuels était séropositif ou malade, il l’aurait nécessairement annoncé. Poser la question, c’était émettre un doute insultant, si l’autre était clean ! Lui-même faisait des tests réguliers, par principe, comme il faisait réviser sa voiture chaque année, pour n’avoir pas de problème.


Cette conversation fut longue et éprouvante. Elle se poursuivit tout l’après-midi, sur la pelouse de l’ancien cloître où ils étaient allés le premier jour après leur rencontre. 
Pierrick passait du rire aux larmes, de la confiance au désespoir, puis reprenait le dessus devant ce qui semblait être la certitude inébranlable de son compagnon que tout irait bien, qu’ils avaient ensemble un avenir radieux. 
Il se surprit lui-même à faire des projets. Puisque le temps pouvait lui être compté, il devait s’attacher à faire son œuvre, à laisser une trace de son passage. Parlant peinture, il recommença à s’animer avec fougue. Il voyait le sujet de la toile qui attendait depuis plusieurs semaines sur son chevalet. Cela parlerait de l’éphémère et du challenge pour l’artiste de le saisir sur le vif… Ce serait un tableau très coloré, optimiste malgré « l’impossibilité » qui y serait exprimée.
En début de soirée, Jérôme le raccompagna. Ils burent un ou deux verres avec Hervé et Miroslav, parlèrent encore de ce qui venait d’arriver, de la façon dont la nouvelle avait été assénée par la laborantine. Puis les deux amants s’éclipsèrent et firent l’amour longuement dans l’atelier. 
Au moment de sortir le préservatif de sa poche, Jérôme marqua un temps d’hésitation. Il avait fait ce geste des dizaines de fois auparavant, devant le même Pierrick excité et demandeur, mais pour la première fois cela prenait une autre dimension, avait une portée totalement différente. 
Le jeune homme lui su gré de cette seconde d’incertitude, il tendit lui-même la main vers le sachet, le déchira d’un coup de dent et, d’une main experte, fit glisser le latex sur la hampe dressée de son amant. Instinctivement il décida que ce passage obligé devait apparaître comme un jeu, un préliminaire supplémentaire destiné à les exciter tous les deux.

jeudi 29 août 2019

Désespoir du peintre 3/5

III

Les jours qui suivirent, Jérôme prit assez rapidement l’habitude de passer régulièrement chez Pierrick. Il organisait son travail et ses rendez-vous professionnels de telle sorte qu’il puisse dégager le plus de temps possible dans la journée afin de rejoindre le jeune homme qui devenait progressivement le pivot de son existence sans qu’il y prenne garde.
Il arrivait régulièrement qu’il lui téléphone en fin de matinée pour lui proposer de le rejoindre dans tel ou tel petit restaurant pour le déjeuner. Ils en testèrent ainsi une bonne dizaine avant d’élire La Cuisine des Anges comme leur cantine habituelle. L’endroit était tenu par un couple de garçons fort sympathiques qui servait une cuisine familiale de qualité à un prix tout à fait correct.
Le plus souvent, ils se séparaient après le repas, Jérôme vaquant à ses occupations professionnelles, Pierrick retrouvant son antre pour y passer des heures oisives et enfumées. Il se tenait à sa production artistique avec beaucoup moins d’acharnement que Miroslav, passant beaucoup de temps à théoriser ce qu’il voulait faire plutôt que de poursuivre sa tâche. Après avoir achevé sa toile, il avait posé un nouveau châssis sur le chevalet, un format carré d’une dimension plus modeste, mais qui restait désespérément vierge depuis lors.
Parfois Jérôme prenait le temps de le raccompagner. Ils se réfugiaient alors dans l’une ou l’autre des chambres et faisaient l’amour avec frénésie, chacun jouissant dans la bouche de l’autre avant que le photographe prenne le peintre longuement en des assauts où la tendresse cédait progressivement le pas à une sorte de fureur. Les cris de Pierrick semblaient se perdre dans la maison sans déranger quiconque, la chaîne du salon diffusant perpétuellement une musique saccadée et assourdissante.
Lorsque, épuisés, allongés l’un contre l’autre, nus sur un lit ou à même le plancher, ils se laissent aller à une douce somnolence, Jérôme murmurait « Je suis fol de toi » et Pierrick savait qu’il fallait entendre par là le « Je t’aime » qu’il ne lui dirait probablement jamais. Tous deux étaient comblés par cette rencontre qui bouleversait insensiblement leurs habitudes et recentrait leurs existences.


Le jeune homme présenta à son aîné quelques-uns des amis avec lesquels il traînait souvent. Leur quartier général était un bar underground situé à deux pas du principal lieu de deal de la ville. Ils s’y installaient en terrasse devant des bocks de bière et enchaînaient les joints en refaisant le monde ou se racontant en boucle les mêmes histoires, mêmes souvenirs qu’ils avaient en commun et que chacun aurait pu conter à la place de l’autre.
Jérôme ne se sentit pas à l’aise parmi eux. De leur côté, ils ne firent aucun effort pour l’intégrer. Le fait qu’il ne partage pas leur goût pour le shit semblait un obstacle rédhibitoire à leurs yeux. S’y mêlait aussi fort probablement un instinctif recul par rapport à l’homosexualité. Celle de Pierrick leur était vaguement connue, mais ils n’avaient jusqu’à présent jamais eu à la constater de leur chef. Savoir que leur camarade couchait avec des hommes ne les dérangeait pas, en revanche voir que des sentiments amoureux pouvaient s’ajouter à cela semblait les perturber. Ce qui était le plus choquant à leurs yeux, c’était le sentiment d’intimité qui émanait de ce couple de garçons. Sans doute auraient-ils voulu cantonner l’homosexualité à une copulation hâtive – derrière un buisson ou au fond d’une backroom – sans jamais avoir à intégrer qu’il puisse exister un véritable amour fait de caresses, de sentiments, de petits gestes aussi anodins que de se tenir par la main ou se regarder dans les yeux d’une certaine façon. Parce qu’il est plus facile de stigmatiser la bestialité qu’un amour sincère, ils auraient préféré ne pas voir ce dernier et rester sur un préjugé plus confortable. En l’occurrence, les regards échangés, les sourires de connivence entre les deux garçons devenaient une manière de les exclure eux, ce qui était un comble. Sans parler des baisers échangés sans pudeur !
Le petit groupe était constitué autour de trois piliers. Le Gros Serge, adepte de toutes les drogues et pratiquant les mélanges les plus audacieux, qui partageait son temps entre cure de désintoxication et cure d’intoxication ; Barricot, la seule fille du lot, qui devait son surnom à une capacité assez phénoménale d’absorption de bière et d’alcool en tout genre, qui était plus ou moins la maîtresse du précédent avec qui elle semblait vivre bien que ce ne soit pas très clair ; enfin Fil-de-fer, un garçon d’une maigreur extrême qui se présentait comme “artiste plasticien”, ce qui semblait être en tout cas sa façon de définir son dilettantisme.
Jérôme passait parfois un petit moment en leur compagnie mais trouvait vite un prétexte pour les laisser entre eux car il se sentait en total décalage en leur compagnie. Il ne les jugeait pas. Au nom de quoi l’aurait-il fait ? Cependant il avait bien conscience que si Pierrick n’était pas là il n’y serait pas non plus, tellement il était évident qu’ils n’avaient rien en commun, rien à faire ensemble. Il avait suffisamment fréquenté de drogués au cours de son adolescence pour savoir combien il est difficile de les rejoindre quand on a soi-même les idées claires.
Il arriva que Pierrick, après lui avoir emprunté quelques billets, l’entraîne à sa suite pour faire l’emplette d’une ou deux barrettes dans les petites rues situées derrière le bar. Jérôme marchait quelques pas derrière son ami. Tous deux présentaient un tel décalage dans leur aspect vestimentaire, qu’ajouté à leur différence d’âge cela semblait donner aux dealers habituels l’impression que leur client était suivi par un policier et les poussaient à s’écarter sur leur passage. Cela l’amusa beaucoup. Son humour était principalement basé sur la dérision. En regard de cette scène, il en plaçait une autre à laquelle il avait assisté quelques années plus tôt, non loin de là, près du jardin public où deux types s’acharnaient à vouloir vendre de l’herbe à un troisième dans un combat tarifaire qui tourna vite à une sorte de vente à la criée à une dizaine de mètres d’un car de police dont les occupants avaient du mal à cacher leur hilarité, attendant paisiblement que la transaction s’effectue pour avoir un beau flagrant délit.


