jeudi 31 mai 2018

L'appréhension

Bien sûr, tout le monde connaît le « réflexe de Pavlov » et sa démonstration monstrueuse ; comment il eût l’idée en 1889 d’inciser la joue de plusieurs chiens afin d’y incorporer un tuyau destiné à recueillir leur sécrétion directement dans la glande salivaire quand on leur donnait à manger de la poudre de viande ; comment un de ces pauvres cobayes, habitué à être nourri quand il entrait dans le laboratoire, se mit à saliver avant même qu’on lui présente quoi que ce soit à manger, permettant ainsi à Ivan Pavlov de découvrir incidemment le phénomène d’anticipation qu’il nomma lui-même « réflexe conditionnel » et dans lequel il voyait la base de l’apprentissage.
Au nom de la science, l’homme s’est toujours cru absout de l’inhumanité dont il faisait preuve avant même de démontrer que c’était avec « raison ». Notre conscience, pour peu que nous en possédions, est ainsi faite que nous ne voulons nous souvenir que des résultats positifs de nos expériences afin d’en justifier toutes les cruautés auxquelles nous avons eu recours pour en apporter la démonstration.
Combien de lapines et de grenouilles ont-elles été mutilées dans le but de savoir si une femme allait devenir mère – et de quel sexe serait l’enfant avec les batraciennes si le résultat était positif –, jusqu’à ce qu’un test chimique soit mis en circulation à partir de 1970 ?


Nikos s’énerve tout seul, feignant de s’en prendre aux chercheurs et laborantins dans le but de faire diversion au malaise qui l’étreint depuis une heure. Après tout, le pauvre Pavlov n’est pour rien dans le réflexe conditionnel qui le perturbe ; il n’a fait qu’en découvrir le processus. Cependant, non sans une certaine mauvaise foi, Nikos est prêt à lyncher le messager comme s’il était responsable de l’annonce qu’il est chargé de délivrer. Il ne faudrait pas le pousser beaucoup pour lui faire dire que cette pratique ancienne n’était pas aussi injuste qu’il y paraît aujourd’hui à nos âmes civilisées.
Nul besoin d’agiter une clochette, de faire tinter une fourchette contre une écuelle, il a suffi d’une simple piqûre, guère plus douloureuse que celle d’un insecte, pour le plonger dans les affres de l’appréhension. Contre toute logique, car il sait que rien ne va lui arriver, qu’il n’a aucune raison objective de craindre un quelconque danger. Toutefois le réflexe est là, par habitude, parce qu’il a eu à faire face à maintes situations analogues pour lesquelles l’issue n’était pas aussi certaine.
Plus tôt, il y a eu la sangle de nylon bleu au fermoir de plastique blanc, qui remplace depuis longtemps les garrots de caoutchouc couleur pisseuse de ses jeunes années, et puis la fine aiguille du corps de pompe pénétrant dans la veine, à la bien nommée « saignée » du coude. Le sang coulant dans les deux minuscules éprouvettes. Trois fois rien, juste ce qu’il faut pour éventuellement vous tuer, ou du moins prononcer le verdict sans appel tant redouté.
Devant le médecin de Rémy, il avait crâné. Elle lui avait dit « je vous prescris des analyses pour vérifier que vous n’êtes pas infecté » et il avait répondu « tout ce que vous voulez ». C’était sincère, il était prêt à subir tous les examens susceptibles d’écarter le moindre risque, pour lui comme pour Rémy.
L’appréhension n’était venue qu’ensuite, une fois la prescription dans la main, au moment de se rendre au laboratoire.


