vendredi 14 décembre 2012

Un arbre en automne 5/5


Les pronostics de Constantin se révélèrent tout à fait fondés. La crise s’emballa soudain du côté de la Grèce . Soumis à une cure d’austérité sévère qui mêlait hausses d’impôts, baisses des salaires et des retraites, privatisations et coupes sans précédent dans les dépenses de l’État, le pays n’en était pas moins au bord de la faillite et attendait son salut d’une aide financière sans cesse accrue de l’Union européenne et du Fonds monétaire international. Les deux institutions négociaient cette aide contre des mesures toujours plus drastiques que le peuple grec contestait, déjà au bord de l’asphyxie. Les grèves devenaient plus nombreuses et plus dures.
Le jeudi 27 octobre 2011, veille de la visite de Constantin, un nouvel accord européen avait été trouvé après d’âpres discussions au Bundestag qui refusait de faire payer aux contribuables allemands la défaillance des autres pays de l’Union en garantissant leurs emprunts. Le contenu de cet accord et les circonstances politiques de sa négociation avivèrent le mécontentement des Grecs, conduisant le Premier ministre à proposer le 31 octobre l’organisation d’un référendum national pour la ratification de cet accord, à la stupéfaction de ses partenaires européens. Il fut immédiatement convoqué à la réunion du G20 qui se tenait à Cannes, les 3 et 4 novembre, sous présidence française, afin d’être “recadré”. De retour à Athènes, Papandréou négocia avec ses ministres de démissionner au profit d’une coalition nationale s’ils l’aidaient à obtenir un vote de confiance au parlement. Sa démission fut rendue publique le mercredi 9 novembre.
Ainsi, la grande histoire s’imbriquait-elle dans la petite. Je ne m’étais jamais beaucoup intéressé à la marche du monde, pas plus qu’à celle de l’Europe, mais ces péripéties avaient soudain une influence directe sur ma vie et en prendraient de plus en plus. Dans les mois qui suivirent, j’allais devenir incollable sur les points de tensions économiques, il me suffirait pour cela de prendre garde aux différentes destinations de Constantin. La multiplication de ses voyages au Portugal, en Espagne ou en Italie prendrait valeur de thermomètre.

La crise grecque eut donc pour conséquence immédiate de reporter notre second rendez-vous chez moi au 11 novembre, soit trois semaines plus tard.
Était-ce le temps perdu de ces longs jours d’absence ? Nous ne laissâmes pas traîner les choses davantage en conversations oiseuses sur les éditions anciennes ou la résolution temporaire de la crise de l’Euro.
À peine était-il entré, laissant son escorte à la porte, que nous étions dans les bras l’un de l’autre et basculions aussitôt sur le canapé. Il était en même temps attentif et déterminé, fougueux et prévenant, sans cesse en mouvement. J’étais littéralement transporté de plaisir, à tel point que j’eus un moment le sentiment de me retrouver sous la nef de la grande chapelle du Palais des Papes en Avignon, un endroit où je m’étais senti pleinement heureux dix ans plus tôt avec l’homme qui avait le plus compté dans ma vie.
J’aimais tout de suite sa peau. D’abord pour la finesse de son grain, ensuite pour son goût et son odeur boisés qui me faisaient irrésistiblement penser aux copeaux des taille-crayons de mon enfance.
Sous ses caresses et ses morsures, j’étais comme un bateau ivre dans la tempête mais sans aucune crainte car dominait en moi la sensation sinon la certitude d’avoir trouvé mon futur port d’attache.
Après ce déferlement de plaisir, nous nous assoupîmes l’un contre l’autre. Il y avait le poids de sa main sur ma hanche, son souffle régulier contre ma nuque. Je retrouvais un sentiment de plénitude que je croyais ne plus jamais devoir connaître. Le canapé était devenu une île déserte sur laquelle nous étions hors d’atteinte. Esmeralda était à la porte dans le jardin, les deux gorilles dans le hall de l’immeuble ; nous étions seuls au monde pour encore quelques précieuses minutes.

Par la suite, Constantin prit l’habitude de me retrouver chaque vendredi, pour autant que ses activités ne le retenaient pas loin d’ici. Ces visites occasionnèrent quelques tensions de voisinage, la présence des deux gorilles étant loin de passer inaperçue. Il fallut négocier avec eux le fait qu’ils attendraient désormais dans la voiture et se feraient le plus discrets possible.
Il arrivait en fin de matinée afin que nous déjeunions ensemble. Je faisais la cuisine, retrouvant le plaisir de préparer des plats mijotés dont les effluves parfumaient l’appartement de façon subtile, annonçant en éclaireur l’arrivée de la fête. C’était l’occasion d’un jeu entre nous ; une fois passé la porte, Constantin tentait de deviner le menu d’un frémissement de narines.
Pendant le repas, il me racontait une ou deux anecdotes internationales qui illustraient sa semaine écoulée. C’était pour moi un moyen de découvrir son emploi du temps. Rien d’indiscret dans ses propos, il restait d’une grande réserve sur ses activités et les gens qu’il était amené à rencontrer. Une fois ou deux, il m’avait semblé capter son ombre en arrière-plan d’un reportage sur une réunion à Bruxelles, penchée à l’oreille d’un représentant de la délégation française, mais si j’y faisais allusion je n’obtenais ni confirmation ni démenti.
Les deux tasses de café rituelles avalées, nous faisions l’amour frénétiquement, longuement avant de nous endormir épuisés le temps d’une sieste généralement perturbée par les différentes sonneries de son portable annonçant l’arrivée de mails ou de SMS, quand ce n’était pas un appel vocal pressant.
En fin d’après-midi, il faisait avancer la voiture et s’éclipsait rapidement. Suivant le temps dont il disposait, il se contentait d’aller embrasser sa mère et prendre le thé avec elle ou bien il passait la soirée et la nuit chez elle avant de s’envoler à nouveau pour une destination connue de lui seul.
J’organisais ma vie en fonction de nos rencontres, refusant toute obligation professionnelle le vendredi entre onze et dix-huit heures.
Bien que nous ayons décidé de nous montrer discrets sur notre relation, quelques amis constatèrent un changement dans ma vie et voulurent en savoir plus à ce sujet. J’admis avoir fait une rencontre, tout en restant vague sur celle-ci, refusant même de révéler le prénom de l’heureux élu. Le présenter à quiconque était impensable, si j’avais organisé une rencontre chez moi les deux gorilles seraient devenus hystériques et j’aurais eu le plus grand mal à justifier cette situation que j’admettais à défaut de bien la comprendre.
Avant notre rencontre dans le parc, je me sentais comme un arbre en automne, dont la sève se retire peu à peu alors qu’il se prépare à s’assoupir pour l’hiver. Un hiver que je voyais s’installer pour longtemps et au bout duquel il n’y aurait peut-être pas de réveil. Et puis cette rencontre avait relancé le cycle, bousculant les saisons, installant un printemps que je devine durable malgré tous les signes de sa précarité.
J’ai bien conscience que ce qui ramène Constantin par ici chaque semaine, c’est moins ma cuisine ou mon corps que le grand âge de sa mère . Elle est en quelque sorte mon alliée sans même le savoir, mais également une épée de Damoclès effilée au-dessus de ce lien fragile qui nous unit. Le jour où elle ne sera plus là, serais-je une raison suffisante pour l’attirer encore ici, l’éloignant des villes lointaines dans lesquelles se joue la plus grande part de sa vie ?
Cependant, il ne faut pas me voir en victime, car je dois à la vérité de dire que je trouve également ma part dans cette configuration.
Aimerais-je autant Constantin s’il était collé à moi en permanence ? Voudrais-je de lui à demeure alors que nous n’avons passé que deux ou trois nuits complètes en un an ? Ce qui fait le ciment de notre histoire, c’est avant tout l’absence des petits tracas qui font l’usure du quotidien. Le plaisir sans cesse renouvelé de nos retrouvailles fait toute la valeur de notre liaison, nous avons la chance de pouvoir encore longtemps nous surprendre mutuellement puisque nous n’avons chaque fois qu’à peine le temps de nous connaître un peu.
Bien sûr, il y a un risque. Mais il y a toujours un risque, dans toute histoire. Peut-être rencontrera-t-il quelqu’un d’autre, peut-être est-ce déjà fait et a-t-il un amant dans chaque capitale européenne ? Je ne veux pas y penser, je préfère savourer l’instant. Je me répète cette phrase du romancier britannique Hanif Kureishi : « On est toujours infaillible dans le choix de ses amants, surtout quand on cherche la personne qui ne nous convient pas », en me disant que Constantin est probablement la personne qui me convient le mieux depuis longtemps. Quand à savoir si la réciproque est vraie, il faudrait avoir le courage de lui poser la question…
 
