jeudi 10 octobre 2013

La Sortie des écoles 3/3

TROISIÈME PARTIE


Plusieurs considérations étaient intervenues dans la décision de M. Raymond de faire valoir ses droits à la retraite, ce qu’il n’avait pas fait de gaîté de cœur. Il y avait eu son âge, bien sûr, ajouté à une certaine lassitude de toujours répéter les mêmes choses avec le sentiment de n’être jamais véritablement écouté, mais aussi la réforme qui s’annonçait avec la suppression de la matière qu’il enseignait et surtout le projet de restructuration du collège qui prévoyait la destruction des ateliers à la place desquels serait érigé un nouveau bâtiment de béton accueillant des classes flambant neuves. Sans doute était-ce ce dernier point qui avait emporté la décision. La démolition du lieu où il avait passé tant d’années lui semblait une condamnation personnelle de l’action qu’il avait tenté de mener tout au long de sa carrière. De nouvelles classes de mathématiques là où l’on n’enseignerait plus le travail manuel et la beauté du geste, c’était le point d’orgue au mépris dans lequel on tenait de plus en plus les manuels de ce pays ; proprement insupportable !
Cette retraite qu’il n’avait pas réellement souhaitée, il ne s’y était pas préparé. Que faire de sa vie, désormais ? C’était un homme seul et solitaire.
Comme chaque année, il était allé passer les vacances d’été dans la petite maison de son enfance, dans un village perdu de Haute-Loire. Il y avait couru les bois à la cueillette de quelques champignons, passé des heures à guetter le bouchon d’une ligne qui lui apportait plus souvent le goût de la sieste que celui du poisson. Il était allé sur la tombe familiale, avait rendu visite à deux camarades d’école qui n’avaient jamais voulu bouger d’ici pour gagner la ville comme tous les autres l’avaient fait. Des petites choses, des petits riens sans nostalgie aucune.
Il avait passé sa vie à avancer, un pied devant l’autre, résolument concentré sur le présent, sans souci d’avenir et surtout sans jamais se retourner sur hier. Que sa jeunesse ait été héroïque dans la période troublée de l’histoire où elle s’était déroulée ne lui procurait aucune fierté particulière ; il estimait avoir fait ce qu’il devait, ce qui ne donnait droit à aucun mérite. Il était bien placé pour savoir à quel point le courage que tout le monde avait salué chez lui était avant tout de l’inconscience. S’il avait réfléchi une seconde à la moindre de ses actions d’éclat, elles eussent été moins nombreuses. La suite de sa vie a parfaitement prouvé cet axiome, il a trop pensé et perdu la soif d’agir. Des occasions ont été manquées, des combats esquivés qui lui auraient sans doute ouvert d’autres bonheurs que cette vie calme et plate qu’il avait voulue et dont il s’était toujours montré fort satisfait.
Les vacances achevées, il était rentré chez lui. Par habitude. Ces jours étaient-ils autre chose qu’une longue succession d’habitudes plus ou moins grandes ?
Il avait retrouvé son trois-pièces avec plaisir. La minuscule cuisine, le salon confortable, la chambre spartiate et la seconde chambre qui avait été transformée en atelier, celle où il se tenait le plus souvent.
Le jour de la rentrée, sans même y penser, il s’était préparé et avait pris la direction de la rue Jules Ferry. Il s’était rendu compte de sa méprise alors qu’il arrivait à la hauteur du Drakkar. Il n’avait aucune raison de poursuivre jusqu’au collège, tout cela était terminé pour lui ! Alors il était entré dans l’estaminet – un des mots désuets qu’il affectionnait – et avait demandé qu’on lui serve un café à une table près de la baie vitrée d’où il avait regardé les gamins se diriger vers les écoles du bout de la rue. Il pleuvait, c’était une rentrée triste, mais lui ne l’était pas.
Quand la rue fut redevenue déserte, il avait payé sa consommation et était rentré chez lui, d’où une force irrésistible l’avait fait sortir à nouveau en fin de matinée. Il était retourné s’attabler derrière la vitre du Drakkar pour assister au retour à la maison des élèves qui n’étaient pas demi-pensionnaires. Il était ensuite revenu au moment de la reprise après le déjeuner et le soir pour la sortie.
Le lendemain, le même manège se produisit et tacitement il convint à part lui que c’était déjà devenu une nouvelle habitude. Habitude à laquelle il ne dérogea pas une fois en dix ans.
Au Drakkar, il s’asseyait toujours à la même table. Dans les premiers jours, il était arrivé une fois que celle-ci fut occupée et il s’en était montré visiblement si contrarié que la patronne avait fait en sorte que celle-ci lui soit réservée depuis lors. Il n’y avait pas eu de négociation en ce sens, aucun mot – même de remerciement – n’avait été échangé entre eux. M. Raymond n’était pas un bavard, il adressait difficilement la parole à des inconnus. Or, même après une décennie, Marlène resterait à jamais une étrangère pour lui, comme lui serait un étranger pour elle et les habitués de son établissement. La meilleure preuve en serait les ragots que tous colporteraient dans son dos, jusqu’à la dénonciation anonyme dont il serait l’objet auprès du commissariat de police.
Il n’avait été que modérément surpris, le jour où ce flic l’avait abordé sur le trottoir alors qu’il sortait du café. Sans doute le plus mal à l’aise des deux avait-il été ce jeune inspecteur qui l’avait tout de suite reconnu. Un de ses anciens élèves dont lui ne se souvenait que très vaguement. Fort embarrassé, ce dernier avait essayé de poser ses questions de la manière la plus impersonnelle possible tant il sentait lui-même combien elles étaient stupides pour qui connaissait le “suspect”.
— Vous vouliez voir celui que tout le quartier surnomme “La Sortie des écoles”, jeune homme ? avait lancé M. Raymond avec l’ironie amère dont il usait souvent.
— Ah ! vous êtes au courant ? avait piteusement répliqué l’autre.
— Tous ces ivrognes ne sont pas très discrets, vous savez…
Le policier l’avait interrogé pour la forme, avançant prudemment ses questions. La conversation avait été cordiale, ils parlaient en faisant quelques pas sur le trottoir devant Le Drakkar.
M. Raymond avait expliqué calmement qu’il ne faisait aucun mal. Après tout, y avait-il une loi qui interdisait d’aller au café quatre fois par jour et de n’y jamais consommer une goutte d’alcool ? Il serait bien difficile de le coffrer un jour pour ivresse sur la voie publique, puisqu’il ne buvait pas.
Cessant là toute dérision, il avait précisé qu’il ne pensait pas à mal en venant s’installer dans un café pour voir passer des générations de gamins à qui il n’aurait pas l’occasion de transmettre un peu de son savoir. Contrairement à ce que l’on pouvait chuchoter dans son dos, ce n’était pas un vieillard libidineux. Sa libido était morte il y avait bien longtemps, en 1944, dans le XVIe arrondissement de Paris. Sans doute un jeune policier comme son interlocuteur avait-il entendu parler du 93 rue Lauriston et de son collègue Pierre Bonny ?
 À l’époque, ironie du sort, le jeune Raymond opérait sous le pseudo de Manuel. Il avait participé à bien des opérations du maquis en Haute-Loire, c’était une sorte de héros pour beaucoup, et surtout pour une jeune fille de Saint-Chély-d'Apcher, voisine Lozérienne aussi impliquée que lui dans la Résistance. Tous deux avaient fait des projets, imaginé ce que serait leur vie une fois les combats achevés et la victoire acquise. Pour ces projets-là, ils avaient redoublé d’ardeur et de risques.
Ils étaient montés à Paris presque au même moment, ignorant chacun que l’autre appartenait à un réseau différent, pour prendre contacts avec un responsable national. Il ne sut jamais si ce fut le hasard, la malchance ou un piège qui les fit arrêter presque au même moment sans qu’ils le sachent. Ils avaient été torturés, mutilés… Il avait eu le malheur de survivre. Sans elle… Depuis lors, l’amour, les grands sentiments, ou simplement le désir n’avaient plus aucun sens pour lui.
Les gamins qu’il regardait aller à l’école, c’étaient tous ceux qu’il n’avait pas pu avoir avec Marie. Tous ceux à qui il avait essayé de transmettre l’amour du bois et des matériaux nobles, le goût du geste précis, étaient autant de garçons et de filles qui auraient pu être les siens. S’il y avait perversion dans tout ceci, alors il voulait bien l’admettre. Mais qu’on ne vienne pas l’accuser de désirs malsains ni d’une quelconque équivoque. Il s’était battu et avait payé de sa personne pour que tous ces pochetrons puissent refaire le monde entre deux vins et accuser n’importe qui de n’importe quoi comme au bon vieux temps des Kommandanturs, en cela seulement il était coupable. Oui, il s’était montré léger de risquer sa vie et son idéal pour… ça ; mais pas davantage !
Le policier l’avait laissé parler. Il se souvenait des cours de travaux manuels qu’il avait suivis sous le regard las et parfois courroucé de cet homme. Il comprenait mieux à présent à côté de quoi il était passé, l’injustice avec laquelle on avait traité ce professeur, la foi que celui-ci avait toujours placé non seulement dans son métier mais aussi dans les hommes.
Ils s’étaient séparés en se serrant la main, comme si leur échange n’avait été que la banale rencontre entre un ancien élève et un professeur à la retraite. Il n’y avait pas eu le moindre rapport sur cette entrevue et la fiche de dénonciation avait été simplement déchirée.
M. Raymond était retourné au Drakkar dès le lendemain, sans un mot, comme si de rien n’était. Ses détracteurs en avaient été pour leurs frais. Cela ne les avait pas calmés, mais rien n’aurait pu le faire.
Les années s’étaient succédées, jusqu’à l’arrivée de Bruno. De Bruno, M. Raymond se souvenait parfaitement. C’était le gosse à qui il avait confié son dossier de demande retraite. Un bon garçon, sérieux et appliqué. Le fils idéal qu’ils auraient pu avoir avec Marie. Pourtant, le vieil homme avait feint de ne pas le reconnaître, lui appliquant la même mise à distance qu’à quiconque.