Progressivement, leur relation évolua. Elle n’avait été au départ qu’une explosion de sexualité, orientée uniquement vers la satisfaction des sens ; elle prit ensuite un tour affectif qui la cimenta, la rendant possible et durable. Une sorte d’osmose se fit, qu’ils n’avaient pas véritablement cherchée mais qui en définitive leur procurait à chacun une immense satisfaction.
Ils devinrent inséparables. Autant que peuvent l’être deux personnes qui ne vivent pas sous le même toit, soucieuses d’une certaine indépendance face à une somme d’habitudes qu’elles ne souhaitent pas abolir ou auxquelles elles se pensent incapables de renoncer. Au premier rang de ces habitudes, celle de dormir seul dans un grand lit, de n’être pas impatienté par un partenaire qui bouge trop ou se colle à vous à contretemps ; sans parler des ronflements intempestifs. Ils ne voulaient partager que le meilleur, loin des contingences quotidiennes qui font les petits agacements à l’intérieur d’un couple et finissent parfois par le fissurer gravement.
Lorsque Jérôme restait tard le soir, il commençait sa nuit dans le lit où échouait Pierrick mais le quittait à son premier réveil, quand l’aube était encore loin. Il rentrait chez lui à pied, contournant le jardin public qui était fermé à cette heure-là. Le trajet finissait de le réveiller, aussi en arrivant chez lui se mettait-il à sa table de travail, rattrapant ou anticipant les heures dérobées pour le plaisir de la compagnie de son amant.
Leur première nuit complète fut un fiasco total, Jérôme s’étant laissé surprendre par les effets de trop nombreux verres au cours de la soirée. Cela avait commencé par un apéritif prolongé dans l’atelier de l’artiste, où plusieurs bouteilles de vin blanc avaient été mis à mal pendants que tous quatre refaisaient le monde, puis Pierrick et lui étaient allés dîner dans un restaurant asiatique, arrosant le repas d’un traître rosé de provenance douteuse avant de terminer sur une double tournée de saké offerte par le patron de l’établissement ; après quoi ils avaient bu un gin-tonic à La pièce du fond avant de rentrer. Jérôme s’était assis sur le lit et le temps que son hôte aille chercher un verre d’eau, il s’était effondré en travers du matelas, sans connaissance.
Il était revenu à lui au milieu de la nuit, se demandant où il se trouvait. Il avait fait le tour des pièces pour trouver Pierrick endormi sur l’un des canapés du rez-de-chaussée et était parti sans bruit, honteux et mal à l’aise de l’amnésie qui le frappait. À quel moment s’était-il endormi ? Avaient-ils fait l’amour tous les deux ? Était-il possible que cela se soit produit sans qu’il en garde le moindre souvenir ?
Il avait un vague mal au crâne, se forçait à marcher droit afin de ne pas attirer l’attention des rares passants ou d’une ronde de police. Vers le jardin public, il se retrouva devant un balai de véhicules de secours, gyrophares tournoyants à proximité d’un accident qui semblait spectaculaire. Il ne s’attarda pas et pressa le pas pour rentrer.
Il ne devait jamais retrouver la mémoire totale de ce qui était arrivé ce soir-là. Par la suite, les autres lui dirent qu’ils avaient échangé quelques mots à son retour, qu’il leur avait tenu des propos tout à fait cohérents. Pourtant il n’en gardait aucun souvenir, pas plus que du moment où il avait perdu connaissance. Cela le perturba beaucoup, c’était comme un signal d’alarme, une invitation à se modérer et faire attention de ne pas suivre une mauvaise pente. Fort de cette mauvaise expérience, il s’attacha à mieux réussir la suivante.
Ils se donnèrent quelques jours pour effacer cet improbable souvenir, Jérôme se jeta dans le travail, Pierrick l’attendit en fumant un peu plus que d’habitude, oubliant de toucher pinceaux et toiles. Il préféra l’oisiveté qui lui était plus naturelle.
Cette seconde nuit ensemble, qui de fait était la première, tint toutes les promesses qu’ils s’étaient faits à son sujet. Ils ne dormirent pas beaucoup, mais là n’était pas le but. Ils finirent par s’assoupir vers le petit matin et lorsqu’un peu plus tard Jérôme s’éveilla, de nouveau en forme sous les caresses de Pierrick, ils eurent un élan qui leur fit oublier toute retenue et les précautions d’usage.
Au milieu de l’acte, le photographe retrouva ses esprits et se dégagea de cette douce étreinte qui, tout à coup, le glaçait. Il se sentit un parfait salaud de faire courir le moindre risque à son amant et décida séance tenante de s’assurer par un test qu’il n’y avait pas de problème à continuer ce genre de rapports.
Dans la matinée, il fit un saut chez son médecin afin d’obtenir une ordonnance et courut au laboratoire pour la prise de sang nécessaire. Il négligea le centre de dépistage anonyme et gratuit auquel il avait habituellement recours car l’attente des résultats était là-bas de trois jours alors qu’il pouvait les obtenir le soir même en passant par une officine privée. Ainsi, dans la soirée il était totalement rassuré sur son état sérologique et pouvait annoncer à son amant que rien ne s’opposait à laisser tomber les capotes qu’ils ne prisaient ni l’un ni l’autre. Pierrick lui dit qu’il avait eu la même idée et qu’il aurait les résultats de sa propre analyse le lendemain en fin de matinée.
Ils s’aimaient, la vie était belle devant eux, l’amour les rendait forts.


