mardi 25 septembre 2018

Au bord de la piscine 4/4

IV
LA PISCINE

C’est pourquoi chaque jour, en début d’après-midi, Maggie prend possession de l’un des trente transats disposés autour de la piscine…
Cela fait une quinzaine de jours qu’elle est à ce régime, si l’on excepte une escapade en bus à La Candelaria. Une heure et demie de trajet avec changement de ligne à Santa Cruz et 800 mètres à pied jusqu’à la basilique, puis autant au retour.
Elle avait dès l’abord été séduite par les neuf statues monumentales en bronze, représentant les Menceyes Guanches – rois indiens de Tenerife – qui bordaient l’extrémité du parvis, faisant dos à la mer ; puis elle était entrée dans l’édifice religieux où se trouvait la représentation de la vierge noire dans une chasse au-dessus du maître-autel. Tous les guides parlaient de cette patronne des Canaries, mais elle fut déçue par sa taille réduite. Elle se demandait, en bonne anglicane qu’elle était, comment les catholiques pouvaient vénérer une Vierge noire aussi ridicule, racistes et intolérants comme ils l’étaient pour la plupart, du moins à ses yeux. Elle fut en revanche séduite par le magistral Christ en croix, dressé devant un dais de velours pourpre dans l’une des chapelles latérale, chef-d’œuvre vivant auquel on avait envie instinctivement de porter secours.
Puis, jugeant qu’elle avait fait le plein en matière de curiosités touristiques, elle avait décidé qu’il était temps pour elle de se poser au bord de cette fameuse piscine d’eau de mer dont M. Montesollo lui avait vanté les mérites, indiquant que c’était le seul hôtel de la ville à bénéficier de ce luxe.


Cette piscine, elle la voyait depuis son balcon. On aurait presque pu ajouter « jour et nuit », car elle était éclairée grâce à un système de spots situés au fond du bassin, de la tombée de la nuit jusqu’à vingt-trois heures. Cela donnait une lueur bleue alentour qui était du plus bel effet mais obligeait à tirer les doubles-rideaux si l’on voulait dormir. Pour Maggie, il n’y avait jamais loin d’un compliment à un sujet de mécontentement. Critiquer était un trait de sa nature profonde et le fait d’en avoir pleinement conscience ne lui avait jamais fait prendre le chemin d’une quelconque rédemption. Grogner était l’un des rares loisirs encore gratuit dans cette vie !


Face à elle, de l’autre côté du bassin, il y a ce type d’une soixantaine d’années qu’elle voit tous les matins étaler sa serviette sur le même transat afin de réserver son emplacement bien que ce soit expressément interdit par le règlement, tout comme le fait de fumer au bord de la piscine ou s’y baigner avec d’énormes bouées, mais personne ne semble se soucier de faire appliquer la moindre consigne ici. Après le petit-déjeuner, l’homme prend place, en maillot de bain noir, sa tablette sur les genoux, et ne bouge plus jusqu’au moment du déjeuner. Elle ne l’a jamais vu se mettre à l’eau. Il reste les yeux fixés sur son écran. Lit-il ? Joue-t-il ? Écrit-il ? Suit-il les cours de la Bourse en temps réel ? Regarde-t-il des vidéos pornos – ou non ?
Le mystère restera à jamais entier. Et, au fond, Maggie se moque bien de ce que fait l’homme sur sa machine, ce qu’elle trouve pathétique en revanche c’est sa capacité à ne rien remarquer de ce qui l’entoure, au point de ne sembler vivre que pour ces quelques pouces de technologie condensée. Quant à elle, rien ne lui échappe de la sorte de ballet qui s’organise autour de ce rectangle d’eau, entre les idylles naissantes, les amours clandestines, les brouilles et autres drames.
Hier, par exemple, elle a vu deux merles à la robe noire et au bec orange venir déloger la tourterelle, l’attaquant tour à tour jusqu’à la forcer à quitter le nid où elle couvait ses œufs, puis mangeant ceux-ci une fois qu’elle s’était retranchée sur une autre branche du palmier. C’étaient manifestement deux mâles, car il lui semblait se souvenir que la femelle est de plumage plus clair, gris foncé.
Aujourd’hui, la tourterelle est perchée sur le mur mitoyen du cimetière anglais, juste au-dessus de l’homme à la tablette qui n’a pas même remarqué sa présence ou entendu ses roucoulements réprobateurs. L’oiseau semble regarder Maggie avec reproche, comme pour lui signifier qu’elle aurait pu intervenir pour la défendre puisqu’elle était sur son balcon au moment de l’attaque. Mais elle ne parviendra pas à lui donner mauvaise conscience, parce qu’à ses yeux un tel drame est dans l’ordre de la nature qui n’est pas moins cruelle que les hommes.


Davantage que le bar du snack, la piscine est le lieu où chacun passe à un moment ou l’autre de la journée ou de son séjour. Maggie a donc décidé d’en faire son poste d’observation. C’est une distraction comme une autre, gratuite de surcroît. Elle lui permet de scruter chacun afin de tenter de percer ses secrets, de définir sa personnalité ou au moins de lui en inventer une à sa guise.
Ce petit jeu a commencé par le jeune cycliste italien. La seule chose dont elle était certaine, c’était sa nationalité car elle l’avait entendu parler. On a beau ne pas être polyglotte, il n’est pas si difficile de faire la différence entre l’espagnol et l’italien. La première langue est plus virile, la seconde davantage mélodieuse et chantante ; l’une a été séchée au soleil aride, l’autre est mouillée, presque poisseuse de langueur. En tout cas, c’est son avis… Et Maggie possède un avis tranché sur chaque chose en même temps que sur chacun.
Elle a décidé qu’il est cycliste à cause de la forme de ses mollets et de celle de ses lunettes. Celles-ci sont légères, incurvées pour couvrir parfaitement les yeux et possèdent des verres aux reflets métalliques. À la télévision, tous les coureurs cyclistes ont les mêmes. À un point que cela en devient ridicule, tout comme pour les combinaisons qu’ils portent désormais et que l’on retrouve peu à peu dans tous les sports, notamment la natation qui a perdu ainsi tout l’intérêt qu’on pouvait lui porter ne serait-ce que pour voir de beau corps sexy dans des maillots qui savaient mettre leurs formes essentielles en valeur. Ce ne sont plus désormais, les uns comme les autres, que des robots stéréotypés, des machines à performance. La performance n’a jamais fait rêver que les imbéciles, il y avait plus à voir et à imaginer lorsque c’étaient des hommes qui s’affrontaient et que l’on pouvait reconnaître au premier regard.
Le jeune homme doit avoir une vingtaine d’années, il voyage avec une amie. Ils prennent leur petit-déjeuner à la même table et c’est le seul moment où on peut les voir tous les deux. Maggie a fait une des deux excursions en car avec lui, c’est là que la chose lui a sauté aux yeux : il ne s’agit pas d’un couple. Probablement est-il homosexuel. En tout cas, c’est l’explication la plus plausible car tous les deux sont trop différents pour être frère et sœur.
Des homos, il y en a deux autres. Un couple de Français quinquagénaires. Ceux-là sont toujours ensemble. Ils partent se promener en ville après le petit-déjeuner et réapparaissent au bord de la piscine en début d’après-midi. Le plus athlétique fait des longueurs à n’en plus finir tandis que son compagnon lit ou fait des mots fléchés sous un parasol. Ce dernier met du temps à entrer dans l’eau, on sent que ce n’est pas son élément favori et, aux grimaces qu’il ne manque pas de faire à chaque fois, que la température de l’eau est trop fraîche à son goût. Ils sont arrivés à l’hôtel il y a une semaine et la mère de l’un d’eux vient juste de les rejoindre. C’est une grande femme mince, à la chevelure d’un blanc immaculé qui attrape le moindre rayon de soleil pour en jouer de mille reflets. Elle doit avoir l’âge de Maggie, à peu de chose près. Ce qui la distingue et la caractérise, c’est une distinction naturelle qui n’a rien de prétentieuse, une aura, un charisme qui attire sur elle tous les regards. Non sans une certaine jalousie, Maggie a parfaitement vu le manège de la vieille Allemande, qu’elle a décidé d’appeler Gundrun…
Gundrun est plus petite, elle compense sa taille par un port de tête légèrement hautain et une garde-robe chic qui fait un peu déplacée dans un contexte de vacances où tout le monde, sans être débraillé, adopte une attitude correcte mais sobre. Rang de perles autour du cou, boucles d’oreilles en or – à clips car les oreilles percées ça n’est pas terrible le jour où l’on décide de ne rien mettre. Cheveux blancs au brushing tellement impeccable qu’ils sentent la perruque à plein nez. Ils ne sont pas du même blanc que ceux de la Française, ceux-là ont des reflets violacés du plus parfait mauvais goût. On la croise le plus souvent attablée à la terrasse du snack devant une bière, regardant les matchs de la Coupe du monde de football sur l’écran qui a été installé à cet effet. Les matchs semblent la passionner beaucoup moins que la Française à laquelle elle lance des regards énamourés, des sourires furtifs. S’imagine-t-elle que le fait que son fils soit pédé la prédispose à accepter les avances d’une lesbienne sur le retour ?
Cependant, Gundrun a un concurrent. Ils sont deux à viser la même proie. L’autre est un Allemand aussi, qui fait partie du même groupe. Un type un peu bedonnant, ce qui s’explique par la quantité impressionnante de bière qu’il peut descendre pendant un match. Il porte des lunettes teintées qui dissimulent son regard, mais comme il ne peut s’empêcher de les faire glisser sur son nez afin de braquer ses yeux en coin sur l’objet de ses fantasmes, il n’a pas été difficile à Maggie de repérer son manège. La seule qui semble ne rien remarquer du manège de ces deux-là, c’est l’objet de leur convoitise. La Française n’a d’yeux que pour le football à la télévision et ses deux garçons dans la piscine. L’innocence est parfois diabolique, il y a là deux malheureux à la langue pendante qui peuvent en témoigner.
En outre, Helmut – c’est le premier prénom qui lui est venu à l’esprit, car elle ne recule devant aucun cliché – a également des vues sur un autre membre de son groupe, genre secrétaire de direction fraîchement retraitée, qui feint ne pas s’apercevoir de sa présence et l’ignore avec superbe…Il y a une bonne raison à cela : elle a un jeune amant, d’une vingtaine d’années de moins qu’elle, avec qui Maggie l’a vue dans les rues de la ville. Celui-ci doit résider dans un autre hôtel où ils se retrouvent chaque après-midi. Pour les avoir entendus parler entre eux, il doit s’agir aussi d’un Allemand. Sans doute sont-ils amants depuis longtemps et cachent-ils ainsi leur relation aux autres membres du groupe. Un comité d’entreprise ? Pourquoi se cacher ? L’un est-il marié ou bien est-ce une question de honte au regard de leur différence d’âge ? Mais, dans ce cas, lequel n’assume-t-il pas ?


Maggie regarde autour d’elle. Il y a une quinzaine de palmiers autour de la piscine, répartis contre le mur mitoyen du cimetière où ils alternent avec de modestes dragonniers ; devant son balcon ; derrière elle où ils semblent faire une haie d’honneur aux chambres de l’aile Est du bâtiment principal ; et un dernier, sans doute le plus vieux, dont on dirait qu’il soutient le corps central de l’hôtel à partir de la volée de marche séparant la piscine du solarium et du snack pour monter jusqu’à hauteur de la suite du deuxième étage. Elle n’aime pas les palmiers, trouve hideux ces troncs qui grimpent au ciel avec une touffe de palmes à leur extrémité comme de grandes gigues échevelées.
Des grandes gigues, il y en a d’autres autour de la piscine, comme ce jeune Américain qu’elle surnomme le Phasme. On dirait une brindille décharnée qu’un simple coup de vent suffirait à emporter. Le pauvre n’a rien pour lui, elle voit parfaitement l’absence de bosse du maillot de bain bleu marine. On pourrait même croire qu’il y a un creux à cet endroit ! Signe particulier : il porte toujours des lunettes de soleil, y compris pour nager, tout comme il garde en permanence des mi-chaussettes blanches dont le dessous est gris de crasse.
Un peu plus loin, il y a le couple de jeunes Russes. Boris et Natacha. Ces deux-là se sont engueulés il y a deux jours. Tout l’hôtel a pu entendre leurs invectives réciproques, puis la porte de leur chambre claquer violemment. Boris a traversé le parvis de la piscine et disparu une heure pour revenir les bras chargés de packs de bières. Depuis, les deux s’ignorent avec superbe. Boris a même réussi à obtenir pour lui un des studios de l’annexe.
Natacha reste au bord de la piscine de longues heures, dans des maillots deux pièces en laine tricotée tout à fait improbables, qui doivent être lourds à traîner lorsqu’elle nage et qui lui tombent littéralement lorsqu’elle sort de l’eau. De son côté, Boris se baigne dans un short noir de footballeur, gardant dessous un boxer de même couleur à ceinture rouge que l’on voit régulièrement dépasser. Il est immense et sec, passe son temps à fumer en laissant traîner ses mégots sur les dalles, descendant des canettes de bières les une après les autres, méthodiquement comme s’il avait un programme de saoulerie à tenir. Peut-être se rabibocheront-ils avant la fin de leur séjour, mais ce n’est pas gagné.


