samedi 25 décembre 2021

Son cercueil


La boîte est là, devant moi, dans le silence et le froid de l’église quasiment déserte. Je me dis que le personnel des pompes funèbres aurait pu rester pour faire nombre, cependant je comprends que ces hommes et cette femme se sentent mieux à l’extérieur à griller des cigarettes en échangeant des plaisanteries sous le timide soleil de cette fin d’automne.

Des obsèques ont toujours une note triste et nostalgique ; à plus forte raison quand, de surcroît, il n’y a pas foule… Ce qui, ici, est un euphémisme si l’on considère le peu de participants à l’office en dehors du prêtre et de la vieille paroissienne qui le sert en l’absence de tout enfant de chœur. La dame cacochyme pourrait tout aussi bien être allongée dans la caisse vernissée.
Cette réflexion me fait penser à un lointain enterrement où le curé était si vieux, si frêle, qu’à la grille du cimetière j’avais entendu quelqu’un dire : « Il n’ira pas loin, il pourrait être le prochain » et le chauffeur du fourgon lui répondre : « Ne vous inquiétez pas, celui-là, on a un œil sur lui depuis un moment » tandis que tous ceux qui avaient comme moi capté cet échange riaient franchement et un peu trop fort dans le silence d’une campagne dont la vie semblait suspendue par le fait que tout le village ou presque était réuni un peu plus loin autour de la tombe béante.


Comme à chaque fois dans de telles circonstances, mon regard vagabonde et ma pensée s’évade. Je regarde autour de moi les statues, tableaux et tapisseries, les détails architecturaux, le chemin de croix qui est pour moi une grande passion, l’autel bien évidemment, le lutrin, les chandeliers et tant d’autres petites choses qui me sont occasion d’évasion. Les messes d’enterrement m’ennuient à mourir, si l’on veut bien me passer cette image. Je n’y trouve aucun réconfort, sans doute parce que je ne crois pas à un « après » dont cette liturgie constituerait le seuil.
J’écoute, je participe à ma façon, c’est-à-dire avec un profond respect pour cette croyance que je ne partage pas. À force, j’ai même fini par retenir quelques prières de base comme le « Je vous salue, Marie », le « Notre Père » et le « Credo. » il m’arrive de les réciter en play-back lorsque je sens des regards se poser sur moi. Je ne trempe pas mes doigts dans le bénitier ni ne me signe parce qu’il me semble que ce serait offenser Dieu si jamais…

Depuis l’enfance, je m’imagine que s’il y a un Dieu quelque part, qui nous observe en permanence et sait tout de nous, il doit détester les hypocrites qui lui font perdre un temps nécessairement précieux par leurs simagrées. Alors, si jamais je devais être jugé un jour, il me semble inutile de charger ma barque par avance.


Posé sur des tréteaux habillés d’un drap de velours bordeaux, le meuble de chêne clair aux poignées d’acier brossé semble regarder vers l’assistance et tourner le dos à l’autel si ce n’est à l’Église.
Je ne peux m’empêcher de m’interroger, à chaque fois et plus encore aujourd’hui, à la forme bizarre des cercueils européens. Ce rectangle imparfait qui semble s’élargir à hauteur d’épaules comme si l’on cherchait à en améliorer le confort. Est-ce pour cette raison que certains auteurs de polars parlent d’un « costume en sapin » ?

Le chêne doit peser son poids mais je sais qu’en revanche le corps, à l’intérieur, est si frêle que les porteurs s’en apercevront à peine.
J’imagine que l’intérieur est capitonné de satin blanc, avec un mince coussin assorti pour rehausser la tête et donner l’impression d’un endormissement paisible. Visiblement, Svetlana a voulu faire les choses au mieux pour son grand-père ; sans doute mue par une sorte de sentiment de culpabilité pour ne pas avoir été assez présente auprès de lui.