Cela fait dix ans que Rémy et Nikos vivent ensemble, qu’ils forment un couple stable et monogame. Au moment de s’engager dans cette voie, ils ont réalisé simultanément chacun deux bilans sérologiques à six semaines d’intervalle afin d’être certains de ne pas faire prendre de risque à l’autre au moment d’abandonner définitivement l’usage des préservatifs.
À l’époque, une certaine appréhension se justifiait encore. Même en n’ayant que des rapports protégés, le fait de les avoir avec des partenaires multiples était un facteur de risque évident. Ils avaient bien conscience que le risque zéro n’existe pas.
Des tests de dépistage pour le HIV, les hépatites B et C, la syphilis, ils en avaient fait plus d’un par le passé, que ce soit en laboratoire ou dans des Centres de dépistage anonymes et gratuits, dans lesquels il y avait un délai d’attente assez long pour les résultats car l’hôpital centralisait les prélèvements avant de les analyser à la chaîne. Nikos s’étaient d’ailleurs souvent demandé s’il ne fallait pas voir dans cette attitude une certaine volonté moralisatrice de faire mariner les patients, dans la mesure où les choses allaient plus vite dans les laboratoires privés, bien qu’en cas d’infection ces derniers n’étaient pas les mieux préparés à annoncer la nouvelle. Tant d’histoires horribles circulaient sur l’inhumanité de bien des laborantins… D’ailleurs, à partir d’un certain moment les laboratoires de quartier s’étaient dégagés de cette responsabilité et avaient opté pour une remise des résultats sous enveloppe, vous laissaient le soin de découvrir par vous-même où en était votre espérance de vie.
Combien de fois ont-ils dû, l’un comme l’autre, ouvrir cette enveloppe le cœur battant, n’osant déchiffrer la feuille pliée en accordéon ? « Négatif », c’était le mot qu’il fallait chercher sur la page, les autres n’avaient aucune importance.
Nikos a toujours pensé qu’il y a une sorte d’humour noir à qualifier de « positif » un résultat qui vous condamne et de « négatif » celui qui vous sauve.


Depuis un mois, Rémy est malade et arrêté. Tout a commencé par une attaque virale, une méchante broncho-pneumopathie qui a nécessité une dizaine d’injections d’un antibiotique puissant avant une prolongation de traitement sous Bactrim forte par voie orale. Le premier soir, la toubib avait même téléphoné vers 20 h 30 pour insister sur le fait que si un sifflement apparaissait au niveau respiratoire, il fallait foncer aux urgences de la clinique la plus proche et qu’elle les avait déjà prévenus de l’éventualité de l’arrivée de son patient. Trente ans plus tôt, l’apparition d’une simple angine déclenchait ce genre de panique chez les homosexuels, c’est dire si l’avertissement fut pris au sérieux. Il n’y eut, fort heureusement, aucune complication de ce type.
Pourtant, au terme des quinze jours d’arrêt de travail prescrits, une infection urinaire sérieuse se déclara. Le patient étant déjà sous antibiotiques, on ne modifia pas le traitement, les choses devaient rentrer dans l’ordre avant la fin des 10 jours de comprimés. Il y eut une prolongation de l’arrêt de travail, ce qui était une chose rare chez une praticienne qui pensait qu’à moins d’avoir 40 °C de température et de travailler en équilibre sur un toit, rien ne justifiait de quitter son poste, même pour quarante-huit heures. C’était donc le signe que la chose était sérieuse, entre la broncho-pneumopathie du départ et l’infection urinaire qui s’y était ajoutée et dont on n’arrivait pas à déterminer la raison de prime abord.
Des analyses furent ordonnées et l’agent pathogène identifié : Escherichia coli. Une simple bactérie commensale qui peut devenir responsable de nombreuses infections dont certaines sont mortelles. En se renseignant sur le Net, Rémy avait découvert que près de 10 % des surfeurs en hébergent une forme résistante aux antibiotiques, sans que les Chercheurs aient un début de commencement d’explication.