Quinze heures trente. Voici le commando des femmes de chambre qui passent en poussant leurs chariots qu’elles vont laisser dans le local technique à côté de l’ascenseur avant de monter rejoindre le reste du personnel dans l’arrière-cuisine du restaurant où tous vont déjeuner des restes du buffet du petit-déjeuner et du dîner de la veille.
Maggie regarde vers le solarium mais ne distingue rien. Celui-ci, surplombant la piscine, est protégé par une haie de fleurs parmi lesquelles il lui a semblé reconnaître des lys et des becs-de-perroquet orange. Elle n’est pas une spécialiste. L’horticulture l’ennuie. Elle préfère l’observation de ses contemporains. Non qu’elle les aime, bien au contraire ! Au fond, elle n’est rien d’autre qu’une vieille misanthrope aigrie.
Poursuivant sa revue de détail, elle aperçoit celui d’elle affuble du surnom de Jason Statham du pauvre. Un père de famille qui doit friser la quarantaine en essayant de n’avouer que la trentaine. Une vague ressemblance avec l’acteur britannique, le corps moins entretenu avec les prémisses de bourrelets à la ceinture. Il se déplace l’air hautain, traînant derrière lui femme et gamine. La femme est quelconque dans sa blondeur de teinture, la gosse insupportable à force de vouloir singer la morgue de son géniteur. Une jolie famille assurément. Ils se parlent à peine, ou bien par monosyllabes qui semblent aboyées lorsqu’elles sortent de sa bouche à lui. Il doit être homophobe, Maggie l’a vu lancer des regards courroucés en direction des deux Français au petit-déjeuner. Probablement pense-t-il que deux hommes ensemble ne sont pas un spectacle pour sa fille qui n’a pas plus de cinq ans et à qui ce détail a dû totalement échapper. Encore quelques années et elle haïra les tantes comme papa, n’en doutons pas.
On pourrait croire que Margaret Burnham est pour une fois pleine d’indulgence à l’égard de l’homosexualité, cependant l’explication ne tient pas la route. Elle méprise ces gens-là comme tous les autres. Leur sexualité n’est à ses yeux ni une circonstance atténuante, ni aggravante. Elle possède tout une liste de synonymes argotiques plus ou moins aimables pour les désigner. Mais ça ne l’empêche pas de stigmatiser le comportement homophobe des autres car on voit toujours mieux la paille dans l’œil du voisin que la poutre dans le nôtre.


Il y a un autre couple de Français, jeunes et hétéros ceux-là. Ils doivent avoir une vingtaine d’années et sont certainement étudiants. Le garçon a une légère tendance à l’embonpoint, ce qui n’a pas l’air de le complexer une seconde, même s’il est le seul au bord de cette piscine à porter un bermuda qui atténue un peu ses formes. Il partage son temps entre un peu de bronzage à côté de sa copine sur la margelle et de longs moments de brasse dans la piscine. La fille ne bouge de sa serviette que pour se retourner comme un steak en cours de cuisson. Elle ne quitte pas ses lunettes sombres, laisse pendre ses pieds dans l’eau de temps en temps, sans jamais tenter d’y entrer. C’est un couple bizarre. Lui, doit indéniablement être plus amoureux qu’elle. Si ça se trouve, elle lui a laissé payer leur séjour et le plantera une fois de retour en France. Le garçon a brisé sa solitude aquatique en se rapprochant timidement de ses deux compatriotes, avec qui il discute avec la volubilité de qui en a marre de se taire.


On peut voir, décidément, de curieux spécimens au bord de la piscine. Il y a eu un nouvel arrivage de touristes, tout à l’heure. Un couple de Latinos portant sacs à dos monumentaux et Pataugas aux pieds comme s’ils venaient de traverser à pied la Cordillère des Andes. Elle ne saurait leur donner un âge précis. Entre jeunes et vieux. Leur peau tannée de soleil ne permet pas d’être précis à cet égard.
Et puis il y a eu cet autre couple, jeune celui-ci – visiblement des Espagnols du continent –, qui a traversé l’allée presque au pas de course en tirant deux petites valises à roulettes. Le temps de tout déposer dans leur chambre et les voici déjà à l’eau. Elle, barbote. Lui, nage comme un pro, plonge, fait du « sous-l’eau » et réapparaît près d’elle en jaillissant dans une gerbe d’éclaboussures. Ils sont bruyants à leur façon.
Maggie n’a pu manquer de remarquer le short de bain rose du garçon. Il n’est pas équipé de la doublure blanche et légère habituelle, ce qui fait que lorsqu’il se laisse porter sur le dos, le vêtement mouillé étant rendu transparent, on voit nettement la touffe brune sur laquelle un sexe de bonne taille semble s’être endormi. Elle ne déteste pas ces détails qui lui rappellent combien elle a aimé sa vie sexuelle déjà si lointaine et à jamais terminée maintenant que son John n’est plus là.


L’homme à la tablette plie ses affaires. C’est l’heure réglementaire de fermeture de la piscine, dont il est bien le seul à se soucier.
Pour Maggie, c’est le signal qu’il est temps pour elle de regagner sa chambre afin de se préparer pour aller dîner en ville, dans l’une des petites bodegas de la placette devant le port de pêche. Tous ont la bonne idée d’avoir des cartes où sont photographiés leurs plats, ce qui permet de comprendre plus ou moins ce que l’on va commander. Les Espagnols sont comme les Acadiens, allergiques aux mots anglais. Il faut qu’ils traduisent tout. Ici, un hot-dog est un perrito caliente, et un sandwich un bocadillo ; même ces foutus Français et leur supériorité autoproclamée en matière de cuisine n’ont pas osé toucher au mot sandwich !
Margaret Burnham a trouvé une autre raison de râler. C’est bon signe. Y a-t-il autre chose que son aigreur perpétuelle pour la maintenir en vie ?
Au fond d’elle-même, elle doit bien avouer qu’elle a trouvé le paradis où finir ses jours, le plus tard possible, dans une aisance relative qui n’aura rien à voir avec le début de misère que lui promettait la France depuis la disparition de son époux. Son pécule et sa retraite lui permettront de séjourner longtemps à La Isla perdida, elle négociera un prix à l’année. La vie ici ne coûte presque rien, pour peu que l’on tire ses ressources d’un autre pays, car elle a bien compris à quel point le salaire moyen d’ici est bas.
Demain, il lui faudra retourner au Cimetière Anglais, repérer une place et tâcher d’entreprendre les démarche afin de se la réserver. Qu’on n’aille pas la mettre n’importe où après sa mort !
Si elle est bien embouchée, pour une fois, elle enverra une carte postale à M. Montesollo pour lui dire à quel point il a eu raison de l’envoyer ici.
À l’automne, elle fera un saut dans le Lot pour vider la maison, tout jeter puisqu’il n’y aura personne pour vouloir de ces souvenirs inutiles après sa mort, et la mettre en vente. Cet argent viendra grossir sa réserve.
Maggie se rend compte que pour la première fois depuis la mort de John, elle est en train de faire des projets d’avenir. Si le mot n’était pas aussi énorme, elle s’avouerait peut-être qu’elle vient de se découvrir… heureuse.
 

Toulouse,
du 25 juin au 6 septembre 2018.

lundi 24 septembre 2018

Au bord de la piscine 3/4

III
TENERIFE

La Isla perdida lui sembla de prime abord un hôtel minuscule, lorsque le taxi la déposa devant l’entrée.
Le corps central du bâtiment avait deux étages, tandis que ses deux ailes étaient de plain-pied. On accédait à la réception en gravissant quatre marches, si l’on ne voulait pas prendre le plan incliné qui les flanquait et semblait abrupt et glissant. Les quelques mètres qui séparaient les portes coulissantes du trottoir étaient protégés par une sorte de marquise en béton ajouré d’une verrière laissant passer le soleil de plomb et retenant la pluie lorsque c’était nécessaire.
Le hall d’entrée était décoré à la mauresque, mosaïque au sol, carreaux de faïence typiques sur les murs, le tout illuminé d’un lustre central tarabiscoté en cuivre ouvragé qui devait venir tout droit du Maroc. L’ensemble avait un charme discret qui ne relevait pas du kitch affecté qu’elle avait observé, en bien des circonstances, par exemple dans les restaurants asiatiques.
Derrière un vaste comptoir, l’accueil était ouvert par de larges baies vitrées sur le reste des bâtiments. De fait, l’établissement semblait avoir été édifié autour d’une sorte de cuvette au fond de laquelle la piscine avait naturellement trouvé sa place. Il était fait, outre le corps principal, de trois annexes réparties à l’est, à l’ouest et au nord. L’aile nord abritait des studios indépendants équipés d’une kitchenette mais bénéficiant de l’ensemble des prestations de restauration, piscine et salle de sport de l’hôtel.
L’homme qui l’accueillit, le directeur à ce qu’elle comprit, était petit et légèrement bedonnant tel qu’elle se faisait une image stéréotypée des Espagnols. Jugement qu’elle devait remettre en cause au cours de ses pérégrinations dans la ville, lorsqu’elle découvrirait que l’obésité n’était désormais plus l’apanage des seuls Américains, les autochtones arborant fièrement « airbags ventral et latéraux » ainsi qu’elle résumerait la situation.
L’homme vérifia que son inscription était en ordre, lui remit une feuille photocopiée sur laquelle se trouvaient les renseignements utiles quant aux horaires du petit-déjeuner, du repas du soir, du snack-bar, de la piscine et de la salle de sport. Il lui indiqua qu’elle pouvait disposer d’un coffre-fort dans sa chambre moyennant un supplément de cinq euros par jour qu’il lui fit payer en liquide après avoir accepté sa carte bancaire pour le règlement de son séjour. Il parlait un anglais tout à fait correct et surtout compréhensible, ce qui soulagea Maggie de sa principale appréhension.
Lorsque tous les détails administratifs furent réglés, il contourna son comptoir afin de rejoindre sa cliente à laquelle il fit traverser le hall comme pour ressortir de l’hôtel mais bifurqua à gauche afin de passer par une coursive paysagée qui longeait l’aile droite du bâtiment et les cinq chambres qui s’y trouvaient, pour l’accompagner à l’annexe Est. On y accédait en passant un petit pont enjambant la coursive du niveau inférieur. Elle se retrouva ainsi directement au second étage de ce bâtiment et traversa un long couloir jusqu’à sa chambre, qui était la dernière, au fond à gauche, et portait le numéro 217.
Il ouvrit la porte à l’aide d’une clef minuscule, qui aurait pu être celle d’un cadenas, la fit passer devant lui et entra à son tour pour lui faire visiter l’endroit et lui donner les derniers détails concernant son séjour ici avant de s’éclipser, non sans lui avoir demandé si elle avait des questions particulières.
La chambre était vaste, disposant d’un grand lit double king-size, d’une salle de bains avec douche et w.-c., d’un téléviseur fixé au mur juste au-dessus d’un petit bureau doté d’une chaise moderne, d’un fauteuil bridge capitonné court sur pattes. Elle était également dotée d’un petit balcon donnant sur la piscine, disposant d’une table ronde de jardin et de deux fauteuils de même type, le tout moulé dans le plastique blanc dont elle découvrit très vite qu’il avait servi à tout le mobilier extérieur du lieu. Un minuscule étendoir à linge télescopique était fixé sur le mur de gauche afin de permettre d’étendre les serviettes et maillots de bain. Sur la table, un cendrier laissait à penser que l’on pouvait s’en griller une sur le balcon bien que ce fût interdit partout ailleurs dans l’hôtel.


