jeudi 24 janvier 2019

Impose ta chance 2/2

II 

La chance comme opportunité à saisir était une idée qui me plaisait bien. J’en avais fait une sorte de théorie que j’aimais répéter quand on m’interrogeait sur le sujet. Derrière une apparente désinvolture, je croyais à l’efficacité de ce système car il m’avait toujours réussi jusque-là.
Quand Denise croisa ma route, j’invoquais cette chance insouciante qui m’accompagnait complaisamment où que j’aille. Alors, pourquoi pas au bar d’un casino de province ?
Je la draguais assez platement. Elle répondit à mes avances sur le même ton. Et je crois qu’au fond c’est cet apparent dilettantisme mutuel qui m’a séduit d’emblée. Je lui ai proposé une coupe de champagne qu’elle a accepté d’un sourire et j’ai fait signe au serveur de nous les apporter à une petite table à l’écart.
Je ne sais pas si je l’ai trouvée belle au premier regard. Je crois plutôt que c’est son charme naturel qui m’a troublé. Rien de sophistiqué dans sa tenue ou son port de tête ; elle ne cherchait pas à attirer les regards me sembla-t-il et n’était là, à cet instant, que pour elle. Loin de ceux qui l’entouraient. Non qu’elle fût pensive ou absorbée ; simplement oublieuse, déconnectée du monde environnant. C’est ainsi qu’elle m’est apparue et qu’elle m’a plu. Qu’importait alors si cela n’était qu’une projection de mes propres fantasmes. Après tout, n’est-ce pas une certaine image de nous-mêmes que nous cherchons chez l’autre ? J’avais besoin de m’aimer dans le regard de cette jeune femme telle que je l’imaginais.
Assis devant nos flûtes de champagne, nous avions échangé quelques banalités. Les mots n’avaient pas grande importance pour moi. Je la regardais en tâchant de cacher mes émotions comme je savais le faire autour d’une table de poker. J’étais dans l’état du type qui vient de tirer la Reine de cœur qui manquait à son jeu pour constituer la quinte flush royale qui lui permettrait d’empocher la mise… à moins de devoir la partager avec un concurrent qui aurait la même main. Je lui demandais si elle était mariée et sa réponse négative me mit en joie. Comme je lui demandais ensuite si elle était joueuse, elle m’expliqua que ce n’était pas le cas et qu’elle n’était rentrée ici que pour s’abriter de la pluie torrentielle qui venait de s’abattre dehors. Quand j’étais rentré dans l’établissement, il y avait un beau soleil et l’absence d’ouvertures sur l’extérieur m’avait permis d’occulter le temps qu’il faisait autant que celui qui passait.
— Et que faites-vous dans la vie, si ce n’est pas indiscret ?
— Je suis enquêtrice…
J’avais souri niaisement, pensant qu’elle était peut-être l’une des « gagneuses » d’Erwan. J’avais connu ce type autour d’une table de poker, dans une partie privée à Nantes. Il dirigeait une boîte d’études marketing et avait engagé un bataillon de jeunes et jolies femmes qu’il mettait sur les trottoirs de rues piétonnières des grandes villes où elles usaient de leurs atouts pour arrêter les passants et les soumettre à leurs questionnaires. Les hommes se laissaient faire, fiers d’être vus en si charmante compagnie et quelquefois avec des arrière-pensées inavouables ; les femmes quant à elles s’arrêtaient pour répondre afin d’éviter que ces créatures démoniaques n’alpaguent leur compagnon. Erwan racontait la chose en riant à gorge déployée et si l’on s’avisait de lui remontrer que c’était sexiste et misogyne, pour tout dire complètement déplacé à l’heure de Metoo et BalanceTonPorc, il répondait qu’il n’était pas là pour faire du pathos mais pour être efficace. D’ailleurs, son agence possédait le meilleur taux de réponses à des questionnaires fastidieux qu’il était habituellement bien difficile de soumettre à un public pressé de vaquer à d’autres occupations.
— Et vous enquêtez pour quelle boîte ?
— Je suis capitaine à la Brigade de Recherche de Bayonne, pour être exacte.
Et ma bulle avait éclaté… Se pouvait-il que ma chance m’ait soudain abandonné ? Cette rencontre était-elle bien le fruit d’un hasard comme je l’avais cru jusqu’à présent, ou bien était-ce une manipulation sournoise ?
Les questions se bousculaient dans ma tête. Je me demandais si la gendarmerie pouvait être amenée à enquêter pour le compte du fisc et dans ce cas si celui-ci m’avait dans le collimateur. Certes, mes gains dans les casinos ou les différents tournois auxquels je participais étaient tous déclarés et faisaient l’objet d’un prélèvement à la source, mais en bon Français j’arrivais à dissimuler tout ce que j’empochais au black dans les parties privées…
J’essayais de me rassurer en repensant à sa réaction lorsque je m’étais présenté. Elle avait éclaté de rire, ne croyant visiblement pas que l’on puisse s’appeler Martin Gall et fréquenter les casinos. « J’avais toujours entendu dire qu’il n’existe aucune martingale » avait-elle hoqueté. Un peu pincé, je lui avais fait observer : « Aucune, à ce qu’on prétend. Mais pas aucun ! »
Je me raccrochais à des signes que j’imaginais être positif : le fait qu’elle ait accepté une flûte de champagne, par exemple. Il ne me semblait pas qu’une enquêtrice puisse boire en service et qui plus est en acceptant un verre de la part d’un suspect. Cela ne constituait-il pas éventuellement une double faute de procédure ?
Je consultais ma montre. Mon estomac, que l’anxiété venait de contracter, commençait à montrer des signes d’impatience.
— Et si nous allions dîner, proposais-je.
— Pourquoi pas… Vous me suivez ? Je suis la reine du passage sur le gril, plaisanta-t-elle.
— Vous voulez dire à la caserne ?
— Non, je loue une charmante villa à Anglet, près de la plage.
Allons, la chance n’avait pas tourné ! Les dés roulaient encore, et ils n’étaient pas pipés.


« La reine du passage sur le gril ». Elle n’avait pas menti. Nous avons passé ce soir-là, dans son jardin face à la plage, un moment qui me semblait hors du temps. J’étais loin d’être puceau, mais je n’avais fait jusque-là que coucher avec des filles trop faciles à emballer, des midinettes électrisées par l’attrait du joueur professionnel. Denise était différente. Elle m’avait demandé si j’étais joueur, au début de notre rencontre, et j’avais botté en touche en répondant cependant avec une certaine franchise : « Dans un endroit pareil, il faut l’être un minimum, non ? » Cela avait semblé lui convenir, elle n’avait pas cherché à gratter plus loin sous la boutade.
Elle avait préparé les braises sous la plancha, s’excusant que ce soit plus long qu’avec un dispositif électrique ou à gaz tels qu’on en faisait de plus en plus la promotion pour les fainéants. « Savoir allumer et entretenir le feu, c’est la base même d’une cuisine amoureuse » avait-elle susurré, un rien mutine.
Quand la plaque avait été suffisamment chaude, elle y avait versé un filet d’huile d’olive sur lequel elle avait déposé délicatement deux magnifiques pavés de morue, quelques gousses d’ail émincés, une petite poignée de gros sel et une pincée de poudre de piment d’Espelette. Cuisson rapide, le temps de dresser la table et de nous servir un verre de blanc sec d’Irouléguy.
Elle avait servi une salade verte subtilement assaisonnée afin de ne pas gâcher les saveurs du poisson idéalement saisi et nous avions dégusté le tout en silence, j’allais dire avec recueillement.
Plat unique, à tous les sens du terme. Pour ce qui est du dessert, nous l’avons improvisé dans la chambre. Là aussi, un déchaînement de sensations épicées. Quand j’ai voulu la quitter au milieu de la nuit, elle m’a dit de rester. Ou bien était-ce un ordre ? « Si tu mets les pieds dans ta voiture, avec ce que tu as bu ici tout à l’heure, je t’embarque pour conduite en état d’ivresse… » Je ne tenais pas davantage à être embarqué qu’à la quitter, ce qui tombait tout à fait bien. La nuit a été douce et sage au regard du déchaînement qui l’avait précédée.
Au petit matin, alors que nous prenions un café dans la cuisine, elle m’a dit avec un sourire radieux, tandis que nous repensions tous les deux à nos ébats de la veille, « décidément tu es quelqu’un de très joueur. » Et je n’ai pu m’empêcher de lui suggérer la vérité : « Bien plus encore que tu ne l’imagines. » Elle n’a pas relevé, pensant que c’était une allusion sexuelle quand je ne faisais que la mettre en garde contre mon style de vie.


