samedi 23 mai 2020

Cœur d'artichaut


Certains vous diront que j’ai le cœur sec; d’autres affirmeront plus péremptoirement que je suis sans cœur, ce qui me laisse sans recours devant un jugement aussi catégorique. La vérité doit se situer quelque part entre les deux, quoi qu’il ne m’appartienne guère d’en juger. Je suis ce que les autres veulent que je sois, peu m’importe en réalité, pour autant qu’ils le veuillent et pour le temps qu’ils le veulent.
Cependant, lorsque je cherche à me montrer honnête avec moi-même – ce qui, convenons-en, est bien la moindre des choses –, je me dis que j’ai surtout et de tout temps eu le cœur gros. Gros de chagrin, souvent ; gros d’espérance, tout le temps ; si gros qu’il peut accueillir en permanence tout le monde et l’y serrer au creux de sa chaleur.
J’ai passé ma vie à aimer. Beaucoup trop et trop de monde, mais toujours avec une sincérité qu’il aurait été impossible de prendre en défaut, bien que ce ne soit guère un argument recevable ou une quelconque circonstance atténuante. Un mauvais divorce m’en a convaincue en même temps qu’il en apportait la cruelle démonstration.

Je ne sais pas pourquoi je prends ces notes. En tout cas, ce n’est pas avec l’intention de m’en servir dans mes romans. Nous sommes ici à mille lieues de ce à quoi j’ai habitué mes lecteurs au cours des dernières décennies. Je déteste cette mode de l’autofiction, ce vil étalage de petits secrets à peine inavouables, ce que montre incontestablement la complaisance avec laquelle ce genre d’auteurs les étalent.
C’est donc là un étrange besoin d’introspection qui me saisit et ne me correspond pas. « Retour d’âge », comme disait Grand-Mère qui ne connaissait pas le mot ménopause ou rechignait à l’employer parce qu’elle considérait en général les termes médicaux comme étant déplacés, orduriers… que sais-je encore ? Ah ! oui : trop précis et pour cela dérangeants, si ce n’est dégradants. Mémé était un cœur simple et droit comme les femmes de son époque et de sa condition modeste, elle pensait que prononcer le nom du Malin était une façon de l’attirer. Pour preuve, la grosseur sous son sein n’était qu’un bobo jusqu’à ce qu’un médecin la qualifie de « tumeur » et la rende « maligne ». Démonstration imparable que nous aurions eu tort de contester, parce qu’il n’appartient pas aux enfants de faire la leçon aux parents. Temps bénis que ceux-ci ! Combien de fois mes filles ne m’ont-elles pas « renvoyée dans mes buts » selon leur expression et pour ce que cela puisse signifier réellement ?
Ma principale appréhension face à la ménopause est de passer du statut « belle plante » à celui de « femme plantureuse ». C’est sans doute là que réside ma plus grande futilité. Le poids constitue ma hantise. Je n’ai pourtant jamais eu de problème de ce côté-là, mais j’ai toujours eu tellement honte de me montrer en public avec mes copines qui étaient plus graisseuses que gracieuses… Je les aimais ardemment néanmoins. Leur amitié m’était indispensable et la mienne était sincère. Malgré cela, il y avait au fond de moi cette réserve, cette mise en retrait lorsque nous sortions ensemble qui m’empêchait de montrer – au sens littéral – la connivence qui pouvait exister entre nous. Je n’aurais pas supporté une réflexion désobligeante, du genre « voici la belle et la bête » que nombre de nos camarades auraient pu lancer en croyant se montrer ainsi capables de faire de l’esprit.
Oui, Charlotte, je confesse n’avoir pas toujours assumé ta compagnie quand je ne parvenais pas à l’éviter. Tes formes me rendaient d’autant plus mal à l’aise qu’elles t’étaient totalement indifférentes. Tes rondeurs te convenaient, tu semblais même les apprécier, à moins que tes mots d’esprit aient été une façon élégante de cacher une certaine détresse ou au moins un embarras. Tu disais souvent « Mon rembourrage amortit les coups » ou bien encore « Les grosses sont gentilles, c’est bien connu. On dit toujours "une bonne grosse", jamais "une méchante grosse" ».
L’âge et les maternités n’ont fait qu’accentuer tes rondeurs sans jamais altérer ton caractère jovial. Pourtant, nous savons toutes quelles avanies tu as dû encaisser. J’ai vu moi-même plus d’une fois le regard des femmes surtout mais aussi ceux des hommes dans les files d’attente des librairies où tu venais pour que je te dédicace mon dernier bouquin. Malgré la maigreur du "service" consenti par mon éditeur, j’aurais pu insister pour qu’on t’envoie systématiquement mes ouvrages à leur sortie, mais te voir surgir dans la foule ahurie était la punition que je m’infligeais et c’est pourquoi j’ai toujours fait en sorte de te retenir un peu plus que nécessaire tandis que les autres piaffaient autant d’impatience que de dépit devant le temps que je t’accordais et auquel ils n’auraient su prétendre.
C’est la vie qui nous a séparées, aussi te revoir de loin en loin dans ces occasions, savoir que tu lis – en tout cas achètes – tous mes livres me ravit en me donnant l’impression que notre vieille amitié se poursuit. Il faudra que je te dédie le prochain, ce sera mieux que toutes ces dédicaces un peu convenues qu’on signe à la chaîne et qui seules donnent la crampe de l’écrivain.
La cadette de mes filles a toujours été légèrement boulotte – pour peu qu’il ne s’agisse d’un oxymore – contrairement à l’aînée et la benjamine. Aussi loin que je m’en souvienne, nous l’avons surnommée « Bouboule ». Ce diminutif que nous jugions affectueux n’a-t-il pas été un jugement ainsi qu’une torture de son point de vue ? Il faudrait avoir le courage de le lui demander, cependant ce pourrait être une occasion, une manière de rouvrir une plaie cicatrisée depuis longtemps. À moins, justement, qu’elle ne soit en attente de cette mise au point, de ce Mea culpa qui solderait une fois pour toutes ce fond de rancœur que je sens quand elle daigne enfin me téléphoner, trois fois l’an : Nouvelle Année, anniversaire, fête des mères. Service minimum, en somme, qui montre bien qu’il existe un malaise entre nous. De mon côté, j’ai cessé de l’appeler ; je ne supportais plus de tomber systématiquement sur sa boîte vocale, comme si elle avait programmé son téléphone portable afin qu’il refuse mes appels. La touche « bloquer ce correspondant » est bien plus efficace que la plus revêche des secrétaires de direction !