Toulouse,
12 mai - 9 décembre 2012

jeudi 13 décembre 2012

Un arbre en automne 4/5

 
Un mois avait passé. Je confesse bien volontiers que les deux premiers week-ends, je calquais mes horaires de promenades avec ceux qui m’avaient permis de croiser le bel inconnu et son escorte, mais ce fut en vain. De même qu’à aucun moment je ne devais revoir sa mère au parc. Absorbé par mon travail, je rangeais cela dans ma bibliothèque de souvenirs, rayon “histoires qui auraient pu être”.
J’étais absorbé dans l’évaluation de la Correspondance générale de Voltaire en 12 tomes, parue chez A. A. Renouard à Paris en 1821, lorsque mon portable sonna.
— Jean-Frédéric ? demanda une voix joviale à l’accent particulier.
Je fus d’abord interdit, surpris qu’un correspondant utilise ce prénom sur une ligne strictement professionnelle où tout le monde me connaissait sous le nom de Nikolas. D’autant plus surpris que même mes propres parents s’étaient vite lassés d’un prénom composé trop long à prononcer pour leurs rappels à l’ordre incessants. On ne garda rapidement que les deux initiales, puis un glissement phonétique se produisit qui fit doubler la seconde consonne et, pour ma famille et mes amis, je devins Jeff une fois pour toutes. Mais l’accent de mon interlocuteur me permit de l’identifier facilement.
— Vous m’aviez dit de deviner votre prénom, continua-t-il.
— Je vois que votre police est bien faite, admis-je.
— Vous ne croyez pas si bien dire, répliqua-t-il en riant.
J’étais bien sûr intrigué, mais je m’attachais davantage aux perspectives que m’ouvrait cet appel qu’à la teneur des propos échangés. Si mon interlocuteur avait été originaire du Sud, dire que sa voix était chaleureuse aurait été un lieu commun tout à fait navrant ; mais puisqu’il venait manifestement de l’Est et du Nord, ça n’en prenait que plus de signification pour moi. Certes, il était un peu passé à l’arrière-plan de mes pensées ces derniers jours, toutefois l’entendre au téléphone réactivait les phantasmes que j’avais pu nourrir précédemment.
— Je me demandais si vous étiez libre et si nous pourrions nous voir, dit-il avant d’enchaîner presque précipitamment : je voudrais vous soumettre une vieille édition…
— De quoi s’agit-il, demandai-je sur un ton professionnel qui n’aurait dupé personne.
— Une édition originale des Liaisons dangereuses
Il dit cela avec une sorte d’ironie, à tout le moins une tonne de sous-entendus qu’il aurait fallu être niais pour ne pas percevoir. Je n’ai rien d’un niais et j’étais tout à fait excité par la perspective de ces Liaisons dangereuses, qu’elles soient l’œuvre de Pierre-Ambroise Choderlos-de-Laclos publiée à Paris en 1782 ou une invitation à en vivre une version plus moderne.
— Quand voulez-vous passer ?
— Je suis à Berlin. Je dois régler deux ou trois choses au Bundestag, mais je pense que je peux être chez vous en fin d’après-midi. Dix-huit heures vous conviendrait-il ?
— Ce serait parfait, dis-je avec un peu trop d’empressement à mon goût.