Il s’est ensuivi une liaison intense de deux ans. En tout cas aussi intense que nous le permettaient nos deux métiers, dont les astreintes ne coïncidaient pas toujours. Denise traquait les criminels dans sa juridiction, je poursuivais les tournois et les jackpots à travers le monde. J’ai pu constater à cette occasion combien est fausse la croyance populaire que l’on est malheureux aux jeux quand on est heureux en amour. Si j’avais des hauts et des bas dans mes parties, le solde restait largement positif. Je gagnais bien ma vie. En jouant à défaut de m’amuser. Les deux choses peuvent être antinomiques car jouer à ce niveau de mise, c’est un stress garanti de tous les instants. Et qui plus est, un stress qu’il faut absolument cacher.
Lorsque Denise m’a annoncé qu’elle était enceinte, ce fut le plus beau jour de ma vie. Pour la première fois, j’avais l’impression de construire quelque chose de concret, d’avoir enfin trouvé un projet de vie. S’instilla en même temps en moi une peur irrépressible, celle de perdre la femme que j’aimais en gagnant un rejeton qui m’était encore inconnu. C’était idiot, je n’étais pas mon père et l’histoire ne se répète pas de façon aussi sérielle qu’on le prétend. Pour le coup, sur cette question précise, je veux bien affirmer qu’il n’existe pas de martingale infaillible !
Fou de joie, j’ai demandé Denise en mariage, conscient des sacrifices que cela impliquait pour moi. Il était inenvisageable qu’une capitaine de gendarmerie soit l’épouse d’un joueur professionnel ; elle y aurait perdu toute crédibilité et les rumeurs n’auraient pas manqué de fleurir sur d’éventuels passe-droits dont elle m’aurait fait bénéficier.
Je lui avais avoué gagner ma vie dans les tournois internationaux de poker, jouer également en ligne, tenter quelques plaques ou jetons à la roulette dans les casinos, plus rarement appuyer sur les touches d’un bandit manchot électronique dans ces mêmes endroits, mais j’avais pris soin de lui cacher les parties privées qui constituaient une part non négligeable de mes revenus. Je l’avais fait pour la protéger, afin qu’on ne puisse lui reprocher une quelconque complicité ou complaisance pour des faits qu’elle ignorait.
Ma demande en mariage faite et acceptée, j’ai eu une longue et franche explication avec Denise, un peu fébrile à l’idée qu’elle aurait pu m’en vouloir de lui avoir caché certaines choses, mais en femme intelligente elle a compris que je n’avais fait que chercher à la préserver. Nous sommes tombés d’accord sur le fait que cette vie était désormais derrière moi. J’obtins cependant une dérogation, son accord pour un dernier lancé…


Notre enfant sera une fille. Nous ne l’appellerons pas France car il suffit que son père ait un nom lourd à porter, cependant j’avoue qu’Anne me plairait bien… Ça ferait plaisir à mon père, ce clin d’œil pour faire la nique aux Baudet. Cette charmante famille qui l’accusait de mal élever son fils et lui prédisait que celui-ci finirait entre deux gendarmes. Ils n’avaient qu’à moitié tort, puisque j’en épouse une.
La naissance est prévue pour dans deux mois, le mariage dans une semaine. Les deux se feront en petit comité parce que chacun de nous pense que le bonheur est une chose intime qui ne peut que se corrompre lorsqu’on l’étale. Une femme, un homme, une enfant dans une petite maison face à la plage, ouverte sur la mer et les embruns, un cocon… que demander de plus ?


La chance. Savons-nous avec certitude ce que c’est que la chance ? Y avons-nous tous droit un jour ou échappe-t-elle définitivement à certains ? Faut-il la provoquer ? Est-elle fidèle ou versatile ? Après dix ans de jeux, la réponse ne s’est pas imposée à moi. Je ne sais toujours pas si elle existe. Est-elle hasard ou nécessité ? Une sorte d’illusion idéale comme l’est le bonheur, dont Jacques Prévert disait qu’on le reconnaît au bruit qu'il fait quand il s'en va. Le bonheur et la chance, les deux choses que l’homme poursuit avec tant d’avidité qu’il est incapable de les reconnaître lorsqu’il les croise et fait un bout de chemin avec elles.
Combien, dans cette salle du casino de Monte-Carlo, espèrent en cette chance hypothétique qui leur apportera le bonheur ? Et de quel bonheur peut-il s’agir ? Faire sauter la banque, c’est sans doute un plaisir immense ; de là à prétendre que c’est la survenue du bonheur… L’argent aide à vivre mieux, je suis bien placé pour le savoir. Mais quand on a dit cela ? J’échange tous mes gains contre l’apparition de Denise dans ma vie et l’attente angoissée de l’enfant à naître dont, par une étrange superstition, j’hésite à prononcer le nom. Faut-il se dire que c’est la chance qui m’a fait croiser Denise et que c’est Denise qui m’a apporté le bonheur d’être père ? Tout cela, ce ne sont que des mots. Nous réfléchissons souvent trop là où il faudrait se contenter de vivre et de savourer pleinement chaque seconde, y compris dans les plus mauvaises périodes.
J’ai échangé une somme faramineuse contre des jetons et des plaques. Il serait indécent d’en avouer le montant. Pour tout dire, le reliquat de mes gains illicites. Cela fait maintenant des mois que je viens régulièrement jouer à cette table, que je mémorise la fréquence de sortie des numéros, dressant des statistiques, des calculs de probabilités afin d’obtenir cette chimère infaillible qui est mon homonyme : une martingale.
La roulette est un jeu d’origine italienne – la girella – introduit en France au XVIIIe siècle. La seule certitude mathématique que l’on puisse avoir à son sujet, c’est que le croupier possède un avantage de 2,7 % sur les autres joueurs dans la version française et 5,3 % dans la version américaine car celle-ci comporte une case de plus, le double zéro. Pour le reste, chacun sait que seul le hasard conduit la bille qui est lancée dans le sens opposé à celui du disque qui est lui-même inversé à tour de rôle, histoire de compliquer les choses.
— Faites vos jeux… dit le croupier en faisant tourner le cylindre.
Je dispose mes jetons sans hésitation. Il ne s’agit plus d’avoir le moindre doute. En moi, résonne le vers de René Char qui a conduit ma vie de joueur depuis les premières parties intéressées du lycée : « Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque… »
— Les jeux sont faits… Le croupier lance la bille qui rebondit, affolée.
Je n’ai jamais mis autant d’argent sur un tapis vert. Mais ayant pleinement conscience que pour moi l’enjeu n’est pas là, je ne ressens pas l’excitation qui devrait logiquement m’étreindre. C’est pourtant ma dernière mise. Je sais qu’il n’y en aura pas d’autre car j’ai adressé une demande d’interdiction volontaire de jeux au Ministère de l’intérieur puis, ayant reçu la convocation, je suis allé signer les documents nécessaires auprès la police judiciaire de mon lieu de résidence il y a quinze jours. D’ici une grosse semaine, je n’aurais plus accès aux casinos, cercles de jeux et sites de jeux en ligne.
— Rien ne va plus ! annonce le croupier alors que la bille ralentit et ne va pas tarder à tomber sur le numéro gagnant. Il est désormais impossible de déplacer le moindre jeton.
Voilà, je ferme les yeux. Les jeux sont faits et, quoi qu’il arrive, tout va bien pour moi…

Toulouse, 19 janvier 2019.