Je sais que Viktor aurait souhaité quelque chose de plus simple. Pour tout dire, de dépouillé. Une caisse rectangulaire de bois blanc, faite de planches sinon grossières du moins non rabotées. Un peu comme on en voyait dans certains westerns à l’époque où il les regardait avec sa fille à la télévision les mardis soir. Le vieil homme avait des goûts simples en même temps qu’une sainte horreur du gaspillage. Il me semble l’entendre pester : « On ne conclut pas cent ans de pauvreté par un luxe inutile. »


J’observe Svetlana à la dérobée. Je ne la connais pas autrement que par les confidences de son grand-père. Nous nous sommes parlé au téléphone juste après le décès mais nous ne nous sommes rencontrés que tout à l’heure sur le parvis de l’église, alors que la petite poignée d’amis se regroupait pour le dernier adieu. Il n’était pas difficile de l’identifier puisque c’était la seule inconnue de tous, sans cela sa charpente massive contrastait tellement avec la silhouette frêle du vieil homme que personne n’aurait fait le moindre rapprochement.

Engoncée dans un imperméable sombre qui descend trop bas sur ses jambes, elle semble absente, retirée en elle-même et pour tout dire un peu perdue. Personne ne l’accompagne. Est-elle mariée ? A-t-elle des enfants ? Je sais seulement qu’elle aborde la quarantaine car je me souviens de Viktor m’expliquant qu’elle était née le 10 mai 1981, ce qui resterait la plus belle chose qui soit arrivée ce jour-là. Il avait pris l’élection de François Mitterrand et l’entrée de communistes au gouvernement comme un affront personnel. Soixante ans après sa naissance, il se sentait rattrapé par la meute qui avait ruiné et poussé sur les routes de l’exil l’ensemble de sa famille.

« Je n’ai jamais connu la richesse autrement que dans les yeux débordant de nostalgie de mes parents et grands-parents », racontait-il lorsqu’un événement quelconque surgissait qui ravivait une tristesse familiale inextinguible. Pourtant, il y avait une joie réelle dans le tempérament de cet homme qui revendiquait tout le bonheur d’une vie privée de richesse matérielle. Il ne voulait pas s’attarder sur les épreuves, désirait au contraire ressasser tout ce qu’il y avait eu de positif dans cette longue vie pour mieux en gommer les peines.


Mes yeux reviennent à nouveau sur la bière et je me demande si Svetlana l’a véritablement voulue telle ou si l’employé des pompes funèbres lui a insidieusement forcé la main. Sous prétexte de vous accompagner dans un moment difficile, ces vautours savent vous donner mauvaise conscience afin de vous amener à dépenser plus que prévu ou nécessaire. J’en sais quelque chose pour être passé par là et je subodore que la mort est un commerce juteux qui n’est pas à la veille de connaître la crise.

Lorsque mon père est décédé brutalement d’une rupture d’anévrisme, il y a dix ans, je me suis retrouvé à devoir organiser ses funérailles dans la moindre idée de ce qu’il aurait souhaité. Il nous était arrivé d’avoir avec mes parents des discussions sur la manière dont chacun d’entre nous envisageait ses obsèques, cependant il était toujours resté vague comme si la chose ne le concernait pas. Au mieux, il nous conseillait d’abandonner son corps dans une décharge à la nuit tombée.

Comme nous n’avions pas de caveau familial à proximité, suite à de nombreuses migrations professionnelles, j’ai opté pour une crémation qui présentait l’avantage de réduire l’encombrement dans l’attente d’un choix de lieu définitif.

Je suis allé aux pompes funèbres municipales le nez au vent, sans préparation ; j’avais vingt ans et pas la moindre idée de ces choses, des multiples choix à faire. Ma peine me tenait debout, m’obligeait à avancer pour suppléer ma mère effondrée et prostrée devant l’incompréhensible. Je voulais bien faire, mais quand on ne sait pas à quoi s’attendre…

Après avoir réglé différents papiers, le fonctionnaire municipal m’a conduit dans une vaste pièce encombrée de cercueils de tous bois et toutes formes. Une sorte de showroom de prêt-à-porter. Tout cela m’avait l’air d’un luxe prétentieux autant qu’inutile. « Vous n’avez rien de plus simple ? Après tout, c’est juste pour cramer… » On m’a regardé comme si je venais de tuer le défunt. Les choses ne se sont guère arrangées avec le choix de l’urne. Comme je choisissais une petite boîte ronde presque plate qui ressemblait à une tabatière, le type s’est carrément offusqué : « Mais, Monsieur, on ne met qu’une cuillerée de cendre là-dedans, c’est simplement pour le souvenir ! » Je me sentais coupable et cela m’agaçait. « Désolé, c’est la première fois que je fais cramer mon père et ça ne se reproduira plus » répondis-je d’un ton cassant avant de désigner un pot de terre cuite qui ressemblait à un saloir comme j’en avais vu près de l’âtre dans les campagnes. J’ai pensé que l’idée du saloir aurait plu à mon père qui en plus de posséder bon appétit était un fin gourmet.