Légèrement groggy après son voyage, assaillie d’émotions diverses – dans lesquelles se mélangeaient le sentiment de la perte de John et un certain vertige devant la suite à donner à sa vie qui se doublait d’une crainte de sa propre mort – Maggie s’étendit sur le lit et s’endormit très vite pour une sieste chaotique.
Elle n’avait jamais pensé à la mort. Elle savait que celle-ci venait inéluctablement et avait pris le parti de l’ignorer. Lorsque ses parents étaient partis, elle en avait pris acte assez froidement, avec flegme. Pour John, elle avait pleuré. Des larmes dans lesquelles se mêlaient en même temps un chagrin sincère et une rage contre l’adversité. Mais la vérité est que la mort de son mari l’avait mise devant la réalité de la sienne, qui ne pouvait plus n’être qu’une idée vague, désormais.
Ses idées morbides ne devaient pas cesser dans les jours suivants. En se réveillant quelques heures plus tard, elle se rendit compte que de son balcon elle pouvait apercevoir à droite, de l’autre côté du mur de la piscine, un petit cimetière, relativement étroit et tout en longueur. Poussée par la curiosité, quelques jours plus tard elle devait découvrir qu’il s’agissait d’un « Cimetière anglais » dans lequel ses compatriotes se faisaient toujours enterrer à en croire les inscriptions récentes sur les pierres tombales ou les plaques des stèles murales. Elle vit dans cette découverte une sorte d’avertissement qui la glaça au premier abord, avant de la rassurer : peut-être n’était-elle pas venue là par hasard, alors même qu’elle cherchait un endroit où finir ses jours aussi confortablement que possible…


Elle passa la fin de l’après-midi sur son balcon, remettant au lendemain la visite de la ville.
Avant de s’asseoir sur l’un des deux fauteuils, elle se pencha au-dessus du balustre de stuc. Au premier plan, il y avait une sorte de carré de béton rempli de terre dans lequel étaient plantés quelques fleurs, deux énormes palmiers, et une sorte de buisson dont les baies ou les boutons – elle ne distingua pas très bien de quoi il s’agissait – étaient dans les tons orangers. Au second plan, à peine caché sur la gauche par les palmiers dont les troncs étaient déplumés et qui n’avaient de palmes qu’à partir de l’étage au-dessus du sien, on avait une vue magnifique sur la piscine et, au-delà, le solarium et le snack-bar qui le flanquait. L’eau était limpide mais ne semblait pas attirer grand monde, seules deux nageuses s’y ébattaient alors que tout autour les transats étaient pris d’assaut, certains lisant, d’autres faisant des mots croisés, regardant fixement leur tablette comme si c’était un objet essentiel en un lieu pareil, ou faisant la sieste au soleil.
Ayant pris place sur l’un des fauteuils, son regard fut attiré par le bouquet de palmes du premier arbre. Il y avait là une tourterelle qui la fixait d’un petit œil inquisiteur, se demandant sans doute si elle était un danger. Manifestement elle décida que non, puisqu’elle ne bougea pas. Ce n’est qu’au bout de trois jours que Maggie comprit que l’oiseau avait élu domicile à cet endroit pour y couver tranquillement ses œufs. Avec un peu de chance, elle verrait apparaître le bec des oisillons lorsque la mère aurait à les nourrir, se dit-elle.


Bien qu’elle n’ait pas choisi la demi-pension – sur les conseils de M. Montesollo, qui lui avait indiqué qu’elle trouverait aisément de petits restaurants où manger copieusement pour une somme modique, à condition d’éviter les quatre restaurants de la chaîne Compostelana qui étaient de véritables pièges à touristes –, pour ce premier soir, elle décida de dîner au restaurant de l’hôtel.
Situé sous la Réception, il était vaste et lumineux grâce aux larges baies vitrées donnant sur le solarium et le bout de la piscine.
C’était un self-service qui mobilisait le minimum de personnel, mais celui-ci était empressé à veiller que tout se passe bien, à la fois discret et efficace.
Il y avait deux grands buffets réfrigérés sur lesquels étaient disposés les plats proposés, l’un pour les entrées et desserts, l’autre pour les viandes, poissons et légumes. Au premier abord, elle avait trouvé l’ensemble assez fourni, puis elle s’était rendu compte que tous les plats étaient disposés en double, ce qui réduisait de fait le choix proposé. À dix-huit euros le repas, vin non compris, c’était un peu cher. En tout cas pour sa bourse. D’autant que si la qualité était correcte, il n’en restait pas moins que tout ce qui était servi n’avait rien d’exceptionnel ni de transcendant.
Margaret Burnham n’était pas pingre, elle savait simplement qu’il lui fallait compter afin de tenir le plus longtemps possible un train de vie relativement aisé, auquel elle s’était habituée à défaut de l’avoir toujours connu. Si elle avait eu une once d’introspection, elle aurait reconnu sans peine que les sandwichs que dévorait Maggie Shelby dans son enfance étaient loin de valoir ce qu’elle prenait aujourd’hui pour de la cuisine médiocre. Mais il y a des souvenirs que l’on efface volontiers de sa mémoire afin de construire une histoire moins douloureuse, plus conforme à nos rêves…
Si le repas du soir n’était pas à la hauteur, en revanche elle devait convenir le lendemain matin que le petit-déjeuner – cette fois pour une somme modique –, dressé dans la même salle, avec les mêmes buffets dont l’un était réfrigéré pour la charcuterie, les laitages et les fruits, et l’autre chauffé pour les œufs, le bacon, les saucisses et les légumes, était pantagruélique et délicieux. Du côté des machines à café, thé ou chocolat, des plateaux étaient chargés de pains divers et pâtisseries espagnoles telles qu’ensaïmadas et churros. Or, le plan de Maggie était de déjeuner copieusement le matin afin de faire l’économie du repas de midi par mesure d’économie. Le soir, elle se laisserait tenter par les petits établissements dont M. Montesollo lui avait vanté la cuisine et les prix restreints.


Le lendemain, elle entreprit d’explorer la ville. Elle commença par longer le passéo sur le front de mer, puis s’aventura dans les petites rues. L’endroit avait dû être florissant, cependant on sentait que la crise était passée par-là aussi car de nombreuses boutiques étaient fermées et cherchaient un repreneur. C’était le cas, par exemple, de l’unique cinéma qui avait dû voir trop grand avec ses cinq salles de projection. Beaucoup d’échoppes de souvenirs restaient toutefois en activité, qui proposaient les mêmes articles à des prix qui ne variaient pas énormément, que l’on soit face à l’océan ou dans les ruelles étroites de l’arrière-plan.
Au cours de cette pérégrination, elle s’amusa du nombre invraisemblable de minuscules pas de porte, où l’on vendait des billets pour des excursions à la découverte des trésors de l’île. Là encore, le prix pour une journée de balade en car, souvent déjeuner compris, était très abordable.
Sur la Plaza de los reyes catholicos, elle découvrit un casino dans lequel elle entra et tenta sa chance à une machine à sous qui faisait beaucoup de bruit à défaut de vous faire gagner. En poursuivant sa balade, elle se rendit compte qu’il y avait beaucoup d’établissements de jeux pour une si petite ville et plus encore de vendeurs de billets de loterie – pratiquement à chaque coin de rue – devant lesquels il y avait toujours du monde, soit qui venaient acheter un billet, soit qui venaient vérifier si celui de la veille était gagnant.
Le soir, en s’asseyant à la terrasse d’une tasca – dont le traducteur de son smartphone lui avait indiqué qu’il s’agissait d’un bistrot –, elle observa que si les touristes commandaient force boissons et plats de tapas, les autochtones se contentaient le plus souvent d’un café au lait ou d’un petit verre de bière, qu’ici on nommait cañita, qu’ils faisaient durer le plus longtemps possible en louchant sur les tables chargées des étrangers. Dans leurs regards, il n’y avait ni envie ni malveillance, mais davantage une sorte de fatalisme. Ils avaient conscience que les poignées d’euros dépensées par ces visiteurs d’un soir contribuaient à maintenir à flot l’établissement où ils avaient leurs habitudes et que leurs seules consommations n’auraient pas permis de faire tenir. Il n’était pas question ici de réelle pauvreté, mais d’un impératif de compter au plus juste, c’est-à-dire qu’ils étaient exactement dans la même situation que Maggie, à ceci près qu’ils n’avaient pas d’autre endroit où se sentir un peu plus fortunés en migrant. À ce qu’elle avait pu voir, il y avait beaucoup de Cubains qui vivaient ici et elle ne doutait pas que leur situation y était meilleure que celle qu’ils avaient laissée dans leur pays d’origine.


Après trois jours consacrés à la découverte de la ville et de ses trésors naturels ou architecturaux, longeant le front de mer jusqu’à la Playa Martiánez puis dans l’autre direction jusqu’à la Punta Negra, elle décida de partir en excursion à travers l’île.
Elle avait repéré une agence Servitur dont le nom lui rappelait le Selectour de celle de M. Montesollo, et s’y rendit afin de voir de plus près ce qu’elle avait à lui proposer.
Elle fut accueillie chaleureusement par une blonde un peu forte répondant au nom de Renata, qui parlait un anglais impeccable et lui expliqua en détail chacun des produits qu’elle proposait. Elle ne le fit pas à la façon agressive des vendeurs du continent, mais avec le souci de rendre service qui semblait être de mise ici. Maggie avait eu l’occasion de rentrer dans une boutique pour demander un produit particulier qui ne s’y trouvait pas, or elle avait été surprise de la gentillesse avec laquelle la vendeuse lui avait donné le nom d’un établissement concurrent où elle pourrait l’acheter, en lui détaillant l’itinéraire à suivre pour s’y rendre.
Maggie expliqua qu’elle ferait l’impasse sur le sud de l’île, dont elle avait entendu parler par son conseiller de voyage, qui lui en avait dressé un portrait peu flatteur. Elle venait de France et pour voir des fronts de mer bétonnés, il lui aurait suffi d’aller à Narbonne ou à La Grande Motte pour en voir.
De son côté, Renata lui indiqua que le circuit en bateau avec plongeon au milieu des dauphins n’était pas non plus à lui conseiller car c’était un produit très prisé de vacanciers plus jeunes et souvent très turbulents au bout de quelques bières. Sachant jauger et juger sa clientèle, elle avait tout de suite senti la part d’exigence et de perpétuelle insatisfaction de l’Anglaise…
Elle firent affaire pour deux circuits. L’un jusqu’à la cime du volcan avec retour par l’autre versant, l’autre jusqu’à la pointe nord de l’île avec retour par la capitale, Santa Cruz de Tenerife.


La montée vers le sommet du Teide se faisait par une petite route sinueuse traversant des villages aux maisons dispersées entre des cultures en espaliers comme chaque paysage de montagne peut en offrir. Ici, c’était un peu de vigne, des bananiers, de la canne à sucre et des potagers à vocation familiale. Après, on entrait dans une forêt verdoyante où un premier arrêt permettait d’admirer une vue panoramique lorsque – comme ce jour-là – les nuages et la brume ne s’accrochaient pas au versant. Il y avait néanmoins une chose à voir : contre le flanc, de l’autre côté de la route, le ruissellement des eaux avait sculpté naturellement une marguerite dans la roche. Les plus téméraires traversèrent la route pour la photographier de loin, tandis que les plus prudents empruntèrent un passage souterrain qui les conduisit au pied de l’œuvre rupestre. Puis l’ascension se poursuivit jusqu’à l’entrée du Parc naturel pour un « arrêt pipi » et « pause-café » dans un établissement multifonctions où d’autres se portèrent acquéreurs de cartes postales et souvenirs d’un endroit qu’ils n’avaient pas encore découvert. On leur indiqua qu’à partir d’ici il était strictement interdit de ramasser le moindre caillou ou de cueillir la plus petite fleur sous peine de poursuites et d’emprisonnement. La protection de ce lieu naturel étant une priorité prise très au sérieux.
Parvenus sur le cratère du volcan, le soleil était au rendez-vous et brûlait la peau. Elle nota au passage les explications de la guide, sans vraiment s’y intéresser. Il s’agissait du troisième plus important volcan du monde, du cratère le plus vaste et en même temps du point culminant de l’Espagne à une hauteur de 3 718 mètres. On pouvait observer la couleur de soufre de la roche, en sentir l’odeur en même temps que l’on voyait s’élever des fumerolles blanches qui montraient que l’activité en sommeil n’était pas complètement absente. Comme tout le monde, elle fit les quelques dizaines de mètres qui les séparaient d’un rocher en équilibre, célèbre ici, que l’on appelait le doigt de Dieu.
La descente par l’autre versant offrait un paysage bien différent. Celui-ci avait été le chemin des coulées de laves. Si le cratère offrait un paysage lunaire, ici on avait le sentiment de se trouver face à une montagne qui avait été la proie d’un immense incendie et dont la végétation peinait à reprendre le dessus. C’était tout à fait impressionnant.
Impressionnante, la descente vers Masca, où ils devaient déjeuner, le fut bien plus encore en raison de l’étroitesse de la route et de son escarpement. Deux véhicules s’y croisaient à peine et le panorama abrupte donnait des sueurs froides. En proie au vertige, elle se demanda si elle reverait son hôtel.
Masca était un minuscule village accroché au flanc de la montagne, loin de tout. Ils y découvrir néanmoins un petit restaurant dans lequel elle dégusta des chocos – blancs de seiche à la plancha – et une glace à la figue de barbarie que l’on nommait ici chumbo.
Le périple se poursuivit jusqu’à Guarachico, qui avait été l’un des sites les plus impactés par la furie du volcan ; Icod de los Vinos, où l’on pouvait admirer le Drago milenario, un dragonnier – sorte d’asparagus géant – qui serait vieux de plus de 800 ans et mesure 18 mètres de haut pour 20 de diamètre. Spectacle tout à fait impressionnant, quoique sans grand intérêt autre que de figurer dans le Guiness Book, selon elle !