Jérôme retouchait quelques clichés sur son ordinateur, levant régulièrement les yeux vers la pendule fixée au-dessus du bureau, décrochant le téléphone de temps à autre pour s’assurer que la ligne ne présentait pas d’anomalie. Le temps lui semblait ralenti. Il attendait des nouvelles de Pierrick et celles-ci tardaient à venir. Il lui avait proposé d’aller avec lui chercher les résultats de son test, mais la proposition avait été déclinée. Que faisait-il ? Pris par ses occupations, celui-ci avait dû l’oublier et ne pensait pas qu’il en était réduit à se ronger les sangs.
Il devint vite évident que ce silence n’était pas normal. L’horrible doute s’installa peu à peu, et si le test de Pierrick était positif ? Si la catastrophe qu’il avait redoutée pour lui-même était tombée juste à côté, sur son partenaire ?
Il fallait chasser de telles idées, les empêcher de s’imposer. C’était comme un élan superstitieux, chasser cela de son esprit équivaudrait à conjurer le sort, à faire que cela ne puisse pas être ! Tout allait bien, la vérité était nécessairement là. Ils s’aimaient, ils étaient en train de construire quelque chose ensemble, il ne savait pas bien quoi mais quelque chose de solide et durable. Rien ne devait, rien ne pouvait venir ternir ce fragile bonheur auquel ils étaient en train de s’habituer.

mercredi 28 août 2019

Désespoir du peintre 2/5

II

Le lendemain, Jérôme appela Pierrick en fin de matinée, pour lui proposer de le retrouver après le déjeuner. Ils prirent rendez-vous à la terrasse d’un bar du centre-ville, où ils burent un café en faisant mieux connaissance.
Pierrick était fébrile. Il avoua avoir beaucoup fumé dans la matinée, anxieux de savoir si Jérôme le rappellerait ainsi qu’ils en étaient convenus. Il dit qu’il avait été incapable de se mettre au travail, délaissant la toile presque achevée qui l’avait mobilisé sans relâche ces jours derniers, alors qu’il s’était promis de l’amener au bout avant la fin de la journée. Son enthousiasme devant la rencontre de la veille avait quelque chose de très touchant, en même temps que d’inquiétant. Jérôme le sentait tellement en demande qu’il craignait avoir fait une erreur en venant le rejoindre ; il était avant tout soucieux de son indépendance. Il avait, lui aussi, apprécié l’intensité de leurs ébats nocturnes, il n’était pas non plus totalement indifférent au charme de ce jeune homme – loin de là ! – mais n’avait aucune idée de ce qu’il attendait d’une seconde rencontre, ni s’il en attendait quoi que ce soit.
Leurs consommations achevées, ils décidèrent de faire un tour en ville. Jérôme s’était imaginé que son nouvel ami l’entraînerait chez lui comme il avait voulu le faire dans la nuit, cependant celui-ci lui indiqua vaguement que ce n’était pas possible, qu’il préférait marcher au hasard des rues.
Ils allèrent du côté de la cité scolaire où ils s’installèrent dans le jardin public qui avait été aménagé au milieu des vestiges du cloître médiéval. Il ne restait malheureusement que quelques arcades de l’ancien bâtiment, et dans un si mauvais état qu’on avait du mal à imaginer ce qu’avait pu être la beauté du lieu. Il y avait là des pelouses bien entretenues sur l’une desquelles ils s’étendirent à l’ombre d’une haie d’épineux. Pierrick se confectionna un joint après avoir sorti tout le matériel nécessaire d’une petite boîte à cigares métallique : tabac à rouler, feuilles de papier à cigarette, petit morceau de carton, barrette brune à laquelle il préleva une petite parcelle qu’il fit chauffer à la flamme de son briquet avant de l’effriter et la mélanger à une bonne pincée de tabac. Jérôme le regardait faire, amusé par l’application que semblait mettre son compagnon qui se montrait soudain si concentré qu’il semblait avoir oublié sa présence.
Ils restèrent un moment silencieux, l’un fumant, l’autre rêvassant allongé dans l’herbe, les yeux fermés et la tête offerte au soleil radieux de cette belle journée. Le photographe avait décliné l’offre qui lui était faite de partager la cigarette conique confectionnée avec tant de soin. Non-fumeur, il ne se voyait pas commencer par ce genre de tabac. Ce n’était pas une position de principe contre les paradis artificiels, bien que ceux-ci ne l’aient jamais beaucoup attiré lui-même. Sa vie était faite de plaisirs simples et naturels ; lorsqu’il avait à faire face à des périodes difficiles, il préférait les affronter l’esprit clair. Pour autant, il pensait que chacun avait le droit d’agir comme il l’entendait.
Le jardin était presque désert, il n’y avait qu’un autre couple de garçons, installé un peu plus loin, à moitié dissimulé derrière un massif de pyracanthas. L’un jouait du saxophone tandis que l’autre s’entraînait à jongler avec des massues aux motifs brillants qui semblaient happer la lumière et la multiplier en virevoltant au-dessus de sa tête. De temps à autre le jongleur faisait un commentaire sur son adresse, que le musicien ponctuait d’une note plus aiguë comme pour signifier son accord. C’était une ambiance de vacances, cela se sentait à l’absence de piaillements du côté des cours de récréation de la cité scolaire, comme à l’absence d’adolescents venus là pour se bécoter après la dernière heure de classe de l’après-midi.
Quelques personnes passèrent non loin d’eux – traversant le jardin en diagonale pour rejoindre l’avenue sans avoir à faire un grand détour – mais ne semblèrent pas prêter attention à ces deux hommes allongés l’un contre l’autre, s’embrassant à pleine bouche. Sans doute étaient-ils suffisamment en retrait de l’allée principale pour qu’on ne les accuse pas d’exhibitionnisme ou de provocation. De fait, leur attitude était naturelle. Ils avaient simplement oublié le monde autour d’eux, n’ayant qu’une vague conscience des mouvements et des bruits environnants.
Ils restèrent là plus d’une heure, Pierrick eut le temps de confectionner et fumer trois joints supplémentaires qui le détendirent manifestement. Ensuite, ils gagnèrent le centre-ville par les petites rues. Le jeune homme voulait à toute force entraîner son aîné sous un porche d’immeuble. Il finit par y arriver et se colla à lui avec fougue, l’embrasant tandis que ses mains partaient en reconnaissance du côté de son entrejambe et cherchaient à dégrafer sa ceinture. Jérôme eut beaucoup de peine à se dégager pour conserver sa dignité.
— Tu n’as pas envie de moi ? s’inquiéta le garçon.
— Si, ce n’est pas le problème.
— Eh bien ! alors, qu’attends-tu ?
— Ce n’est pas un endroit pour ça. N’importe qui peut venir et nous voir. Ça ne m’excite pas, bien au contraire… se défendit-il. Il trouvait inutile de se mettre dans une situation où ils auraient pu avoir à rendre des comptes.
Pierrick eut le bon goût de ne pas insister, bien que sa déception fût parfaitement visible. Ils poursuivirent leur balade, sans but, jusqu’à ce qu’il se décide à proposer d’aller chez lui. Ce qui n’était pas possible en début d’après-midi le devenait soudainement ! Il expliqua, assez bizarrement, qu’il avait pour habitude de ne jamais amener chez lui ses amants avant de mieux les connaître. C’était certes une sage précaution, mais après l’invitation de la nuit ce revirement avait quelque chose d’offensant que Jérôme préféra ne pas relever.
Fini l’errance sans but. Maintenant qu’ils savaient où aller et ce qu’ils allaient y faire, l’allure se fit plus rapide, comme le débit des paroles du jeune homme qui tentait d’expliquer où ils se rendaient et quelles étaient ses conditions d’existence.
— C’est une maison que je partage avec deux copains…