Je finis d’aggraver mon cas en refusant l’impression de faire-part et la parution d’un avis d’obsèques dans le journal local. Sans famille, sans véritables amis si ce n’est quelques collègues de travail, pourquoi claironner un deuil qui ne concernait que nous ? Les collègues seraient probablement venus au crématorium par souci des convenances mais je voulais éviter à maman le défilé des condoléances aussi malhabiles que peu sincères.


Pourquoi repenser soudain au cercueil de mon père devant celui de Viktor ? Bien sûr, quelle qu’elle soit, une cérémonie appelle la comparaison avec une autre, baptême, mariage, enterrement peu importe, on revoit des occasions similaires. Pourtant, mon père n’est pas passé par l’église et Viktor n’ira pas au crématorium. Où vont se nicher les ressorts de l’inconscient ?

Et puis la lumière se fait. Tout est dans le cercueil, si j’ose dire. Ils sont identiques, à la nuance de vernis près. Or, celui dans lequel mon père est arrivé dans le fourgon mortuaire n’était pas celui que j’avais choisi, qui était plus sobre. À tel point que j’ai cru qu’il s’agissait d’un autre convoi jusqu’à ce qu’un appariteur mécontent nous fasse signe de nous dépêcher.

Pour ma mère, morte trois ans plus tard, les choses furent plus simples car elle avait tout réglé d’avance, jusqu’au choix de la composition florale. On me montra le cercueil et l’urne sur catalogue. Comme je n’avais pas mon mot à dire, je regardais cela rapidement et me hâtais d’oublier ces détails. Je serais bien en peine aujourd’hui pour en parler.

Je ne sais pourquoi, j’ai la certitude que je me souviendrai longtemps de celui de Viktor jusque dans les moindres détails. Je garderai le sentiment que « ce costume était trop grand pour le rôle » ; cette caisse qui me paraît immense et dans laquelle le corps frêle et tassé du centenaire doit flotter. Tout à l’heure, lorsqu’on le portera vers la sortie, ne va-t-on pas l’entendre bouger et se cogner aux parois ? Je souris à cette idée idiote ; il me dirait lui-même : « C’est bien Michka, il faut garder le moral et prendre tout cela à la rigolade. Seules les larmes de bonheur ont le droit de nous inonder ! »


Ces trois dernières années, c’est un sentiment d’amitié et d’affection réciproque qui nous a liés, Viktor et moi. Pourtant, rien ne nous y prédestinait tant nous étions de nature sauvage, pleins de réserve l’un comme l’autre. D’ailleurs, nous avions vécu durant deux ans, séparés par le mur mitoyen de nos appartements respectifs au rez-de-chaussée d’un petit immeuble collectif sans jamais nous croiser ni avoir conscience de la présence discrète de l’autre derrière la cloison de béton.

Cet après-midi-là, j’étais absorbé par mon travail lorsque j’avais été dérangé par des coups frappés contre un mur. J’avais d’abord pensé qu’il s’agissait d’un locataire faisant des travaux, mais la régularité quasi métronomique du phénomène attira mon attention. Je déterminais assez rapidement que le bruit venait de l’appartement mitoyen. Collant mon oreille à la cloison, il me sembla entendre des râles étouffés. Je sortis aussitôt pour aller frapper à la porte de mon voisin.

L’huis était manifestement mieux insonorisé que le mur, aussi ne distinguai-je aucun son venant de l’appartement. Après avoir frappé à nouveau et appuyé sur la sonnette, mû par je ne sait quel instinct, j’actionnais la poignée et la porte s’ouvrit.

Viktor était recroquevillé à terre dans la minuscule entrée qui distribuait les toilettes et la salle de bains avant de donner accès à la pièce à vivre. Dans sa main droite, il tenait une canne de marche par la base et frappait le mur du pommeau.

Je me précipitais pour lui porter secours et, constatant qu’il ne présentait aucune blessure apparente, l’aidais à se relever afin de l’installer dans un fauteuil.