Impose ta chance 1/2

I 

La chance. Savons-nous avec certitude ce que c’est que la chance ? Y avons-nous tous droit un jour ou échappe-t-elle définitivement à certains ? Faut-il la provoquer ? Est-elle fidèle ou versatile ? La liste des questions serait sans doute sans fin…
Certains prétendent que poser le pied gauche dans un étron serait un moyen infaillible de la convoquer. Pour ma part, je suis venu au monde en sautant à pieds joints dans une fosse septique et je puis assurer que le résultat ne fut pas à la hauteur. Si la chance était là, j’ai dû mal viser. Aucun doute !
Dès le départ, les choses se présentaient mal. Je me présentais mal… à tel point que l’obstétricien décida de pratiquer une césarienne de dernière minute. Ma mère fit une réaction foudroyante à l’anesthésie. On sauva l’enfant, qui perdit sa mère sans la connaître. On a essayé de me persuader que ce jour-là j’ai eu de la chance, cependant j’ai du mal à m’en convaincre. D’autres m’ont d’ailleurs assuré que j’avais tué ma mère et que la chance n’avait aucune part dans ma naissance. Ceux-là m’en voulaient et me tournèrent le dos, c’était la famille de ma mère.
Mon père était anéanti. Il venait de perdre la femme qu’il aimait et se retrouvait seul avec un bébé pour lequel il n’avait pas la moindre idée de la manière dont il fallait s’en occuper. Cela le poussa souvent à faire des erreurs, comme celle de m’amener trois jours après ma naissance aux obsèques de ma mère. Je braillais au point de perturber la cérémonie. Elle en perdit toute dignité aux yeux de la famille de la défunte, ce qui n’arrangea pas mes affaires déjà fortement compromises.
Maman n’étant plus là pour l’aider à choisir, il ne trouva meilleur prénom pour moi que Martin. Un nom que l’on donne plus souvent à un âne dans nos contrées. Était-ce un trait d’humour pour rappeler que ma mère était née Baudet, d’une famille bourgeoise un peu pincée et totalement désargentée ? Ça n’aurait pas manqué être drôle si son patronyme à lui n’avait été Gall. Nom, au demeurant, assez courant – d’origine bretonne et d’étymologie irlandaise signifiant « bravoure » – mais qui donnait au Martin que j’étais devenu une résonance particulière qui devait bouleverser sa vie.
Je l’affirme, on ne s’appelle pas Martin Gall sans que cela finisse par avoir quelques conséquences !
Je fus un petit garçon sensible, à la fois couvé par les mères de mes petits camarades, qui voyaient en moi l’orphelin-né, et bousculé par eux qui ne supportaient pas l’injustice de n’être pas aussi choyés que je l’étais par leurs propres mères. Quoiqu’on prétende habituellement, les enfants sont idiots et cruels ; de vrais hommes en devenir. Ceci dit, j’appartenais à leur caste et ne valais pas mieux qu’eux. Ça ne coûte rien d’être honnête et je n’ai jamais eu l’âme d’un tricheur.
J’eus une enfance sans drame autre que celui de la disparition de ma mère. Dieu, dans son infinie sagesse, son éternelle bonté, ayant dû juger que j’avais été copieusement servi dès le départ en la matière. On voudra bien excuser mon agnosticisme. Je ne me prétends même pas athée car pour refuser de placer sa foi en Dieu, il faut au moins croire inconsciemment à son existence. Mes cris aux obsèques de ma mère étaient en quelque sorte ma profession de foi définitive : « Va te faire foutre, connard ! Et ne vient plus m’emmerder. » Bien sûr, mon père était sur la même longueur d’onde après la perte de son unique amour. Et, bien sûr également, ce ne fut pas du goût de sa belle-famille qui ne nous en voulut que davantage. Les Baudet mangeaient l’hostie comme leurs congénères quadrupèdes se gavaient de son.
Je fus un élève moyen. Sérieux également. Pour tout dire : sérieusement moyen ! Je ne brillais qu’en mathématiques, ce qui s’avéra l’essentiel. Or, cette matière était la seule qui ne m’intéressait pas. J’aurais aimé être le meilleur en Français, Histoire et Géographie ; en Sciences, même. Peine perdue. Ce qui m’attirait ne rentrait pas, tandis que je jonglais sans problème avec ce qui me révulsait. Je n’avais aucun mérite à être le premier dans la matière car je ne bûchais rien, me contentant de faire mes exercices à la volée dans les couloirs juste avant le cours.
C’est à cause de cela que le mot fit son apparition dans mon univers. Tous mes condisciples me regardaient avec envie en déclarant : « Tu en as, de la chance ! » Et ma réputation fut ainsi établie ; je devins celui qui avait de la chance. À quoi tiennent les mythes, en définitive ! Quelques additions bien faites, des raisonnements logiques coulant de source, et vous voilà bombardé chanceux. À mes yeux, être chanceux aurait été d’être capable d’écrire comme Flaubert, Chateaubriand, Hugo, Céline ou San-Antonio, c’est-à-dire d’avoir le souffle de faire une œuvre monumentale, d’enrichir ma langue, d’en inventer une, de faire vibrer le lecteur d’émotions diverses et parfois contradictoires. Remonter le temps comme un historien, découvrir le monde comme un géographe, repousser les limites de la médecine… tout plutôt que manipuler sottement des chiffres pour en faire des nombres. Même la graphie des chiffres arabes me sortait par les yeux ; rien là-dedans ne portait à rêver, ne poussait à l’enthousiasme. Seuls des cancres désespérés pouvaient s’imaginer qu’il y eut une quelconque chance à se noyer dans ces abstractions molles et sèches… si l’on veut bien me pardonner cet oxymoron.


Je pense que mon père était fier de son rejeton, d’une certaine façon, même s’il ne le montrait pas au travers de grands moments d’effusions.
Nous avions notre petite vie à deux, la plupart du temps. Sa belle famille l’avait rejeté et me regardait de loin en loin, lorsqu’elle était rattrapée par la nécessité chrétienne du partage et du pardon. Je prenais le partage lorsqu’il s’agissait d’un bon repas, d’un cadeau quelconque ; pour ce qui est du pardon, le leur ne m’intéressait guère et il ne m’est jamais venu à l’esprit de leur accorder le mien. Qu’ils aient pu me tenir responsable de la mort de maman me révulsait, qu’ils aient fait de mon père mon complice dans ce crime me dépassait. Il fallait être totalement aveugle à l’amour pour ne pas se rendre compte que la vie de papa avait cessé d’une certaine façon le jour de ma naissance. La belle aubaine : l’échange standard d’un amour infini contre une larve braillarde et gesticulante face à laquelle il n’y avait pas d’autre solution que le recours à des prises d’arts martiaux pour la maintenir le temps de changer ses couches.
Si quelqu’un aurait pu me tenir responsable du drame, c’était lui. Mais il n’était pas du clan des Baudet, il n’était mu que par l’amour et, disons-le, une certaine passivité dans l’adversité.
Voyant que j’étais excellent en mathématiques et sachant qu’à l’époque c’était l’alpha et l’oméga des études réussies, il rêvait pour moi d’un avenir de grandes écoles. S’il avait eu la moindre idée de ce dont il s’agissait, sans doute m’aurait-il vu emportant la Médaille Fields. Preuve que l’on peut déborder d’amour en même temps que de totale incompréhension. Qu’aurais-je fait d’une telle distinction, sinon devoir m’affubler de lavallières criardes pour m’assurer que l’on remarquerait bien mon insignifiance dans les couloirs de la vie.
Papa était un cadre moyen de la fonction publique territoriale. Fonctionnaire municipal. N’entrons pas dans le détail, nous nous y ennuierions autant que lui !
En dehors de ses horaires de travail, on le trouvait souvent au Café des Sports avec sa bande de copains. Oh ! il ne s’agit pas de camper un père alcoolique, ce qu’il n’était pas. Il buvait force cafés et s’accordait un ballon de blanc sec tous les trois jours. Il était là pour s’adonner à son seul vice : les courses hippiques.
Lui qui n’avait jamais mis les pieds dans des étriers ni le cul sur une selle, connaissait les chevaux et les jockeys par cœur. Une formidable mémoire lui permettait de recouper les performances des uns et des autres sur plusieurs saisons afin d’affiner ses pronostics. S’il aimait à me répéter que j’avais l’intelligence de ma mère, je pense pour ma part que ma facilité dans les mathématiques avait surtout un rapport direct avec la capacité de mémoire qu’il m’avait transmise. Mémoire des choses inutiles, certes ! mais mémoire phénoménale tout de même.
Papa gagnait régulièrement. De petites sommes. Autant dire qu’au bout du compte il ne perdait pas, c’était un jeu à somme nulle. Pour gagner aux courses, il faut voir venir le crack avant tout le monde et être le seul à le jouer gagnant dans une course bien dotée. Quant à lui, il avait le génie des petites choses et de la régularité. C’était incompatible avec les gros gains. Tous les chevaux qu’il a identifiés comme de grands champions en devenir, il ne les a pas cochés à temps sur ses grilles.
Je n’exclus pas qu’il ait agi ainsi volontairement. Il pensait – à juste titre – que nos avions une vie simple et heureuse, que nous ne manquions de rien, sinon de la présence de la femme dont nous partagions le deuil, et que trop d’argent nous aurait gâchés. C’était une pensée simple, plutôt que simpliste. « Toujours viser la lune, car même en cas d’échec, on atterrit dans les étoiles » disait Oscar Wilde. À l’évidence, mon père visait directement les étoiles et atterrissait moins haut. C’est pour cela que je l’aimais. Pour cette conception tranquille d’une vie qu’il n’avait pas choisie et dont il se contentait. Je crois que si maman avait vécu, il aurait été un autre homme. Il aurait visé Mars pour l’honneur de lui décrocher la lune, simplement parce qu’elle était le booster de la fusée qu’il était avant de se muer en pétard mouillé. Toutefois, qu’on ne s’y trompe pas, ce feu de Bengale était mon feu d’artifice !