À dix-huit heures précises, on sonna à l’interphone. J’allais répondre avec empressement. Esmeralda était dans le jardin, j’avais pris soin de refermer la porte-fenêtre afin qu’elle nous laisse tranquilles.
J’appuyais sur la commande électrique de la porte d’entrée de l’immeuble, tout en ouvrant la mienne afin que mon visiteur ne s’engage pas inutilement trop avant dans le hall.
Il n’était pas seul, les deux sbires de la dernière fois le précédaient, formant une sorte de barrage entre nous. J’avais pu apercevoir qu’il portait un paquet enveloppé de papier kraft dans les mains et enregistrer le sourire qu’il m’adressait, mais soudain tout fut relégué au second plan par le comportement incroyable des deux gorilles.
Sans que je puisse comprendre comment, l’un d'eux me passa devant le nez en me repoussant doucement mais fermement, entra dans l’appartement dont il fit le tour rapidement tandis que son collègue restait sur le paillasson, formant toujours rempart devant mon hôte.
Ce manège s’effectua en quelques secondes, je n’eus pas le temps de réagir que déjà celui qui s’était introduit chez moi sans y être invité ressortait en annonçant que tout allait bien.
— Bon, eh bien puisque vous voilà rassurés, je vais peut-être pouvoir entrer ? dit mon invité d’une voix un peu agacée. Attendez-moi dehors, je vous ferai savoir quand nous repartirons.
Je m’effaçais pour le laisser entrer et refermais derrière lui.
— Je suis navré de tout ce cirque, dit-il. Ils sont un peu trop zélés par moments, mais d’un autre côté c’est pour cela qu’ils sont payés, ajouta-t-il avec un sourire désarmant.
J’étais trop sidéré pour faire le moindre commentaire. Je me contentais de hausser les épaules comme pour signifier que tout cela n’avait rien que de naturel et d’habituel parmi ma clientèle.
— Voici l’objet, lança-t-il dans le but évident de faire diversion en me tendant le paquet qu’il tenait à la main.
Je le priais de prendre place sur le canapé de la pièce principale tandis que je déballais précautionneusement et examinais attentivement les 2 volumes in-12 d’une magnifique édition originale des Liaisons dangereuses – « A Amsterdam, et se trouve à Paris, chez Durand Neveu, libraire, à la Sagesse, rue Galande. M. DCC. LXXXII. » –, dans leur reliure d’époque : pleine basane fauve marbrée, filet à froid, dos lisse orné, tranches rouges.
— Très belle pièce, dis-je. Christie’s en a vendu une équivalente en 2009 à Paris pour 31 000 euros. C’est un tirage « A », un tirage « B » ferait moins à ma connaissance. Il me semble qu’il s’en est adjugé un chez Tajan en 2000 pour 53 000 francs à l’époque, soit dans les 8 000 euros…
Il me regardait, l’air impressionné. Était-ce par les chiffres que j’annonçais ou par l’assurance avec laquelle je les avançais ?
— Je ne pense pas me tromper. Bien sûr, pour une expertise plus précise il me faudrait davantage de temps et regarder plus en détail chacun des volumes pour m’assurer qu’il n’y a pas de vices cachés dans tout cela…
— Oh ! je ne pense pas que l’on puisse dire qu’il y ait le moindre vice caché dans cette œuvre, dit-il en riant.
— Vous avez raison, tout y est suffisamment explicite et a produit le scandale et le succès que l’on connaît…
Je déposais l’ouvrage sur la table basse devant lui, tandis qu’Esmeralda grattait à la porte pour tenter de se faire ouvrir. Avec un tel trésor à portée de son museau toujours plus ou moins baveux, il n’en était pas question !
— Puis-je vous offrir quelque chose à boire ? demandais-je.
— Volontiers.
— Une coupe de champagne ?
— Ma foi, si vous me prenez par les sentiments…
Je sortis deux flûtes, un seau que je remplis à moitié de glaçons avant d’y plonger une bouteille de Brut qui rafraîchissait déjà dans le réfrigérateur.
— Vous m’avez dit au téléphone que votre police est bien faite, ce qui vous a permis de découvrir mon prénom, en revanche je ne sais toujours pas qui vous êtes…
— En effet, j’étais troublé, je ne me suis guère montré poli ! Mon nom est Constantin Stanislavski.
— Décidément, c’est une rencontre littéraire ! dis-je. Après le grand roman épistolaire français, nous voici dans le théâtre russe. La mise en scène de votre arrivée s’explique donc, ajoutais-je avec espièglerie.
— Ça, je pense que ce n’est pas volé, reconnut-il avec amusement.
Il m’expliqua de façon schématique ce qu’étaient ses occupations professionnelles, justifiant ainsi la protection dont il bénéficiait en permanence. Quatre hommes se relayaient autour de lui, fonctionnant par binômes, précisa-t-il, ajoutant avec une certaine coquetterie qu’avec sa présence au milieu les cinq continents étaient ainsi représentés, ce que j’aurais peut-être l’occasion de vérifier par la suite.
Pour ce que j’ai cru pouvoir comprendre, il représentait les intérêts stratégiques d’un puissant consortium international, ce qui avait l’air de consister en activités de lobbying permanent auprès des différents exécutifs planétaires. Il passait sa vie d’une capitale à l’autre, manœuvrant tous les leviers possibles pour peser sur les décisions qui pouvaient avoir une influence plus ou moins directe sur les capitaux qu’il représentait.
Ce jour-là, il arrivait de Berlin et faisait un crochet par la France afin d’embrasser sa mère et me rencontrer, avant de s’envoler pour Athènes où le gouvernement de George Papandréou ne devait plus tarder à tomber devant son incapacité à convaincre les Grecs de la nécessité des sacrifices vertigineux auxquels il les conviait.
Au cours de cette conversation, il m’expliqua que le zèle de ses gardes du corps, s’agissant d’une visite privée, devait avoir un lien avec la paranoïa ambiante qui voyait un complot sordide dans les récentes mésaventures du Directeur général du FMI, arrêté dans un avion à New York et accusé de viol sur une des femmes de chambre de l’hôtel qu’il venait de quitter.
Je résume sans entrer dans les détails, je n’étais pas certain de tout saisir car j’étais bien plus passionné par sa personne que parce qu’il me racontait d’une vie qui m’était tout à fait étrangère. Au demeurant, je ne voyais plus très bien comment il me serait possible d’envisager une relation amoureuse avec un type semblable ! Était-ce ce qu’il cherchait, d’ailleurs ? N’avais-je pas interprété ses sourires et son attitude générale dans un sens qui me convenait unilatéralement ? Il était fort possible, après tout, que sa visite eût réellement pour but de me soumettre les deux volumes anciens pour expertise. C’est ce que fut ma conclusion lorsqu’il prit congé une fois la bouteille de champagne achevée, en me laissant les livres pour un examen approfondi.
Au moment de se lever, il appuya sur une touche de son portable et lorsque son interlocuteur répondit à la première tonalité il dit simplement : « Je sors » avant de raccrocher.
Sur le pas de la porte, il me serra la main longuement en me regardant dans les yeux avec une certaine insistance, sans un mot.
Dans le hall, il n’y avait plus qu’un de ses hommes, mais la voiture était avancée devant l’allée, moteur tournant, portière arrière ouverte. En quelques secondes, il n’y eut plus personne. J’aurais pu croire à un mirage, n’avait été la sensation de la chaleur de sa main au creux de la mienne…