Son second périple l’emmena à San Cristobal de la Laguna, après une heure interminable de ramassage des passagers où elle sentit monter son indignation à l’extrême bord de l’explosion.
La Laguna fut une déception. Le plan de la ville ressemblait à celui des bastides qu’elle avait pu visiter autour de Cahors, avec finalement beaucoup moins de charme. Peut-être cette impression était-elle due en partie au temps maussade, mais celui-ci n’expliquait pas tout.
Ils poursuivirent par la forêt de Las Mercedes, interminable tunnel vert où les branchages éraflaient les côtés et le toit du car. Elle apprit à la volée que cette forêt était constituée d’une multitude d’espèces de lauriers, à l’exception de celui qui est comestible, ainsi que de bruyère – qu’ici on appelait Erica, ce qui l’amusa beaucoup car elle avait eu une amie qui se prénommait ainsi – dont la hauteur pouvait atteindre plus d’une dizaine de mètres et était loin de ressembler aux minuscules buissons qu’elle avait pu rencontrer ailleurs.
Ici aussi, les routes étaient escarpées, quoiqu’un peu moins impressionnantes qu’à Masca. Ils ressortirent à Anaga pour poursuivre jusqu’à Taganana qui était le bout de la route et où ils déjeunèrent dans une sorte de cantine qui ne payait pas de mine avec son mobilier en formica des années cinquante mais où la cuisine se révéla très bonne et abondante pour la modique somme de 10 euros, vin et café compris !
Le point de vue jusqu’aux Roques de Anaga était magnifique ; le bruit de l’océan tumultueux, étrangement apaisant. Maggie se surprit à être sereine, ce qui ne l’empêchait pas de pester contre la guide, d’origine allemande comme celle de l’autre fois, qui avait tendance à donner des explications beaucoup plus longues pour ses compatriotes que celles qu’elle débitait en espagnol pour commencer et en anglais pour conclure.
Le retour se fit par Santa Cruz dont on ne vit pas grand-chose, les bus n’ayant pas le droit d’y circuler. On les parqua une demi-heure devant le Jardin Botanique afin qu’ils puissent se soulager, prendre un café, une glace ou une bière, faire quelques pas sous les frondaisons des flamboyants.
Le peu qu’elle vit de la capitale ne l’inspira pas outre mesure. Les monuments étaient d’une architecture stalinienne de toute mocheté ! Le seul bâtiment moderne, qu’elle n’aperçut que de loin, était l’Auditorium qui n’était pas sans rappeler l’Opéra de Sydney… À l’autre extrémité de la baie, ils étaient passés devant la seule plage de sable fin de l’île. Sable qui avait été importé du continent, puisqu’ici il n’était question de d’une terre volcanique noire.


Ces deux périples lui suffirent amplement. Elle décida d’occuper autrement ses journées et choisit, pour ce faire, de se poster au bord de la piscine, d’où elle pouvait jeter son œil critique sur le monde qui l’entourait…

dimanche 23 septembre 2018

Au bord de la piscine 2/4

II
LE VOYAGE
 
Elle s’était rendue à Cahors, dans une agence de voyages, où elle avait fait la connaissance du charmant M. Montesollo à qui elle avait expliqué qu’elle cherchait une destination tranquille, peu onéreuse et si possible ensoleillée.
L’homme avait pris le temps de l’écouter, de la questionner afin de connaître ses goûts et ses attentes le plus précisément possible. C’était manifestement de sa part une démarche à la fois professionnelle et humaine. Il cherchait véritablement à cerner la personnalité de sa visiteuse afin de lui proposer la meilleure destination.
L’agent de voyages pensa d’abord à lui proposer le Maroc, un peu par habitude car c’était l’une des destinations favorites des Français retraités qui cherchaient un point de chute plus ou moins permanent. Il avait dans l’idée un club de vacances qui permettrait à sa cliente de découvrir l’endroit tranquillement avec une base arrière assurée.
C’était une très mauvaise idée !
D’une part, Maggie lui fit observer vertement qu’il n’était pas question pour elle de se commettre dans un quelconque Club Med’, au milieu de gogos sans intérêt ; d’autre part, si elle ne précisa pas sa pensée, il comprit que la destination elle-même n’était pas un choix pertinent. Pour Maggie, le Maroc, c’était une terre musulmane et elle souffrait assez qu’une dizaine de villes de son précieux Royaume Uni soient désormais aux mains de maires de cette confession, notamment Londres, Oldham Manchester où le premier magistrat impose dorénavant la prière musulmane en début de conseil municipal, Birmingham, Leeds, Blackburn, Sheffield, Oxford, Luton, Rochdale…
Maggie, que toutes ces histoires de migrants errants en Méditerranée insupportaient au plus haut point, n’envisageait pas une seconde de rapprocher de leur situation sa propre volonté de trouver un nouveau territoire où s’installer, qui soit économiquement favorable à sa survie. Elle avait la conscience tranquille des égoïstes.
Tenant compte des trois principales exigences énoncées par la peu commode Miss Burnham – finances, tranquillité, ensoleillement –, une destination lui avait très vite paru évidente : les Canaries, situées au large de la côte nord-ouest de l’Afrique et sans aucun rapport avec les Baléares auxquelles on les assimilait si souvent.
Il passa rapidement en revue les sept îles qui composaient l’archipel espagnol, écartant d’autorité la Grande Canarie qui était une destination pour jeunes avides de fêtes alcoolisées et bruyantes, hésita brièvement sur Lanzarote mais jugeât que l’intérêt pour cette île s’émoussait vite au-delà d’une quinzaine de jours, balaya Fuerteventura où il n’imaginait pas que cette vieille anglaise puisse trouver son bonheur, pas plus que sur La Palma, Hierro ou La Gomera quels que puissent être leurs charmes respectifs. Une destination s’imposait : Tenerife. Et encore fallait-il viser le nord de l’île plutôt que le sud qui était davantage touristique au plus mauvais sens du terme : bétonné, bruyant et mal fréquenté à son goût.
Il lui vanta les charmes d’une petite ville de la côte nord, réputée pour ses plages de sable noir issu de l’ancienne activité volcanique de l’île. Un coin tranquille et préservé du tourisme de masse, accueillant en même temps que soucieux de garder son authenticité, possédant en outre de sérieux atouts culturels et se situant assez stratégiquement pour être le point de départ de nombreuses excursions à travers Tenerife. Il sut se montrer convaincant et lui proposa de lui préparer un dossier complet avec la proposition des meilleurs vols aux dates qu’elle lui indiquait, ainsi qu’un panel d’hôtels correspondants à ses attentes en termes de confort.
Maggie était ressortie enchantée de ce premier contact avec M. Montesollo. Il avait été convenu entre eux qu’il la rappellerait sous quarante-huit heures afin de lui faire une offre clés en main.
Bien que St-Vincent ne fût pas à proprement parler une zone blanche, l’accès à Internet y était souvent chaotique. Cependant, après quelques efforts infructueux, Maggie réussit à aller à la pêche aux renseignements de son côté. C’est ainsi qu’elle eut la mauvaise surprise de constater que Tenerife Nord – Los Rodeos figurait sur la liste des aéroports les plus dangereux au monde, à la suite de la plus grave catastrophe aérienne à ce jour, qui avait vu deux Boeing 747 entrer en collision sur la piste à cause d’un épais brouillard et d’une absence manifeste de communication entre équipages et tour de contrôle. 583 personnes y avaient laissé la vie !
Lorsque l’agent de voyages l’avait rappelée, c’est une dame offusquée et irritée qu’il avait eue en ligne. Celle-ci lui avait fait part de sa découverte en lui reprochant de ne pas l’avoir prévenue du péril que représentait cette destination. Le brave M. Montesollo avait dû user d’un trésor de diplomatie pour lui expliquer que cette catastrophe remontait à une quarantaine d’années – en 1977, pour être précis – et que les équipements radars de l’aéroport répondaient désormais aux normes internationales.
L’ayant convaincue, il lui fit part des vols qui lui semblaient le mieux correspondre à son voyage et des hôtels sélectionnés, tout en ne lui cachant pas sa prédilection personnelle pour un trois-étoiles entièrement rénové, qui venait d’ouvrir le mois précédent, après deux ans de travaux.
Margaret Burnham, était d’un caractère indécis qu’elle cachait habituellement derrière un volontarisme va-t-en-guerre, aussi prit-elle le parti de suivre à la lettre les recommandations du voyagiste. C’est ainsi qu’elle s’embarqua dans le plus épouvantable voyage de sa vie…