Jérôme fut surpris par l’endroit. Il n’aurait su dire à quoi il s’attendait, ce qu’il avait imaginé, mais ça n’aurait pu correspondre en rien à la réalité qu’il découvrait non sans une certaine stupeur. Son instinct de photographe sut immédiatement qu’il y avait là un très beau reportage à faire, une cour des miracles au cœur de la ville.
Pierrick habitait dans une des petites rues étroites qui bordaient la place de l’Hôtel de Ville. Ici, les immeubles étaient d’un autre âge, faits de briques et de colombages. Cela donnait un cachet touristique à la ville, mais présentait bien des inconvénients pour ceux qui avaient à y vivre.
À la moitié de la rue, sur la droite, ils entrèrent sous un porche après avoir poussé une lourde porte de bois cloutée de fer forgé. Délaissant l’escalier qui s’offrait à eux, ils poursuivirent jusqu’à une petite cour où végétait un vieux chêne en bout de course et au fond de laquelle s’élevait une maisonnette qui semblait être un modèle réduit de la façade sur rue. En plus du rez-de-chaussée, elle n’avait qu’un étage, quatre fenêtres à croisillons desservant chacune une pièce, un escalier central. La cour était encombrée de sculptures modernes, faites de métal de récupération soudé plus ou moins grossièrement. C’était extravagant, cependant Jérôme, dont nous connaissons le peu d’attrait pour l’art contemporain, ne trouva pas cela inintéressant. Un jeune homme, visiblement nu dans une salopette orange vif, était occupé à polir un motif à l’aide d’une meuleuse électrique qui envoyait des gerbes d’étincelles vers le ciel, comme un feu de Bengale.
— Miroslav… le présenta sommairement Pierrick. Tu verras, c’est un génie. En tout cas un génie de la récupération et du recyclage, railla-t-il.
Sans s’arrêter, il l’entraîna à l’intérieur de la petite maison dont il lui fit faire la visite au pas de charge. Ils vivaient là à trois. Outre Miroslav aperçu dans la cour, un autre colocataire s’appelait Hervé. Lui n’était pas un artiste, plus pragmatiquement il travaillait au bureau des associations de la Préfecture. Tous trois s’étaient connus en fréquentant les mêmes lieux gays, ils avaient été amants à diverses périodes et avaient décidé de regrouper leurs solitudes au sein d’une petite communauté très libre. Il n’y avait de porte à aucune des pièces, chacun allait et venait à sa guise, et même les chambres n’étaient pas attitrées.  On passait la nuit là où l’on s’endormait expliqua Pierrick. Au rez-de-chaussée se trouvaient la cuisine, une salle d’eau, ainsi qu’une vaste pièce à vivre qui avait été obtenue en abattant une cloison. À l’étage, il y avait trois chambres et une pièce, rendue très lumineuse par une verrière aménagée dans la toiture, qui faisait office d’atelier. Une partie de la production de Pierrick y était entreposée face contre mur, pour les préserver à la fois de la poussière et des regards. Tous types de supports étaient utilisés, des toiles sur châssis, du carton rigide, des planches brutes faites habituellement pour les palissades de chantiers… Sur un chevalet, au centre de la pièce, la dernière toile, un format rectangulaire 120 sur 60 posé horizontalement, attendait la dernière touche dont avait parlé l’artiste. Jérôme fut prié de ne pas regarder avant l’achèvement, mais déjà Pierrick l’entraînait vers la cave où étaient entreposées d’autres œuvres, des tableaux datant de quelques années et des sculptures du jeune Polonais qui avaient dû laisser leur place dans la cour à des productions plus récentes.
Pierrick montra quelques tableaux à son visiteur, mais très vite il se jeta sur lui, le plaquant contre le mur pour reprendre les manœuvres qu’on lui avait fait cesser un peu plus tôt sous le porche d’un immeuble. Il n’y eut, cette fois, aucune résistance. La ceinture de Jérôme céda rapidement, les boutons sautèrent, le pantalon tomba tandis qu’une bouche avide n’attendait pas que le caleçon suive le même chemin pour s’emparer de l’objet de sa convoitise. Ils entendaient toujours le cri du métal mordu par la meuleuse, qui leur indiquait que Miroslav ne débarquerait pas de façon intempestive. Lorsque le jeune homme se défit à son tour de ses vêtements et voulut se faire prendre, Jérôme lui dit de patienter le temps qu’il attrape un préservatif. Quelle que soit son envie, il gardait encore la tête froide.