mercredi 12 décembre 2012

Un arbre en automne 3/5


Les jours suivants, je l’oubliais. J’étais occupé par la préparation de la dispersion aux enchères d’une bibliothèque érudite qui comportait de magnifiques ouvrages ainsi que quelques raretés qui devaient, selon moi, mettre un peu de piment dans le déroulement de la vente.
Je savourais ces instants précieux où les livres étaient en ma possession, offerts à ma curiosité, à mes mains caressantes… Il flottait dans le minuscule appartement un parfum de reliures de vieux cuirs, de papier, d’encre et de colle d’un autre âge.
Il s’en suivait un désordre de cartons et un encombrement indescriptible dans la pièce qui me servait de bureau, mais n’était-ce pas tout ce que j’aimais, au fond, que ces remparts de livres dont chacun était une fenêtre ouverte sur un monde à découvrir ou revisiter ?
Esmeralda restait allongée devant la porte, non seulement parce qu’elle savait n’avoir pas le droit d’entrer dans cette pièce, mais aussi par crainte devant ces échafaudages précaires de cartons inquiétants.
Je m’abandonnais à une passion, sans me douter un instant qu’une autre était en train de naître, tout aussi exaltante bien que beaucoup plus compliquée à gérer…

Depuis quelques semaines, je menais une vie bien réglée, très plan-plan, à l’opposé de celle qui avait été la nôtre les deux années que j’avais passée avec mon ex.
Les raisons pour lesquelles un couple ne fonctionne pas sont toujours multiples. On pourrait passer outre un seul problème, mais quand ceux-ci deviennent pléthore c’est peine perdue.
Vouée à l’échec, notre histoire l’était dès le départ. C’était d’ailleurs sans importance puisque ce n’était alors qu’une simple rencontre a priori sans lendemain. Deux solitudes qui se rapprochent et s’accouplent le temps d’une nuit pluvieuse et triste.
Nonobstant le simple fait que nos routes s’étaient croisées alors que je me trouvais à des centaines de kilomètres de chez moi, au moment même de la rencontre il me fit part de deux éléments qui déjà hypothéquaient le moindre avenir : il était veuf de fraîche date et héritier d’une petite fortune confortable.
L’homme avec qui il avait partagé les vingt dernières années était décédé quinze jours plus tôt des suites d’une “longue et douloureuse maladie”. Euphémisme médical suffisamment vague pour laisser à chacun le soin d’imaginer le pire et souvent au-delà de la réalité elle-même.
Nous nous étions rencontrés sur une aire d’autoroute connue pour être un lieu de drague homo. Il avait garé sa grosse berline sombre à côté du coupé Mercedes que m’avait prêté pour la soirée un ami chez qui j’étais descendu en train afin d’assister à un Salon du livre ancien. La pluie battante ajoutée à l’obscurité de ce coin de parking laissait supposer que l’homme qui me faisait signe de le rejoindre avait été davantage motivé par le véhicule dans lequel je me trouvais que par celui qui l’occupait.
Je le rejoignis, appréciant au premier coup d’œil la qualité du cuir de la sellerie et le bois précieux du tableau de bord. Du conducteur, je ne vis d’abord que les cheveux gris coupés en brosse et cela suffit à me convaincre de m’installer à ses côtés. Un jeune blanc-bec m’eût fait fuir aussi vite !
Nous échangeâmes les banalités d’usage. Celles qui évitent de se montrer trop direct même si personne n’a le moindre doute sur la motivation profonde de l’autre à se trouver en pareil lieu à une heure aussi tardive par un temps d’apocalypse. Puis il me proposa de le suivre chez lui, à quelques kilomètres de là, après la prochaine sortie.
Une fois quittée l’autoroute, nous prîmes des petites routes de montagne, étroites et sinueuses. J’étais inquiet, il me semblait que ce trajet était interminable et rien ne pouvait me servir de points de repères si je voulais rebrousser chemin. Je n’avais eu que le temps de laisser un message à l’ami qui m’hébergeait afin qu’il ne s’inquiète pas en ne voyant pas la voiture à son réveil. Je n’avais pas compris le nom du village où l’on m’entraînait.
Je suivais un certain Simon, à peine entrevu à la lumière du plafonnier de sa berline, une fois en y pénétrant, la seconde en en sortant pour rejoindre la 630 SL. J’étais horrifié. Comment pouvais-je à ce point abdiquer toute prudence ? Ce n’était même pas le manque qui me poussait à agir ainsi mais plutôt une sorte de spleen qui m’était tombé dessus en début de soirée, quand le temps avait tourné à l’orage.
Nous finîmes par arriver devant une propriété baroque et démesurée, une sorte de petit château prétentieux, ce qu’un siècle plus intelligent que le nôtre avait baptisé “folie” et pour quoi Alexandre Dumas s’était ruiné. Je devais découvrir au matin qu’à l’arrière une immense piscine trouait un gazon mieux entretenu que celui d’un golf.
Je fus davantage impressionné par l’intérieur. L’amoureux de vieux meubles en noyer que je suis avait de quoi être comblé par chacune des pièces disposées dans la vaste salle centrale, table immense, dessertes, vaisseliers… Cela avait un petit air de musée prétentieux, assez touchant en somme. Ou bien étais-je simplement bon public ?
Simon m’offrit à boire. Je lui demandais de l’eau plate, qu’il me servit dans un verre à pied en cristal ciselé, sans aucune affectation, comme si telle était l’habitude de la maison. Ce qui était manifestement le cas. Je m’en amusais intérieurement. Pour aimer les belles choses, je n’en ai pas moins le goût de la simplicité.
Tandis que je finissais mon verre en observant les lieux, Simon m’informa de sa récente situation. J’étais le premier homme à franchir la porte depuis le départ de son compagnon. Il semblait perdu et n’être plus très sûr de souhaiter ma présence ici. Pour ma part, je me mordis la lèvre inférieure en me disant in petto : « Oh ! dans quoi tu t’es fourré ? Ça va pas être simple… » Je voulais partir, mais je n’osais pas. D’abord par crainte de me perdre sur la route du retour, ensuite par un réflexe stupide de bonne éducation.
Il m’entraîna dans la chambre d’amis. Nous nous déshabillâmes gauchement avant de nous allonger sur le lit où nous passâmes plus de temps à parler qu’à avoir des rapports physiques. Cette nuit-là, Simon cherchait davantage une paire d’oreilles compatissantes que de fesses accueillantes. Je lui donnais donc ce qu’il souhaitait et le laissais se vider d’un trop plein d’émotions, mélange de peine et d’incompréhension.
Son compagnon dirigeait une moyenne entreprise dans l’agroalimentaire, produisant salaisons, plats cuisinés, conserves… Il gagnait bien sa vie et menait grand train tout en ne dédaignant pas de consacrer un peu de son temps à la collectivité. Ainsi siégeait-il au conseil municipal et présidait-il le club de rugby local. Tous deux avaient vécu ensemble durant vingt ans et pendant ces longues années ils ne s’étaient jamais tutoyés en public ni montrés intimes. Officiellement, Simon était le majordome des lieux. Seuls les imbéciles étaient dupes et les apparences sauves !
Je l’écoutais dérouler sa litanie. J’avais vite compris qu’il ne se passerait rien entre nous d’ici le lever du jour. Chaque mot qui s’enchaînait au précédent en éloignait un peu plus l’éventualité. J’étais compatissant et embarrassé. Que dire et comment intervenir dans un récit qui, objectivement, ne me concernait pas ?
Au petit matin, il me montra le chemin jusqu’à l’entrée de l’autoroute. Nous nous séparâmes sur un vague signe de la main. Je lui avais laissé une carte de visite, par habitude, comme je le fais avec chaque garçon de rencontre sachant qu’il ne reprendra jamais contact et trouvant bien qu’il en soit ainsi, la plupart du temps.
Je me trompais. Simon m’appela en fin de matinée, alors que j’étais dans le train du retour. Puis, les jours suivants il me harcela littéralement. Je ne savais comment m’en dépêtrer, ne souhaitant pas me montrer trop brusque avec lui dans l’épreuve qu’il traversait.