Cela commença dès le départ de St-Vincent. Le taxi qu’elle avait réservé pour la conduire à la gare de Cahors était en retard. Fort heureusement, elle avait anticipé la chose et pris une large marge pour être certaine d’attraper le train qui devait la mener jusqu’à Toulouse. Puis, ce fut au tour du train de 6 h 25 d’être supprimé à la dernière minute pour cause de grève des cheminots. Une grève perlée qui durait depuis des semaines et voyait les trains ne circuler que trois jours sur cinq, dans le meilleur des cas… Les TER ne circulant plus, celui de 7 h 15 était également supprimé et ce fut un miracle qu’elle puisse sauter dans l’Intercités de 7 h 42 qui la laissa à Matabiau à 8 h 49, c’est-à-dire sans retard si l’on veut absolument faire preuve d’humour et de flegme !
Se rentre ensuite à l’aéroport avec sa grosse valise à roulette et son énorme sac besace ne fut pas non plus une mince affaire. Il lui fallut prendre le métro ligne A sous la gare, changer à la station suivante pour la ligne B jusqu’au Palais de Justice et, là, sortir de terre pour embarquer dans un tramway jusqu’à destination. Plus d’une heure de trajet en tout !
À l’aéroport, il lui avait fallu marcher interminablement. L’enregistrement des bagages pour la compagnie Iberia se faisant dans le Hall A et le passage de la sécurité dans le Hall D. Trajet sans le moindre tapis roulant.
Bien sûr, elle avait déclenché la sonnerie du portique parce qu’elle avait gardé son passeport à la main et qu’il était enveloppé dans un étui de cuir qui portait un compartiment à fermeture éclair métallique. Il lui avait alors fallu tendre les mains, se les laisser tamponner pour un prélèvement destiné à vérifier qu’elle n’avait pas manipulé de substance dangereuse et attendre que la machine rende son verdict. C’était très bref, mais tout de même un peu humiliant. On l’arrêtait, elle, alors que tous ces « barbus » passaient sans le moindre problème !
Après ce contrôle, elle avait dû traverser la nouvelle zone duty free, avec ses éternels et internationaux étalages d’alcools, de cigarettes, de parfums et autres spécialités locales. Comme si les taxes aéroportuaires prohibitives sur les billets ne suffisaient pas à payer la mégalomanie des actionnaires.
Ensuite, il lui avait fallu gagner la salle d’embarquement. Encore des centaines de mètres de couloirs, avec cette fois des tapis roulants, mais dont un sur deux était à l’arrêt. Et affronter un nouveau contrôle de police avec présentation de passeport et carte d’embarquement. Comme si elle n’était pas une citoyenne européenne se déplaçant à l’intérieur de l’espace Schengen… Décidément, les irréguliers semblaient se déplacer plus aisément que les autres dans cette Europe que ses compatriotes avaient décidé de bouder une fois pour toutes. Ce qu’ils n’avaient d’ailleurs jamais cessé de faire depuis le début. Margaret Tatcher avait eu parfaitement raison de réclamer « I want my money back. » Foutus Européens, comme si le Royaume Unis n’était pas une superpuissance à elle seule !
Bien sûr, la salle d’embarquement se situait au rez-de-chaussée et il lui avait fallu descendre un escalator à pic pour se retrouver dans une sorte de hall froid, bétonné et résonnant. Une Espagnole était au téléphone, racontant sa vie – ou quoi que ce fût – comme si elle s’était trouvée seule dans sa salle de bains. C’était volubile et bruyant, sans le moindre respect pour les personnes alentour, qui essayaient de lire, consulter les messages sur leurs smartphones ou Dieu sait quoi.
Puis il fallut embarquer dans un bus à soufflet qui puait le diesel et les effluves de parfums bon marché, faire des centaines de mètres jusqu’à la passerelle de l’appareil qui attendait sur le tarmac. Visiblement, le vol n’était pas suffisamment important pour qu’on lui accorde un de ces bras articulés qui permettent d’aller directement de la salle d’embarquement à l’entrée de l’appareil.
Le vol Toulouse-Madrid s’était bien déroulé, même si elle avait trouvé ridicule l’uniforme des hôtesses, qui portaient une jupe à trois volants – deux rouges et un plus ou moins ocre jaune – qui étaient censés rappeler le drapeau national de façon assez miteuse. Elles arboraient toutes un chignon fait à partir d’une queue-de-cheval, qui laissait un trou central comme s’il se fut agi d’un donut. Maggie était toujours ébahie de voir à quel point les employés pouvaient être amenés à consentir de se couvrir de ridicule pour garder leur emploi ; c’était un peu comme toutes ces caissières qui s’affublent d’un bonnet rouge à frange blanche au moment de Noël. Elle se disait qu’il y avait là matière à un mouvement syndical davantage justifié que celui de la SNCF qui avait failli lui faire rater son vol.
À l’aéroport de Madrid, il lui avait fallu presser le pas pour ne pas rater sa correspondance. Débarquée à la porte K89, il lui fallait rejoindre la I6, qui semblait se situer à l’autre bout d’un hall interminable. Heureusement, il y avait ici des tapis roulants à foison et en parfait état de fonctionnement.
Enfin, il y eut un point positif : le système d’embarquement était étudié de façon ergonomique. Trois groupes de passagers étaient créés selon la situation de leur siège respectif. Ceux situés à la queue de l’avion embarquaient en premier, puis ceux qui se trouvaient au milieu et enfin ceux qui avaient la chance d’être situés à l’avant, ce qui leur permettrait de sortir plus vite de la boîte de conserve volante. Bien évidemment, une dérogation était prévue pour les passe-droits habituels, les gogos qui payaient un billet le triple du prix pour bénéficier d’un siège dans les cinq premiers rangs, qui n’était ni plus ni moins confortable que tous les autres au-delà du rideau délimitant la business class du commun des mortels. Le snobisme des uns et la carte de crédit de l’entreprise des autres, permettaient à la compagnie de profiter d’un petit bénéfice supplémentaire. La vérité était que les compagnies aériennes et les constructeurs voulaient des avions de plus en plus légers afin de faire des économies de kérosène, ce qui entraînait l’installation de fauteuils étriqués, dont le rembourrage n’était plus qu’une sorte de mousse digne d’un tapis de sol pour gymnastique de vieillards adipeux. La seule innovation qui trouvait grâce à ses yeux, c’était le fait que lesdits sièges ne soient plus inclinables, ce qui évitait que l’on se retrouve coincé contre sa tablette quand le passager de devant décidait de prendre ses aises sans se soucier du reste ou des autres.
Après une demi-heure de vol, le commandant de bord prit la parole en espagnol, pour un discours qui lui parut assez long et auquel elle ne comprit pas un mot. Elle attendit avec une certaine anxiété qu’il fasse son annonce en anglais, comme il est de mise dans le transport aérien. Son anxiété se transforma alors en réelle panique lorsqu’elle comprit enfin la teneur des propos tenus par le pilote…
La piste allouée au décollage de l’Airbus A321 était trop courte de plus d’un kilomètre, compte tenu du poids de l’appareil, de ses passagers et des bagages embarqués. Il avait fallu mettre « plein gaz » pour quitter le sol, ce qui avait représenté une ponction énorme sur la réserve de carburant. En conséquence, l’avion allait devoir voler à une altitude supérieure à celle qui était prévue, afin de pouvoir bénéficier d’une possibilité de « planer » davantage et plus longuement. Pour cette raison, l’océan et les côtes marocaines ne seraient pas visibles durant le vol, comme c’était le cas habituellement.
Incrédule, elle s’était demandé s’il ne s’agissait pas d’un canular de mauvais goût. Comment pouvait-on faire une annonce semblable, au risque de déclencher une panique folle chez les passagers ? Mais ceux-ci ne semblaient pas prêter la moindre attention à l’annonce qui était faite, pas plus en tout cas qu’ils n’avaient écouté les consignes de sécurité au décollage et regardé les hôtesses faisant leur show dans une chorégraphie un peu nunuche que Pedro Almodóvar avait rendue célèbre dans Les amants passagers.
L’avion avait donc pris de l’altitude, ce qui avait eu pour effet bénéfique d’éviter les turbulences engendrées par l’entrée dans les zones nuageuses. Le vent arrière avait permis de gagner un quart d’heure sur le temps de vol prévu et c’est avec une certaine satisfaction que Maggie avait senti les roues toucher le sol, malgré un rebond du plus mauvais effet.
L’attente devant le tapis à bagages fut très longue, au point qu’elle se demanda si sa valise n’arriverait pas par le prochain vol. Mais celle-ci finit par apparaître et elle put gagner la sortie. La station de taxis était à droite, il y avait une file d’attente à l’intérieur de l’aérogare et les voitures étaient attribuées en fonction de l’ordre d’arrivée des clients, ce qui démontrait une organisation moins anarchique que celle qu’elle avait pu connaître en France ces dernières années.
Elle prit place à l’arrière d’un véhicule blanc dont les flancs étaient ornés d’une inscription qu’elle ne put déchiffrer et d’une sorte de plan coloré ressemblant à celui d’une ligne de métro. Elle donna le nom de son hôtel, La Isla perdida, mais son manque d’accent ne sembla pas convaincre le chauffeur. Alors, elle lui tendit la feuille de réservation que lui avait donnée M. Montesollo.
Elle vit que le chauffeur se signait et touchait la médaille de la vierge qui était pendue à son rétroviseur intérieur. La rapidité avec laquelle il parcourut les trente-cinq kilomètres jusqu’à sa destination lui sembla une explication plausible pour cette manifestation superstitieuse au moment du départ, mais elle fut heureusement surprise par la modicité du prix de la course. Cela augurait bien du reste de son séjour.

samedi 22 septembre 2018

Au bord de la piscine 1/4

Pour Andrée M. – Belle-Maman –,
la plus magnifique et moins ronchon
des septuagénaires !