Vingt heures trente. Bruno n’a d’autre choix que de faire demi-tour. Il ne sert à rien de rester planté devant ces boîtes aux lettres où ne figure plus le nom de son vieux professeur. Celui-ci a disparu. Probablement ne saura-t-il jamais ce qu’il est devenu.
Un bruit de raclement vient du fond du couloir, qui le fait sursauter. Apparaît alors une femme d’un certain âge, qui tire une énorme poubelle en plastique. Sans doute la concierge du lieu.
— Vous cherchez quelque chose ou quelqu’un, jeune homme ? Lance-t-elle sans s’arrêter.
Bruno hésite, mais la curiosité est la plus forte.
— Il me semblait que M. Raymond habitait cet immeuble, dit-il d’un ton interrogatif.
— Oui, il y habitait, effectivement.
— Je ne vois plus son nom sur les boîtes aux lettres…
— C’est qu’il n’est plus ici.
On ne peut pas dire qu’elle soit revêche, plutôt méfiante. Sans doute attend-elle une question directe à laquelle elle pourrait faire une réponse précise.
— Je suis un de ses anciens élèves. Je voulais prendre de ses nouvelles car cela fait quelque temps que je ne l’ai pas croisé…
Avant même que la réponse n’arrive, Bruno voit dans les yeux de la concierge la confirmation de ce qu’il craignait. Au fond, sans doute n’est-il venu ici que pour en avoir le cœur net.
— M. Raymond nous a quittés. Il est mort subitement au début de l’été. Le premier jour des vacances scolaires. Je m’en souviens parfaitement car je me suis fait la réflexion que c’était une preuve de plus de sa conscience professionnelle, dit-elle en haussant les épaules avant de recommencer à tirer son container jusque sur le trottoir.
Bruno a de la peine. Il repense aux applaudissements, aux larmes de son professeur, à tout ce qu’il a entendu dire sur lui au Drakkar
Une question s’impose à lui, qui le poursuivra sans doute jusqu’à la fin de ses jours : sa propre indifférence était-elle préférable à la suspicion malsaine de tous les autres ?
 
Toulouse,
30 septembre - 7 octobre 2013.