J’écris tout ceci sur la poignée de feuilles qu’il me reste de la ramette de papier à lettres que j’avais fait graver de mon monogramme par le vieil imprimeur qui exerçait son art sur un antique matériel dans une échoppe antédiluvienne située en face le portail du CROUS. Je ne parviens plus à retrouver son nom mais en revanche je le revois très bien : d’une taille moyenne, assez corpulent, le teint couperosé, la moustache blanche épaisse roussie par la fumée de ses Gitanes papier maïs, portant toujours une blouse de coton gris tachée d’encres diverses. Et son odeur dans laquelle le papier, la colle et l’encre rivalisaient avec la piquette dont il s’enfilait un "ballon" toutes les demi-heures au bar qui jouxtait son capharnaüm. C’était l’un des piliers de l’endroit. Il en faisait le siège en espérant convaincre à l’usure le cafetier de racheter son local afin de s’agrandir. Il finit par avoir gain de cause, privant ainsi le quartier de la Faculté d’une de ses figures légendaires.
Malgré l’âge et une indéniable décrépitude, il ne doutait pas d’avoir conservé un reste de charme qu’il s’ingéniait à mettre à l’épreuve en draguant tout ce qui portait une jupe ou une robe. Les nanas en jeans ne l’intéressaient pas ; « trop compliqué à enlever pour un coup rapide contre le meuble à casses » disait-il en riant gras. Bien sûr, il me lorgnait avec concupiscence lorsque je passais dans la rue pour me rendre à mes cours et qu’il se trouvait sur le pas de sa porte en train de fumer. « Bonjour, charmante demoiselle » me lançait-il. Ça m’amusait et le rire est une bonne méthode d’approche. Aussi, nous avions fini par sympathiser et m’avait-il fait ce petit travail pour le seul prix du papier et de l’encre. Prix auquel j’avais ajouté un baiser sonore sur sa joue fripée, ce qui était bien le moins que je pouvais faire en remerciement de l’économie qu’il faisait faire à ma bourse un peu plate à force de dépenses futiles.
Donc, voici à quoi j’utilise aujourd’hui le reste de cette ramette de papier vergé ivoire 110 g Conquéror, initiales « A. Z. » caractères à l’anglaise, encre couleur vieux rose en relief, soulignées de mon véritable nom en petites capitales police Futura, corps 10 : « Anne Zimmerman ». Au moins, si quelqu’un tombe là-dessus il ne pourra faire le rapprochement avec mon nom de plume.
Depuis une vingtaine d’années j’ai abandonné l’écriture au stylo, d’abord pour une IBM à boule qui me cassait les oreilles, ensuite pour des ordinateurs portables biens plus discrets à tous les sens du terme : silence, gain de place et passant inaperçus. Aussi, je m’étonne de ce que mon écriture n’a pas varié avec le temps et le manque de pratique. Elle reste fine, élégante et… lisible. Ceci dit sans la moindre forfanterie car je n’ai pas ce genre de petites vanités ridicules.