J’ai commencé à jouer en seconde, à mon entrée au lycée. Nous organisations des parties de poker dans la salle de permanence, entre deux cours. Il ne s’agissait pas de jouer de l’argent, mais nous notions les points avec sérieux et le perdant de la partie devait s’acquitter de nos consommations au Café du coin, le bien nommé.
Cette année-là, comme les suivantes, je n’ai jamais eu à régler mes cafés ou mes cocas. Certains de mes condisciples m’accusaient de tricherie, d’autres répliquaient qu’il n’y avait aucune tromperie et que j’étais la chance incarnée. Tous se trompaient. Le poker n’a rien à voir avec la chance, pas plus qu’avec un quelconque trucage des cartes – en tout cas le plus souvent et pourvu que l’on s’affronte à la régulière. Ce n’est pas non plus un jeu stratégique. Il s’agit avant tout d’avoir des nerfs solides, de ne rien montrer de ses sentiments propres tout en étant capable d’interpréter les moindres signes révélant ceux des autres. Le Poker est une sorte de séance de voyance : qu’importent les cartes, il s’agit d’entrer dans la psychologie de l’autre, de lui faire croire ce que l’on veut et de l’amener là où l’on veut pour empocher à la fin le prix de la séance.
Bon, d’accord, je concède qu’une mémoire agile et un grand sens du calcul et des statistiques aide aussi énormément. Mais cela, ça vient progressivement, lorsque l’on joue face à des adversaires plus coriaces. Au lycée, ce n’étaient que des parties de gamins qui s’amusaient pour tuer le temps en se donnant de faux airs de voyous dans un tripot.
Chaque classe organisant ses propres parties, puisqu’il était rare qu’il y ait un mélange dans les salles de permanences ; il vint un jour où quelqu’un eut l’idée d’un tournoi entre les plus forts de chaque groupe. Nous étions alors en classe de Première, l’année du Bac Français, et cela restait un affrontement amical. L’argent ne viendrait intéresser nos parties que l’année suivante, parce que nous serions majeurs et pourrions quitter l’établissement aux intercours et aller nous installer au Café du coin où la bière, les Gin-Tonic et autres Whisky-Coca remplaceraient avantageusement les cafés et diabolos-menthe.
Les filles nous suivaient, faisant cercle autour de notre table et nous encourageant. Les plus délurées se collaient à leur champion avant d’être vite repoussées dès que la partie devenait sérieuse. Il y avait désormais des jetons sur la table et il ne s’agissait plus seulement de régler les consommations pour le perdant. L’un d’entre nous tenait le compte précis de ce que chacun perdait ou gagnait. Le point n’était qu’à un centime, mais les ardoises hebdomadaires pouvaient grimper assez haut pour mettre en péril notre maigre argent de poche.
Ce fut l’époque où ma collection de Vinyles s’enrichit énormément. Ils sont encore entassés dans l’armoire, chez mon père, et lorsque je lui rends visite j’aime en mettre un sur la platine afin de me souvenir de la façon dont je l’ai gagné, contre qui. C’était le moyen que j’avais trouvé de dépenser mes gains sans attirer l’attention de papa, qui aurait probablement été choqué que je plume ainsi mes amis.
Ma réputation m’avait valu le sobriquet de Chance. Je trouvais cela idiot, mais mes copains y tenaient. Ils avaient l’impression de bénéficier eux aussi d’un peu de cette chance en étant proches de moi. J’avais beau leur expliquer que cette réputation ne tenait que du fantasme, ils n’en démordaient pas. Le ver entrait peu à peu dans le fruit, sans que j’en aie vaguement conscience. Lorsque mon meilleur ami s’exclama un jour qu’avec le nom que je portais j’étais prédestiné pour le jeu, que mon avenir était là, j’éclatais d’un rire franc qui roula quelques secondes avant de se briser net sur une pensée stupide : « Et s’il avait raison ? »


C’est dans une vieille 2 CV vert pomme que nous roulâmes le week-end suivant vers Deauville. Je ne saurais dire lequel de nous deux était le plus excité par cette excursion dans un monde inconnu. Bien sûr, pour nous, Deauville ce n’était pas la plage et ses planches, c’était le Casino où nous comptions bien faire nos premiers pas de flambeurs.
Nous n’avions pas grand-chose en poches. Il rentra lessivé et moi à peine un peu moins riche. Comme à son habitude, il avait joué inconsidérément, tandis que je m’attachais avant tout à sentir l’ambiance et observer. Tables de Poker et Black-jack, Roulette française et anglaise, Machines à sous. Ce qui me surprit d’emblée, c’était le contraste entre le côté feutré de l’endroit et son volume sonore à l’opposé. Il y avait une stridence agressive annonçant les gains les plus minables comme s’il s’était agi du jackpot, des sonneries, de klaxons, tout pour faire monter l’adrénaline et exciter le joueur afin de lui faire perdre la tête, qu’il oublie les limites qu’il s’était fixées pour se laisser porter par la passion du jeu et le désir de gagner.
J’essayais d’établir vaguement une série à partir des résultats de la roulette. Je crus y parvenir et misais le tiers de mon argent sur le rouge. Bien sûr, le noir se fit un devoir d’attirer la petite bille roulante et trébuchante d’espoirs. Je tentais ensuite un billet dans une machine au fonctionnement de laquelle je ne compris à peu près rien mais qui me permit de rattraper la moitié de ma perte précédente en trois tours de roues. Je décidais qu’il était temps de rentrer. On aurait pu croire que l’expérience m’avait vacciné, cependant c’était exactement l’inverse. Une petite voix me soufflait dans l’oreille : « Va vers ton risque, impose ta chance… » C’était un vers de René Char, je le savais. Je ne voyais pas trop le rapport. Ou bien était-ce le contraire et ne le voyais-je que trop. On ne s’appelle pas Martin Gall pour rester éloigné des lieux de jeux ; au contraire, tout nous y attire à commencer par la chance. À nous de la convoquer, de s’en saisir et de ne plus la lâcher !


Je passais mon baccalauréat sans problème et l’obtins avec une mention Très Bien qui me valut une prime de 160 euros de la part de la banque dans laquelle m’avait été ouvert un livret d’épargne. J’y vis une sorte de signe supplémentaire de la baraka qui m’était promise. Néanmoins, afin de faire plaisir à mon père, je m’inscrivis en année de Prépa. Il me voyait entrer à l’ENA, sortir major de ma promotion, intégrer l’Inspection de finances, devenir conseiller du prince ou ministre… Il rêvait. Moi, j’avais les pieds sur terre. À ma façon. Je me voulais libre, n’imaginant pas une seconde faire carrière dans un bureau à manipuler chiffres et formules. J’en avais soupé pour le reste de mes jours. Mon but était de jouer ma vie sur les tapis verts, d’y gagner autant que possible et d’en profiter pour voir du pays. Bien sûr, je ne pouvais présenter le projet tel quel à mon père. Je résolus d’agir en douce, c’est-à-dire de commencer sans rien dire jusqu’au jour où mon trésor de guerre serait suffisant pour le rassurer sur mes capacités à m’en sortir.
Le patron du Café du coin, qui m’avait observé derrière son bar durant des années, me glissa un jour à l’oreille qu’il organisait chez lui des parties privées et me proposa de me frotter à des adversaires plus matures. J’étais perplexe. Cherchait-il à me plumer pour doucher ma jeune arrogance ? Comprenant mon hésitation, il me rassura. « Tu as un potentiel énorme, ou une baraka fantastique. Les types qui viennent à ces parties se connaissent tous, ça finit par ronronner et je pense que du sang neuf fouetterait le leur. Si tu veux, je te passe la mise de départ. Si tu perds, on est quitte. Si tu gagnes, tu me rends ce que je t’ai avancé et tu gardes le reste. » Il y a des propositions qui ne se refusent pas, celle-ci en était une.
Les parties avaient lieu le samedi soir et duraient parfois jusqu’au dimanche après-midi. La chose m’arrangeait car j’avais décidé de me montrer assidu à mes études au cas où il me faudrait en rabattre sur mes prétentions.
Les deux premiers mois, je gagnais assez facilement beaucoup d’argent. Mes adversaires, quoique plus âgés que ceux auxquels je m’étais frotté jusque-là, n’étaient pas vraiment des cadors. Je le pensais avec un certain mépris. Ce fut une bonne leçon pour corriger l’arrogance qui montait en moi. Un beau dimanche de février, je me retrouvais grelottant sur le trottoir, à la fois de froid, de fièvre et de rage. Je venais de perdre une somme phénoménale qui représentait la moitié de mes gains antérieurs. Top sûr de moi, j’avais baissé la garde. On pouvait lire mes « mains » sur mon visage mieux que si mes cartes avaient été étalées à l’endroit devant moi.
Il s’ensuivit une semaine de dépression totale. La chance m’avait-elle quitté ? Comment avais-je pu être aussi stupide au point de jouer toujours plus alors que les donnes étaient aussi mauvaises ?
La chance n’était pour rien dans cette mésaventure. J’eus la présence d’esprit de comprendre que j’étais le seul fautif, ayant péché par excès de confiance en moi. La leçon était amère, c’était le mieux qu’il pouvait m’arriver.
Le week-end suivant, forts de la pâté qu’ils m’avaient mis, les participants pensaient m’avoir dompté une fois pour toutes. Je leur montrais qu’il n’en était rien et regagnant euro par euro l’ensemble de ce qu’ils m’avaient pris, avec les intérêts. L’arrogance était mon ennemie, la fierté mon amie.