mercredi 9 octobre 2013

La Sortie des écoles 2/3


SECONDE PARTIE


Le vieil homme est entré au Drakkar un matin d’il y a dix ans. C’était le jour de la rentrée scolaire, comme aujourd'hui, peu avant que les gamins n’affluent. Il a pris place à ce guéridon et commandé un café tandis qu’il semblait s’absorber dans le spectacle qui s’offrait de l’autre côté de la vitre qui n’était pas ouverte à cause de la pluie.
Le Drakkar étant situé stratégiquement à l’entrée de cette partie de la rue Jules Ferry qui conduit à la cité scolaire – laquelle est composée d’établissements allant de la maternelle au lycée –, il y avait donc, à cette heure-là, une grande animation sur les trottoirs qui sembla retenir toute l’attention de l’homme jusqu’à ce que la rue redevienne déserte. Il avait alors achevé sa tasse de café froid, réglé sa consommation et était parti sur un vague salut.
Il était réapparu à onze heures et quart, avait pris la même place, qui était libre, commandé une eau minérale, et s’était à nouveau absorbé dans la contemplation des gamins sortant des écoles et rentrant chez eux pour le déjeuner. Puis quand le flux avait cessé, il était reparti pour reparaître à treize heures quinze où le même jeu s’était reproduit. Enfin, il était de nouveau là trois heures plus tard.
À compter de cette première apparition, il n’avait manqué aucun jour d’école. Il arrivait aux mêmes heures, choisissait la même table qui avait fini par devenir implicitement la sienne, buvait selon l’heure un café, une eau minérale ou un jus de fruit, ne parlait à personne et s’absorbait dans l’animation de la rue. Il était arrivé quelquefois qu’il reste au moment du déjeuner et commande un sandwich jambon-beurre, mais c’était assez rare.
Pendant les périodes de vacances, on ne le voyait pas.
Son manège avait vite intrigué les habitués. On avait commencé à murmurer dans son dos ; les questions fusaient. Comme on ne savait pas qui il était, on l’avait surnommé “Le Vieux” et puis un jour quelqu’un avait trouvé une formule qui fit mouche immédiatement. Pour chacun ici, il devint “La Sortie des écoles”. C’était une plaisanterie plutôt affectueuse au fond. On était en 1978 et personne ne pensait véritablement à mal. Mais quatre ans plus tard il y avait eu le scandale du Coral, qui était quasiment devenu une affaire d’État, et ce qui n’avait été qu’une vague plaisanterie s’était mué en une véritable suspicion.
L’homme semblait ne pas voir les regards de travers, ou ne leur accorder aucune importance. Au fond, que pouvait-on lui reprocher réellement ? De venir s’attabler quatre fois par jour derrière la baie vitrée d’un café pour regarder des écoliers de tous âges aller en cours ou en revenir ? Jamais il n’était sorti pour leur parler, pas plus qu’il n’avait adressé la parole aux adolescents qui entraient dans l’établissement qui était un peu leur repère.
Quand la rumeur avait commencé à enfler, on s’était mi à attacher de l’importance aux vêtements qu’il portait et auxquels l’usure donnait un aspect qui n’était pas net. On remarqua qu’il avait souvent une trace d’écume blanche au coin des lèvres, qu’il escamotait régulièrement d’un coup de mouchoir qu’il repliait ensuite avec méticulosité avant de le remettre dans sa poche. Il avait souvent les yeux vagues, les mains légèrement tremblantes.
— Tu devrais lui dire de ne plus revenir, Lili… avait lancé un vieil habitué.
— Et pour quel motif ? Il n’embête personne et en plus, contrairement à certains, il paye ses consommations au fur et à mesure sans s’essouffler à courir derrière le crédit… Suivez mon regard ! avait-elle répondu.
— Un jour, il y aura des histoires et ça te retombera dessus !
Mais des histoires, il n’y en eut pas. Tout au plus, quelques semaines plus tard, vit-elle un des flics en civil du commissariat accoster l’homme alors qu’il sortait du Drakkar. L’officier de police montra la médaille qu’il portait au bout d’une chaîne attachée à sa ceinture et fit quelques pas en discutant de manière posée avec son interlocuteur. L’autre semblait ahuri par ce qu’on lui disait, haussait imperceptiblement les épaules, répondait calmement aux questions qu’on lui posait, visiblement plus accablé que révolté. Ils discutaient en faisant quelques pas sur le trottoir tandis que de l’intérieur du bar on ne les perdait pas de vue.
La conversation ne dura pas plus d’une dizaine de minutes. Elle sembla se dérouler et s’achever tout à fait civilement, le policier serrant la main de l’homme avant de s’éloigner en hochant la tête comme quelqu’un qui vient de prendre conscience d’une démarche bien inutile.
Marlène se rappela les propos que lui avait tenus son client au sujet des histoires qu’il pourrait y avoir un jour et en conclut que celui-ci avait dû dénoncer le vieux. Pourtant, son attitude avai-t-elle réellement quelque chose d’équivoque ?
Pour elle, le vieil homme est un habitué comme un autre. Sans doute plus taciturne que la moyenne, peu causant et ne cherchant pas le contact, mais au nom de quoi le lui reprocher ?
Il parle peu, d’une voix douce et profonde, avec une sorte d’ennui comme si sortir de son silence lui demandait un effort surhumain. Il s’adresse toujours au personnel avec une grande politesse et, contrairement aux autres habitués, n’emploie jamais les sobriquets des uns et des autres. Ainsi, pour passer commande auprès de Bruno, que chacun ici interpelle du nom de Magnum à longueur de journée, lui donne-t-il naturellement du « Jeune homme » sans ironie ni obséquiosité. On sent que c’est une formule rodée, dont il a constamment usé tout au long de sa vie et qu’il aime à employer encore, sans doute par marotte.


Dix-huit heures. Le rythme se ralentit un peu. Il reste une bande de gamins dans l’arrière-sale, autour du baby-foot ou affalés sur les banquettes à se peloter. Marlène vient de distribuer quelques coups de torchon sur des pieds qui traînent sur les chaises. Il y aura à nouveau un regain d’affluence dans une heure, au moment de l’apéritif du soir, et puis on pourra plier boutique tranquillement.
— Tiens, on n’a pas vu le vieux pervers aujourd’hui… lâche Jeannot en désignant le guéridon vide d’un coup de menton.
— C’est vrai, au fait. Où est-il passé ? demande la mère de Marlène.
— Comment savoir ? Personne ici ne sait seulement son nom.
Bruno ouvre la bouche, mais laisse son geste en suspend. Lui connaît le nom du vieil homme et un bout de son histoire. Il se souvient de l’avoir vu pleurer d’émotion un jour devant un parterre d’adolescents, il y a bien longtemps…
Quand il a commencé à travailler au Drakkar, il a tout de suite reconnu l’homme. Cependant, comme l’autre ne semblait pas le remettre ou ne pas avoir envie d’être reconnu, il n’a rien dit. Ensuite, conscient du mystère et de la rumeur qui enveloppait le personnage, il a gardé ses distances par lâcheté, pensant qu’il était trop tard pour revenir sur sa retenue et que montrer une vague familiarité avec lui pourrait compliquer les choses.
Pourquoi, d’ailleurs, lui aurait-il laissé un souvenir impérissable ? Cela remontait à huit ans, il avait naturellement beaucoup changé depuis.
Bruno se promet d’aller faire un tour du côté de chez l’homme après son service, pour tâcher de se renseigner. Cette absence soudaine ne peut être qu’un mauvais signe.
Il allume une cigarette, glisse un peu de monnaie dans la fente du flipper et commence une partie qui ne pulvérisera pas son record. Très vite il se laisse gagner par ses souvenirs…

 
 