Où tout ceci va-t-il me mener ? Je n’en ai pas la plus petite idée. J’écris mue par une force qui me dépasse. Ce n’est pas l’inspiration car l’inspiration est une chose que l’on peut parfaitement contrôler. Pas non plus de l’écriture automatique, qui serait trop brouillonne. Les idées se présentent, les mots me viennent et je peux les ordonner, dompter les phrases, imposer mon style.

Pour en revenir à mes moutons, quoi qu’on en dise, je crois n’avoir jamais été une traînée ni qu’on puisse trouver quiconque pour m’accabler d’avoir mérité qu’on m’impute un tel qualificatif. Ma copine Florence en était une, en revanche. Dans toute la splendeur de l’exercice. Donc, disons-le sans trahir un secret de polichinelle, fière de l’être !
Elle s’offrait au premier venu, répertoriait ses conquêtes dans un petit carnet où elle leur attribuait une note – rarement flatteuse – en marquant d’autant de croix le nombre de fois qu’elle leur avait accordé ses faveurs. Fervente féministe, elle mettait un point d’honneur à se montrer aussi abjecte qu’elle pensait que les garçons l’étaient. Elle se faisait culbuter sur les capots de voitures, dans les toilettes de la Fac, dans la pénombre enfumée de discothèques minables et bien d’autres lieux tout aussi improbables et sordides. Plus c’était louche et dangereux, plus ça l’excitait. Elle adorait provoquer par ses excès de vulgarité. Je me souviens qu’un soir elle accusa en pleine action un de ses partenaires trop prévenant de « baiser comme un pédé » avant de se retourner pour lui enjoindre de la prendre par-derrière : « si c’est ça qui te fait bander dur, te gêne pas mon biquet » lui avait-elle lancé. Je n’invente rien, c’est elle qui s’en vantait sans vergogne.
Bien sûr, Flo ne se montrait ainsi qu’à ses camarades ; en famille elle était tout autre, devenant la petite fille chérie de son papa. Un magistrat respectable ou en tout cas respecté.
Elle avait un parcours tout tracé : après la Fac de droit, elle ferait Sciences Po avant de s’inscrire dans une école de journalisme. Élève studieuse, elle en avait les capacités ; arriviste, la volonté. La suite le démontra au-delà de ce que nous avions imaginé. Alors qu’elle cherchait un stage dans un magazine hebdomadaire, elle subjugua l’un des rédacteurs bien en cour, davantage par ses formes que par son talent qu’elle assurait "prometteur". Celui-ci, qui s’occupait de la rubrique Culture, la traînait avec lui aux premières, vernissages et autres pince-fesses. Quand elle arrivait à son bras, elle se présentait tête haute et sourire carnassier en assurant, bravache, « Monsieur est avec moi » comme si c’était elle qui lui faisait l’honneur de l’introduire dans le monde artistique qui comptait aux yeux de la critique et des réseaux mondains.
Aujourd’hui, il est rédacteur en chef d’un autre hebdomadaire. Flo n’a jamais signé le moindre papier ni travaillé. Elle l’a simplement forcé à l’épouser et lui a fait quatre enfants pour qu’il ne se sente jamais tenté par le divorce. Mon cas personnel a dû l’alerter sur le fait que "trois" ne saurait être un chiffre suffisant pour attacher un père à ses obligations.
Je me souviens de ses propos militants : « Marre de la phallocratie, il est temps d’imposer la vaginocratie ! » D’une certaine façon, c’est ce qu’elle a fait. À défaut de faire avancer la cause des femmes, elle a su s’occuper de la sienne mieux que personne.
Nous nous voyons de loin en loin, autour d’un verre de vin millésimé, au bar d’un grand hôtel dans lequel il n’est pas impossible qu’elle loue parfois une chambre pour la journée. Je reste une fréquentation acceptable pour elle en raison de mon statut ; je ne me fais aucune illusion sur la chose. Je sais par les autres nanas de notre petite bande que je suis la seule à avoir ce privilège, si c’en est un, car je suis parfaitement consciente que ses invitations lancées soudainement au téléphone ne correspondent à rien d’autre que son désir d’étaler sa vie devant moi afin de me montrer à quel point ; – quelle que soit ma propre réussite – elle m’est tellement supérieure. Et dire que pendant notre scolarité, cette teigne était toujours la plus populaire de la classe, celle que l’on élisait à coup sûr comme déléguée des élèves.
Flo n’aurait pas dédaigné les avances du père Berry –  tiens, je viens de retrouver son nom ! – s’il avait été à la tête d’une plus grosse imprimerie, avec quelques employés et de plus longs chiffres dans la colonne des bénéfices que dans celle des dettes de son bilan. Ni son âge ni sa mise ne l’auraient rebutée. Mais, sa situation étant ce qu’elle était il n’avait aucune chance avec cet aspect miteux qui suintait de tout son être et qui, à moi, le rendait sympathique et attachant. On ne se refait pas, j’ai toujours eu un faible pour les chats écorchés.