Après cette séance, à la fois rapide et torride, ils remontèrent dans la pièce à vivre. Pierrick alluma machinalement la télévision, mais également la chaîne stéréo dont les haut-parleurs étaient suspendus aux quatre coins de la pièce. Il mit un disque compact dans le lecteur et une musique techno assourdissante emplit brusquement la pièce.
Jérôme se laissa tomber sur l’un des trois canapés défoncés et ferma les yeux, à la fois assourdi par ce déferlement de sons saccadés et en proie à une sensation de vide consécutive à ce qui venait de se passer au sous-sol. Le jeune homme s’absenta pour revenir quelques minutes plus tard, portant un plateau sur lequel étaient disposés trois mugs remplis de café noir. Il ouvrit la fenêtre, porta quatre doigts à sa bouche et poussa un coup de sifflet strident pour attirer l’attention de Miroslav à qui il fit signe de les rejoindre.
Ils burent leur café en discutant. Pierrick roula un nouveau joint qu’il partagea avec son colocataire. Tous deux parlèrent de leur œuvre respective, Jérôme posait des questions précises qui montraient à la fois son intérêt et ses connaissances en matière d’art. Il demanda s’il pourrait revenir avec ses appareils pour prendre quelques clichés des œuvres exposées dans la cour et s’amusa de la mine pincée du peintre qui semblait ne pas apprécier de n’être pas le seul centre d’intérêt artistique de la maison. Il se fit pardonner en proposant ses services pour établir un catalogue des productions de chacun d’eux.
Il ne parvenait pas à s’arracher à cette ambiance, pourtant il lui aurait fallu retourner travailler. Cela ne lui ressemblait pas de passer un après-midi complet d’oisiveté. Il se demanda si la fumée des joints de son compagnon n’avait pas eu des effets sur lui. Y a-t-il  une fumette passive comme il y a un tabagisme passif ?  Il n’osa pas poser la question de crainte de paraître ridicule.
Le temps passa, d’autres joints circulèrent entre les deux compères, puis des verres apparurent sur la table accompagnés d’une bouteille de gin et d’une autre de coca-cola. Les doses d’alcool n’étaient pas les mêmes que dans les bars, les boissons que l’on servait ici étaient plus corsées.
Il se laissa prendre par l’ambiance. C’était la fin de l’été, les derniers jours des vacances. Même s’il travaillait, il avait malgré tout une activité réduite qui lui permettait de s’accorder quelques libertés. Pourquoi bouder le plaisir qu’il ressentait à se trouver là, contre ce garçon qui se collait à lui avec insistance, posait une main sur sa cuisse puis la reprenait pour la lui passer dans les cheveux et attirer sa tête contre la sienne tandis qu’il cherchait sa bouche ? Ils ne se connaissaient pas depuis vingt-quatre heures, pourtant il se sentait ici chez lui, comme un habitué des lieux. C’était une sensation étrange et exquise à la fois.
Il y avait une entente sexuelle très forte entre eux, pour autant cela voulait-il dire qu’il pourrait y avoir davantage ? Une vraie relation amoureuse pouvait-elle naître d’une telle rencontre ? Il se posait vaguement la question et cela même le troublait car il n’avait pas le sentiment d’être en demande de ce côté-là. Depuis combien de temps n’avait-il pas entretenu une véritable liaison avec un garçon ? Son désir d’indépendance ajouté à quelques expériences malheureuses lui avaient fait prendre l’habitude d’une certaine solitude dont il s’accommodait parfaitement bien. Il satisfaisait ses désirs par des “plans cul” à La pièce du fond ou dans d’autres lieux similaires et cela lui suffisait. En tout cas lui avait suffi ces derniers temps. Le fait même qu’il se posât la question de savoir si des sentiments pouvaient s’ajouter à leurs ébats, semblait indiquer que ces temps étaient révolus, qu’il souhaitait autre chose.


En fin d’après-midi, Hervé fit son apparition. Il était l’aîné du trio, son âge était voisin de celui de Jérôme. C’était un homme de petite taille, assez corpulent, le visage abîmé par des cicatrices et autres séquelles d’un lointain accident de moto. Il était d’un naturel très avenant, aussi serra-t-il la main de Jérôme chaleureusement avant de se mêler à la conversation comme s’il l’avait suivie depuis le début.
Miroslav, lui, était d’une taille moyenne, mince, les muscles déliés. Ses cheveux châtains étaient rendus plus clairs encore par leur coupe à la tondeuse. Si ses origines étaient polonaises, lui était né sur le sol français. Il n’avait pas le moindre accent, contrairement à ce que son prénom pouvait laisser attendre. Il était assez volubile, moins cependant que Pierrick. Hervé, lui, était plus réservé. On sentait qu’il n’était pas exempt d’une certaine timidité.
Tandis que la discussion se poursuivait, une demi-douzaine de chats firent leur apparition simultanément et s’installèrent sur le canapé resté libre, comme s’ils s’étaient donné rendez-vous là. Ils se lovèrent sur les coussins, certains s’endormirent, d’autres donnaient au contraire l’impression de suivre la conversation ou le rythme endiablé de la musique.
Jérôme n’avait jamais connu un endroit qui ressemblât à cette maison, ni des gens capables de vivre dans une telle bohème. Lui avait toujours eu besoin d’ordre, parfois jusqu’à la maniaquerie. C’était d’ailleurs l’une des raisons qui expliquaient sa solitude car il lui était difficile de supporter, chez lui, le désordre d’un autre. La vie que s’étaient organisée ces trois-là le laissait songeur. Son métier lui avait fait pousser bien des portes, mais ce qu’il avait découvert ici était sans équivalent avec tout ce qu’il avait pu observer jusqu’à présent. Il ne jugeait pas. Ce n’était pas dans sa nature. Il avait toujours pensé que chacun a le droit de vivre comme il l’entend, dès lors qu’on ne le forçait pas à suivre des modèles qui ne lui convenaient pas. Il n’aurait jamais l’idée de transformer son appartement douillet en communauté d’artistes, mais il savourait malgré tout un réel bien-être à se trouver ici, sirotant un verre dans un état de vacuité inhabituel.