I
MAGGIE 

Chaque jour, en début d’après-midi, Maggie prend possession de l’un des trente transats disposés autour de la piscine. Elle en choisit un qui soit à l’abri de l’un des dix parasols, car sa peau toujours blanche d’ancienne rousse ne supporte pas le soleil, quel que puisse être l’indice de protection des crèmes dont elle s’inonde abondamment le corps une fois installée.
Le matelas des transats est une sorte de tissage de gros fils de nylon dont le motif est à rayures verticales bleu marine et gris tourterelle, l’armature est en plastique blanc moulé. Rien à voir avec le confort des chaises de plage de son enfance, en bois et toile de coton, qui épousaient le corps en souplesse. Ici, on est à la dure ! C’est sans doute meilleur pour le dos, mais incontestablement inconfortable. Le parasol est blanc uni, il produit un peu d’ombre mais laisse passer une lumière chaude et brûlante. Pour compléter le mobilier, elle dispose d’une petite table carrée, moulée dans le même plastique blanc que le transat, aux quatre coins de laquelle sont embouties des alvéoles permettant d’insérer des gobelets et dans l’une desquelles elle dépose son téléphone portable. Celui-ci lui sert avant tout à connaître l’heure, car elle laisse montre et bijoux dans le coffre-fort de la chambre et elle se demande qui pourrait bien encore l’appeler pour prendre de ses nouvelles.
Son installation nécessite un certain temps. Elle a les gestes lents, plus par méticulosité qu’en raison de son âge. À soixante-dix ans, on n’est pas vieille ; surtout si l’on ne s’est pas usée au travail toute une vie !
Elle commence par recouvrir le transat d’un long drap de bain représentant le drapeau britannique, chauvinisme oblige. Ensuite, elle fait glisser sa robe jusqu’au sol pour apparaître dans un monokini noir de coupe très stricte, qui dissimule à peine un début de ventre rond mais sait mettre en valeur des jambes et des bras qui tiennent encore la route, n’accusent pas son âge. Ceci n’est pas un détail pour elle car elle se fait une certaine opinion de son corps et de la séduction qu’il peut encore exercer sur les hommes. Une fois en maillot, elle s’enduit abondamment de crème solaire et s’allonge à l’ombre du parasol, farfouille dans son sac besace pour en tirer des lunettes de soleil foncées qu’elle pose sur son nez, le téléphone portable qui trouve place sur la petite table et un livre qu’elle ouvrira de temps à autre, sans grand enthousiasme.
Dès lors, Maggie guette l’arrivée des autres pensionnaires autour de la piscine. C’est sa distraction, observer tous ces étrangers et leur inventer une vie, un destin. Il n’y en a pas deux comme elle pour déceler les petits travers ou les imperfections de chacun ; la meilleure façon de n’avoir pas à se pencher sur les siens et d’ignorer le fond de méchanceté qui ne l’a jamais quittée depuis l’enfance à Birmingham dans les années cinquante du siècle précédent.
Issue d’une famille pauvre, Margaret Shelby a toujours été une petite fille envieuse et insatisfaite, assoiffée d’une revanche pour une partie perdue par les générations précédentes et dont elle avait conscience de faire les frais en toute impuissance. Ce trait de caractère, rien n’avait pu le changer, même lorsqu’elle était partie s’installer à Londres où elle avait rencontré John Burnham, qu’elle avait épousé et avec qui elle avait vécu quarante-cinq ans d’un amour exclusif et jaloux.
S’exiler à Londres n’avait pas été si facile pour elle, mais au fond qu’y avait-il eu de facile dans sa vie ? Cela avait commencé par une chambre meublée sordide qu’elle payait en faisant des ménages à la City. Rien de reluisant pour la jeune femme ambitieuse qu’elle était. Pour tout dire, elle se serait bien vue à Buckingham comme une Wallis Simpson qui aurait réussi mieux que l’épouse de ce vieil Édouard, bien qu’elle ne fût pas issue d’une famille de notables même américains ! Et puis, elle avait rencontré John sur Oxford Street. Son physique l’avait littéralement subjuguée, puis sa voix, son discours et son sourire enjôleur avaient fait le reste.
Vendre des salades, c’était le métier de John Burnham, en fait. Le jeune homme travaillait comme rédacteur pour une agence de publicité. Il débutait à un salaire médiocre mais débordait de suffisamment d’idées pour compenser la modestie de ses piges par une productivité exponentielle. Sans faire de lui un homme riche, cela en faisait néanmoins un parti envisageable, c’est-à-dire un bon investissement pour l’avenir. C’est en tout cas ce qui avait motivé Maggie à se lancer au début de leur relation, avant que la jouissance physique prenne le pas et la transporte littéralement dans une dimension amoureuse insoupçonnée d’elle jusqu’alors. John avait été un amant magnifique, jusqu’au bout, malgré l’âge et la maladie qui le rongeait avant d’avoir raison de lui deux ans plus tôt.
Le jeune couple avait eu des hauts et des bas. Quand les bas étaient trop hauts, ils se réfugiaient quelques semaines chez la mère de John à Manchester, le temps pour lui de rebondir. Maggie ne travaillait plus. Outre qu’elle n’en avait pas véritablement envie, son mari ne l’aurait pas supporté. Ce n’était pas la vision conservatrice qu’il se faisait de ce que devait être une épouse. Pour lui, c’était à l’homme qu’incombait la tâche d’apporter au ménage les revenus indispensables à le faire vivre.
Ils n’avaient pas eu d’enfant. Ce fut d’abord un choix, lié à une situation pécuniaire fluctuante. John usait de préservatifs et prenait soin de se retirer à temps malgré cette première protection. Puis, Maggie se procura la pilule sans le dire à son époux au moment où celui-ci commença à envisager de prolonger la lignée des Burnham. Elle avait peur que ce soit encore trop tôt. Si leurs finances s’amélioraient, elles n’étaient toujours pas suffisamment stables à ses yeux. Plus tard, quand elle cessa toute contraception, ils finirent par comprendre qu’ils n’auraient jamais de descendance, ce que des analyses médicales confirmèrent : il était stérile. Maggie prit très mal la chose, c’était comme un affront personnel que lui faisait Dieu en la punissant ainsi d’avoir voulu retarder une naissance qu’elle avait désirée trop tard. Alors elle s’était mise à détester les enfants, à ne plus supporter ni leurs cris ni leurs rires. Même silencieuse, leur présence la mettait hors d’elle.
John avait gravi les échelons au sein de l’agence de publicité qui l’employait, gagnant davantage d’argent qu’il tentait de placer intelligemment afin de ne manquer de rien lorsque l’âge de se retirer des affaires se ferait sentir. C’était une bonne idée, car la vie en Angleterre devint de plus en plus difficile au fil du temps.
Lorsque le moment vint de prendre sa retraite, il convainquit son épouse de s’exiler en France où ils trouveraient un meilleur confort à moindre prix. Si l’Angleterre avait adhéré à l’Europe, elle avait tenu à conserver sa propre monnaie et la Livre avait un taux de change favorable face à l’Euro. Il avait manifestement étudié la chose avec précision, échafaudant ses plans depuis de nombreuses années. À peine donna-t-elle son accord de principe qu’il lui indiqua avec précision où ils iraient s’installer, ainsi que les projets qu’il nourrissait pour entamer une nouvelle carrière d’écrivain.
John avait décidé de poser au vieil Anglais excentrique, c’est pourquoi, alors que leurs meubles avaient déjà été expédiés et mis en place dans leur nouvelle demeure, il acheta un vieux taxi londonien avec lequel ils embarquèrent sur le ferry entre Douvres et Calais avant de traverser une partie de la France par de petites départementales ombragées, sans se presser, profitant de la délicieuse (selon lui, my god !) de restaurants de routiers et du confort relatifs d’hôtels familiaux dénichés sur un Guide du routard qui n’était probablement pas de la dernière édition.
C’est ainsi qu’ils arrivèrent à destination, début juillet 1987, à Saint-Vincent-Rive-d’Olt dans le Lot, sud-ouest de la France, à quelques kilomètres de Cahors dont elle n’avait pas davantage entendu parler jusque-là.
St-Vincent, qui avait perdu un millier d’âmes depuis le milieu du XVIIe siècle, n’était plus qu’un gros village de quatre cents habitants. On n’avait rajouté « Rive-d’Olt » qu’en 1901, pour signifier qu’il se trouvait au bord du Lot et redorer un peu son blason, même si la population n’était encore que divisée par deux à l’époque. Ces détails, Maggie les tenaient de John, qui avait manifestement bien étudié l’histoire de la région avant de venir y poser ses guêtres. À leur arrivée, avant même de la conduire à leur nouvelle demeure, au cœur du village, il avait tenu à lui faire faire un petit circuit touristico-culturel, lui montrant le lavoir couvert, lui parlant des anciens moulins dont il ne restait que quelques vestiges, des ruisseaux qui les alimentaient et du Bondoire, le ruisseau principal qui passe par la place centrale, descendant de Cambayrac et allant se jeter dans le Lot. Peu avant, il lui avait montré rapidement Cahors, où ils iraient au marché le samedi matin et Luzech, bien plus proche.
Maggie se souvient de ce premier jour dans les moindres détails. Elle s’était sentie prête à aimer cet endroit, sans la moindre conscience de la barrière que serait la langue. Forte de parler un idiome international, elle n’avait jamais fait l’effort d’en apprendre un autre, ce qui ne l’empêcherait pas de reprocher aux Français de ne pas le manier avec autant d’aisance qu’elle-même. Son mari, quant à lui, avait fait cet effort bien des années en amont, misant sur le fait que le tunnel sous la Manche se ferait un jour et qu’il y aurait des affaires juteuses à réaliser pour les Britanniques prêts à saisir leur chance. John avait une capacité certaine à se projeter dans l’avenir, sentir les opportunités, analyser les évolutions en cours, les changements bénéfiques qui en découleraient, mais il manquait du souffle nécessaire pour courir la distance. Une sorte de seconde stérilité, en somme.
De sa connaissance de la langue française, il n’avait tiré que quelques participations à des voyages tous frais payés par des comités du tourisme hexagonaux en échange de rédactionnels dans des revues de charme et des catalogues de tour-opérateurs. Ce n’était pas fantastiquement payé, mais cela lui avait permis de tomber amoureux de ce coin de France où il l’avait entraînée finir leurs jours. Ce fut un endroit où il s’adapta sans peine et, avec le zèle des nouveaux convertis, il aurait fini par devenir plus Français que les autochtones si on lui en avait laissé le temps !
Pour Maggie, certes la Vallée du Lot était une chose magnifique, les Causses un désert féerique… en tout cas aux beaux jours. Pour le reste – entre grisaille, pluie et neige –, c’était encore plus sinistre qu’un jour de pluie à Londres ! Elle était une femme de la ville, faite pour le grouillement et le bruit, le tub et les bus à impériale. Les vignobles ne lui étaient d’aucun intérêt, sa passion allait au gin pour peu qu’on ne le noyât pas dans un tonic quelconque.
À l’inverse, John était passionné par ces paysages souvent grandioses, les sites que l’on disait ici « majeurs » tels que Saint-Cirq-Lapopie ; ces fortifications, dont les plus anciennes datent du XIe ou XIIe siècle, ancrées dans la roche calcaire des falaises bordant les vallées lotoises et portant le nom de « Châteaux des Anglais » par une sorte d’anachronisme populaire. C’étaient des forts-refuges construits dans le but d’accueillir et protéger la population contre les attaques, qui furent aménagés et utilisés avant le xive siècle et réorganisés au cours de la guerre de Cent Ans. Il connaissait tout cela par cœur, comme la vie de Champollion, l’enfant de Figeac, à une centaine de kilomètres de là.
Des débuts de leur installation, John Burnham avait tiré un roman autobiographique mettant en valeur la région dans laquelle ils s’étaient fixés. À juste titre fier de son travail, il s’était envolé pour Londres où il avait déposé son imposant manuscrit entre les mains de la firme Hamish Hamilton Ltd, certain d’intéresser un maximum de lecteurs britanniques avec ce récit plein d’humour sur les petits travers des Français. Hélas, en sortant de la maison d’édition, il découvrit que ce jour-là était celui de la parution de A year in Provence de Peter Mayle et comprit que le filon provençal de son compatriote barrait à jamais la moindre chance à son périple lotois de trouver un public. Cela coupa net son élan créatif et il se résolut à compléter ses revenus en réalisant des traductions pour des sites touristiques, des chaînes hôtelières, des menus de restaurants et occasionnellement pour le tribunal de Cahors.
Son heure de gloire vint en 2001, lorsque – sur recommandation de l’un de leurs amis – le Foreign Office le contacta pour lui demander d’organiser les vacances privées du Premier ministre dans le Lot. C’est ainsi que, le 21 août vers 13 h 45, Tony Blair se posa sur l’aéroport de Carcassonne-Salvaza à bord d’un vol régulier de la compagnie Rayanair, accompagné de son épouse et de trois de ses enfants, à destination d’une propriété de Saint-Martin d’Oydes.
Les Burnham n’étaient pas présents et n’eurent aucun contact avec le travailliste qui n’était pas à proprement parler leur cup of tea. Mais ils retirèrent une bonne récompense financière pour le service rendu…
Quatre ans après sa parution au Royaume Uni, A year in Provence devint un best-seller en France et assura une notoriété incontestable à son auteur qui exploita le filon tout au long de sa nouvelle carrière, ce qui lui valut d’être élevé dès 2002 au rang de Chevalier de la Légion d’Honneur, distinction très prisée des Français. Il serait faux de dire que ceci n’affecta pas le moral de John. Il n’était pas jaloux de ce succès, mais il avait pleinement conscience que celui-ci était un empêchement définitif à sa propre percée. Margaret resterait à jamais persuadée que la maladie de son époux était une conséquence directe de la déprime qui l’avait saisie devant ce coup du sort.
Le cancer l’avait rongé lentement et avait fini par avoir raison de lui deux ans plus tôt. Comme si leurs sorts étaient liés en quelque sorte, au début de cette année c’est Peter Mayle qui avait succombé à son tour à une longue maladie… Elle y voyait une manifestation d’une justice immanente.
Bien sûr, le décès de John avait bouleversé sa vie. Elle se retrouvait seule, dans un pays dont elle refusait obstinément de baragouiner la langue, au milieu de « bouseux » qui affectaient de ne pas pratiquer la sienne. Et pour couronner le tout, ses compatriotes avaient décidé par référendum de quitter l’Europe. Le Brexit était devenu le sujet de tous les fantasmes, les cartes avaient été brouillées et redistribuées de façon anarchique. L’avenir n’était plus tout tracé.
Maggie avait fait ses comptes. Retourner vivre en Angleterre, c’était perdre énormément de pouvoir d’achat. Rester en France, ce n’était pas beaucoup mieux avec l’arrivée d’un jeune président aux dents longues et que les scrupules n’étouffaient pas. Il lui fallait trouver un autre point de chute, qui lui permettrait de maintenir une certaine aisance à laquelle elle s’était habituée depuis tant d’années.

mardi 4 septembre 2018

Milieu ouvert

Le château…
Le nom était quelque peu pompeux pour désigner ce qui avait été la Maison de maître prétentieuse d’un vaste domaine agricole du xviiie siècle. Un corps central flanqué, à chaque extrémité, de tours carrées à partir desquelles partaient deux ailes perpendiculaires encadrant une sorte de patio qu’elles ne fermaient pas totalement.
Du domaine, il ne restait que quelques hectares qui se répartissaient, cahin-caha, entre un parc rachitique, un parking goudronné au stationnement anarchique et les bâtiments modernes, néanmoins décrépis, du reste de la polyclinique. On accédait au parking par une longue allée bordée de platanes centenaires, qui prenait sa source ou débouchait – selon le point de vue d’où l’on se plaçait – sur la Route du Cimetière. Personne n’avait songé à ce qu’il pouvait y avoir de dérangeant dans cette association brutale entre l’idée de soins médicaux et la proximité d’un cimetière !
L’allée centrale se poursuivait, sans les platanes, jusqu’au château devant lequel elle s’arrêtait net à l’aplomb d’une pelouse impeccablement entretenue, sur laquelle étaient plantés quelques rosiers et deux ou trois buis massifs taillés en boule. C’était comme une ligne de démarcation entre la clinique, à gauche, et les parkings à droite. Le parc, pour autant que le mot soit juste, se répartissait équitablement derrière les bâtiments et le parking. Il était composé de quelques bosquets étriqués, de pelouses roussies par manque de soins y compris palliatifs. Décidément, tout ceci sentait la fin de vie…
Contrairement à ce que l’on aurait pu penser de prime abord, le château n’abritait pas l’administration du lieu. C’était l’unité psychiatrique. Au centre, les bureaux des médecins et le service des admissions ; dans l’aile gauche, le « milieu ouvert » ; dans la droite le « milieu fermé ». Mêmes chambres minuscules à un lit, comportant une table, une chaise et un fauteuil. La différence tenait dans les barreaux aux fenêtres et les serrures verrouillées du « milieu fermé ». Chaque aile comportait deux étages : les femmes étaient logées au rez-de-chaussée, les hommes au premier. Quand on se trouvait du bon côté, on pouvait aller et venir à sa guise tant que l’on ne quittait pas la limite de la clinique ; quand on était enfermé de l’autre côté, il n’y avait à espérer que l’entrée de la lumière du jour à travers les vitres opaques qui ne permettaient pas de distinguer nettement la vie du dehors, comme si l’on avait cherché à rendre plus fous encore les plus atteints. Mais bien sûr la folie n’est qu’un mot creux, facile à utiliser par tous ceux qui n’ont pas la moindre idée de ce qu’il peut receler de misère humaine, de violence, de souffrance et d’abandon. Paradoxalement, si les « fous » nous effraient, l’idée de « folie » nous rassure. Nous avons vaguement besoin de ranger chacun dans une case, fut-elle vide, afin que « les vaches soient bien gardées » en quelque sorte.