Cet homme ne m’intéressait pas. Il était encore – et c’était tout à fait compréhensible – emberlificoté dans ses sentiments pour son compagnon décédé ; de plus, il y avait trop de distance entre nous, ce ne pouvait être qu’une rencontre de passage. Enfin, il avait un train de vie qui était bien au-dessus de mes moyens. Jamais je n’aurais pu le suivre dans les grands restaurants où il avait ses habitudes et je n’imaginais pas davantage me laisser entretenir. Ni par lui, ni par un autre !
Simon était fragile, je ne l’étais pas moins.
Je me remettais difficilement de ma dernière rupture. Celle-ci avait été brutale, mettant un terme à une liaison de six ans avec un antiquaire de L'Isle-sur-la-Sorgue rencontré à l’occasion de la vente aux enchères d’un immeuble particulier en Avignon. Nous étions tous deux intéressés par la bibliothèque. Lui, visait le monumental et non moins magnifique meuble en merisier, de mon côté je m’apprêtais à m’en faire adjuger le contenu.
Nous nous étions retrouvés au secrétariat du commissaire-priseur pour le règlement et la paperasserie y afférente. Comme il s’agissait d’une grosse vente, le personnel était quelque peu débordé et j’en avais profité pour draguer ouvertement ce petit homme rondouillard qui m’avait tapé dans l’œil sans que je puisse vraiment m’expliquer pourquoi.
Les formalités effectuées, nous nous étions retrouvés attablés à la terrasse d’un bar sur la place de l’Horloge et plus tard il renonçait à prendre la route du retour pour passer la nuit avec moi dans une chambre d’hôtel anonyme et sans confort.
La demi-douzaine d’années qui suivit fut pour moi l’occasion d’autant de week-ends voyageurs que possible. Ce n’était pas toujours facile, mais j’étais heureux. Je croyais que la distance qui nous séparait était une chance, qu’elle empêchait l’usure du quotidien et favorisait des retrouvailles toujours plus torrides. Et puis un jour, Graham Greene débarqua entre nous… je veux dire : le troisième homme. Celui qui est toujours surnuméraire dans un couple.
Brutalement remercié, je vécus fort mal les semaines, les mois et les années qui suivirent. Persuadé d’avoir perdu l’homme de ma vie, je ne parvenais pas à passer à autre chose, une autre histoire, un autre homme à qui donner ma confiance plutôt que mon corps.
Il me semblait qu’une leçon au moins était à tirer de cette mésaventure : ne plus jamais croire que la distance peut être une alliée. Se cantonner au “local” ! Dans ces conditions, je n’envisageais pas un instant de nous laisser la moindre chance à Simon et à moi.
Pourtant, à bout d’arguments et sous la pression de ses appels téléphoniques incessants, je finis par céder et, quinze jours plus tard, je reprenais la route de ses montagnes pour un week-end prolongé.
Ces retrouvailles furent plus physiques que ne l’avait été la première nuit. Il n’était plus question d’épanchement verbal. Ses assauts se succédaient sans répits, il se montrait d’une ardeur qui ne faiblissait pas. J’appris bien plus tard que certaine pilule bleue n’y était pas pour rien.
Pendant ces quatre jours, Simon voulut à toute force me présenter au maximum de personnes. Amis plus ou moins proches, anciens collègues… Je n’y tenais pas outre mesure, il me semblait que tout cela était par trop précipité et je me demandais si ce n’était pas une nouvelle stratégie destinée à me forcer la main. Peut-être voulait-il simplement étaler son bonheur au grand jour pour mieux s’en convaincre lui-même et éviter de retomber dans le travers du non-dit qu’on lui avait imposé pendant tant d’années ?
S’ils me firent dans l’ensemble bonne figure, je vis bien la réticence de ses amis à mon égard. Celle-ci ne fit que s’amplifier au fil du temps. Certains trouvaient qu’un délai de bienséance aurait dû être observé avant de nouer une nouvelle relation, d’autres pensaient – et ne se privèrent pas de le dire – que je flairais l’héritage et avais trouvé en Simon le parfait pigeon. Cela leur était d’autant plus facile qu’à sa demande je l’aidais à démêler les problèmes administratifs auxquels il était confronté.
Son compagnon avait eu l’intelligence de souscrire diverses assurances vie à son nom afin qu’un gros capital puisse lui échoir hors succession, conscient que tout le reste serait taxé à 60 % en l’absence de tout lien officiel entre eux. Cet argent fut donc relativement rapidement à sa disposition et ceux qui comptaient le conseiller sur son usage en furent pour leurs frais. Cette attitude nouvelle d’indépendance ne pouvait être imputable à leurs yeux qu’à ma seule mauvaise influence.
Les gays n’étaient pas les derniers à nous critiquer, à l’exception notable d’un couple qui vivait loin de ces montagnes reculées et arriérées, au bord d’une mer calme, mais que nous n’eûmes pas l’occasion de voir souvent.
C’était une bonne chose que Simon n’ait aucune famille, car celle-ci n’aurait probablement fait qu’ajouter à la liste toujours plus longue de mes détracteurs. Nous avions bien assez à faire, en matière de famille, avec celle du défunt qui envisageait d’attaquer le testament et n’y renonça officiellement que pour éviter le scandale de la mise au grand jour d’une relation homosexuelle si soigneusement cachée jusque-là, mais plus certainement après avoir compris que tout ayant été converti en assurances il ne resterait plus grand-chose à se partager à l’arrivée. « Familles, je vous hais ! Foyers clos, possessions jalouses… », disait Gide !
Les chèques des diverses assurances en poche, Simon quitta le petit château au loyer exorbitant qu’il n’avait jamais vraiment aimé, ce village qui lui rappelait trop de souvenirs, et s’enquit d’acheter une maison à quelques kilomètres de chez moi.
Nous étions convenus de nous voir régulièrement mais de ne pas habiter ensemble au moins dans un premier temps. Je tenais à mon indépendance et refusais de précipiter les choses. Pourtant, il ne lui fallut pas longtemps pour me faire plier à ses exigences. Je résiliais mon propre bail et m’installais chez lui.
Fatale erreur !
Il ne suffit pas de s’aimer pour vivre ensemble. Rien n’est jamais aussi simple. Chacun arrivant avec ses propres habitudes, des concessions sont nécessaires, un équilibre est à trouver. Les caractères que l’on croit compatibles se révèlent parfois ne plus l’être dès lors qu’ils se confrontent et s’affrontent en permanence. Voir quelqu’un de temps à autre, partager de bons moments avec, n’a rien de comparable avec le fait de vivre ensemble en subissant l’usure du quotidien avec son lot de petits agacements qui finissent par aboutir à de grandes crises.
Après un mois de vie commune, je savais avoir commis une erreur monumentale. J’essayais malgré tout de nous laisser une chance, de ne pas baisser les bras. Je crus pouvoir y parvenir. Je m’accrochais durant deux longues années avant de finir par jeter l’éponge.
Entre-temps j’avais adopté Esmeralda, réalisant ainsi un vieux rêve d’enfant. Sa compagnie m’était précieuse, elle m’était une présence chaleureuse dans cette maison que je voulais fuir et dans laquelle Simon et moi cohabitions de façon de plus en plus chaotique, tantôt nous évitant et tantôt nous querellant de façon tout à fait abjecte.
Dans la précipitation, je louais un petit appartement en rez-de-jardin pour le confort de la chienne, non loin du parc, et l’aménageais succinctement en mettant l’accent sur le confort professionnel. Une parenthèse se refermait. Je décidais de protéger mon indépendance en fuyant une fois pour toutes la moindre tentation de relation durable. Bizarrement, les relations éphémères ne me tentèrent pas beaucoup non plus.
C’était mon second échec cuisant. Celui-ci était intervenu plus rapidement que le précédent. Entre les deux, il y avait eu une sorte de désert improbable. Après tout, peut-être cela signifiait-il tout bonnement que je suis invivable ?