mardi 27 août 2019

Désespoir du peintre 1/5


I

La pièce du fond était un bar de rencontres. Pour être plus précis, sans doute faudrait-il dire un bar de drague, ce qui serait plus proche de l’appellation américaine Cruising bar et afin de coller de plus près à la réalité dire que c’était le plus grand bordel homosexuel de la ville. À deux pas d’une des places centrales, il occupait un petit immeuble de trois étages et deux sous-sols où, de dix-huit heures à deux heures, des hommes pouvaient en rencontrer d’autres et consommer sur place.
On entrait là après avoir sonné et s’être fait reconnaître. À côté de la porte, un petit fenestron donnant à côté du zinc permettait au serveur de vérifier qui voulait qu’on lui ouvre. N’étaient pas admis les mineurs et les femmes, les groupes visiblement chahuteurs dont on pouvait légitimement se demander s’ils ne venaient pas ici pour provoquer et chercher des ennuis. Quand une tête inconnue se présentait, dont le look et l’aspect laissaient penser qu’il pouvait s’agir d’un égaré ne sachant pas trop où il tombait, l’imposte s’ouvrait et on lui spécifiait qu’il s’agissait d’un établissement gay afin qu’il entre en connaissance de cause si telle était bien son intention.
Le rez-de-chaussée était occupé par un immense bar en arc de cercle, quelques tabourets hauts sur pieds, une ou deux tables hautes elles aussi, un petit podium réservé aux spectacles organisés certains soirs, le maximum d’espace étant laissé vide pour offrir la possibilité aux danseurs de s’exprimer mais surtout pour que le plus grand nombre puisse s’entasser là et boire force bière et whisky-coca entre deux tours dans les différents espaces de drague répartis entre les étages et les sous-sols. La musique diffusée était essentiellement du disco du début des années quatre-vingt, ce qui correspondait à la jeunesse de la majorité des habitués.
Au premier sous-sol, on trouvait un interminable labyrinthe à peine éclairé par quelques tubes de néons violets qui faisaient ressortir le blanc des T-shirts. Dans un coin, deux canapés défoncés faisaient face à un écran plat de télévision suspendu au mur qui diffusait en permanence un film pornographique très hard, mettant en scène des jeunes gens de l’est de l’Europe. Un étage en dessous, d’autres écrans diffusaient des films du même genre, venus des États-Unis cette fois. Il y avait également des cabines individuelles où l’on trouvait ici un sling, là une table gynécologique, ailleurs des systèmes compliqués de chaînes et menottes suspendues au plafond ou scellées aux murs, une autre offrait une sorte de lit circulaire assez haut et un assortiment de martinets, fouets et autres gadgets.
Au premier étage, il y avait la salle de billard, un petit salon où le poste de télévision était définitivement branché sur une chaîne musicale diffusant les hits actuels, un autre bar – plus petit – que l’on n’ouvrait que les week-ends et soir de fête, également le vestiaire où l’on pouvait laisser ses affaires en garde contre un euro.
Le deuxième étage était une réussite, dans un cadre très agréable on avait disposé cabines individuelles, cabines pour groupes importants, salon de repos où attendre tranquillement l’apparition de celui que l’on pourrait entraîner dans une cabine où suivre dans l’un des sous-sols.
Il y avait en outre un patio où les fumeurs pouvaient s’adonner à leur vice sans déranger quiconque, du moins jusqu’à ce que la loi le leur interdise définitivement.
L’endroit ne désemplissait pas, recrutant sa clientèle bien au-delà de la ville, jusque dans les départements voisins. Il n’était pas rare que certains clients fassent une centaine de kilomètres pour venir ici trouver la compagnie qu’il n’aurait jamais osé aborder dans leur campagne reculée ou dans une de ces petites villes où chacun sait tout sur tous.


Jérôme arriva vers vingt-trois heures. Il était vêtu de façon très décontractée, un jean, un T-shirt blanc laissant voir ses épaules musclées, les pieds nus dans une paire de sandale de cuir. Il portait une sacoche de cuir éraillé en bandoulière, réplique  des sac à outils que portaient les plombiers autrefois. En fait d’outils, il avait là-dedans son matériel photographique léger.
Après s’être fait ouvrir la porte, il entra en habitué des lieux, se dirigeant vers le bar où il embrassa Marzouq qui était de service.
— Alors, comment va le Bresson du quartier ce soir ? demanda le jeune Marocain.
— Ça va, une journée de merde… Tu peux me mettre ça en sécurité ? demanda-t-il en faisant passer la sacoche par-dessus le bar.
Sans répondre, le jeune homme s’empara de l’objet pour aller le déposer dans la petite pièce qui se trouvait derrière lui et servait de vestiaire d’appoint lorsque celui du haut n’était pas ouvert. Il revint en tendant un ticket de consigne à Jérôme.
— Qu’est que tu bois ? demanda-t-il d’un ton très professionnel.
— Gin-tonic, comme d’hab’.
Tandis qu’on le servait, il fit un tour d’horizon de la salle. Pour le moment, l’endroit était assez calme. Il était encore tôt. L’affluence se répartissait suivant la clientèle et les heures. À l’ouverture, on trouvait là plutôt des types mariés qui passaient tirer un coup vite fait en catimini, pouvant justifier un éventuel retard par un apéritif ou une réunion qui s’était prolongée au bureau ; après les choses se calmaient à l’heure de l’apéritif et du dîner, il n’y avait alors que de rares clients, des habitués qui venaient en copains discuter avec Marzouq, Charles, Jérémy ou Angelo. Le gros de la fréquentation arrivait à partir de vingt-trois heures, moment du coup de feu. Après chacun se faufilait dans tel ou tel espace selon ses goûts et le bar redevenait abordable, puis d’autres arrivaient au fil de la nuit qui remplaçaient ceux qui partaient. Satisfaits et soulagés le plus souvent.
— Tu as fait de belles photos aujourd’hui ?
— Ouais, mais j’étais pas très inspiré. Le tout est que ça plaise à mon client.
Jérôme était photographe free lance et travaillait à la pige pour le quotidien régional, quelques revues vaguement culturelles, faisait aussi des clichés qui alimentaient la photothèque du Comité départemental du tourisme, acceptait de temps à autre des reportages photos pour mariages et baptêmes, mais seulement lorsque son compte en banque le nécessitait. Il assurait aussi la couverture des soirées spéciale de La pièce du fond. Il l’avait fait pour lui une ou deux fois et le résultat qu’il avait montré à Charles et Angelo – les patrons du lieu – les avait convaincus de s’attacher ses services pour alimenter leur site Internet et les pages de publicité qu’ils achetaient dans les fascicules gratuits qui inondaient les lieux gays et gayfriendly : bars, discothèques, saunas…
Il avait passé l’après-midi à la campagne, au fond d’un petit vallon qui servait d’écrin à une abbaye cistercienne magnifiquement conservée, dans laquelle se tenait une exposition d’art contemporain. Il était chargé de faire un reportage complet sur cet accrochage consacré à la rétrospective de l’œuvre d’une artiste slave spécialisée dans le gris et l’obscur. Un festival d’horreurs et d’esbroufe qui l’avait mis en colère. Il ne prisait pas particulièrement l’art moderne ou contemporain, à quelques exceptions près comme par exemple Jean-Paul Marcheschi, mais ce qu’il supportait moins encore, c’était ce parti pris des conseils généraux d’utiliser systématiquement les abbayes cisterciennes pour des expositions de ce type. Cela relevait d’une méconnaissance totale de l’« ordre » fondé par Saint Robert en 1098, dont les valeurs de pauvreté, simplicité et solitude furent rappelées et renforcées par le Pape Benoît XII en 1335. La règle était que dans ces abbayes, les murs devaient être complètement nus, les images figuratives et la couleur en étant exclues ; de fait, tout ce qui pouvait attirer l’œil et le distraire de la lecture et de la méditation. À investir de tels lieux, Jérôme était d’avis que les collectivités locales auraient montré plus d’intelligence en les transformant en bibliothèques érudites, destinées à des chercheurs ou étudiants. Il n’était pas particulièrement croyant, sa réflexion était davantage celle d’un amoureux des belles pierres qui se désespère qu’on les salisse de graffitis immondes.
Il était inutile d’embêter Marzouq avec de telles élucubrations, aussi se contenta-t-il de dire que l’exposition ne valait pas le déplacement et qu’il avait shooté ici même de bien meilleurs clichés. Après quoi, il prit son verre et s’éloigna en direction de l’escalier pour une exploration des sous-sols.
Le Marocain le regarda s’éloigner en se disant qu’il lui faudrait un jour tenter sa chance avec ce quadragénaire plutôt bien conservé. Il avait pour habitude d’allumer tout le monde avec une discrétion extrême, personne n’en était dupe mais cela participait à la fidélisation de la clientèle. Sa place était au bar, on ne le voyait jamais monter ou descendre les escaliers, il n’y avait donc aucune chance de le serrer dans un coin, le zinc imposant le protégeait des mains baladeuses mieux qu’une ceinture de chasteté.