Deux jours après la reprise du travail, le traitement touchait à sa fin ; il ne restait plus que le cachet du soir à prendre. Pourtant, Rémy n’était pas bien, il sentait une vive douleur le long du canal de l’urètre et des picotements au bout du gland. Il avait donc téléphoné à son médecin en début d’après-midi afin de lui signaler la chose et celle-ci lui avait fixé un rendez-vous pour 17 heures, de façon à faire le point sur la situation.
Il avait été convenu que Nikos, qui jusqu’à présent l’attendait dans la voiture, entrerait avec Rémy dans le cabinet de consultation. Ce serait une occasion de lui présenter formellement la toubib qu’il n’avait fait qu’apercevoir jusqu’à présent. Le but était de s’assurer de n’oublier de poser aucune question, notamment sur le mode de transmission de la bactérie et d’éventuelles contaminations par voie sexuelle, qu’elles fussent anales ou orales.
Depuis quinze jours, ils avaient recommencé à avoir des rapports protégés, qu’ils trouvaient tous les deux à la fois inconfortables et frustrants, bien que Rémy ait réussi à mettre la main sur des préservatifs ultra-fins qui permettaient à chacun de sentir le grain de la peau de l’autre. Une protection qu’ils avaient du reste abandonnée depuis trois jours, désireux de ne pas se priver plus longtemps d’un contact essentiel à leur excitation, leur jouissance, leur bonheur. Ils l’avaient fait sans réelle appréhension, simplement parce qu’ils avaient senti que c’était le moment opportun. Exactement comme cela s’était passé, dix ans plus tôt, quand ils avaient décidé d’un commun accord de bannir le latex de la chambre à coucher, en considérant que la monogamie assumée était la meilleur des protections. Parce que l’acte amoureux est un échange de fluides corporels et que si ceux-ci ne s’écoulent pas naturellement vers leur lieu de destination, restant emprisonnés dans un capuchon au moment ultime de la déflagration, la chose n’était pas complète.


Le rendez-vous avec le Dr Lawrens s’était déroulé dans un climat détendu. Elle avait posé des questions précises et professionnelles concernant l’évolution de la situation au regard du traitement en cours. Puis, Nikos l’avait interrogée sur l’éventualité d’une infection sexuellement transmissible. Pour que les choses soient claires, il avait précisé avoir pratiqué une « fellation aboutie » et s’être laissé prendre par son partenaire « jusqu’au bout ». Elle avait visiblement tiqué.
— Nous avons usé de préservatifs pendant près de trois semaines, mais comme les choses semblaient rentrées dans l’ordre, nous avons décidé d’arrêter. Ce n’est pas très agréable et nous n’en avons plus l’habitude, précisa Nikos.
— L’idée ne me plaît pas trop, avait-elle répondu, avant de se lancer dans une vaste explication de laquelle il ressortait que rien ne prouvait que Nikos n’était pas porteur de l’agent infectieux et qu’il n’avait pas ou n’allait pas surcontaminé son compagnon sans le savoir.
Elle expliqua notamment que l’on s’était rendu compte au fil du temps que les papillomavirus responsables de cancers de l’utérus apparaissaient de plus en plus souvent comme agents déclencheurs de cancers de la bouche chez les personnes s’adonnant souvent à des fellations réceptives en ayant des plaies buccales même microscopiques. Il semblait à Nikos que son ancien généraliste l’avait rassuré concernant la transmission du sida par cette même voie, en précisant que le PH de la salive était à même de neutraliser le virus et qu’une fois avalé le sperme était soumis à un PH bien plus élevé dans l’estomac ; il n’osa pas poser la question. Sans doute le papillomavirus était-il plus résistant que le virus HIV ?
Elle expliqua ensuite qu’elle avait eu affaire à un couple de patients homosexuels pour lequel elle ne comprenait pas pourquoi les antibiotiques ne fonctionnaient pas sur l’infection urinaire du « pénétrant », jusqu’à ce que le « pénétré » vienne la voir en consultation pour un abcès anal dont la biopsie avait fini par démontrer que c’était là que se tenait le foyer Escherichia coli qui surinfectait son partenaire chaque fois qu’il le prenait sans précaution. Il était donc nécessaire de faire une vérification en ce sens. C’est ce qui avait lancé la machine à phantasmes…