mardi 11 décembre 2012

Un arbre en automne 2/5



Comme chaque jour, je petit-déjeunais sur un coin de table. À mes pieds, Esmeralda attendait que je lui donne les trois biscuits en forme d’os auxquels elle avait droit traditionnellement. Lorsqu’elle les avait avalés, elle demandait invariablement à sortir dans le jardin où elle attendait que je sois enfin prêt à l’emmener faire deux ou trois fois le tour du parc, situé à une centaine de mètres de la résidence.
Si je m’attardais trop, elle revenait près de moi, s’asseyait et me poussait le coude de la truffe en me jetant un regard suppliant. Depuis toujours, elle était une excellente comédienne et savait se faire comprendre en silence. Lorsque j’avais eu à choisir un chiot parmi la portée où elle figurait au milieu de ses huit frères et sœurs, elle était venue vers moi et s’était allongée sur mes pieds sans plus bouger, comme si harassée elle avait jugé être arrivée à bon port. Je m’étais penché sur elle et l’avais prise délicatement dans mes bras, où elle s’était endormie sous mes caresses. Le tour était joué, nous nous étions choisis mutuellement.
Elle avait alors à peine deux mois. Cela en faisait huit maintenant que nous partagions notre vie dans un minuscule appartement en rez-de-jardin, au milieu d’une résidence assez coquette et surtout très calme, dans laquelle nous avions emménagé depuis quelques semaines, après que je me sois séparé de mon ancien compagnon.
Depuis lors, je savourais ma liberté retrouvée. Non pas, comme on aurait pu l’imaginer, en me jetant dans une frénésie de rencontres, mais en faisant une grande cure de solitude. Ni dépression ni drame, il n’était question que d’apaisement après la tempête.
On fait souvent des rêves hors de notre porté. Ainsi, toute mon adolescence avais-je souhaité rencontrer un garçon avec qui je pourrais vivre, pour découvrir au final que je suis instinctivement un solitaire. Non pas incapable d’aimer, simplement incapable d’affronter l’usure du quotidien d’une vie à deux, avec ses nécessaires compromis, ses petites lâchetés, ses mensonges et ses omissions. Je n’étais désormais pas loin de penser que la vie de couple est un tue-l’amour.
Dans cet état d’esprit, je ne cherchais pas à provoquer de rencontre. Il m’arrivait, cependant assez rarement, de prendre un partenaire pour l’hygiène, un coup tiré à la sauvette et sans conséquence, mais en prenant soin de ne pas m’investir affectivement. Si d’aventure je m’apercevais qu’un type me lançait un regard intéressé et appuyé, je prenais cet hommage pour ce qu’il était ; le plaisir de plaire n’étant jamais à dédaigner, surtout lorsque l’on avance en âge. Une œillade, un sourire, un geste explicite devenaient autant de trophées d’une chasse à laquelle je ne me livrais pas. Des petits bonheurs simples, glanés au hasard.