Comme je l’avais fait en salle de permanence aux intercours, je jouais désormais au Poker en ligne sur des sites étrangers, la France restant frileuse sur la question pour quelques années encore. C’était une façon de faire mes gammes, mais j’aimais moins cela car j’avais besoin du contact humain. L’adrénaline était là, dans l’affrontement physique. C’est pourquoi, continuant à fréquenter les casinos, j’y passais moins de temps devant les bandits-manchots qu’aux tables. La roulette me fascinait. J’aimais ses codes et ses annonces ; je m’attachais à trouver une méthode infaillible de prédire le numéro ou la couleur qui allait sortir. J’étais là en observateur, ne risquant que rarement des mises qui étaient toujours raisonnables. Avant tout, je me voulais un observateur attentif.
Ici, le numéro un ne se disait ni « un » ni « as » mais « premier ». Il n’était pas nécessaire d’être assis à la table ; il était possible de jouer en donnant les jetons au croupier en annonçant distinctement où il devait les placer pour nous : numéros pleins, chances simples, cheval, transversale, carré ou sixain, un numéro et deux voisins… Il y avait, en haut, le zéro et ses voisins, les orphelins à droite et à gauche et, en bas, le tiers du cylindre. Quitte à tenter sa chance, le mieux était de le faire à l’européenne – roulette française ou anglaise – en se défiant de l’Américaine dont la place est prépondérante dans les jeux en lignes. Et le conseil des conseils, celui qui se répète à l’envi et que chacun veut contourner parce que l’irrationnel nous attire tous : oublier les martingales qui ne sont que des chimères !
J’avais vingt ans ou à peine plus. Mes comptes bancaires s’arrondissaient de mes gains officiels, mon matelas de gains officieux s’étoffait également. Je fréquentais aussi bien les cercles de jeux, les casinos, les parties privées clandestines que les jeux en ligne. Mon année de Prépa fut vite oubliée. J’étais devenu un joueur professionnel. Ça n’avait rien à voir avec l’image qu’en donnaient les westerns de mon enfance, cela signifiait simplement que je gagnais – bien – ma vie en jouant aux cartes et en perdant – peu – à la roulette. Mon excellente pratique de l’anglais m’ouvrit les portes d’un circuit international où je remportais quelques tournois prestigieux. La fierté de papa restait intacte à mon endroit, bien que ce qui la motivait avait évolué. De leur côté, les Baudet ruaient toujours dans les brancards devant ce que j’étais devenu. Ils me voyaient jouant aux dés au pied de la Croix. Mais il faut bien dire à quel point je me suis toujours moqué de ce que pouvaient penser ces gens-là.


Je ne sais pas si l’on peut construire toute une vie sur le jeu. Je ne me suis jamais véritablement posé la question. Me projeter dans l’avenir n’était pas ma priorité, sans doute parce que la première et seule leçon que m’avait enseignée ma mère consistait en la connaissance du côté éphémère des choses.
J’avais provoqué la chance, elle avait bien voulu me sourire. J’entends par là qu’elle m’a permis de vivre d’une passion qui est devenue mon travail. Bien sûr, ce n’est pas elle qui pousse les jetons sur le tapis, qui décide si je dois garder ma main ou prendre une autre carte, m’accorde de voir que mon adversaire a un léger tremblement de la lèvre supérieur quand il s’excite devant son jeu ; cette part-là, c’est celle de mon travail et d’un certain talent pour le faire. La chance, ce n’est rien d’autre qu’une possibilité offerte. Tu la saisis ou tu l’ignores, rien d’autre. 

mercredi 2 janvier 2019

Dernier Noël 2/2

III.


Il n’était ni triste ni particulièrement aigri.
L’idée de sa mort lui était venue deux ans plus tôt, lorsqu’il avait constaté qu’il serait bientôt à court d’argent, son maigre héritage ayant fondu lentement, sans dépenses somptuaires ni même excessives. Il n’avait jamais eu de gros besoins, vivant une vie simple et honnête, mais cela lui était apparu comme une évidence qu’elle ne pourrait plus continuer longtemps ainsi, faute de moyens. La solution la plus élégante pour échapper à une dégringolade inéluctable vers l’assistanat puis la mendicité s’était imposée à lui : un suicide. Si possible pas trop violent ni douloureux, ni bruyant, ni dangereux pour les autres. Bref, ne pas se jeter en voiture contre un mur, ni se tirer une balle de revolver – de toute façon il n’en possédait pas –, ni ouvrir le robinet du gaz au risque que le facteur fasse sauter l’immeuble en sonnant pour un ultime Recommandé.
Pendant vingt-quatre mois, il avait préparé son passage à l’acte méthodiquement, effaçant peu à peu ses faibles traces. Son idée était d’en finir sans drame inutile, de simplement disparaître. Bien sûr, il aurait pu choisir de se noyer au large, ce qui aurait réduit les risques d’être retrouvé ou identifié si cela avait été le cas. Cependant, il ne savait pour quelle superstition, il ne parvenait à se résoudre à l’idée de n’avoir pas de sépulture. Sans doute un reste d’enfance, le désir du corps retournant à la terre plutôt que dévoré par des poissons ?
Il voulait croire qu’il ne laissait personne derrière lui, mais il savait bien que ce n’était pas entièrement vrai. Nous avons tous, toujours, plus ou moins proches de nous, des personnes à qui nous ne sommes pas totalement indifférents. Ne serait-ce que la jeune femme de la boulangerie qui nous tend notre baguette quotidienne en échangeant quelques mots anodins et des sourires aimables. Le nôtre est peut-être l’un des rares qui illuminent ses journées ; sa disparition lui fera de la peine ou créera un manque… Ou bien un neveu dont nous n’avons jamais de nouvelles, mais qui n’en pense pas moins à nous avec une certaine nostalgie du temps où l’on était plus intime, sans toutefois faire l’effort d’appeler ou d’envoyer un mot, un mail, un SMS.
La solitude totale existe-t-elle vraiment ? N’est-elle pas un leurre, un sentiment tronqué ? L’indifférence des gens autour de nous est évidemment une sorte de solitude, mais ce n’est pas le vide total. Il y a jusqu’au cœur de cette indifférence une interaction, à travers des regards, des silences, des mouvements imperceptibles de corps qui s’écartent pour éviter le contact dans un ascenseur ou une file d’attente. Rien ne nous permet d’affirmer que le type du troisième, qui ne dit jamais bonjour, ne serait pas le premier à s’apercevoir de notre disparition et à s’en émouvoir au point d’interroger le concierge… s’il y avait encore des concierges dans les immeubles, pour faire lien ou tampon entre les locataires.

Il n’avait plus de famille proche. Deux mariages sans enfants, deux divorces sans passion. Pas de collègues, ni de lointains copains de régiment, moins encore d’ami d’enfance. Un vide entretenu avec soin, comme l’on s’occupe d’un rosier grimpant ou d’une collection de timbre. Aucune misanthropie, un simple désir de se tenir à l’écart d’un monde qu’il n’avait jamais vraiment compris, dont en tout cas il n’avait pas partagé les valeurs. Quand chacun courrait, après le temps, l’argent ou les honneurs, il avait fait profession d’être sédentaire, mettant à profit une célèbre morale de La Fontaine pour qui il s’agissait davantage de « partir à point ». Or, au bout du compte, n’était-ce pas ce à quoi aboutissait son ultime résolution : partir à point ?

Il avait profité de quelques week-ends pour visiter les marchés de plein vent et y acheter des vêtements, sous-vêtements, chaussures passe-partout, sans marques et impossibles à tracer. Pour faire bonne mesure, il s’était ingénié à en découdre soigneusement les étiquettes sur lesquelles figuraient la taille et les conseils de lavage. Grand amateur de polars et séries policières, il s’était fait une idée précise – fantasmatique ? – des moyens à mettre en œuvre pour empêcher son identification postérieure. C’est ce même souci qui devait dicter sa décision d’emporter les comprimés nécessaires dans un sac de congélation, afin que l’on ne puisse – grâce les boîtes et les numéros de lots – trouver la pharmacie qui les avait délivrés.
Il avait résilié le bail de son appartement, donné les meubles qu’il possédait à une association d’aide à la réinsertion des sans-abri, résilié l’abonnement de son téléphone portable à compter du 23 décembre, prévenu la demi-douzaine de personnes avec lesquelles il avait des contacts réguliers qu’il allait s’installer au Portugal ainsi que le faisaient de plus en plus de retraités français pour échapper au déclassement auquel ils étaient confrontés dans leur propre pays.
À coups de petites sommes hebdomadaires, il avait vidé méthodiquement son compte bancaire, de sorte que le maigre pécule qu’il laisserait à l’attention de la commune sur laquelle il irait mourir soit constitué de billets dont les numéros ne se suivent pas et dont la provenance soit répartie sur une centaine de distributeurs automatiques situés dans différentes villes. Excès de précaution, sans doute, mais cela avait fini par devenir un jeu. En sorte que l’on pouvait dire qu’il ne s’était jamais autant amusé qu’à la préparation de son geste final.
S’installant dans un hôtel meublé, il n’avait donné aucune nouvelle adresse à son ancienne propriétaire ni à la poste pour faire suivre son courrier. Un courrier qui n’était fait, le plus souvent, que de publicités adressées car l’administration était de plus en plus dématérialisée. Même certains magasins, désormais, faisaient l’économie d’un ticket de caisse physique en vous envoyant un décompte par mail. Il n’y a pas de petit profit aux yeux des plus riches ; c’est une chose avérée que la générosité est du côté de la pauvreté : moins on en a, plus on donne. Parce que l’on sait ce que c’est de manqué, quand les nantis n’ont pas ce genre de bas soucis.
Il n’avait pas clôturé son compte postal. Sa maigre pension de retraite continuerait donc à y être versée, ses impôts à y être prélevés. D’autant plus qu’avec le prélèvement à la source qui devait entrer en vigueur le mois suivant son décès, sans biens immobiliers ni logement locatif, l’administration fiscale n’aurait plus d’occasion de chercher à lui prélever quelques sommes que ce soit. Cela durerait des mois et sans doute des années. Puis le compte serait signalé « inactif » et une longue procédure serait lancée avant qu’un petit homme en costume aille au tribunal assister à l’audience qui en permettrait la clôture définitive. Là aussi, les relevés de compte étaient désormais accessibles par Internet et ne faisaient plus l’objet d’un envoi postal. La Poste qui se plaignait de la chute du volume de courriers qui la mettait en péril était la première à en faire l’économie. Le serpent technocratique se mord si souvent la queue…