Vassili avait sollicité lui-même son internement. Comme il ne présentait pas de dangerosité pour autrui, il avait été affecté au « milieu ouvert ». À vrai dire, ceci lui faisait une belle jambe car les perfusions de produits chimiques qu’on lui administrait au long de la journée l’empêchaient pratiquement de quitter son lit. Ses jours, comme ses nuits, n’étaient faits que de longues heures de sommeil à peine entrecoupées de courtes pauses pour manger sans faim, sans goût et dans un état second des plats dont il n’aurait su dire de quoi ils étaient composés, ni s’ils étaient bons ou mauvais. Le plus souvent, il ne touchait qu’à peine à son plateau-repas. Les trois repas étaient les seuls moments où il se levait et faisait quelques pas jusqu’à la table sur laquelle était posé le plateau. Il s’affalait sur la chaise et grignotait mollement dans un état second avant de regagner son lit, tirant la potence mobile à laquelle était accrochée la poche de perfusion.
Sur sa table de chevet était disposée consciencieusement une pile d’ouvrages qu’il avait prévu de lire pour passer le temps, mais depuis plus d’une semaine qu’il était là, il n’avait eu ni la force ni le courage d’en ouvrir un seul. Une vacuité léthargique totale comblait ses heures, amortissant ses heurts.
Pas de téléphone dans la chambre et on lui avait imposé de laisser son portable chez lui avant de venir. Il y avait un poste à pièces fixé sur le mur du couloir, coincé entre le bureau des infirmières et la buanderie. On le lui avait signalé à son entrée, mais il n’avait pas eu l’occasion de s’en servir. Ni l’envie ou la force.
Au fond, une seule chose lui manquait vraiment. Sa guitare. Même sans le désir d’en jouer, la présence de l’instrument l’aurait rassuré d’une certaine manière. Cependant, ce genre d’objet, au même titre que les radios ou les postes de télévision étaient proscrits. Il s’agissait d’un lieu de silence propice au repos. Le but de sa présence ici portait le nom explicite de « cure de sommeil ».
Dormir. Dormir enfin. Longuement. Pour la première fois depuis tant d’années ! Faire une nuit complète, réparatrice, sans rêve ni cauchemar ; être libéré de ses angoisses, comme de l’angoisse de n’en plus connaître…


Parmi les rituels quotidiens, il y avait la visite du Dr Lienemann. Sans doute aurait-il fallu l’appeler « professeur », mais lui donner déjà un titre de « docteur » semblait suffire à Vassili, qui pour sa part se serait bien contenté d’un simple et courtois « monsieur ».
On peut être amoureux des mots et haïr les titres quand on est un poète, parce que les mots démontrent là où les titres ne cherchent qu’à se montrer. Un mot dit tout, ou presque, d’une chose essentielle. Un titre ne dit rien de la personne et moins encore de sa personnalité. C’est avec des idées pareilles que l’on finit au placard, cependant toute la question est de savoir de quel côté du mur il faut apposer la pancarte signalant l’asile…
C’était le genre de raisonnement qu’il valait mieux taire ici, se disait-il.
Lienemann lui avait semblé être un brave type au premier abord. Il avait aimé cette silhouette longue et filiforme, le crâne dégarni ne conservant que quelques rares cheveux blancs, des yeux bleus perçants, le dynamisme de ce corps qui grimpait les marches quatre à quatre plus par habitude que par nécessité. En un mot, avant même que l’un ou l’autre en ait prononcé le moindre, il avait été sous le charme de cet homme choisi au hasard d’un annuaire, à qui il venait demander plus que de l’aide, du secours.
Pourtant le premier contact avait été d’une froideur extrême. Lorsque Vassili avait appelé pour prendre rendez-vous, alors qu’il pensait tomber sur une secrétaire, c’est le médecin lui-même qui avait décroché et répondu d’un « oui » plus cassant qu’interrogatif. Plus tard, le jeune homme aurait l’occasion de l’observer répondre au téléphone pendant leurs séances – les rares fois où il ne laissait pas le combiné décroché sur le bureau afin de neutraliser la ligne – et constaterait que cette façon abrupte de répondre était une tactique, sinon une technique, pour obliger ses interlocuteurs à se montrer le plus bref possible.
Ce « oui » qui claquait comme un avertissement correspondait parfaitement à la façon habituelle de s’exprimer du médecin, par monosyllabes. Une économie de mot impressionnante, qui montrait bien à la personne qu’il avait en face de lui que c’était à elle de parler. Lui n’était là que pour écouter. Relançant rarement lorsqu’il y avait un blanc dans le monologue, comme on le fait au poker lorsque l’on est sûr d’être tombé sur une bonne donne ou bien pour déstabiliser ses partenaires sur un coup de bluff.
Bien qu’il approchât des soixante-dix ans et en dépit d’une stature rassurante, Lienemann n’avait rien d’un bon grand-père. Du moins à l’égard de ses patients.


Depuis douze jours, dimanche compris car il était de garde ce week-end-là, Lienemann apparaissait un quart d’heure après que le petit-déjeuner ait été servi. Tenant le dossier de son patient sous le bras, il s’asseyait au bord du lit et se fendait d’un « Comment ça va, ce matin ? » en quelque sorte inexpressif. Il était permis de se demander si la réponse l’intéressait vraiment.
Vassili pensait qu’il s’agissait d’une sorte de visite protocolaire, faite par principe car le médecin était bien placé pour connaître avec exactitude l’état somnolent, indolent serait plus juste, d’un patient shooté par sa propre prescription. Cependant, lorsqu’il reçut le relevé de prestation de la Sécurité sociale à sa sortie, il eut la désagréable sensation d’avoir été berné en constatant que ces visites rapides et purement factuelles étaient toutes répertoriées sous le nom de « consultation » et payées au tarif d’un spécialiste. Il devait en concevoir une sorte de sentiment de trahison. Décidément, la psychanalyse est une escroquerie à grande échelle ! en conclurait-il amèrement.
À la question de savoir comment il allait, il répondait chaque matin d’un vague haussement d’épaules. Non par refus de collaborer, mais parce qu’il n’en avait sincèrement pas la moindre idée. Si son corps était présent, attablé devant le plateau du petit-déjeuner tandis que le médecin se tenait dans son dos, assis au pied du lit, son esprit était ailleurs. Il « battait la campagne » pour reprendre une expression désuète qu’il trouvait poétique, c’est-à-dire imagée en même temps que précise.
Il aurait sans doute été honnête de dire que tout allait bien, puisqu’il avait enfin trouvé ce qu’il cherchait. L’oubli. Le repos. La déconnexion totale. Cependant, la chimie qui coulait goutte à goutte dans ses veines avait pour effet de lui ôter jusqu’à la conscience de ce bien-être espéré.

* 

C’est la pleine conscience d’être parvenu à un point de rupture qui avait poussé le jeune homme à chercher un psychanalyste dans les pages jaunes de l’annuaire téléphonique. Il aurait pu tenter de prendre conseil auprès de son médecin traitant ou de ses amis sur le choix d’un praticien, mais un sentiment d’urgence l’avait emporté.
Si le « oui » cassant de Lienemann l’avait cueilli et sonné tel un coup de poing au foie, il avait instinctivement passé outre et trouvé la force de prononcer la phrase qui lui trottait dans la tête depuis des jours : « J’ai besoin d’aide, sinon je vais me foutre en l’air. » Le ton avait dû être convaincant car son interlocuteur lui avait proposé de passer le voir en début d’après-midi, juste avant le début de ses consultations.
Vassili était arrivé largement en avance à ce rendez-vous. Il avait gravi lentement les marches de l’escalier monumental en se tenant à la rampe de fer forgé, comme s’il traînait un poids prêt à le tirer en arrière et le faire basculer. Puis il s’était retrouvé sur un palier qui distribuait deux appartements. Lourdes portes de chêne à double battant. Une sonnette de bakélite ronde et blanche, désuète, d’un autre temps, était fixée au mur près de celle qui faisait face à la volée de marche montant aux étages supérieurs. Sur la porte, une carte de visite professionnelle était là pour indiquer qu’il s’agissait bien du cabinet du Dr Lienemann, avec ses titres de psychiatre, sexologue, professeur à la faculté de médecine, etc. On dirait le CV d’un jeune qui cherche à étoffer une expérience qu’il n’a pas pour en mettre plein la vue à un futur employeur ! se dit-il, l’humour étant sa dernière arme contre l’angoisse. Cependant il découvrirait très vite que le médecin n’en avait aucun et lui dirait que depuis Lacan les jeux de mots le hérissaient.
Il avait attendu près d’une heure, tantôt arpentant le palier, tantôt assis sur les marches montantes, jetant un regard vers le bas de l’escalier à travers les barreaux de fer de la rampe. Me voici déjà interné, scrutant l’arrivée d’un quelconque sauveur à travers les lourds barreaux qui me retiennent prisonnier.
Puis Lienemann était apparu, venant manifestement de l’hôpital dont il n’avait pas retiré la blouse blanche sur la poche pectorale de laquelle figuraient le logo bleu du C.H.U. ainsi que son nom, précédé de son titre de professeur. Vassili avait été immédiatement sous le charme de cette longue silhouette énergique démentant la couronne de cheveux blancs qui accusait un âge certain. Il avait imaginé qu’il aurait affaire à un petit homme bedonnant, du genre à somnoler ou carrément dormir pendant que son patient déballe sa petite vie.
L’arrivant l’avait salué et introduit dans la salle d’attente qui n’était autre que le vaste vestibule dans lequel quatre portes distribuaient les accès à un appartement qui devait bien occuper la moitié, sinon la totalité, de l’étage, l’autre porte palière devenant l’accès à la partie privée. Vaste immeuble bourgeois du centre-ville. Intérieur vieillot, tapisseries et moquettes usées montrant que l’entretient n’était plus à la portée du propriétaire ou que celui-ci avait d’autres priorités.
Vassili s’était assis sur une banquette de bois recouverte d’un coussin grège amortissant à peine la rudesse du siège. Au mur, trois sous-verre contenaient des sanguines représentant des femmes plus ou moins dénudées dans des poses académiques qui n’avaient rien de lascives. La banquette était coincée entre deux hautes fenêtres munies de rideaux blancs sentant la poussière et virant au gris. Je devrais fuir d’ici et pourtant cette atmosphère me rappelle tant de choses qu’elle en devient rassurante.
Après deux ou trois minutes d’attente, le médecin l’avait fait entrer dans son cabinet par une porte à deux battants, doublée d’une seconde matelassée de cuir brun garantissant une certaine isolation sonore afin que les autres patients ne puissent rien entendre des consultations en cours depuis la salle d’attente.
L’endroit était meublé assez sommairement de deux fauteuils de cuir défoncés faisant face à un bureau marqueté derrière lequel Lienemann s’assit dans un fauteuil moderne à haut dossier. Derrière le patient une cheminée de marbre supportait une pendule de style napoléonien, en face de lui, derrière le médecin, trois classeurs métalliques gris contenaient les dossiers des patients à côté d’une porte étroite donnant probablement sur le couloir de l’appartement.
Il enregistrait tous ces détails pour se donner une contenance, retarder le moment où il lui faudrait prendre la parole. Pour dire quoi, au fond ? Et par où commencer ?


— Que puis-je pour vous, jeune homme ? interrogea Lienemann.
— Je ne sais pas, répondit Vassili.
Son interlocuteur avait levé un sourcil interrogatif et poursuivi avec une sorte de sourire pincé.
— C’est pourtant vous qui avez sollicité cette entrevue, avec une certaine insistance sur son caractère urgent…
S’il croit que c’est facile de dire ces choses à un inconnu ! Déjà que je ne suis pas du genre bavard…
Il y avait eu un long silence. Le médecin l’observait, sans marquer le moindre agacement. Bien sûr, il avait l’habitude du silence de ses patients et savait que ceux-ci finissent toujours par parler, ne serait-ce que quelques secondes avant la fin de la séance.
Comme il s’agissait d’un rendez-vous rapide entre deux patients, il décida de tenter une nouvelle fois de lancer la conversation.
— Ce qui est certain, c’est que si vous ne voulez pas parler je ne pourrais rien pour vous… Au téléphone, vous avez évoqué des idées morbides et une peur de passer à l’acte rapidement. Essayez de m’en dire davantage.
Vassili avait ouvert la bouche à plusieurs reprises, comme pour parler ou avaler de grandes bouffées d’air avant de se Jeter à l’eau. Mais rien ne venait… Qu’est-ce qui ne va pas ? Tout et rien de précis. Une grande lassitude en tout cas, devant la simple idée de vivre et de devoir affronter quotidiennement mes contemporains. Est-ce que je peux le lui dire comme ça ? Est-ce que quelqu’un peut le comprendre ?
Et puis, il s’était mis à parler. Avait raconté comment deux jours plus tôt, alors qu’il se trouvait chez Alan, son meilleur ami, avec lequel il travaillait à des arrangements musicaux pour une chanson que devait interpréter Lydia, qui était présente également, dans une ambiance bon enfant et rigolarde, il s’était approché de la fenêtre ouverte pour regarder les toits de la ville à hauteur d’yeux… Cela avait duré quelques secondes à peine. Le soleil qui chauffait les tuiles rouges des toitures accrochait également des vasistas qui semblaient lui renvoyer des rayons de feu. L’air était un peu lourd, le ciel sans oiseaux… Il enregistrait les détails presque inconsciemment. Il y avait dans cette observation simple un moment de beauté idéal. Et puis, il avait regardé la rue déserte, quatre étages plus bas, alors la pulsion était apparue, impérative, urgente. Celle de se jeter dans le vide. Il avait posé ses deux mains sur le garde-corps – un simple barreau scellé dans la pierre de l’encadrement – s’était arc-bouté dans un mouvement qui pouvait aussi bien être le début d’un saut dans le vide que la retenue de ce geste fou. Soudain il avait pris peur. Non pas de la mort, qu’il souhaitait profondément, mais de la dislocation. De l’image qui s’était imposée à lui de ce corps éclaté sur le trottoir, du sang répandu… Il avait le souci de l’intégrité, celle du corps autant que celle de l’âme. À caractère entier, il faut une enveloppe intacte !
— Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours eu des pulsions suicidaires. Jusqu’à présent, je les ai maîtrisées mais je ne suis pas convaincu d’y arriver encore longtemps.
— Vous tenez donc à la vie, c’est plutôt une bonne chose.
— Détrompez-vous ! Je sais exactement ce qui me retient au bord du vide, qui arrête mon doigt sur la détente une fois le revolver dans la bouche, qui suspend ma main lorsqu’elle se tend vers le robinet du gaz… C’est simplement la volonté morbide de savoir jusqu’où descendre plus bas dans le désespoir. Certains se demandent s’il existe un Dieu, moi je me pose la question de savoir s’il y a un fond au-delà duquel on ne peut plus creuser.