Mon café avalé, j’enfilais un sweat-shirt à capuche, mettais mes chaussures et attrapais la laisse d’Esmeralda. Je n’avais pas besoin de l’appeler, elle était à l’affût et reconnaissait le bruit de la laisse entre mille. Déjà elle s’avançait et tendait le cou pour être attachée.
Je fermais la porte-fenêtre, descendais le volet roulant et nous quittâmes l’appartement, la chienne me tirant en avant de toute la force de son poids. Elle était d’une jeunesse fougueuse, impatiente, et ne semblait pas faire de rapport direct entre la laisse et cette sensation d’étranglement qui lui coupait le souffle. Il me fallait la raisonner chaque matin et constater qu’elle était moins convaincue par les remontrances que par la douleur de son cou.
L’appel du parc était plus fort que tout. Elle savait qu’une fois arrivés là-bas je la détacherai et qu’elle pourrait gambader à son aise. Le même cérémonial se reproduisait à chacune de nos visites, deux ou trois fois par jour suivant mon emploi du temps.
À cette heure matinale, le parc était le plus souvent désert. Cela me convenait parfaitement, à la fois par désir de solitude personnelle et pour la tranquillité de la chienne qui ne risquait pas d’être agressée par certains de ses congénères moins aimables qu’elle, ainsi que cela s’était déjà produit à deux reprises.
Parvenu à l’entrée du parc, je la lâchais et la suivais du regard tout en marchant d’un pas mesuré à quelque distance derrière elle. Le fond de l’air était encore frais, mais une belle journée s’annonçait.
Nous abordions le second tour de notre parcours lorsque je le vis venir vers nous. Il avait troqué son costume pour un survêtement et courait à petites foulées. Sa silhouette m’était déjà familière et je n’eus aucune difficulté à le reconnaître au loin. Peut-être aussi parce que deux ombres furtives le suivaient à distance, elles aussi ayant troqué leur mise vestimentaire de la veille pour une tenue de sport.
Il vint droit sur nous, se pencha sur la chienne dont il flatta la croupe.
— Alors, Esmeralda, tu vas bien ce matin ?
Je retrouvais ce léger accent que j’avais noté la veille et qui donnait un charme supplémentaire à sa voix profonde. J’attache beaucoup d’importance aux voix, il me semble que l’âme s’y reflète sans tricherie. C’est un élément de notre personnalité auquel nous ne pouvons rien changer, qu’il est impossible de contrôler en permanence.
Il se redressa et me salua avant de reprendre sa course. Je ne résistais pas à l’impulsion de me retourner pour le voir s’éloigner. Un corps parfait, ne manquant pas d’aisance. Juste ce qu’il fallait de muscles. De quoi vous donner envie de tester tout cela de plus près…
Comme le soir précédent, alors que je croisais les deux hommes, je sentis leurs regards sur moi, même après les avoir dépassés.
Esmeralda et moi poursuivîmes notre promenade, ce qui nous amena immanquablement à recroiser le coureur et son escorte quelques minutes plus tard.
Il s’arrêta de nouveau et s’adressa à la chienne.
— Nous sommes les deux seuls à courir, ici. Ton maître n’a pas l’air d’être sportif, dit-il en me regardant un peu goguenard.
C’était une entrée en matière. À moi d’avancer mes pions au coup suivant. Puisqu’il le prenait sur le ton de la plaisanterie, je n’avais qu’à lui emboîter le pas.
— Oh, pour moi, il en va du sport comme de la musique : uniquement de chambre… dis-je en le regardant droit dans les yeux.
— Vaste programme, rétorqua-t-il. Et des plus intéressants…
Il semblait plus amusé par mon côté direct qu’effarouché. Au fond, j’étais sans doute le plus mal à l’aise des deux. J’avais agi par pure provocation, sans réelle arrière-pensée même si, à y regarder de plus près, je le trouvais de plus en plus séduisant.
— Cela vous ennuie si je fais quelques pas avec vous ? demanda-t-il. Je ne voudrais pas attraper froid en restant figé trop longtemps.
— Pas du tout. De quel côté voulez-vous aller ?
Il choisit de poursuivre dans le sens de sa course, ainsi nous n’avions pas à passer devant ses suiveurs. Je m’efforçais de ne pas tourner la tête dans leur direction, il n’était pas besoin d’être grand clerc pour savoir qu’ils nous emboîteraient le pas.
Je me posais beaucoup de question sur cette situation. Elle ne me semblait pas des plus limpides au premier abord. Je me laissais séduire par un inconnu qui avait en permanence deux types baraqués à sa remorque. Son accent de l’Est ajoutait au mystère. Était-ce un ponte d’une quelconque mafia russe ? Difficile de le lui demander, en tout état de cause.

Nous refîmes un tour du parc. Il jouait avec Esmeralda tout en m’observant à la dérobée. Nous échangions des banalités comme si nous étions soudains incapables d’aborder le seul sujet qui nous brûlait les lèvres. Chacun attendait un nouveau signal de l’autre. Aucun ne voulait prendre l’initiative.
Finalement, au moment de nous séparer, alors que nous nous serrions la main sur la vague promesse de nous revoir un jour, je lui tandis une de mes cartes de visite professionnelles, que j’avais toujours sur moi par habitude.
— N’abandonnons pas une prochaine rencontre au hasard, appelez-moi si vous voulez…, lui dis-je avec mon plus beau sourire.
Il jeta un œil au bristol un peu prétentieux que je lui avais remis – fond bordeaux et lettrage doré –, en manifestant un certain intérêt.


— Les coordonnées téléphoniques, l’adresse, mon mail et mon site Internet figurent au dos, ajoutais-je.
— Juste un prénom ? remarqua-t-il.
— Oui, c’est plus simple.
— Et avec un “k”…
— C’est plus rare. Seulement 318 cas dans le monde depuis 1946, selon Internet.
— Erreur de l’état civil ?
— Non… trouvaille marketing. Ce n’est pas non plus mon prénom, d’ailleurs.
Cela avait l’air de l’amuser beaucoup. Il y avait dans ses yeux cette même lueur que j’avais déjà eu l’occasion d’observer la veille.
— Et quel est votre prénom ?
— Cherchez… Je vous le dirai la prochaine fois, s’il y en a une !
Puis je tirais sur la laisse d’Esmeralda, que je venais d’attacher, et nous partîmes sur un vague signe de la main aux deux hommes qui ne répondirent pas et lui emboîtèrent le pas.
(À suivre) 