Il fit un premier tour dans le labyrinthe, tâchant d’éviter les corps accroupis qu’il distinguait mal, esquivant les mains baladeuses, le temps d’habituer sa vue à la pénombre qui régnait en ce lieu. À première vue, il n’y avait pas grand monde. Il se réfugia sur l’un des canapés et jeta un œil distrait et totalement désintéressé aux ébats de deux minets blonds en train de se sucer dans une rame du métro de Moscou, tout en finissant le contenu de son verre qu’il poserait ensuite sur une table basse afin d’avoir les mains libres en retournant dans la backroom.
Le plus souvent, il se retrouvait à regarder le film porno simplement parce que la luminosité de l’écran attirait son regard. Ce n’était pas un adepte de ce genre de spectacle qui était à son goût plus affligeant qu’excitant. Il se surprenait régulièrement à porter sur ces images un œil critique de professionnel, jugeant les cadrages, le mauvais éclairage, le manque total d’esthétique de telle ou telle scène. Il lui arrivait de se demander sérieusement si une esthétique de la pornographie est envisageable, mais le sujet était trop vaste et trop complexe pour qu’il eût jamais mené sa réflexion au bout ; il arrivait toujours un moment où il se contentait d’hausser les épaules avec un vague sourire moqueur.
Ce soir-là, il se laissait envahir par une sorte de spleen assez vague qui l’avait saisi alors qu’il s’efforçait d’accomplir son travail sans laisser paraître sur les images qu’il prenait la mauvaise humeur qui était la sienne, ainsi que son total manque d’intérêt pour les toiles qu’il avait sous les yeux. Il n’aimait pas travailler dans de telles conditions. C’était encore une chance que l’artiste ne soit pas présente et que la conservatrice du lieux ait été retenue par une réunion impromptue, au moins n’avait-il pas eu à feindre un enthousiasme qu’il ne ressentait pas.
Il posa son verre, se redressa d’un geste souple et gagna à nouveau le labyrinthe, non sans avoir pris la précaution d’attraper au passage quelques préservatifs et échantillons de gel lubrifiant mis à disposition gratuitement dans des distributeurs muraux.
Sa vue s’était habituée au manque de lumière ambiant. Désormais, il pouvait mieux distinguer les formes humaines qu’il croisait sur son passage. C’est ainsi qu’il aperçut ce grand jeune homme vêtu d’un chandail écru, dont les manches étaient remontées jusqu’aux coudes, qui entrait à sa suite. Il se dit in petto qu’il était bien dommage que ce garçon ne soit pas pour lui, exprimant ainsi l’idée qu’il n’avait pas la moindre chance d’intéresser un tel canon. À vrai dire, Il se montrait de toutes façons  systématiquement réticent à l’égard de la jeunesse, qu’il jugeait trop frivole à son goût.
En même temps qu’il enregistrait l’arrivée de cette grande silhouette claire dans la backroom, il eût conscience qu’un type beaucoup moins intéressant s’attachait à ses basques : petit, mal fagoté, la moustache en bataille, traînant avec lui une odeur de bière entêtante. Il pressa le pas autant qu’il le pouvait, faisant attention de ne pas bousculer les couples affairés.
Il se souvenait de la première fois où il avait mis les pieds dans un tel endroit. Cela remontait à très longtemps, lors d’un séjour à Paris. Il était à l’époque bien plus timide qu’aujourd’hui et s’était senti mal à l’aise lorsque, ayant à peine pénétré dans ce sombre dédale, il avait senti une main lui caresser le bas du dos avant que des bras puissants le saisissent et l’étreignent avec une fermeté presque violente. Une bouche avait cherché la sienne et il n’avait eu que le temps de détourner la tête pour murmurer à l’oreille de son admirateur : « Je m’appelle Jérôme, et toi ? » Il gardait encore cuisant le souvenir de la réaction de l’autre, qui l’avait lâché sur l’instant, s’exclamant d’un ton glacial : « Si en plus il faut parler ! » avant de disparaître à tout jamais. Si, à l’époque, Jérôme ne connaissait pas les règles, il avait eu le temps de les apprendre depuis.
Il pressa le pas, tourna brusquement sur sa droite et se dissimula dans un renfoncement qui était libre par miracle. Son suiveur ne se rendit compte de rien, il le laissa passer et revint sur ses pas. C’est alors que l’incroyable se produisit. Le garçon au chandail écru se tenait devant lui, avançait la main vers son torse, la laissait glisser en une caresse légère jusqu’aux abdominaux, puis plus bas tandis qu’il se collait à lui. Jérôme leva la tête vers ce visage à peine visible qui le dominait d’une bonne vingtaine de centimètres. L’autre se pencha à sa rencontre, leurs lèvres se trouvèrent sans grande difficulté et ils s’embrassèrent longuement tout en se caressant de façon impulsive et désordonnée. Jérôme sentit qu’on lui dégrafait sa ceinture, il repoussa la main experte et murmura une invitation à le suivre dans une cabine où ils seraient mieux. Il ne manquerait plus que son admirateur de tout à l’heure revienne sur ses pas et se joigne à eux… Non, merci !
La cabine où il se réfugièrent faisait à peine deux mètre carrés, elle était meublée en tout et pour tout d’un fauteuil de jardin en plastique, d’une corbeille à papier et d’un distributeur de papier absorbant fixé au mur face à la porte. Une ampoule nue pendant au bout d’un fil éclairait faiblement le tout.
Après avoir mis le loquet, le garçon finit de dégrafer la ceinture de Jérôme, déboutonna le pantalon et le fit glisser jusqu’à aux chevilles en même temps que le caleçon, puis il le poussa sur le fauteuil. Il se déshabilla lui-même entièrement en un tournemain et vint s’asseoir à califourchon sur le membre dressé du photographe qui n’avait eu que le temps d’enfiler un préservatif. Il improvisa une sorte de trot acrobatique auquel il imprima peu à peu une allure plus soutenue, se penchant en avant pour mordre la bouche de son partenaire.