Comme je lui proposais d’appeler le Samu, il refusa catégoriquement en arguant que son médecin ferait l’affaire et qu’il allait l’appeler.

— C’est un vieil ami, dit-il, si tant est qu’un homme de mon âge puisse se vanter d’en avoir.

Devant ma mine ahurie, il crut bon d’ajouter que le praticien avait trente et quelques années de moins que lui, le qualificatif « vieil » renvoyant à la durée de leur fréquentation. Il parlait avec un sérieux que tempérait une lueur sarcastique dans ses yeux clairs.


M’étant assuré qu’il ne s’était pas blessé dans sa chute et était confortablement installé pour téléphoner au médecin, je lui proposais de m’appeler lorsque celui-ci serait parti afin que je puisse aller chercher ses médicaments à la pharmacie en cas de besoin.

— Je suis votre voisin, vous n’aurez qu’à taper contre le mur comme tout à l’heure. Mon nom est Michel Troyat, me présentai-je.

— Est-ce une plaisanterie ou une coïncidence ? Je m’appelle Tarassov… Viktor Tarassov, précisa-t-il en gloussant.

Il y avait là manifestement une matière à plaisanterie que je ne parvenais pas à saisir. Plus tard, il devait me préciser que Tarassov était le patronyme d’origine de l’écrivain Henri Troyat.


Son médecin lui ayant conseillé le repos, Viktor accepta mon aide et c’est ainsi qu’après être allé à la pharmacie pour lui ce premier soir, je pris l’habitude les jours suivants de faire ses courses en même temps que les miennes. Puis, de fil en aiguille, j’en vins à lui proposer des plats que je préparais moi-même et de son côté il m’invita à partager quelques spécialités russes, les « plats nostalgiques » dont il tenait la recette de sa mère qui les préparait dans ses moments de spleen et qui les transportaient tous les trois vers cette Russie sublimée qui n’avait peut-être jamais eu d’existence que pour eux. Viktor était un merveilleux cuisinier ; il en était très fier et aimait répéter qu’avec l’âge il avait sans doute le geste plus lent mais gardait la main sûre.

Nous étions convenus qu’il tape contre la cloison en cas de besoin pour que j’accoure, aussi changeai-je mes habitudes ; je ne mettais plus de casque pour écouter de la musique en travaillant et ne réglais la chaîne hi-fi qu’en fond sonore.

Dessinateur de presse et illustrateur de livre pour enfants, j’ai la chance d’exercer un métier libre de contraintes horaires et que je peux pratiquer n’importe où sans devoir pointer à un quelconque bureau. Viktor me félicitait de cette liberté qu’il n’avait pas connue.

Au fur et à mesure de nos échanges, nous avions évoqué nos vies, parlé de nos rêves et de ce qu’ils étaient devenus. Nous le faisions autour d’un verre de thé qu’il remplissait au robinet du samovar qui trônait en permanence sur la table ronde au centre de la pièce à vivre de son T2. L’ustensile en laiton était l’héritage familial auquel il tenait le plus car c’était tout ce qu’avaient pu sauver ses parents en quittant précipitamment Moscou en 1917, avec des bijoux cousus dans la doublure de leurs manteaux mais qui avaient fondus rapidement dans l’exil.

Né en 1920 à Paris où son père était devenu chauffeur de taxi comme près de trois mille Russes blancs, Viktor n’avait rien connu de la splendeur ancestrale des siens, qui n’avait été pour lui qu’une nostalgie vague, construite sur des souvenirs qui ne lui appartenaient pas.

L’argent ne coulant pas à flots à la maison, à l’adolescence il avait été placé en apprentissage chez un chausseur du Xe arrondissement qui pratiquait la vente en gros en même temps qu’aux particuliers. Il était resté dans cette place durant une soixantaine d’années, jusqu’à ce qu’on le remercie à l’occasion du rachat de l’entreprise. Il y avait été heureux à sa façon, tout en en payant les conséquences par une scoliose à force de se mettre à genoux devant tant de pieds qui demandaient de multiples essayages avant de se décider. Il lui avait fallu supporter les clientes indécises, les acariâtres, les maris excédés et impatients, les enfants turbulents qui courraient dans l’étroite boutique en frôlant les piles de boîtes à chaussures avant de finir par les renverser comme pour lui donner un surcroît de travail.