Mai 1977. Bruno a seize ans. C’est un adolescent sans histoire qui n’a pas encore opté pour les chemises voyantes et une chevelure désordonnée. Il est au contraire tiré à quatre épingles, genre premier de la classe, ce qu’il est effectivement.
C’est sa seconde année de collège. Les études ne le passionnent pas, il préférerait traîner dans les rues avec les copains plus délurés qui sèchent aussi souvent qu’ils le peuvent. Cependant, il a l’intuition que le mieux est encore de travailler bien pour en finir plus vite.
C’est un vendredi en milieu d’après-midi. Cours de travaux manuels de M. Raymond, le professeur le plus chahuté du collège. Quasiment personne n’écoute ses explications ni ne suit ses directives. Pourtant, l’enseignant est un passionné et cherche à offrir aux élèves le plus grand choix de réalisations possibles afin de leur apprendre la noblesse des gestes de l’ouvrier. Sa classe est un véritable atelier dans lequel se trouve tout l’outillage nécessaire pour travailler le bois, le métal aussi bien que le cartonnage. Il leur parle avec douceur du bonheur d’une adéquation parfaite entre le tenon et la mortaise pour une meilleure solidité de l’assemblage, du sens de la veine d’un bois, de son grain, de la juste pression de la lime sur le métal pour un geste plus fluide et plus efficace… Bruno se dit que si ses camarades avaient la moindre idée de ce qu’est un poète, ils en reconnaîtraient un en M. Raymond. C’est ce qui l’attire chez le vieux professeur, aussi suit-il ses cours avec assiduité et application. Surtout cette année où l’on a quitté le cartonnage réservé aux sixièmes dont les productions ne pouvaient être que limitées, pour passer à l’usinage de pièces métalliques qui sont devenues au fil des séances des objets usuels tels qu’un porte-brosse à habits ou un dessous-de-plat. Il y a eu aussi le travail du bois qui a donné un plateau de jeu d’échec… L’enfant aime travailler de ses mains, cela le repose de toutes ces matières où il faut apprendre par cœur des choses qui ne lui serviront probablement plus jamais à rien.
— Alors, mon garçon, vous avez terminé ? Montrez-moi cela ?
Bruno s’exécute. Il n’est pas mécontent de son ouvrage et il semble que M. Raymond partage cet avis ; il hoche la tête pour marquer sa satisfaction.
— C’est parfait, dit-il. Vous avez tout à fait attrapé le coup de main, vous pouvez être fier de vous.
Le professeur marque une pause et regarde sa montre. Bientôt la fin de l’heure, il est donc inutile de lancer un autre travail maintenant pour ce garçon, mais puisqu’il n’est pas question non plus de le laisser sans rien faire, il décide de lui demander un service.
— Voudriez-vous aller jusqu’à l’administration pour donner ce dossier à la secrétaire du principal ? demande-t-il en attrapant une large enveloppe de papier kraft sur son bureau. Vous avez le temps de faire l’aller-retour avant la sonnerie.
Bruno ne se fait pas prier, il s’empare de l’enveloppe et sort. Il n’y a que l’espace de la cour à traverser en diagonale pour gagner le bâtiment administratif, ce n’est pas si loin.
Le pli n’est pas fermé, la tentation est grande de savoir ce qu’il contient. Juste une petite indiscrétion, parce qu’il est important d’être au courant de tout dans un collège, pour savoir profiter de chaque situation. L’adolescent connaît ainsi quelques petits secrets qui lui sont parfois bien utiles.
Un rapide coup d’œil lui apprend que son professeur a fait sa demande de mise à la retraite à la fin de l’année scolaire. Il ne le pensait pas si vieux. Cette nouvelle l’attriste, car M. Raymond est l’un de ses professeurs préférés. Par discrétion, il ne dira rien aux autres. Ceux-ci en profiteraient pour chahuter plus encore pendant ses cours jusqu’à la fin.
Les quelques semaines qui restaient jusqu’aux grandes vacances ne laissaient pas beaucoup d’heures de travaux manuels. Elles se passèrent dans le brouhaha habituel, seuls de rares élèves se montrant intéressés par la matière.
M. Raymond semblait avoir cessé de lutter depuis longtemps contre le comportement de ses classes. Il aidait ceux qui cherchaient visiblement à faire des efforts et laissait les autres stagner dans leur médiocrité consentie. Ses colères étaient rares, elles étaient motivées à chaque fois par les détournements que quelques-uns faisaient de la nature des outils qu’on leur confiait. Comme les matiériaux qu’ils servaient à travailler, les outils méritaient à ses yeux le plus grand respect. En outre, il ne tenait pas à ce que ces petits crétins parviennent à se blesser avec un couteau à bois ou un poinçon en chahutant.
Ce n’est qu’au dernier cours qu’il annonça son départ. L’atelier avait été rangé minutieusement et déjà pris l’apparence d’un musée. Il distribua les dernières réalisations de chacun, sans commentaire pour ceux qui ne les avaient qu’à peine commencées, puis offrit quelques pièces qui restaient dans son stock depuis longtemps et n’avaient jamais été réclamées à des élèves qui pourraient s’en servir de modèle pour les reproduire chez eux.
Il n’y eut pas de commentaire et M. Raymond mesura à cette indifférence la vanité de toute une vie. Il n’était pas triste, simplement désabusé.

 

 
Vingt heures. Bruno a renversé les chaises sur les tables de la salle de restaurant, passé le balai et la serpillière sur le sol. Pour le temps restant, la salle du bar suffit à accueillir les derniers consommateurs. C’est Marlène qui nettoiera après avoir mis tout le monde à la porte et baissé le rideau de fer. Il reste encore à finir de rentrer la terrasse et le jeune homme pourra rentrer chez lui.
Sous couvert de lui donner un coup de main pour la terrasse, la patronne s’est glissée derrière lui.
— On se voit ce soir ? dit-elle à mi-voix sur un ton qui fait de la question davantage une affirmation ou un ordre.
— Non. J’ai un truc à faire, là…
Bruno suit son idée. Il veut savoir ce qui est arrivé à M. Raymond, pourquoi il vient de manquer sa première rentrée scolaire depuis la retraite, même s’il se fait une idée précise de la chose.
Marlène a regagné le comptoir en grognant, sans plus se soucier de l’hypothétique aide qu’elle était venue lui apporter. Elle lui en veut déjà de la nuit précédente, ce nouveau faux bond ne va pas arranger la situation.
Quand il a achevé sa tâche, le jeune homme salut tout le monde à la cantonade et quitte Le Drakkar en sifflotant comme il le faisait, enfant, pour se donner le courage d’affronter les situations qui l’inquiétaient.
M. Raymond n’habite pas très loin d’ici, un immeuble vétuste au milieu d’une ruelle étroite qui donne sur l’avenue Gambetta. Il le sait pour l’y avoir vu pénétrer plusieurs fois, quand lui-même fréquentait une jeune fille qui possédait une chambre d’étudiante un peu plus loin.
La porte du hall est ouverte, il va jusqu’aux boîtes aux lettres et cherche le nom de son professeur. Chaque emplacement comporte une  étiquette sur laquelle figure le nom de l’occupant, le numéro de l’appartement et l’étage où celui-ci est situé. Mais le nom de M. Raymond ne figure nulle part.
En somme, comme il y a dix ans, le vieil homme est parti sans dire un mot. Quoi que veuille dire “partir” et où qu’il ait pu aller…