Le plus difficile avait été de commencer à parler. Une fois sorti le premier mot, tout le reste était venu à un rythme soutenu, exalté. Les choses remontaient sans ordre, sa pensée faisait parfois des embardées monstrueuses avant de revenir au fil qu’il tentait de suivre. Face à lui, Lienemann écoutait avec sérieux, prenait des notes sur une fiche, le visage inexpressif, les yeux perçants en même temps qu’insondables.
Le jeune homme avait parlé de sa passion pour la poésie, celle qu’il lisait comme celle qu’il écrivait, des chansons qu’il composait mais n’interprétait pas parce qu’il ne supportait pas le son de sa voix qui ne correspondait pas à celle qu’il entendait en lui-même lorsqu’il parlait. Il avait raconté l’influence de ses grands-parents qui avaient fui devant les bolcheviks en emportant avec eux, au fond du cœur, la Sainte Russie. De leurs rêves d’une contre-révolution qui aurait permis leur retour.
— Mais ne cherchez pas une explication à mon mal-être dans une quelconque âme russe. Je suis né en France, comme mes parents. De russe, je n’ai que mon prénom et son diminutif que plus personne n’utilise depuis que babouchka Natacha Ivanovna est morte. Vassia, c’était ainsi qu’elle me nommait. C’est elle qui avait imposé mon prénom à mes parents. Vassili, la forme russe de Basile, dont la signification immodeste est « monarque ». Je suis un roi sans royaume, ça me fait une belle jambe.
Même dans l’exil, en ayant perdu le peu qu’ils avaient, mes grands-parents étaient heureux. Ils avaient un idéal dont ils n’ont jamais pris conscience qu’il était parti en miettes avec la Révolution d’octobre. Jusqu’au bout ils ont cru à une revanche possible. Un espoir fou, mais un espoir qui les portait. Moi, je suis sans espoir. Mes réussites sont plus douloureuses encore que mes échecs.
— Ce que je ressens en ce moment n’a rien à voir avec un spleen, du blues, une déprime. Ces trois choses, je les connais bien et je sais les gérer au fil du temps. Là, c’est beaucoup plus profond et je ne parviens pas à remonter la pente. Je sens que je m’enfonce de jour en jour. Je ne dors plus, je passe mes nuits bloqué devant la télévision à regarder en boucle une série pour ados que j’enregistre dans la journée et les petits drames de ces gosses Australiens me tirent des larmes imbéciles. Si j’étais un vrai Russe, c’est sur moi que je m’apitoierais !


Une sonnerie stridente avait retenti. Lienemann s’était levé et était allé ouvrir à grand pas. Vassili l’avait entendu chuchoter à l’arrivant qu’il avait une urgence et aurait un certain retard dans sa consultation, puis il était revenu prendre place derrière le bureau après avoir refermé soigneusement les deux portes de communication.
De sa place, le médecin dominait son patient. Les deux fauteuils défoncés semblaient avoir pour fonction de mettre ce dernier en état d’infériorité, presque de soumission.
La consultation qui avait été accordée pour être une brève prise de contact dura en fait près de quatre-vingt-dix minutes. Le médecin hésitait à laisser partir le jeune homme dont il sentait bien qu’il pourrait se jeter sous le premier autobus en sortant. Puis, le débit de son récit s’apaisant peu à peu, il lui avait proposé de prendre un calmant lorsque ses bouffées d’angoisses reviendraient, en attendant qu’on lui trouve une place à la clinique où on pourrait le prendre en charge de façon plus concrète. L’urgence était de retrouver le sommeil.


* 

Au bout de quinze jours, les doses de médicaments avaient été réduites, lui laissant de plus grandes plages de lucidité et d’autonomie.
Lienemann s’attardait davantage lors de ses visites matinales, l’engageant à exprimer ce qu’il ressentait, la façon dont s’était déroulée sa nuit.
Vassili parlait poésie, il noyait le poisson et ne divulguait qu’avec réticence le minimum de ses pensées intimes. Il avait néanmoins consenti à parler longuement de la plaquette de poèmes qu’il avait publiée à compte d’auteur et qui ne se vendait pas si mal, si l’on songe à quel point la poésie n’est pas la préoccupation première des lecteurs contemporains. Il s’agissait d’un ensemble de portrait de vieillards cacochymes qui avaient hanté son enfance, de vieux aristocrates Russes, mourants, qui rêvaient encore de coup d’État pour rétablir l’ancien régime dans un pays où tout avait été orchestré pour le faire oublier. Les comtes défaits de mon enfance était le titre de la plaquette. Il l’avait dédiée à sa grand-mère maternelle, Natalia Ivanovna, la plus fervente et sans doute aussi la plus fêlées d’entre eux, parce que sa nostalgie l’avait touché au plus profond.
Il avait évoqué ses compositions musicales, la légèreté qu’il souhaitait mettre dans ses mélodies et ses couplets de chanson parce qu’en trois minutes il s’agit de faire rêver l’auditoire, alors que ses poèmes étaient plus sérieux, plus tristes, appelaient à une réflexion du lecteur. Le mode d’expression est un facteur essentiel du message, c’est lui qui le porte et en assure la bonne réception. En tout cas, c’est ainsi que les choses devraient être.


Vassili sortait de sa chambre, arpentait le couloir, allait s’installer dans la salle de repos qui se trouvait à l’extrémité et dans laquelle étaient disposés des fauteuils confortables, une table basse jonchée de revues antédiluviennes comme on en trouve dans toutes les antichambres de médecins.
Celle-ci n’était guère fréquentée. Il y retrouvait parfois Nicolas, un type de son âge, un peu bizarre. Il se disait artiste peintre, discourait longuement sur sa technique et ses « performances ». Lienemann lui avait conseillé de se méfier de lui, il s’agissait d’un junkie habitué de l’établissement pour des cures de désintoxication à répétition. Mais la drogue ne l’avait jamais tenté. Il souhaitait garder sa pleine lucidité afin de vivre totalement le drame de sa vie, d’en savourer chaque seconde insupportable. En guise de paradis artificiels, la poésie faisait parfaitement l’affaire. N’était-ce pas un autre monde, une dimension parallèle ?


Malgré les encouragements du médecin, le jeune homme ne souhaitait pas franchir la porte palière, descendre l’escalier afin d’aller se promener dans le parc. Il était ici parce qu’il avait voulu se couper du monde et il ne se sentait pas prêt à l’affronter de nouveau. Pas encore, en tout cas. Pourtant, il avait pleine conscience de ce qu’il lui faudrait prochainement franchir le pas. D’autres patients attendaient sa place, comme lui l’avait attendue quelques jours, des jours qui lui avaient semblé une éternité.
Ses bras n’étaient pas loin de ressembler à ceux de Nicolas. Les infirmières avaient le plus grand mal à le piquer et la saignée de son bras gauche était constellée de marques d’aiguilles. Il souriait intérieurement en imaginant qu’il aurait toutes les peines du monde à se justifier s’il était pris dans un contrôle de police.


Les longues heures passées à dormir lui avaient fait le plus grand bien ; il s’était laissé couler sans résistance. Cependant, revenir à la surface n’était pas une évidence. Son esprit restait flottant, sa bouche était pâteuse et réclamait une hydratation permanente. Linemann l’avait prévenu qu’il lui faudrait boire des litres et des litres d’eau afin d’expulser les molécules de médicaments.
Quand il sortirait, d’ici une semaine et demie, ce serait le moment d’entamer une psychothérapie de longue haleine. Je ne suis pas au bout de mes peines, si tant est qu’il y ait un autre bout, une autre issue que celle que j’ai refusée et qui m’a conduit ici.
Il se demandait si cette cure de sommeil avait été la bonne solution. Il lui semblait que cela n’avait été qu’une fuite, une parenthèse sans doute confortable mais qui ne réglait rien sur le fond. Le diagnostic était simple : « troubles maniaco-dépressifs. » Rien de grave, au fond, juste un coup à prendre pour gérer la situation, les changements de saisons…
Vassili savait bien qu’il allait lui falloir vivre ainsi jusqu’à la fin, avec des hauts et des bas, des moments d’euphorie et d’autres de déprime passagère, à moins qu’une grosse dépression ne vienne à nouveau tout chambouler comme cela venait de se produire. Il n’y avait plus qu’à espérer qu’un long travail d’analyse lui permettrait de passer outre et – qui sait ? – d’aimer ou au moins de supporter la vie. Seul l’avenir apporterait la réponse à cette question.


* 

Vingt ans plus tard…
Vassili ne dort toujours pas la nuit, ou si peu. Les magnétoscopes ont quasiment disparu, mais il y a désormais la télévision en Replay et des plateformes comme Netflix pour se gaver de feuilletons larmoyants. Plus personne ne se souvient de Hartley qui était plein de cœurs à vif tout au long de ses 210 épisodes, ni de Bogdan Drazic et de son piercing à l’œil, de Katerina, Rayan ou Bolton. Désormais, il regarde en boucle 13 Reasons Why – l’histoire d’un autre lycée du bout du monde, celle du suicide d’Hannah Baker et de la culpabilité des innocents confrontée au sentiment d’innocence des coupables – House of Cards, Peaky Blinders ou Occupied.
Le Pr Lienemann est probablement mort. En tout cas il n’exerce plus. Aucune aide à attendre de ce côté-là, pas davantage d’envie de chercher un autre thérapeute. L’idée même de devoir recommencer à raconter mon histoire, qui est sans intérêt, à un inconnu pour en attendre un quelconque salut m’est insupportable.
Les cures de sommeil n’ont plus la cote, bien que les Français soient champions du monde en matière de consommation de tranquillisants, antidépresseurs et neuroleptiques de toutes sortes.
Une seule chose a vraiment changé dans sa vie, a vraiment changé sa vie, c’est la découverte de l’amour. Il n’est plus seul. Comment passer à l’acte en laissant l’autre, qui n’y est pour rien, derrière moi avec des remords imbéciles ?
Lors d’une des nombreuses séances de thérapie avec Lienemann, qui ont duré cinq ans dont trois à un rythme soutenu et deux complètement distendus, celui-ci lui avait dit : « Au fond, tu n’es pas fait pour le bonheur. » Cela n’avait rien de méchant, ce n’était qu’un constat. Vassili avait tout de suite su, au fond de lui, qu’il était juste. Cependant, qu’est-ce que c’est que le bonheur ? Jacques Prévert disait qu’on le reconnaît « au bruit qu’il fait quand il s’en va » ; mais si l’on n’entend pas ce bruit, cela signifie-t-il qu’il est encore là ou qu’il n’est jamais venu ?
La seule vérité est que la vie est elle aussi un milieu ouvert, il suffit de vouloir franchir le seuil pour profiter de notre liberté, ou de rester terré dans la chambre capitonnée en refusant d’affronter nos angoisses. Ceci, Lienemann aurait aussi pu le lui dire s’il n’avait déjà que trop parlé.

Toulouse,
du 20 août au 3 septembre 2018