Notre petit groupe de nanas, qui avaient grandi ensemble, suivant un parcours scolaire identique, pratiquement toujours dans les mêmes classes, était plus fourni que les trois mousquetaires puisque nous étions six. Il y avait Charlotte et Florence, dont je viens de parler, mais aussi Françoise, Martha, Oriane et moi. Nous aimions dire que nous étions « les six doigts de la main » et à ceux qui ne comprenaient pas nous montrions toutes ensemble notre majeur tendu, poing fermé. De vraies rebelles… de bac à sable.

Toutes unies et pourtant si différentes. Pour s’en convaincre, il suffit de se pencher sur le parcours de nos vies d’adultes et constater ce que nous en avons fait.
On croit que le monde nous appartient et n’attendait que nous. Vision idyllique de l’enfance rêveuse qui se brise sur le premier rocher concret, la moindre aspérité, le plus petit grain de sable. Destin ou fatalité, je ne sais. En revanche je ne peux que constater le naufrage de notre beau radeau qui nous a laissées toutes médusées à notre manière. Ma notoriété, le statut social de Florence, la réussite indéniable de Martha, tout cela pèse-t-il plus lourd que la dérive plus ou moins prononcée des trois autres ? Quoi qu’il en soit, voici ce que la vie a fait de notre belle insouciance au bout du compte. Elle n’a pas de quoi en être particulièrement fière.

À la puberté, les petites filles modèles que nous avions été se muèrent en obsédées sexuelles, même s’il s’agissait plus d’en parler et de fantasmes sur « la chose » que de la pratiquer. C’était au point de bascule entre les années soixante-dix et les années quatre-vingt ; le sida ne faisait pas encore partie du paysage et mettrait quelques années avant de nous rattraper et nous terroriser. Je me souviens avoir déchiré une à une les pages de mon répertoire d’adresses comme on arrache chaque jour la feuille d’un calendrier éphéméride et je ressens la même douleur glacée dans tout mon corps. Aussi libertins ou paumés qu’ils aient pu être, aucun de mes morts ni des autres n’avait mérité cela et l’hystérie qui accompagnait les convois mortuaires sur les trottoirs était bien le pire des miroirs où se reflétait l’âme humaine. Le sida a tué en moi ce qui subsistait de ma croyance en l’Homme. Je l’avais imaginé si grand qu’il me fut insupportable de le constater si bas, mesquin, rampant tel un ver gras sur un tas de fumier.
J’ai pleuré Guy, Hervé, Michel, Gérard, Francis, Patrick, Serge, Mike, Jean-Louis, Yves, Thierry et tant d’autres. Copains ou copines, selon le terme qu’ils choisissaient pour se définir, en tout cas compagnons des fêtes nocturnes où nous avions commencé par nous amuser pour célébrer la vie et où nous avons fini, moins nombreux chaque fois, par nous enivrer d’alcool, de drogue parfois et de bruit afin de conjurer la mort qui rôdait. Je les ai tous aimés, d’un amour pur et sincère dans lequel n’entrait aucune équivoque et c’est-à-dire sans doute ce qui faisait la qualité, la sincérité de nos rapports.
Qu’ils reposent en paix, tandis que je continue à me tourmenter près d’un demi-siècle plus tard, le cœur et l’âme toujours à vif d’une douleur qui ne disparaîtra jamais, ce qui serait la pire des infidélités ou des offenses à leur mémoire, à notre histoire.
Chienne de vie, en vérité !