Bien sûr, la guerre et l’Occupation avaient été un intermède particulier et il lui avait fallu attendre la Libération pour épouser la jeune vendeuse dont il était éperdument amoureux depuis si longtemps. Marie lui avait donné une fille, Madeleine, née en 1950. D’une certaine manière, leur ménage avait été une sorte de miroir de celui de ses parents : la difficulté d’avancer dans un monde différent, avec des ressources limitées. Marie avait deux ans de moins que lui, mais elle avait cru bon faire mentir les statistiques en mourant bien avant lui, à l’âge de soixante-dix ans. Madeleine avait eu une fille à qui elle avait décidé de donner le prénom de Svetlana pour la rattacher à l’histoire de sa famille paternelle mais aussi parce que le bébé était blond et que l’origine de ce prénom suggère « lumière, clarté » et par extension « qui a la peau blanche ; les cheveux clairs ». Madeleine était morte à cinquante-trois ans d’un cancer, laissant orpheline une jeune fille de vingt-trois ans qui n’avait jamais connu son père et qui s’était raccroché à son grand-père le temps de finir ses études. Avant de sortir de sa vie progressivement, sans qu’il y ait la moindre brouille entre eux, simplement comme on se sépare d’amis avec lesquels on n’a plus de centres d’intérêt communs.

— Svetlana me croit immortel au prétexte que je suis sans doute le plus vieux parmi ses connaissances, Michka… Il ne faut pas lui en vouloir pour cela. Je ne lui en veux pas.

Viktor avait pris le pli de me surnommer « Michka » qui est bien entendu le diminutif de « Mikhaïl » – version russe de mon prénom – mais aussi parce qu’il s’agit de l’appellation générique des ours en Russie.

— Nous, les Russes, appelons les ours « Michka » comme vous appelez les ânes « Martin », m’avait-il expliqué, ajoutant dans un grand éclat de rire que ceci me convenait à la perfection car j’étais une sorte de plantigrade ne quittant sa caverne qu’à regret, ce en quoi il m’était difficile de lui donner tort.


Dans le froid de cette église, devant ce cercueil sur lequel tombe un rai de soleil lumineux, je me rends compte que Viktor a été pour moi une rencontre capitale. Bien sûr, pas besoin d’une psychanalyse pour comprendre qu’il a représenté le grand-père que je n’ai jamais eu, mais je doute que les choses se réduisent à une analyse aussi simpliste que cela.

Non ! Il y a eu entre nous un lien d’amitié très fort. J’irai même jusqu’à parler de complicité. De fait, nous étions comme deux gamins espiègles décidés à bousculer le train-train quotidien de leurs solitudes. Ce furent trois ans d’une camaraderie intense, qui vont se terminer aujourd’hui quand son cercueil quittera la nef pour un lointain cimetière.

Viktor avait rompu avec la tradition orthodoxe de sa famille. Toute son enfance, il avait assisté aux offices de la cathédrale Saint-Alexandre-Nevsky de la rue Daru, mais se considérant davantage Français que Russe il avait décidé d’opter pour l’Église de Rome. « Il y a là des subtilités liturgiques qu’un mécréant comme toi ne peut pas comprendre », résuma-t-il avec un mouvement de la main chassant toute question subsidiaire lorsqu’il m’en parla.

Devant son cercueil, je me demande si – au fond – il n’était pas tout aussi mécréant que moi ; si sa fidélité à l’Église ne tenait pas davantage d’une certaine nostalgie de son enfance et de la foi réelle de ses parents. Je repense à la façon dont François Mitterrand avait résolu la question par son célèbre « une messe est possible ». Ce n’est pas lui faire injure qu’envisager cela.

À cent ans, Viktor ne parlait que rarement de la mort et au grand jamais de la sienne. Il émanait de lui une sérénité rare devant la chose. Il était totalement détaché de la mort, au sens où d’autres se sentent détachés de la vie. Aucun doute que l’une soit le terme de l’autre, par conséquent pourquoi se préoccuper de l’inéluctable ?


Si sa mort ne le préoccupait pas, en revanche il avait tenu à mettre en ordre tous ces papiers pour que sa petite-fille – seule parente qui lui restait – ne se trouve pas dans l’embarras le moment venu.