Dans ses ultimes recherche sur le Web, il s’était rendu compte que le suicide figurait au treizième rang mondial des causes de mortalité, tous âges confondus même si les jeunes y avaient une place prépondérante. Chaque année, entre 10 et 20 millions de personnes tentent de mettre fin à leurs jours sur la planète et environ 1 million y parviennent. Il n’y avait donc rien de très original dans sa démarche, sans aller jusqu’à parler de conformisme.
Il avait laissé de côté tout le verbiage médico-psychologique à deux balles tentant d’expliquer comment retenir le geste d’un proche, le sien propre, et pourquoi. Seule la peur de leur propre mort peut expliquer l’hystérie des gens qui condamnent le suicide, se disait-il. Le maigre vernis culturel qui était le sien lui laissait le souvenir de certains grands philosophes qui voyaient, au contraire, dans ce geste ultime une célébration de la vie, puisque vivre c’est faire des choix plutôt que de subir les choses avec passivité.
Son choix était fait. Sereinement, sans regret ni pour l’avant, ni pour l’après. Sans désespoir, sans haine d’aucune sorte. Puisque la vie qu’il avait aimé mener ne serait plus possible et dans la mesure où il n’en voulait pas d’autre, la conclusion s’imposait d’elle-même.
S’il avait eu le moindre doute après deux ans de préparation mis à profit pour jouir pleinement de chaque instant, le climat de ce mois de décembre ne pouvait que le conforter. Les manifestations répétées dans tout le pays, depuis des semaines, pour réclamer plus de pouvoir d’achat, un minimum de respect de la part des élites et une vie digne pour les moins nantis étaient l’exact écho de ce qu’il ressentait. Mais ce n’était pas une prime de cent euros mensuels qui pouvait régler les choses à ses yeux.
En vérité, il ne regardait les informations que de loin en loin, ne se sentant plus concerné par tout cela. Il n’était pas question pour lui de transformer son acte en geste politique. Il n’avait rien d’autre à demander que de pouvoir partir tranquille au moment choisi par lui.

Restait la question de son anonymat.
Son désir était de ne pas faire de vagues, de ne faire de peine à personne en s’effaçant, se délayant dans l’infini comme une aquarelle sur laquelle on renverserait un verre d’eau.
La chose était jouable. Il n’avait jamais eu affaire à la Justice, ne possédait pas de passeport biométrique et sa carte d’identité périmée datait d’un temps où celles-ci étaient encore tapées à la machine à écrire par un fonctionnaire malhabile, ce qui faisait que ses empreintes digitales, sa photographie et son ADN ne devaient figurer dans aucun fichier.
Mourant sans signe distinctif, à des centaines de kilomètres de l’endroit où il avait vécu toute sa vie, il serait – c’était du moins son souhait – impossible de remonter sa piste. D’autant qu’il effectuerait son voyage en payant tout en liquide, sa carte bancaire ayant été soigneusement détruite après son dernier retrait.

*

Lundi 24 décembre 2018.
Comme chaque matin, il avait poussé la porte vitrée de la boulangerie à sept heures sonnantes.
— Bonjour, Mademoiselle Jeanne. Je voudrais deux croissants, s’il vous plaît.
— Au beurre ?
— Surtout pas ! Ordinaires. Ce sont les meilleurs…
Il avait horreur de ces trucs informes que l’on servait partout désormais, dégoulinants de gras et qui vous plombaient l’estomac comme un cataplasme. Pour lui, un croissant devait avoir de la tenue et la forme d’une demi-lune comme ceux de son enfance, que sa mère achetait à la boulangerie Kellermann, au coin de leur rue. Il attaquait d’abord la corne supérieure, puis les deux extrémités avant de finir par le corps central, à la mie aérienne et fondante.
Il avait toujours été gourmand, n’hésitant pas à marcher beaucoup pour satisfaire ses envies. Pour lui, il existait une géographie pâtissière de Paris, passant notamment par la rue de Vaugirard pour les tartes au flan pâtissier, par la rue du Cherche Midi où il se régalait des petits pains de seigle aux raisins de Lionel Poilâne, et faisant fasse au Prisunic de la Convention il se souvenait encore avec délices des Allumettes de cette minuscule boulangerie… Mais tout cela était désormais bien loin dans le temps, ne survivant qu’au fond de sa mémoire intacte, dans laquelle il retrouvait les odeurs, les textures, les sons également… ceux du croquant des pâtes caramélisés, des riz soufflés et de toutes ces sucreries merveilleuses.
— Et avec ceci, je vous mets une baguette bien cuite, comme tous les jours ?
— Non. Aujourd’hui je m’évade en Bretagne pour le réveillon et quelques jours de vacances en famille, répondit-il avec aplomb. C’était sans doute un mensonge inutile, mais il voulait justifier son absence des prochains jours sans donner sa véritable destination. À quel moment Mademoiselle Jeanne se rendrait-elle compte qu’il ne venait plus chercher son pain quotidien ?
­ — En Bretagne ? Alors n’oubliez pas votre bonnet rouge ! plaisanta-t-elle dans un sourire éblouissant.
— Oui. Et mon gilet jaune. C’est le nouveau costume folklorique, là-bas, ces derniers temps…
Ils n’avaient probablement jamais été aussi diserts l’un et l’autre. Était-ce parce que c’était Noël ? Au nom de cette prétendue « magie » qu’il avait toujours trouvée ridicule.
En sortant, il avait murmuré un « Adieu » qu’elle n’avait pas entendu, ce qui était tout aussi bien. Après tout, ils ne se connaissaient pas plus que cela. Lui, savait son prénom parce qu’il avait entendu la patronne le prononcer tandis qu’elle lui rendait la monnaie. Elle, comment l’appellerait-elle lorsqu’elle se demanderait ce qu’il était devenu ; le-monsieur-à-la-baguette-bien-cuite-de-sept-heures-du-matin ?

Il avait mangé ses croissants dans la rue, mettant des miettes partout sur son costume qu’il avait dû épousseter avant de rentrer dans le petit hôtel meublé où il logeait depuis six mois.
À la réception, il avait vérifié que tout était en ordre au niveau des paiements et confirmé qu’il rendait la chambre après être monté chercher ses bagages.
Il s’était lavé les mains, passé un peu d’eau sur le visage, avait troqué son costume pour les vêtements bon marché achetés pour l’occasion, réuni les deux ou trois affaires qui traînaient encore dans la chambre, tout fourré pêle-mêle dans sa petite valise à l’exception du costume qu’il avait mis soigneusement sur un cintre.
Après avoir quitté l’hôtel, il avait marché vers la Seine où il avait offert le costume à un SDF qu’il avait repéré là quelques jours plus tôt et qui lui semblait devoir apprécier ce geste plus qu’un autre. Quant à la valise, il la balança dans le premier conteneur poubelle sur son chemin.
Il gagna la gare de Bercy où il prit le train Intercités de 9 h 01 pour Clermont-Ferrand. Trajet direct comportant quatre arrêts de deux minutes chacun dans des villes qu’il ne connaîtrait jamais, Nevers, Moulins-sur-Allier, Vichy, Riom-Châtel Guyon. Arrivée à 12 h 30.
Il lui restait moins d’une demi-journée à vivre. Le temps était beau, quoique légèrement frisquet. Il prit un tramway jusqu’à la place de Jaude et, de là, marcha jusqu’à la cathédrale toute proche. Après l’avoir visitée, il trouva un petit restaurant dans une rue en pente. L’établissement était chaleureux et confortable, avec de vraies nappes et serviettes en Vichy. Il commença par un pounti – sorte de cake au porc, épinards et pruneaux – accompagné d’une salade verte, puis opta pour une truite sauce écrevisses accompagnée d’une truffade, compléta son menu par une assiette de cinq fromages régionaux et une crème brûlée à la verveine du Velay. Il arrosa le tout d’un Saint-Pourçain rouge de bon aloi, dont la serveuse lui expliqua avec une fierté chauvine qu’il s’agissait probablement du plus ancien vignoble planté sur le sol français.
Ensuite, il alla s’installer dans l’une des salles du cinéma Le Paris pour se réchauffer, sans top prêter attention au film. Le repas copieux qu’il venait de faire le portait à la somnolence.
Puis il regagna la gare par le tramway, prit le TER de 18 h 28 en provenance de Vic-le-Comte et à destination de Moulin-sur-Allier pour descendre au premier arrêt. Riom-Châtel Guyon, 18 h 36. Là, il n’eut que le temps de sauter dans le car des Transport Bourleix jusqu’au terminus, quarante-cinq minutes plus tard.
Il avait dans sa poche l’itinéraire complet de son périple, qu’il avait imprimé dans un cybercafé du côté du Boulevard St-Michel.
Le terminus du car était un carrefour banal de quatre routes. Presque désert, sans autre construction immédiate qu’une sorte de bar-restaurant ajouté en annexe à la compagnie de transports. Un bâtiment vieillot, d’un autre siècle, où ne devait entrer qu’une clientèle d’habitués. Il hésita à s’y faire servir un café, mais préféra s’abstenir et rester dans son optique de ne laisser aucune trace de son passage qui puisse permettre à une éventuelle enquête de remonter à son point de départ.
Il y avait encore une douzaine de kilomètres à parcourir jusqu’à son but. Il ne lui restait plus qu’à marcher d’un bon pas, ce n’était l’affaire que de trois heures ; ce qui n’effrayait pas le randonneur accompli qu’il était.