Puisque je viens de parler des ravages du sida dans les rangs de nos copains d’école, de lycée puis de faculté, la figure qui s’impose maintenant est celle de la douce et énigmatique Françoise., surnommée dans le milieu gay de l’époque « Princesse Alibi. »
Dire d’elle que c’était un échalas serait mentir, se montrer désobligeant. C’était plutôt un haricot vert, voire un haricot extra-fin au regard de sa taille élancée. Elle n’était pas maigre, la maigreur est disgracieuse et a une connotation maladive. Bien au contraire, Françoise respirait la santé, il suffisait de percer sa coquille pour s’en rendre compte.
Pour le dire autrement, par-delà une timidité exacerbée qui la faisait paraître timorée, c’était probablement la fille la plus équilibré d'entre nous.
Sa haute taille était encore accentuée par la longue crinière brune qui cascadait sur ses épaules et bougeait à peine dans ses mouvements de tête toujours retenus comme si elle craignait de bouleverser l’ordre du monde par un excès de brusquerie. Je ne me moque pas. Ce que nous aimions chez elle, c’était justement ce port de tête, cette gestuelle ralentie, amortie, qui était à nos yeux un signe de distinction. En tout cas qui la distinguait de nous toutes.
Elle s’était toujours montrée effacée et n’avait pas jugé bon d’évoluer avec l’adolescence ni ensuite. Tandis que nous courrions les garçons, elle s’était entichée d’Hervé, qu’elle suivait comme une ombre. Fils du général commandant la place, c’était un garçon anodin qui ne se distinguait que par sa haute taille et ses manières efféminées. "Folle" dans toute sa splendeur, Hervé adorait traîner Françoise dans les lieux les plus interlopes de la ville. Elle le couvait de regards énamourés qui ne donnaient le change à personne contrairement à ce qu’ils pensaient. Dans le milieu gay, Françoise fut bientôt connue comme la louve blancheblanche – comme je l’ai dit – sous la désignation de « Princesse Alibi » qui n’était pas davantage flatteuse pour elle que pour lui.
D’un caractère égal, elle se laissait manipuler et imposer les choix de son mentor. Qu’aimait-elle chez lui ? Son entregent, les personnes à qui il la présentait et qui appartenaient à ce que nous nommions alors « le dessus du panier » ? Nous ne l’avons jamais su car notre amie était réellement discrète.
Ce n’est que bien plus tard que nous devions découvrir une réalité inattendue : tandis qu’elle jouait la fiancée rassurante pour le général, c’était Hervé qui lui servait d’alibi sans s’en rendre compte, ignorant les relations saphiques qu’elle entretenait dans le plus grand secret. Elle souffrait d’un sentiment de honte irrépressible, qu’elle finit par cacher un jour sous le voile d’une communauté religieuse, consacrant depuis lors ses dernières années de vie à tenter d’apaiser la douleur des plus pauvres. La mort d’Hervé, l’un des premiers à contracter le tout nouveau « cancer gay », fût-elle à l’origine d’un tel choix ? Françoise n’a pas voulu répondre à cette question que je lui ai posée un jour que nous nous sommes retrouvées à attendre ensemble, par hasard, dans une salle d’attente de l’aéroport de Fiumicino. Elle portait l’habit de religieuse avec la même élégance qu’elle l’eut fait vêtue d’une robe de grand couturier. Son sourire restait identique, pourtant je ne pus l’empêcher de sentir qu’il n’exprimait plus la même chose. Il y avait en lui toujours cette grande douceur mais la distance avait cédé le pas à une indulgence mâtinée de pitié. Je ne dis pas qu’elle m’a jugée, cèpes j’ai pris pour une évidence qu’elle lisait ma vie à travers moi et que cela ne lui faisait en rien regretter la sienne. Celle qui avait été comme une sœur parmi nous en est réellement devenue une.
Je ne peux m’empêcher de la revoir à l’époque, longiligne, les cheveux corbeau descendant dans le dos sous les omoplates, éternellement sanglée dans un imperméable kaki… et puis son large sourire aux dents blanches impeccablement plantées ; sa voix chaude et basse comme le murmure d’une promesse salace. Qui aurait cru que cette bouche était davantage faite pour les prières que pour les propositions coquines ? Comme elle me manque, après tout ce temps, bien qu’il me semble en cet instant que c’était hier à peine.