Fin juin 1977. Dernier jour de collège. Cérémonie de la distribution des prix. Une petite sauterie interminable qui prend un après-midi entier tous les ans. Lecture du palmarès pour chaque classe, les impétrants montant sur une estrade au fur et à mesure pour recevoir plus ou moins de livres en fonction de leur classement. Des livres choisis avec soin pour leurs vertus éducatives et assemblés entre eux avec un ruban de soie de couleur vive attaché par un nœud énorme et compliqué.
Il a fallu attendre que défilent toutes les sixièmes, puis ce furent les cinquièmes. Pour la seconde année consécutive, Bruno a entendu son nom martelé une demi-douzaine de fois. Le principal a chanté ses louanges, insisté sur la qualité de son travail et son esprit de camaraderie. L’adolescent n’aime pas cela, il lui semble que ce panégyrique est une trahison à l’égard de ses condisciples. Il est conscient d’avoir un peu plus de facilités que les autres, tout comme il l’est du fait que certains de ses camarades plus limités que lui sont également beaucoup plus bûcheurs et intéressés qu’il ne l’est.
Il s’est retrouvé avec un paquet de bouquins qu’il ne lira pas. À la lecture, il préfère la télévision ou traîner dans les rues avec la bande de “petits voyous” qui l’a en quelque sorte adopté.
Il faut attendre que chaque classe soit passée, jusqu’au dernier nom de la liste de la dernière troisième. Pas question de partir avant cela, chacun sait bien que ce serait particulièrement mal vu de la part du principal qui n’a pas la réputation d’être commode.
Invariablement, tout ceci va se terminer par un petit discours du principal sur l’assiduité, la ténacité, le travail, la rigueur… Bruno pourrait le faire à sa place, il connaît la chanson. Il a le sentiment qu’elle est d’un autre âge et ne pourra jamais trouver d’écho entre ces murs.
Ça y est, le principal s’approche du micro sur pied situé au centre de l’estrade, le tapote du bout de l’index pour vérifier qu’il fonctionne.
— Avant de vous dire quelques mots pour conclure, dit-il, je voudrais saluer M. Raymond, professeur de travaux manuels éducatifs que vous connaissez tous ici et qui nous quitte aujourd’hui pour une retraite bien méritée.
M. Raymond se tient en retrait sur l’estrade, au milieu de ses collègues. Il semble gêné par cette annonce qui ne peut que laisser tout le monde indifférent. Ce en quoi il se trompe.
Quelqu’un a commencé à taper dans ses mains, de façon solitaire. Bruno s’est demandé si c’était un élève qui voulait faire une ultime vacherie en applaudissant le départ du professeur, mais très vite d’autres mains ont enchaîné et c’est un tonnerre d’applaudissements qui a déferlé sous les voûtes du gymnase où se déroule la distribution des prix. Cela enfle et résonne.
M. Raymond est visiblement ému, ses lèvres tremblent, il en oublie d’éponger l’écume qui s’y forme et à laquelle tout le monde est habitué au collège, au point de n’y plus prêter réellement attention.
Le principal fait signe que cela suffit et qu’il va poursuivre, cependant il en est empêché par une nouvelle vague d’applaudissements, plus forte que la précédente si c’est possible. Il y a des raclements de chaises, tous les élèves se lèvent et font au professeur une ovation dont il n’aurait jamais eu l’idée.
Droit comme un “i”, il ne retient plus les larmes d’émotion qui coulent sur ses joues crispées pour retenir les sanglots qu’il sent monter du plus profond. Ainsi donc, ces gamins l’ont aimé ? Ils l’ont chahuté, bousculé, parfois insulté, mais ils l’ont aimé et le lui disent à la dernière minute, parce qu’on dit toujours l’essentiel quand il est trop tard.
L’ovation a duré près d’un quart d’heure. Il y avait là quelque chose de complètement surréaliste. Dès que la vague semblait retomber et s’apaiser, le principal tentait de reprendre la main pour aller au bout de son discours de clôture, mais il en était empêché par un nouveau déferlement. Les professeurs avaient compris qu’ils ne pouvaient pas rester figés ainsi et n’avaient d’autre choix que de joindre leurs applaudissements à ceux de ces gosses qui manifestaient spontanément un sentiment et une émotion sincères.
Et puis le silence était revenu définitivement. Le principal avait remercié gauchement pour cette manifestation touchante tandis que M. Raymond s’éclipsait de peur de ce qui pourrait se passer après la fin de la cérémonie protocolaire. Il ne se voyait pas affronter ces jeunes gens une dernière fois, pas dans cet état. Il était bouleversé, abasourdi et transporté d’une joie amère. En somme, lui aussi avait remporté un prix aujourd’hui…


Bruno se souvient que parmi les livres reçus cette année-là, figurait une grosse encyclopédie consacrée aux pierres, roches et minéraux. Comme prévu, il ne l’a jamais ouverte, cependant elle est encore en sa possession aujourd’hui ; elle sert à caler l’armoire de son studio à laquelle il manque un pied perdu dans un déménagement.
Il se demande si ces distributions de prix sont encore à l’ordre du jour. Elles l’étaient quand il a quitté le collège deux ans plus tard pour le lycée, en tout cas.
Planté devant les boîtes aux lettres, indécis, il ressent encore cette émotion qui les avait tous gagnés ce jour-là. Il lui était arrivé, par la suite, de se demander si instinctivement chacun n’avait pas compris qu’une page se tournait avec le départ du vieux professeur.
L’année suivante, c’est une femme qui prit la suite. Ce fut une catastrophe. Elle décida de faire “couture” pour les filles et “peinture sur soie” pour les garçons. Les filles réalisèrent tant bien que mal un gilet matelassé tandis que leurs camarades masculins s’adonnaient à la sérigraphie en se badigeonnant les mains de gomme arabique. Tant et si bien que l’annonce de la suppression de la matière au bout d’un an fut accueillie avec une grande satisfaction. Il y eut à la place des cours de technologie. Cela consistait à regarder un crayon mine et à le disséquer pour en dresser un croquis parfait, même chose pour un pied-à-coulisse dont il fallait connaître chaque pièce par le nom savant. Bruno se souvient ainsi d’un “embouti crevé” qui faisait sa joie. Si le nom lui est resté en mémoire, il ne sait plus où se situait cette partie sur l’outil et s’en moque éperdument, maintenant comme à l’époque.