Il m’avait donné les coordonnées de Svetlana en me faisant jurer de ne m’en servir que pour lui annoncer le décès et en aucun cas s’il devait être hospitalisé pour une agonie interminable. Toute sa vie il s’était montré discret, c’était une manière d’élégance ; il n’était pas question que cela change sur le tard.

Je n’ai eu aucun mal à respecter ce vœu puisque Viktor est mort tranquillement dans son sommeil, assis dans son fauteuil face à la télévision devant laquelle il aimait s’assoupir. C’est ainsi que je l’ai trouvé il y a quatre jours, samedi matin, en venant m’enquérir des courses dont il avait besoin.


Je regarde Svetlana à la dérobée… Quarante ans, longs cheveux blonds tressés et ramassés en chignon sur l’arrière du crâne, silhouette athlétique d’une nageuse de l’Est comme aux temps de l’URSS.

Nous nous sommes parlé au téléphone lorsque je lui ai annoncé le décès de son grand-père et quelques minutes tout à l’heure avant le début de la cérémonie. C’est un peu court pour se faire une idée précise de la personne. Je sais juste qu’elle n’entretenait plus de rapports intimes avec Viktor depuis des années. C’est pour cela qu’elle n’a pas jugé bon de marquer son centenaire. Savait-elle seulement son âge ? Se souvenait-elle de la date de son anniversaire ? Nous avions fait la fête tous les deux, une fête minimaliste, sinon minable, où nous n’étions que deux à partager caviar, saumon fumé, blinis et champagne. Pour autant, j’atteste que Viktor était heureux ce jour-là ; heureux de ne pas être seul, heureux de n’avoir pas détourné Svetlana de ses habitudes pour si peu.

Je me demande où se situe la lumière promise dans le prénom de cette femme. Cependant, qui suis-je pour juger ? À quel titre lui demanderai-je de rendre des comptes ? Il n’existe pas d’histoires de familles sans complications, rancœurs ou haines recuites dont le plus souvent il est impossible de retrouver l’origine.

À un moment, j’ai soupçonné Viktor de vouloir organiser une rencontre et favoriser une idylle entre sa petite-fille et moi. Cela relevait de sa part à la fois d’un jeu et aussi d’un désir sincère de me faire intégrer son cercle familial. Mais il avait bien conscience que tout ceci n’était qu’une vue de l’esprit qui ne nous engageait ni elle ni moi qui étions de parfaits inconnus.

— Tu vis sans amour, Michka, et ce n’est pas bien. Il te faut une femme qui s’occupe bien de toi, entretienne ta maison, te fasse de bons petits plats et tout le reste…

— Ma maison est impeccable, je cuisine à la perfection et pour le reste je me débrouille très bien, lui répliquai-je non sans gêne, ce qui le faisait rire sous cape.

— Il y a des années que je n’ai pas fait l’amour à une belle femme – ni à une moche, d’ailleurs – mais je me souviens à quel point c’était merveilleux et essentiel. Une vie sans amour partagé est une vie gâchée, inutile, injustifiable, crois-moi !


Le prêtre descend les trois marches qui mènent à l’autel, tenant dans une main l’encensoir avec lequel il fait le tour du cercueil tandis qu’un grincement de portes annonce le retour des employés des pompes funèbres. Dans une poignée de minutes, le cercueil quittera les tréteaux pour gagner la sortie, le parvis où le corbillard attend pour l’emporter vers Paris et le caveau familial. C’est là, auprès de ses parents et de sa femme que Viktor reposera désormais. Le sud de la France, ce n’était que provisoire : « un peu de soleil pour mes vieux os » comme il disait. Trente ans de retraite, ce n’était pas si mal en vérité !

Je me demande qui prendra sa place dans l’appartement voisin. Ça n’a aucune espèce d’importance. J’y ai bien vécu deux ans sans jamais apercevoir ou entendre Viktor. Mais la vérité est que ce vieil homme, si jeune d’esprit, va me manquer et que son souvenir marquera la fin de mes jours.


Ça y est, les porteurs ont chargé la bière sur leurs épaules et marchent d’un pas glissant vers la sortie. Svetlana juste derrière, isolée, devant quelques voisins. Pour ma part, je m’attarde. L’ours Michka s’efface discrètement en regardant pour la dernière fois partir Viktor, son cercueil…


Toulouse, 25 décembre 2021