Hervé n’était pas fait pour les études. Seule la fête l’intéressait. Cependant, devant les ultimatums de son père, il avait choisi de travailler dans la restauration. Son bagout virevoltant faisait de lui un serveur apprécié dont les pourboires arrondissaient généreusement un salaire insuffisant à son train de vie dispendieux.
Nous le jugions plutôt insupportable, cependant il faut bien reconnaître que c’est grâce à lui que Martha mit le pied dans la cuisine d’un restaurant pour la première fois. Magnifique carrière que la sienne, du bac à plonge à la tête d’une brigade réputée !
Martha. Rousse au tin laiteux qui rendait louches ses origines italiennes à l’aune des clichés ethnotypes auxquels nous souscrivons tous plus ou moins. Fille aînée d’une longue fratrie à laquelle elle avait servi de seconde mère. Ce n’était pas Cosette non plus, elle était aimée et choyée par ses parents autant que le permettaient leurs bourses. D’une humeur égale, elle était en quelque sorte la meilleure d’entre nous. Méritante en tout cas, c’est pourquoi sa réussite dans la restauration et la constellation de ses étoiles sont ce que l’on appelle une juste récompense. « Inventive, toute en simplicité et finesse », cette description de sa cuisine dans un célèbre guide touristique n’est-elle pas le plus juste portrait que l’on pouvait dresser de notre amie ?
En Cheffe née, Martha dirige sa maison comme la cuisine de son restaurant. Mari et enfants filent droit, mais dans une bonne humeur constante qui est sa marque de fabrique. Il n’est pas interdit de penser que c’est elle qui a le mieux réussi d’entre nous. Je le dis sans le moindre sentiment d’envie, mais avec au contraire une satisfaction réelle. Partie de plus loin que nous et arrivant plus haut, n’est-ce pas cela la justification de l’effort et des sacrifices ? Qu’ai-je sacrifié, pour ma part ?