mardi 8 octobre 2013

La Sortie des écoles 1/3



À H.R.,
in memoriam



 PREMIÈRE PARTIE


On ne comprenait pas très bien ce qui avait motivé l’appellation de l’établissement. Pourquoi baptiser Le Drakkar une brasserie bar-tabac située à des centaines de lieues des premières côtes ou d’un quelconque fleuve du fond des terres ? Mais qui se posait vraiment la question, de toute façon ?
C’était un de ces petits bistros de quartier qui avait dû être un peu prétentieux au départ, lorsqu’il était encore flambant neuf, avant de se délabrer inexorablement au fil du temps. Il n’était pas sale mais simplement défraîchi, par négligence.
Toute la coquetterie dont la propriétaire était capable, elle la réservait à ses tenues et à sa coiffure. Une choucroute blonde comme en avait porté Brigitte Bardot trente ans plus tôt et dont le seul avantage était de la faire paraître plus grande qu’elle n’était en réalité.
C’était une femme d’une cinquantaine d’années, bien faite, suffisamment experte et motivée pour en dissimuler une dizaine au passage. Elle aimait séduire, c’était une seconde nature chez elle, qui s’exprimait tant sur le registre personnel que professionnel.
Marlène avait toujours vécu dans cet établissement, qu’elle avait hérité de son père contre sa propre volonté. Si sa mère n’avait pas encore été en vie à ce moment-là, sans doute aurait-elle tout bazardé pour aller refaire sa vie ailleurs. Elle n’avait aucun goût pour la limonade, plutôt une certaine haine. Une vieille rancune contre un métier qui l’avait à la fois privé de ses parents et imposé leur présence permanente. L’appartement était au-dessus, ce qui leur permettait de surveiller ses allées et venues, mais eux-mêmes n’avaient jamais été beaucoup présents à ses côtés.
Très vite, la jeune fille s’était lancée dans des études de secrétariat, avait perfectionné sténo et dactylo pour décrocher une bonne place dans une grosse affaire de BTP où ses compétences conjuguées à une certaine hardiesse lui avaient valu de monter très vite jusqu’à l’étage de la direction. Au passage, elle avait batifolé avec quelques cadres, se perfectionnant sur d’autres sujets, pour finir sinon dans le lit du patron au moins sur son bureau deux à trois fois par semaines.
Marlène aimait ces coucheries brutales, auxquelles elle n’attachait pas de véritable importance. C’étaient comme des récréations dans la monotonie des journées de labeur. Elle méprisait vaguement ces hommes trop vieux pour elle, bedonnants, imbus de leur force physique, persuadés d’être irrésistibles et du plaisir qu’ils lui donnaient. Aucun n’avait eu conscience que le seul plaisir avait été pour elle ses promotions successives.
La mort subite du père, consécutive à une rupture d’anévrisme, était venue mettre de l’ordre dans cette vie sans véritable débouché. Elle venait d’avoir trente ans, était la maîtresse de son patron depuis cinq ans et n’espérait plus la moindre promotion qui put la distraire.
Sa mère avait alors l’âge qui était le sien aujourd’hui, elle avait passé sa vie au Drakkar et n’imaginait pas pouvoir faire autre chose, cependant ce n’était pas une affaire pour une femme seule. Elle avait supplié sa fille de faire au moins un essai, en tout cas de l’épauler le temps de trouver une solution.
Marlène s’était laissée convaincre sans trop de résistance, moitié par amour pour sa mère, moitié par sentiment que sa vie avait besoin de nouveauté.
Les deux femmes s’étaient réparti les rôles. La mère trônait désormais à la caisse du tabac tandis que la fille dirigeait le bar et la cuisine. Les débuts avaient été un peu difficiles, Marlène faisait des erreurs et ne supportait pas d’être reprise. Elle ne connaissait pas l’art de la dissimulation et lorsqu’un client lui offrait un verre, elle le buvait réellement. Ce fut une mauvaise pente qu’elle eut du mal à remonter.
D’abord froide avec la clientèle, elle avait fini par prendre goût au métier et se détendre. Elle avait la plaisanterie facile et savait faire preuve d’un instinct commercial qu’elle n’avait jamais soupçonné jusque-là.
Les habitués l’avaient adopté peu à peu. Elle y avait gagné le surnom de Lili en hommage à la femme fatale que chacun devinait en elle.
De la même manière qu’elle ne se serait jamais faite épouser par son ancien patron, trôner derrière un comptoir ne la prédisposait pas à trouver l’homme idéal qui saurait lui passer la bague au doigt, pour autant qu’elle en ait jamais rêvé.
Elle avait eu quelques coucheries, le plus souvent sans lendemain, avec des clients réguliers. Rien de bien sérieux ni d’enthousiasmant. Et puis elle avait découvert un jour que le dénominateur commun de tous les coups minables qu’elle avait enchaînés depuis tant d’années était que ces hommes étaient vieux, déjà flapis. Alors elle s’était intéressée à l’un des serveurs qu’elle avait engagé quelques mois plus tôt, un garçon de vingt ans, qui lui avait fait découvrir le vrai plaisir de l’amour.
Marlène se révéla ainsi, bien des années avant que le mot fit florès, ce que l’on nommerait une “cougar”. Le serveur en question ayant pris son envol, elle le remplaça dans ses deux fonctions et prit ainsi l’habitude de faire tourner son personnel pour tous les avantages que cela comportait.