Nikos venait de faire une analyse sanguine une semaine plus tôt. Un bilan de contrôle concernant diabète, cholestérol et prostate. Cela s’était fait sans aucune arrière-pensée, de la manière la plus sereine possible. Il ne consommait quasiment pas de sucre ; une augmentation de son taux de cholestérol n’aurait eu pour incidence qu’un dosage plus élevé de la statine qu’il prenait déjà depuis deux ans ; quant à la prostate, il ne se sentait pas gêné de ce côté-là et rejetait toute idée de cancer. Prise de sang effectuée le matin, résultat en début d’après-midi : tout était en ordre.
Pourtant, en sortant du cabinet médical, muni de son ordonnance pour le laboratoire – bilan sérologique et urinaire –, il avait senti une angoisse l’envahir. Ce n’était pas à proprement parler un doute, car il savait bien qu’il n’avait pas manqué à sa parole, n’était pas allé voir ailleurs si l’herbe était plus verte, c’était pire qu’un doute : une sorte de panique, l’appréhension d’être rattrapé par un sort qui l’avait épargné jusqu’à présent.
Rémy et lui s’étaient rencontrés un soir de gay pride, dans un bar bondé où l’on pouvait à peine bouger et où les verres s’acheminaient de main en main jusqu’à leur destinataire en échange de la somme due empruntant le même canal. Une atmosphère hallucinante et surchauffée.
Il avait suffi d’un regard, d’un signe de tête désignant l’escalier menant à la backroom du sous-sol, et ils s’étaient mis en mouvement l’un vers l’autre. Moins romantique, tu meurs ! Mais le romantisme n’était pas prévu au programme de la fête annuelle de la fierté. Tous ces beaux mecs, croisés au cours du défilé, n’avaient fait qu’attiser leurs sens et ils n’aspiraient à rien d’autre qu’une satisfaction immédiate… Cupidon n’en faisant qu’à sa tête, il leur décocha sa flèche et, faisant mouche d’un même trait, les unit de façon durable et monogame, rompant ainsi avec de vieilles pratiques multipartenariales dont l’un et l’autre avaient jusqu’ici largement bénéficié.
C’est pourquoi ils avaient tous deux eu recours plus d’une fois à des tests angoissants, dû subir la morale à deux balles d’internes dont l’un n’avait pas hésité à coincer Nikos dans les toilettes pour un coup vite fait qui ne respectait pas vraiment le discours professionnel et mécanique qu’il venait de lui tenir en lui tendant un résultat négatif…


C’est tout cela qui vient de remonter d’un coup à la mémoire de Nikos. Il sait qu’il n’a plus jamais fait quoi que ce soit qui pourrait mettre sa vie où celle de Rémy en danger, qu’il n’en a jamais eu la moindre envie, mais il croit au mauvais sort, à la scoumoune.
Après tout, cette chance d’avoir rencontré son compagnon dans ce bar qui tenait presque de la maison close, d’avoir bâti avec lui cette relation magnifique à laquelle il avait fini par ne plus croire, n’y a-t-il pas un moment où il va devoir la payer ? Même si c’est injuste !
— Putain de Pavlov à la con ! crie-t-il en sortant de la voiture pour rentrer chez eux.
L’aiguille a été plantée, le sang tiré… autant dire les dés jetés. L’appréhension, au fond, ce n’est rien d’autre qu’un cri d’amour, la volonté de poursuivre une route magique, de ne rien voir venir gâcher ce qu’ils ont construit depuis des années, loin de leurs anciennes habitudes, de leurs faux amis, faux amants, fausses joies…
Rémy aime rectifier, lorsqu’on lui dit qu’ils forment un couple gay : « sûrement pas ; nous sommes juste un couple » avant d’ajouter fièrement, après un court silence : « stable ! »
C’est à cela que Nikos pense en poussant la porte de l’appartement, alors l’appréhension s’envole. Ils sont un couple stable ; le sort n’a pas de prise sur cela !
 
Toulouse, 28 au 30 juin 2018