À l’opposé de Martha – oserais-je dire de nous toutes ? – il y avait Oriane. Née dans un Milieu plutôt favorisé, elle a terminé son parcours dans le ruisseau après un passage prolongé sur le trottoir. Je ne vois guère, hélas ! comment l’exprimer autrement. comment l’exprimer autrement.
Son prénom était déjà tout un programme, avec ce qu’il véhiculait de prétentieux. Agrégé de Lettres, son père avait voulu placer sa progéniture sous la protection de Madame de Guermantes. C’était sans compter que pratiquement personne ne lisait Proust, ce qui ne laissait à ce prénom qu’un sentiment de ridicule. S’il s’était torturé les méninges pour le trouver, force est de constater que cette recherche avait été du temps perdu !
Je suis certaine que la belle Oriane a souffert en silence des lazzis et des quolibets que lui valait la fausse distinction que lui conférait la rareté d’un tel prénom. Elle aimait que notre petit groupe l’ait rebaptisée « Or », un surnom de prix à n’en pas douter.
Oriane eut une scolarité parfaite, jusqu’en Terminale et au baccalauréat qu’elle ne passa pas. Elle avait entre-temps rencontré son mauvais génie en la personne de Dimitri, l’ange exterminateur à qui l’on aurait donné le Bon Dieu sans confession.
Je revois encore sa belle gueule de blondinet souriante, à la peau laiteuse sans ces hideux boutons d’acné qui fleurissaient sur les visages des mâles de notre âge. Charme slave d’un immigré de troisième génération qui n’avait pas connu le pays de ses origines et n’en parlait pas non plus la langue, se contentant d’exploiter le filon de la nostalgie de ses parents et aïeux.
Il y a une grande injustice de ma part à en parler ainsi, parce que je connais la fin de l’histoire. La vérité est que nous étions toutes les six tombées amoureuses de ce garçon et que cinq d’entre nous nourrissaient une vague jalousie à l’égard de la sixième qui avait « emporté le morceau. »
Mon Dieu, que notre « Or » brillait de mille feux sous les projecteurs qu’étaient ses yeux verts — de vipère, nous aurions dû le savoir — concupiscents du garçon qui la faisait chavirer et allait l’emporter dans un torrent de boue où elle devait se noyer au bout du compte.
Je ne crains pas de donner dans le pathos, ces pages ne sont pas faites pour voir le jour. Je n’écris cela que pour mieux me souvenir, retrouver les détails oubliés, comme le nom du Père Berry qui a jailli soudain quand je ne le cherchais plus.
Ah ! revoir Oriane, lui piquer une cigarette et l’allumer au bout incandescent de la sienne, souffler la première bouffée de fumée vers le ciel en lui demandant, toute excitée, « alors, raconte… Vous l’avez fait ? » Nous pensions toutes qu’elle serait la première à « passer à la casserole » ; les plus délurées d’entre nous se contentant de pratiquer des fellations plus ou moins poussées, se laissant parfois surprendre par une giclée envahissante incontrôlée.
Dimitri, donc… Celui qui sous prétexte de paradis lui ouvrit les portes d’un enfer dont elle ne pût jamais ressortir. Il y eut pour commencer des cigarettes roulées à l’odeur entêtante, puis des buvards imbibés d’acide, des cachets mélangés à de l’alcool, de la poudre snifée à grand traits et enfin des injections périlleuses demandant tout un attirail que nous ne connaissions, quant à nous, qu’à travers les films et séries télévisées venant d’outre Atlantique.
Oriane s’éloigna, de ses parents, de nous, et finalement d’elle-même. Nous pensions que c’était parce qu’elle filait le parfait amour et nous étions bêtement contentes pour elle. Mais l’amour céda vite le pas à une domination, un chantage affectif à la dope. Il fallait de l’argent pour s’en procurer. De plus en plus. De plus en plus souvent.
La chute fut vertigineuse, qui amena Oriane sur le trottoir où elle devait gagner les doses du couple. Elle était amoureuse, ne se rendait pas compte de l’exploitation dont elle était l’objet. Lorsque nous tentâmes de lui parler de sa situation, elle prit la chose en mauvaise part et nous envoya bouler. Nous essayâmes de garder un lien avec elle, mais le cœur n’y était plus, ni de notre part ni de la sienne. Oriane s’éclipsa dans un nuage toxique d’où elle ne devait jamais ressortir jusqu’au jour où un client surexcité lui frappa la tête contre un mur plus sauvagement que les autres. Le beau Dimitri, à ce moment-là, voguait déjà vers d’autres rivages.

Et moi, dans tout ceci ? La plus rêveuse, la plus "fleur bleue", toujours prête à fondre pour le premier venu et une ou deux fois la première…
J’étais sans doute celle qui rêvait le plus d’une vie simple et rangée, de la rencontre du Prince charmant idéal avec lequel passer toute une vie, pourtant je fus celle qui collectionna les aventures, les coups de foudre qui ne durent pas plus longtemps que les feux de paille qu’ils allument. Je fus en quelque sorte à contre-emplois. Mauvais casting, distribution des rôles bâclée.
Mais puisque je parle de rôle, il me faut bien avouer que je me suis le plus souvent laissé coller le mauvais, d’où ma réputation de sans-cœur ou cœur sec. Pourtant, je jure n’avoir jamais manipulé quiconque ni blesser personne en toute conscience. J’ai aimé sincèrement tous ceux à qui je me suis offerte. C’était bien une offrande en effet, mon corps en gage pour avoir leur cœur en retour. Marché de dupe, je me suis fait avoir à tous les coups. Je le savais et pourtant je recommençais.
Au fond, mon plus gros défaut aura été de chercher à aimer et être aimée. C’est ce que m’a reproché mon mari le jour où il m’a quittée en me laissant seule avec nos trois filles. Ce qu’il m’a lancé comme une insulte, je l’ai pris pour compliment et l’assumerai jusqu’à mon dernier souffle : « Tu n’es qu’un cœur d’artichaut ! »
Oui, je suis un cœur d’artichaut, tendre à souhait. Rien à voir avec un cœur sec ou absent. Quelle meilleure épitaphe souhaiter que « J’ai aimé » ? Sont-ils si nombreux celles et ceux qui peuvent en dire autant ?