Il est sept heures du matin, ce mercredi 3 septembre 1986. Marlène a ouvert il y a une demi-heure.
Comme chaque matin, elle a allumé le percolateur, descendu les chaises qui avaient été renversées sur les tables la veille, afin de permettre de nettoyer le sol plus facilement, passé un coup d’éponge sur les plateaux de marbre gris, donné un coup de chiffon sur les banquettes de skaï et les chaises.
Postée derrière le comptoir, elle est en train d’essuyer les cendriers publicitaires qu’elle vient de laver et qu’il lui faudra redistribuer sur chaque table en salle et guéridon en terrasse.
Deux ouvriers se sont présentés pour prendre un café sur le coin du zinc et dans quelques minutes ce sera au tour du facteur de venir boire son coup de blanc matinal en déposant le courrier et le journal quotidien, mais la journée ne commencera véritablement qu’à partir de huit heures, nonobstant le passage éclair de la quinzaine de fumeurs qui viendront entre-temps chercher leur ration quotidienne de cigarettes.
Déjà, elle entend le pas de sa mère dans l’escalier de bois en colimaçon qui relie le fond de la salle de restaurant à l’appartement. Celle-ci va venir prendre sa place dans la partie réservée au tabac et aux divers jeux de loterie.
À soixante-quinze ans, c’est encore une femme altière, qui ne semble pas s’être tassée d’un centimètre avec l’âge. Elle se tient droite, le regard franc et acéré. Une maîtresse femme, qui a toujours su ce qu’elle voulait et la manière de l’obtenir.
Dure à la tâche, âpre au gain, elle n’envisage pas de prendre sa retraite un jour. À moins que sa fille ne cède Le Drakkar, hypothèse qu’elle évoque parfois mais sans réellement y croire elle-même. Ce métier lui est entré dans la peau, elle serait désormais incapable de se passer du contact permanent qu’elle a avec la clientèle, aussi superficiel puisse-t-il être à bien des égards.
Les deux femmes ne se parlent pas. Elles se sont saluées un peu plus tôt dans l’appartement, ont pris leur petit-déjeuner ensemble. Pour l’heure, chacune sait ce qu’elle a à faire et la mise en place ne doit pas traîner.
Pendant que sa mère dépose son fond de caisse dans le tiroir et s’apprête à regarnir les rayonnages qui en ont besoin, Marlène fait glisser les baies vitrées de la devanture qui donne sur la rue Jules Ferry. Tout à l’heure, Bruno sortira les tables et les chaises destinées au bout de terrasse dont Le Drakkar dispose sur le trottoir.
L’établissement fait l’angle avec l’avenue Gambetta. Sur cette dernière n’ouvre qu’une petite porte vitrée qui donne accès à la salle de restaurant et une vitrine fixe qui ne descend pas jusqu’au sol et qu’obstrue vaguement un voilage à la blancheur un peu passée.
Marlène jette un coup d’œil sur la pendule réclame qui est placée au-dessus de la porte, face au comptoir. Maumau ne devrait plus tarder. Il n’a pas appelé, c’est donc qu’il a trouvé son bonheur au marché où il s’est rendu dès l’ouverture.
Maumau, c’est Maurice, le cuistot. Chaque matin, il commence sa journée par un tour au marché où il décide du plat du jour en fonction des arrivages, de son humeur et du temps qu’il devrait faire. Quand il est hésitant sur deux plats possibles, il appelle Le Drakkar et c’est la patronne qui tranche, sinon elle s’en remet entièrement à lui, en toute confiance.
Il était déjà présent en cuisine au temps du père. Il s’y était pas mal embêté. À l’époque, il y avait un menu pour chaque jour de la semaine, établi une fois pour toutes, et qui revenait de façon cyclique.
Lorsque Marlène a repris l’affaire, Maumau a négocié avec elle qu’on le laisse essayer d’innover un peu. Il fut décidé d’une période d’essai, au cours de laquelle on vit apparaître sur les tables lapin chasseur, coquelet en crapaudine, risotto de magret aux cèpes, qui changeaient des côtes de porc et saucisses grillées auxquelles il était difficile d’échapper pour les malheureux condamnés à déjeuner au restaurant tous les midis.
La jeune femme n’a pas tardé à comprendre que c’était dans son intérêt. Elle avait remarqué que les quelques habitués qui évitaient sa table certains jours, de manière systématique, parce que le menu ne leur convenait pas commençaient à revenir. La variété des plats du jour, leur correspondance avec les saisons et les opportunités du moment, la surprise de la découverte au dernier moment, une fois devant l’ardoise qui les annonçait, tout cela créait une nouvelle dynamique. Quand ça ne plaisait pas, puisqu’on était là, il suffisait de prendre une grillade, un croque-monsieur ou une salade…
Sur une centaine de couverts quotidiens, Maumau prépare une quarantaine de plats du jour. Ainsi n’y a-t-il pas de restes à gérer et la pénurie qui s’annonce en fin de service montre à la clientèle de passage que la table est bonne puisqu’on s’y arrache la proposition du chef en confiance.
Connu comme le loup blanc sur la place du marché, Maumau sait négocier les prix et retenir les meilleurs morceaux. Il gère au mieux le coût de sa cuisine, sachant économiser un jour pour compenser le surcoût d’un autre. Ce qu’il cherche avant tout, c’est à satisfaire la clientèle en même temps que son goût pour une cuisine de bistrot simple et goûteuse.
Ce n’est pas sans une certaine appréhension que Marlène pense parfois qu’il va falloir le remplacer un jour. L’âge de la retraite approche pour lui aussi ! Elle pense “remplacer” et cela la fait sourire car c’est le même mot dont elle use pour calculer le moment où elle ne pourra plus faire autrement que de changer le percolateur. Quand un autre cuistot prendra la cuisine en main, ce sera comme lorsqu’un perco neuf trônera derrière le bar : il faudra un temps avant de s’habituer à leur fonctionnement et cela ne se fera certainement pas sans quelques petites crises. Qui aime être bousculé dans ses habitudes ?


Sept heures quarante-cinq. Bruno fait son apparition avec un bon quart d’heure de retard, feignant de ne pas voir le regard courroucé des deux femmes. La douairière ne lui dira rien, il le sait. Elle ne l’aime pas et c’est réciproque. En revanche, Marlène le coincera un peu plus tard dans un coin et piquera sa crise. Elle l’aime et ce n’est pas réciproque. Il la baise de temps en temps, pour tout un tas de mauvaises raisons : par désœuvrement, par hygiène, pour garder sa place, parce qu’il n’a personne d’autre en vue à ce moment-là, pour enquiquiner la vieille…
Bruno a vingt-quatre ans. C’est un blondinet à la beauté affolante ; il en a conscience et sait en jouer autant qu’il faut.
Il est habillé comme à son habitude, d’un jean délavé et d’une chemise hawaïenne bariolée, aux couleurs violentes, dont les trois derniers boutons sont défaits jusqu’au col. Par cette échancrure, on aperçoit un fin duvet de poils presque transparents sur lequel repose un étui de cuir  – suspendu à son cou par un lacet de même matière – où est glissé son briquet jetable. La poche revolver de son jean est gonflée d’un paquet mou de blondes américaines. Aux pieds, des chaussures de tennis en toile blanche qu’il enfile sans chaussettes.
Il porte des cheveux mi-longs, plus ou moins en broussaille, qui ont tendance à boucler sur le cou et derrière les oreilles, tandis que la moustache épaisse qui borde sa lèvre supérieure est coupée avec soin.
La jeunesse qui fréquente Le Drakkar, au sortir du collège ou du lycée, l’a surnommé affectueusement Magnum, en référence au héros incarné par Tom Selleck dans la célèbre série américaine et dont les chemises ont manifestement inspiré ses propres tenues.
Cette jeunesse, dont il n’est pas si éloigné, lui tourne autour et le courtise, aussi bien filles que garçons. Il se laisse tripoter jusqu’à un certain point et sait mettre un terme à des avances qui iraient trop loin. Il aime plaire et surtout il adore voir la tête de Marlène dans ces occasions. Elle est d’une jalousie extrême quand lui n’est qu’insouciance. Il sait qu’il ne craint rien car beaucoup des jeunes qui viennent ici le font parce qu’il est là ; s’il était mis dehors, la bande chercherait un autre lieu plus accueillant. Les bars ne manquent pas dans le secteur.
Il a lutiné quelques-unes des filles, mais sans jamais aller très loin. Juste ce qu’il faut pour entretenir leur flamme et les faire rêver. Pour ce qui est des garçons, il lui est arrivé quelquefois de se laisser faire une gâterie le samedi soir dans les toilettes de la boîte où il a l’habitude d’aller danser, mais il n’est pas tenté d’aller plus loin. Il se dit qu’il n’aimerait pas le contact d’une joue piquante de la barbe de la nuit contre la sienne au réveil, sans exclure cependant de tenter l’expérience au moins une fois pour vérifier la chose.
Sans un mot, il a commencé à sortir les tables et les chaises de la terrasse. Il sent le regard des deux femmes dans son dos. Chacune rumine à part soi. La vieille voudrait le prendre en faute pour le faire mettre dehors, sa fille quant à elle se demande où il a passé la nuit et la raison de ce retard.
— Il va falloir activer ! lance-t-elle entre ses dents.
Elle est là, juste derrière lui. Il ne l’a pas entendue approcher. Elle tient dans ses mains une pile de cendriers qu’elle distribue sur les tables qu’il vient d’installer.
— Maumau ne va pas tarder à arriver, il te faudra lui donner un coup de main pour décharger la camionnette. Et puis le livreur doit passer ce matin pour renouveler les fûts de bière et porter quelques casiers de bouteilles, poursuit-elle sur le même ton cassant.
Justement, Maurice arrive au moment où Bruno vient de poser la dernière chaise devant son guéridon de marbre. Il lui adresse un signe amical et se porte à sa rencontre sans un mot pour la patronne, qui en est pour ses frais. Le jeune homme ne réplique jamais à ses remontrances, sans qu’elle sache si c’est par politesse, servilité ou plus certainement par mépris.
L’équipe du matin est maintenant au complet. Au moment du coup de feu de midi, viendront s’ajoutez une petite brunette en renfort pour le service, stagiaire de l’école hôtelière, et un Pakistanais à la plonge.