*

Bourbon-le-Lac.
Le nom de la bourgade lui avait tout de suite plu. Il l’avait découvert par hasard, en lançant une recherche sur internet, avec le critère « lac de montagne ». Laissant passer les premières lignes des 49 400 000 résultats trouvés par Google, notamment les « Top 10 des plus beaux lacs de montagne ! », « 15 sites de baignade paradisiaques en montagne ! » et autres, il était tombé sur le site plus ou moins bricolé vantant la base de loisir du plan d’eau naturel de Bourbon-le-Lac. « Bourbon, comme le verre du condamné » s’était-il fait la réflexion.
Il arriva au village par l’arrière, c’est-à-dire la route opposée à celle menant au bourg. D’une certaine façon, l’entrée des domestiques comme il y en avait jadis dans les immeubles cossus au cœur de Paris.
Il trouva la mairie sans trop de peine car un éclairage public succinct permettait de se repérer. Il avait fait les derniers kilomètres de sa marche dans un noir quasi-complet, au maigre faisceau d’une lampe de poche dont la pile avait parfois des signes de faiblesse.
Laissant une épaisse enveloppe de papier kraft dans la boîte aux lettres, adressée à l’attention de M. le Maire, il avait suivi les panneaux indiquant la direction du lac situé à quelques centaines de mètres de la sortie du village, vers l’est.
Il y avait une ère de pique-nique éclairée, avec un barbecue bâti de la même pierre noire volcanique qui encadrait portes et fenêtres des maisons du pays. Il profita de l’aubaine pour allumer un feu dans lequel il jeta ses papiers d’identité ainsi que la poignée de billets de banque qui lui restait. Les pièces furent jetées dans le lac avec son briquet et la lampe.
Il avisa un robinet d’eau potable à quelques mètres de là et s’y dirigea. Fort heureusement, le débit n’avait pas été coupé pour l’hiver. Il venait de se rendre compte que malgré tous les soins apportés à son projet, il avait oublié la bouteille d’eau qui lui permettrait d’avaler tous les cachets serrés dans sa poche.
Après avoir pris les trois comprimés de somnifère, il lui fallut un temps infini pour ingurgiter des 50 g d’aspirine sous forme d’énormes comprimés blancs. C’était un ultime repas qui tranchait radicalement avec celui qu’il avait pris le temps d’apprécié pour le déjeuner à Clermont-Ferrand.
Le maigre feu étant éteint dans le barbecue, il s’éloigna d’une cinquantaine de mètres en longeant la berge, afin de s’allonger dans l’herbe à l’écart. La nuit était froide, cela l’aiderait à s’endormir. Ainsi, il ne souffrirait pas. Il était calme et serein. Déterminé plus que jamais.
Les yeux ouverts, il fixait le ciel étoilé. Demain, il ferait beau. Cette idée le remplit d’une joie irraisonnée. Il était incapable de penser à autre chose qu’à ce Noël ensoleillé dans un trou perdu d’Auvergne, qu’il ne verrait même pas. Le sommeil le gagnait lentement, il s’y laissait aller avec douceur. Plus rien n’existait pour lui que ces dernières minutes loin de tout, loin de tous, face à lui-même, autre façon de dire face au néant.
Au fond, sa vie n’avait pas été mauvaise. Il n’avait rien à regretter de particulier, ni occasions perdues, ni comportements déplacés. Sa mort n’était pas vindicative, ne voulait pas protester ou contester ; elle n’était que l’aboutissement choisi d’un destin qui n’était en rien tragique. Le simple constat de l’impossibilité de poursuivre plus avant sans s’abîmer.
Quand il était enfant, s’il lui arrivait de faire un caprice, sa mère le morigénait d’un ton cinglant : « Ça suffit, maintenant. Il faut savoir s’arrêter ! » Et son suicide n’était rien d’autre que le désir d’obéir une dernière fois à l’ordre maternel. Oui, il fallait savoir s’arrêter !

Toulouse,
25 décembre 2018 — 1er janvier 2019.

Dernier Noël 1/2

I. 


Pour Gus, traîner au lit était une jouissance trop inhabituelle pour qu’il n’en profitât pas pleinement, aussi était-il bien décidé à faire durer ce petit plaisir le plus avant possible dans la matinée.
Les yeux clos, il écoutait en somnolant les bruits de la maison : craquement des poutres de châtaignier, grincement des lames de parquet ou du sommier du lit de sa femme lorsqu’elle s’était levée un peu plus tôt pour aller allumer le feu dans l’ancestrale cuisinière à bois trônant au milieu de la cuisine située juste au-dessous de la chambre. Puis elle était remontée et avait regagné son lit.
La chambre était vaste. Ils la partageaient. Chacun son lit bateau disposé de part et d’autre de la fenêtre, tournant le dos au jour, les pieds face à la porte comme pour gagner du temps au lever sur le reste de la journée.
Gustave vient de réfléchir à la chose. Jusqu’à présent, cette idée ne l’avait pas effleuré. La disposition des meubles n’avait jamais véritablement été son affaire, et puis la Marie et lui n’avaient pas jugé bon de changer grand-chose lorsqu’ils avaient hérité des lieux. La chambre de son père était devenue la leur, ils avaient vidé l’armoire de son linge pour y entreposer le leur. Ni plus ni moins.
Marie et Gus s’aiment comme au premier jour. Les lits séparés ne sont que le signe d’une commodité rationnelle venue avec l’âge, pour ne pas imposer à l’autre ses insomnies ou les crampes musculaires qui vous font bondir dans la nuit et vous débattre au milieu des draps froissés, l’édredon de plumes jeté à terre. La fenêtre qui est entre eux ne les sépare pas, elle est la promesse du jour qui les réunira à l’aube.
Gus se sent d’humeur lyrique en ce matin de Noël. Le Réveillon a été une réussite. Marie s’était surpassée une fois de plus et avait bien mérité l’avalanche de compliments qui l’avaient fait rougir à la fin du repas. Ça avait été une longue tablée, réunissant toute la famille et tout s’était déroulé le mieux du monde, sans les habituelles chamailleries. Les seuls cris venaient des petits-enfants, surexcités à l’idée des cadeaux qu’ils allaient recevoir ; les plus grands entretenant fièrement le mythe du Père Noël auprès des plus petits, comme si la connaissance secrète qu’ils avaient de la réalité de l’apparition des paquets au pied du sapin les plaçait du côté des adultes et les sortait un peu de l’enfance qu’ils retrouveraient néanmoins avec plaisir en déchirant les papiers colorés des emballages au petit jour.
La soirée s’était achevée vers vingt-trois heures et tout le monde serait de retour en fin de matinée pour l’ouverture des cadeaux et le traditionnel déjeuner de Noël. Un nouveau banquet préparé avec soin par une Marie qui n’aurait pas supporté de servir les restes de la veille comme ses enfants le lui suggéraient chaque année afin de la ménager, mais sans doute aussi avec un brin d’hypocrisie en espérant qu’elle ne suivrait jamais leur conseil…
Gus se régale par avance des deux magnifiques sandres à la mayonnaise qui ouvriront les hostilités. C’est lui qui les a pêchés dans le lac l’avant-veille et il n’est pas peu fier de cette prise. Les deux pièces seront en quelque sorte sa participation à la préparation du repas, la seule que Marie lui ait jamais permis car elle ne supporte pas d’avoir quelqu’un qui tourne autour d’elle quand elle cuisine.
Cette journée est pleine de promesses se dit Gus. Et n’est-ce pas le sens même de la nativité que l’on célèbre ainsi ? Son éducation religieuse est certes bien lointaine, mais il lui en reste néanmoins quelques bribes essentielles. Dieu n’est pour lui qu’une sorte de lointain cousin qui ne donne plus de nouvelles et auquel il arrive que l’on pense de temps en temps, partagé entre nostalgie et vague rancune.