Voilà, les filles, j’arrive au bout. Je suis heureuse d’avoir passé ce moment avec vous, retrouvant ces sensations du passé, cette amitié souvent distendue quand elle n’était pas simplement disloquée.
Ces pages nous appartiennent, elles sont peuplées de nos souvenirs communs. De secrets, aussi, qu’il vaut mieux garder enfouis.
Je sais ce qu’il me reste à faire. Trouver le briquet pour mettre le feu à tout ceci dans la cheminée fraîchement ramonée.
C’est sans doute ce qui y a de plus dur : déchirer des pages d’écriture qui ont pris du temps, déclenché des torrents d’émotions et dont on se dit qu’il y aurait probablement quelque chose à tirer. Mais je sais qu’il est des traces que l’on n’aimerait pas laisser derrière soi, ne serait-ce que par égard pour la famille et l’idée qu’elle s’était forgée de nous à notre contact. Je me méfie aussi des éditeurs qui ne rechignent pas à racler les fonds de tiroirs des auteurs morts pour en tirer encore de quoi enrichir leur catalogue, éclipse élégante pour parler de leur compte en banque. Je suis de ceux qui pensent qu’il faut laisser les morts enterrer les morts.

Je me souviens avoir aidé des amis à déménager l’appartement de leur fils qui s’était suicidé. Avec sa sœur et son frère, nous avions distribué les rôles : la mère s’occuperait de la cuisine, le père de la cave et nous trois de la chambre et du bureau avant de tous nous retrouver pour vider le salon. Nous savions bien ce que nous risquions de trouver et voulions soustraire aux regards des parents. Dans le bureau, il y avait la collection de revues et de VHS pornographiques escomptées, tandis que la chambre recelait un attirail érotique assez complet entre fouets, menottes, godemichés de tailles et diamètres différents, boules de geisha et choses moins identifiables pour les non-initiés que nous étions. Nous fûmes alertés par un boîtier de cassette vidéo plus léger que les autres, au titre explicite, et n’eûmes que le temps de nous précipiter au salon pour vider le magnétoscope que les parents avaient annoncé vouloir récupérer.
On devrait toujours penser que notre dernière heure est la suivante, afin de mettre nos affaires en ordre en même temps que de l’ordre dans nos affaires. Sans doute est-ce là ce que ma mère voulait dire lorsqu’elle me répétait de n’a pas sortir de la maison sans être douchée et avoir une petite culotte propre car on ne sait jamais ce qui peut arriver. Conseil qui m’agaçait au plus haut point, non seulement parce que j’avais une hygiène irréprochable mais aussi parce que je ne voyais guère ce qui pourrait m’arriver. Ma jeunesse insouciante n’envisageait ni l’accident ni la mort et il lui faudrait encore quelques années pour espérer une occurrence plus agréable qui exigerait des dessous immaculés. Je repense à cette première fois et au caleçon douteux du garçon qui n’avait manifestement pas une mère aussi attentive que la mienne.
Aujourd’hui, j’ai l’âge auquel le pire est moins aléatoire qu’une douce rencontre, mais si nous savons tous que nous devons mourir, bien peu d'entre nous y croient suffisamment pour prendre quotidiennement les précautions pourtant les plus élémentaires.
Celle qui écrit ces lignes n’est pas exempte de reproche concernant ces préventions nécessaires qu’elle professe elle-même puisqu’elle ne s’est toujours pas résolue à détruire les douze énormes cahiers de son journal trop intime…
Toulouse, 13 au 21 mai 2020.