lundi 10 décembre 2012

Un arbre en automne 1/5

À “Constantin”,
quel que soit son nom… 



Le couple avançait à notre rencontre dans la lumière déclinante d’une fin d’après-midi automnale. Ils allaient d’un petit pas. La silhouette de la femme la laissait supposer âgée et frêle. Il y avait dans sa démarche une voussure qui semblait présager une déformation de la colonne vertébrale en haut du dos. Elle s’appuyait sur une canne mais le faisait avec une certaine distinction. Ses cheveux blancs soigneusement peignés et ramassés en chignon captaient ce qu’il restait de lumière. Lui était plus jeune. Ce devait être son fils. Mais à cette distance la ressemblance entre eux n’avait rien d’évident. Il était bien plus grand, élancé, droit comme un “i”, sans un poil sur le crâne. Il me fit penser à M. Propre, à ceci près qu’il avait troqué le t-shirt immaculé pour un costume anthracite de la meilleure coupe.
Quelques mètres derrière eux se tenaient deux hommes relativement jeunes. Mon œil les enregistra sans que je sache pourquoi au premier abord.
Ma chienne gambadait devant moi, heureuse de cette aubaine d’une dernière promenade en liberté. À cette heure, le parc était presque désert et j’avais pu la dispenser de la laisse obligatoire. Elle divaguait sans but, humant les odeurs, flairant des pistes…
Je la surveillais du coin de l’œil, soucieux de ne pas la perdre, attentif à ce qu’elle ne s’élance pas vers cette femme âgée qu’elle aurait pu bousculer en toute insouciance.
L’homme tenait le bras de la femme et, réglant son pas sur le sien, avançait en se penchant vers elle pour lui parler. Elle hochait la tête. Était-ce pour acquiescer à ses propos ou un tic comme en ont parfois les vieillards ?
Le costume de l’homme avait quelque chose d’incongru. Il ne cadrait ni avec le lieu, ni avec l’heure. Je m’en fis la réflexion au moment même où me sauta aux yeux que les deux personnages à l’arrière-plan étaient eux aussi costumés et cravatés. Ces deux groupes n’en formaient-ils qu’un ?
Esmeralda prit soudains conscience de la présence de ce couple et se précipita à sa rencontre, un peu pataude. Je pressais le pas, inquiet des réactions.
— Qu’il est beau ! s’exclama la dame, d’une voix claire et enjouée.
Comme si elle avait compris et apprécié le compliment, la chienne se laissa tomber sur l’arrière-train et tendit la tête dans l’espoir d’une caresse qui ne se fit pas attendre.
J’arrivais près du couple, rappelant l’animal à la raison.
La vieille dame souriait, rassurante, comme pour signifier qu’il n’y avait pas de problème. L’homme souriait aussi, mais son regard n’était pas pour Esmeralda. J’en éprouvais un intense frisson le long du dos.
— C’est un labrador, non ? demanda-t-elle.
— C’est une golden retriever, en fait.
— Elle est jeune, souligna l’homme avec un léger accent qui n’était manifestement pas d’ici. Probablement de l’est de l’Europe, mais indéfinissable. Un accent qu’on ne retrouvait pas chez celle que je supposais être sa mère.
— Pas tout à fait un an…
Tout en répondant, j’enregistrais machinalement que les deux hommes s’étaient rapprochés d’un pas plus vif lorsque j’avais abordé le couple et qu’ils avaient été stoppés d’un regard furtif de la part de mon interlocuteur. Je n’y prêtais pas véritablement attention, pourtant ce double mouvement ne m’échappa nullement.
La vieille dame flattait la tête d’Esmeralda qui semblait la dévorer des yeux, la langue pendante et la respiration haletante.
— C’est la première fois que je vous vois dans le parc, dit-elle.
— Oui, habituellement nous nous promenons le matin de bonne heure, dis-je avant d’ajouter pour son compagnon : à huit heures tapantes ; elle est réglée comme une horloge…
Son sourire s’accentua, il y eut une petite lueur amusée dans son regard. Je me fis la réflexion qu’on dit au théâtre, en de pareilles circonstances, avoir l’œil qui frise.
J’attachais la laisse au collier d’Esmeralda et lui enjoignais de laisser son admiratrice tranquille pour me suivre. Je saluais le couple et m’éloignais. Poursuivant mon chemin, je passais à proximité des deux hommes. Je vis leurs regards sur moi et sentis qu’ils me faisaient escorte quelques secondes.
La fin de la promenade se fit sans plus de rencontre. La pénombre gagnait, aussi ne restait-il qu’à rentrer à la maison.

Un peu plus tard dans la soirée, devant la télévision, la chienne endormie près de moi sur le canapé, sa tête reposant sur mes genoux, je repensais à cette rencontre.
J’avais d’abord observé la vieille dame, de loin. Peut-être parce que c’était avec elle qu’Esmeralda était la plus susceptible de créer des problèmes. Sans doute aussi parce que j’ai une tendresse instinctive pour les personnes âgées d’aspect fragile. L’envie d’aimer des grands-parents de substitution pour n’en avoir connu aucun des miens…
Ce n’est qu’ensuite que je m’étais intéressé à l’homme qui l’accompagnait et que je prenais pour son fils. Si la ressemblance n’était pas flagrante, les âges concordaient assez bien. Elle devait avoir dans les quatre-vingts ans, lui affichait une belle cinquantaine. Nous devions sensiblement avoir le même âge.
Il était plus grand que moi, sans doute plus sportif à en juger par sa silhouette, et incontestablement plus riche au vu de la coupe de son costume. On sentait la griffe d’un excellent tailleur, le genre chez qui l’on va également faire couper ses chemises sur mesure.
Moi qui n’attache habituellement jamais la moindre importance à ce genre de détail, j’étais capable de me souvenir de la couleur de ses yeux. D’un bleu profond, assez rare. À moins qu’il ne se fût agi de lentilles teintées ?
Je me surprenais à rêvasser. Ce n’était qu’une rencontre fortuite, sans lendemain. Au cours de laquelle il ne s’était rien passé d’autre qu’un échange de sourires que j’avais voulu interpréter d’une certaine façon qui m’arrangeait mais dans lequel lui-même n’avait sans doute mis aucune intention particulière.
Il m’arrive ainsi, parfois, d’éprouver comme une nostalgie en croisant un bel homme. La nostalgie d’une histoire qui aurait pu être… J’en ris aussitôt mais je sais que cela me fait malgré tout un bien fou.
Ce soir-là, je m’endormis en pensant à ce bel inconnu. Ma nuit fut bonne, pour autant qu’il m’en souvienne, et je dois à la vérité de dire qu’au petit matin tout cela était oublié.