Huit heures quinze. Tandis que Bruno achève de décharger la camionnette, Maumau range la viande dans les frigos, pose les cageots de salade sur le plan de travail près de l’évier où il va devoir les laver, dispose les légumes sur la table centrale où il les récupérera un peu plus tard. Tout est rodé, pas une minute ne sera perdue à partir de maintenant afin d’être parfaitement prêt au moment du service.
Il vérifie dans l’armoire réfrigérée les desserts qu’il a préparés la veille juste avant de partir. Ici, tout est “maison” à l’exception des glaces. C’est meilleur et ça ne coûte pas plus cher, même si cela donne plus de travail.
— J’ai préparé deux tartes au citron meringuées ce matin. Elles sont encore là-haut, mais on les mettra à la carte tout à l’heure, ça complétera…
Il arrive de temps à autre que la patronne prépare des desserts en complément. C’est selon son humeur, elle le met devant le fait accompli et il arrive que l’on se retrouve avec un trop-plein qui oblige à jeter.
Maurice a remarqué en arrivant qu’il y avait un froid entre elle et Bruno. Les deux tartes en sont en quelque sorte la preuve. Un jour qu’elle était en veine de confidence, elle lui a lancé : « Il y en a qui font tapisserie au moment du bal, moi je fais pâtisserie… » Elle était donc seule hier soir et cette nuit, ce matin elle s’est absorbée dans la confection de ses tartes en espérant faire diversion à son chagrin ou sa colère. C’est une excellente pâtissière et Maumau se dit qu’il faudrait que son collègue la laisse insatisfaite plus souvent, que cela le déchargerait d’une partie des desserts. En somme, leur petit monde est un lieu où s’entrecroisent leurs égoïsmes. Chacun veut tirer la couverture à soi et ne s’intéresse guère aux états d’âmes des autres. Pourtant, tous entretiennent la fiction d’une sorte de “famille” aux yeux des habitués. Ils ont l’air soudés et heureux de travailler ensemble, ce qui dans ce métier signifie en même temps passer le plus clair de leur temps dans cet espace relativement confiné.
De retour derrière le bar, Marlène voit apparaître le facteur et lui sert son verre de vin blanc matinal tandis qu’il dépose le courrier devant elle. Quelques factures et le journal local dont elle fait tout de suite sauter la bande d’adressage pour jeter un coup d’œil à la Une. Rien de bien nouveau. Le titre principal est sur la rentrée scolaire du jour. Pour le reste, quelques nouveaux détails sur l’éruption volcanique qui s’est produite au Cameroun il y a une semaine et dont les émanations de gaz toxique ont fait un peu plus de 1 700 morts. Le journal revient également sur le naufrage de l’Amiral Nakimov, paquebot soviétique qui a coulé en Mer du Noire après une collision avec un cargo à la fin du week-end, faisant 400 morts. Elle se moque un peu de tout ceci qui s’est produit au loin, mais elle sait que ces deux catastrophes alimenteront immanquablement les propos de comptoir de la journée. Elle essaye de se tenir au courant pour au moins faire semblant de s’intéresser aux conversations dans lesquelles les habitués cherchent à l’entraîner.
Voici qu’arrivent maintenant les premiers gamins en route pour le collège ou le lycée. Certains vont directement s’approvisionner en tabac, d’autres prennent place autour des tables en s’affalant sur les banquettes comme s’ils avaient déjà tout le poids de la journée sur les épaules. Le calme cesse au profit d’un brouhaha qui va aller en s’amplifiant. On entend le cliquetis du flipper que l’on vient de mettre en marche et dans l’arrière-salle c’est le baby-foot que l’on malmène.
— Les enfants, c’est le cas de le dire : les vacances sont finies ! Aujourd’hui, c’est la rentrée scolaire. On va recommencer à tourner à plein régime à partir de ce matin… lance Marlène.
— En place pour le quadrille ! répond Bruno avec ironie.
— Magnum, tu nous fais trois cafés s’il te plaît ! dit une grande fille rousse qu’il ne reconnaît pas sur l’instant. En voici une à qui l’été s’est montré profitable ; elle a pris à la fois formes et couleurs. Tout ceci la rend bien plus appétissante qu’il y a quelques semaines, pense le jeune homme.
Le Drakkar prend sa vitesse de croisière. Chacun est à son poste, paré à la manœuvre dans le calme comme dans la tempête. Rien ne manque, ni personne… Et pourtant si, il y a une place vide près de la baie vitrée qui donne sur la terrasse, ce guéridon auquel vient s’asseoir le même vieil homme, quatre fois par jours depuis dix ans. Il n’est pas là ce matin et personne n’a encore remarqué son absence, alors même que sa seule présence jette depuis si longtemps le trouble parmi la clientèle et suscite tant de rumeurs…