Quelques instants plus tard, Jérôme commandait deux demis-pêche à Marzouq et allait rejoindre le garçon qui l’attendait dans le patio, occupé à confectionner un joint sans beaucoup de discrétion. Il lui tendit un des deux verres et prit une chaise pour s’installer près de lui.
Ils engagèrent la conversation. Jérôme n’était pas d’un naturel bavard, il préférait écouter. Cela tombait bien, son compagnon était rendu volubile par l’herbe qu’il avait manifestement fumée d’abondance dans la soirée.
Il dit s’appeler Pierrick et être artiste peintre, parla de création, de mouvement, de couleur. Jérôme le regardait s’exciter et tirer sur le pétard conique et odorant, se disant que si Angelo passait par là pour ramasser les verres qui traînaient sur les tables, il y aurait du grabuge et ils se feraient mettre dehors. Il était fatigué, le plus sage aurait été de rentrer chez lui, pourtant quelque chose le retenait auprès de ce jeune homme qui l’avait impressionné au premier regard mais qui se révélait si fragile. Sans doute entrait-il aussi dans cet élan une part de reconnaissance pour l’extrême jouissance qu’il avait connue avec lui quelques minutes plus tôt.
— Je te saoule ?
— Non, pourquoi dis-tu ça ?
— Tu es bien silencieux. Et puis tu regardes ta montre…
C’était une habitude, une sorte de tic. Jérôme donnait sans cesse l’impression de mesurer le temps, alors même que rien ne le pressait. Ce réflexe datait de ses années d’adolescence, quand l’ennui ne le quittait pas sur les bancs du lycée. Il regardait alors sa montre à tout instant, comme si le fait de lire l’heure pouvait accélérer le temps. C’était devenu maladif et il n’avait jamais réussi à s’en défaire par la suite, ce qui mettait souvent ses interlocuteurs mal à l’aise.
— Excuse-moi, je ne voulais pas me montrer impoli. J’ai vraiment passé un très bon moment avec toi, inespéré !
— Ça veut dire que tu t’en vas ?
— Je ne vais pas tarder, il me faut traiter les photos que j’aie prises cet après-midi.
— On se reverra ?
La grande question, celle que l’on se pose à chaque rencontre intéressante et à laquelle le plus souvent les réponses positives ne sont rien d’autre que des faux-fuyants, comme s’il était impossible de dire à un garçon « Non. On a tiré un bon coup, mais on en reste là », ou bien « Non, t’as rien du coup du siècle et puis j’aime le changement. » Néanmoins, cette fameuse question il faut bien la poser si l’on veut tenter sa chance, forcer le destin. Il doit bien y avoir des cas où le miracle se produit ! Tout cela, Jérôme pouvait le lire dans le regard de Pierrick, dans le pli boudeur des lèvres.
— Pourquoi pas ? Ça te ferait autant plaisir qu’à moi ? dit-il en se levant.
Pierrick fut aussitôt debout, repoussant sa chaise. Son sourire était radieux et plein d’espoir.
— Je te suis, dit-il. Je sors avec toi. Plus rien à faire ici…


En sortant, ils remontèrent le boulevard en direction du jardin public, passant derrière l’Hôtel de Ville où quelques filles de l’Est, faméliques et dénudées, tentaient d’appâter les rares chalands qui passaient par là à cette heure tardive.
Ils s’arrêtèrent au coin de la rue où habitait Pierrick. Celui-ci essaya de convaincre Jérôme de le suivre pour un dernier verre. Sans succès, mais avec la promesse d’un appel téléphonique dès le matin. Ils échangèrent donc leurs numéros avant de se séparer, non sans un dernier baiser où brûlait encore la passion des ébats précédents.
Jérôme fut abordé par l’une des prostituées, qui lui demanda s’il venait du nouveau bar gay qui avait ouvert quelques mois plus tôt. Il répondit que l’endroit était sans intérêt, la clientèle trop jeune à son goût et le personnel sans amabilité. Il fit allusion à La pièce du fond et s’éloigna en lui souhaitant bon courage et bonne nuit. Celle-ci n’avait pas cherché à le racoler, ayant compris à quoi s’en tenir en regardant les deux hommes se séparer, il n’y avait pas eu besoin de mise au point. Lorsque cela se produisait, il annonçait toujours son homosexualité, l’accompagnant d’un petit sourire, comme pour signifier que son refus n’avait rien à voir avec un quelconque dédain moralisateur.
Il poursuivit son chemin jusque chez lui. Ces trois quarts d’heure de marche firent passer le coup de fatigue ressenti après les acrobaties de la cabine et il s’assit à son ordinateur pour trier les photos prises dans l’après-midi, choisir les meilleures, faire quelques retouches ici ou là.