Et puis cette rêverie paresseuse vola soudain en éclats. Un forcené agitait la clochette du portail.
Gus mit un certain temps à sortir de sa torpeur. Il ouvrit la fenêtre et se pencha au dehors pour voir qui s’en prenait aussi impudemment à son désir de grasse matinée.
De l’autre côté de la vaste cour de ferme, il distinguait vaguement une forme humaine qu’il aurait été incapable d’identifier, ses lunettes étant restées en bas dans la cuisine, si le Père Messionnier ne s’était pas époumoné au rythme de la clochette :
— Monsieur le maire ! Monsieur le maire !
— Qu’est-ce que tu me veux, Jacques ? Y’a le feu quelque part ? lança-t-il en bougonnant parce qu’il allait lui falloir s’habiller et descendre en vitesse.
— Non, c’est pire… Il y a… Il y a un mort au bord du lac ! s’essoufflait son visiteur qui avait manifestement dû courir ici pour l’avertir depuis le plan d’eau qui n’était pas tout proche.
Gustave s’habilla à la hâte, demandant à Marie – que tous ces cris avaient sortie du sommeil où elle avait replongé – de leur préparer du café. Il alla ouvrir à son visiteur et le fit entrer dans la maison pour qu’il lui explique de quoi il s’agissait devant un bol fumant et réparateur. 

*
 
Pas de doute, le type était bien mort.
Le seul point positif était qu’il ne s’agissait pas d’un de ses administrés. Il n’aurait donc pas la désagréable et peu enviable tâche d’aller porter la mauvaise nouvelle dans une maison qui se préparait à la fête et détruire les rêves d’enfants émerveillés devant les paquets éventrés jonchant le sol autour d’eux.
À côté de lui, Messonnier lui répétait une fois de plus les circonstances de la découverte du corps et l’assurait avec insistance qu’il n’avait touché à rien et avait couru le prévenir aussitôt.
— Il faudrait prévenir Joubert, à la Gendarmerie, dit Gus.
Mais dans la précipitation, il avait oublié de prendre son téléphone portable que Marie l’avait obligé à enfermer dans le tiroir du vaisselier la veille à dix-neuf heures afin d’être certaine que personne ne viendrait les déranger pendant la soirée. « S’il y a une vraie urgence, ils ont des jambes pour venir te chercher ici » avait-elle dit. Le sous-entendu était que les gens réfléchissent à deux fois avant de faire des pas inutiles, quand appuyer sur les touches d’un téléphone ne semble pas demander beaucoup d’effort. N’avait-elle pas eu raison, au regard des coups de clochette matinaux du Père Messonnier ?
De son côté, Jacques Messonnier ne possédait pas de portable. Ses quatre-vingts ans déjà bien amortis le rendaient rétif à tous ces gadgets modernes dont il s’était bien passé toute sa vie. Et puis, qui aurait eu besoin de le joindre ou qui aurait-il eu besoin de joindre avec un empressement qui ne supportait pas l’attente d’atteindre un téléphone fixe ?
Le Jacques avait une petite vie bien réglée, qui voyait sa journée commencer par une longue balade sur les sentiers du village, ce qui lui avait valu la découverte macabre du jour.
— Je vais aller lui téléphoner, dit le vieil homme. Reste là pour le veiller, qu’une bête ne vienne pas fourrager par ici…
Et il prit le chemin du village d’un pas un peu plus rapide que ceux dont il avait l’habitude. Sans doute était-ce ce qu’il avait voulu exprimer lorsqu’il avait prétendu avoir couru prévenir le maire. Pour gaillard qu’il fut encore, on avait du mal à l’imaginer piquant un sprint.
Gus jeta de nouveau un regard sur le cadavre. Ni cette tête ni cette silhouette ne lui disaient rien, de près ou de loin. Qu’est-ce qu’un étranger faisait dans ce coin perdu un jour de Noël ? Comment était-il mort ? Cause naturelle ou… meurtre ? Ce dernier mot avait du mal à se frayer un chemin dans son esprit. Il avait connu des bagarres, des accidents, mais jamais une mort provoquée volontairement.
Comme elle était lointaine, déjà, la promesse d’un jour tranquille en famille !
*
 

Les gendarmes arrivèrent une heure plus tard. Le commandant Joubert s’était déplacé lui-même, accompagné de deux de ses hommes. Il avait la mine des mauvais jours, celle du type dont les astreintes tombent toujours aux mauvaises dates. Il salua néanmoins Gus avec le respect nécessaire à l’édile.
— J’ose à peine vous dire « bonjour » avec ce qui vous attend là, répondit Gus en désignant d’un hochement de tête le corps étendu un peu plus loin.
— Oh, vous savez… Pour nous, Noël n’est jamais une réjouissance. Entre les interventions dans les familles où le Réveillon tourne au drame, les contrôles d’alcoolémie nocturnes et les accidents… À deux heures du matin, Quatre jeunes se sont tués dans la ligne droite à l’entrée du bourg : la routine des soirs de fête.
— Oui, je vois. Mais là, c’est un peu de mystère que je vous offre. Le type est inconnu de chacun de nous.
Disant cela, il désignait la bonne moitié masculine du village qui s’était rassemblée à distance respectable. Profitant de son appel à la Gendarmerie, Messonnier avait rameuté tout le monde.
— Ça nous changera de la routine des évacuations de ronds-points, marmonna Joubert mezzo voce, pensant aux manifestations des Gilets jaunes qui posaient de grandes difficultés de circulations jusque dans les plus petites sous-préfectures, organisant notamment des barrages filtrants sur les ronds-points stratégiques aux abords des villes et des grands axes.
Il se dirigea vers ses hommes, à qui il avait demandé de procéder aux premières constatations tandis que lui-même se portait à la rencontre du maire.
— Alors, qu’est-ce que ça donne ?
— Individu de type caucasien, la soixantaine, beaucoup de sang au niveau de la bouche, des narines et des yeux mais aucune blessure apparente. Vêtements de mauvaise qualité mais neufs, ce n’est donc pas un vagabond. Une palpation rapide n’a pas permis de trouver de portefeuille ou de papiers d’identité.
Joubert fut partagé entre l’attrait du mystère et une irritation franche car cette affaire s’annonçait complexe et chronophage. Il se retourna vers le maire.
— Qui a découvert le cadavre ? demanda-t-il sur un ton presque menaçant.
— Jacques Messonnier, pendant sa balade quotidienne, répondit Gus en désignant le petit vieux qui pérorait au centre d’un attroupement attentif à ses propos.
— Capitaine, vous prenez la déposition du témoin ! ordonna le gradé. Et vous prévenez la scientifique, il ne faut rien laisser au hasard. Quant à moi, j’appelle la permanence du Parquet. On n’a pas intérêt à se planter sur la procédure, déjà qu’on a perdu du temps depuis la découverte…
Joubert n’était pas idiot, il savait bien que les Gendarmes avaient été les derniers prévenus dans l’histoire. La preuve en était qu’à leur arrivée le comité d’accueil était loin d’être restreint. Pour peu que chacun ait piétiné la scène en examinant le cadavre, le peu d’indices que l’on aurait pu relever se trouvait compromis. 


II. 


Il fallut attendre l’équipe spécialisée et le magistrat une heure et demie. Eux venaient de plus loin et se montraient généralement moins réactifs, laissant aux gendarmes de base le soin d’apaiser les choses le cas échéant avant de débarquer sur une scène de crime.
Tandis qu’ils les attendaient, la Marie avait envoyé l’aîné de ses fils avec un panier d’osier garni de deux thermos de café et d’une bouteille de gnole maison. La température extérieure avoisinait le zéro degré.
Joubert et ses hommes acceptèrent le café, louchant sur la bouteille mais sans toutefois oser en accepter une larme dans la tasse comme le fit le maire.
Ghislain demanda à son père s’il pensait rentrer pour le déjeuner et s’il fallait l’attendre pour l’ouverture des cadeaux car les enfants piaffaient d’impatience. Or, depuis qu’il était arrivé au bord du lac, devant ce cadavre inconnu, Gus avait totalement oublié que c’était Noël et qu’il avait imaginé traîner au lit toute la matinée. La question somme toute anodine de son fils le fit brutalement reprendre contact avec cette réalité-là.
— Non, ne m’attendez pas. Je ne sais pas à quelle heure je rentrerais, répondit-il.
Il n’était pas certain que sa présence ici fut nécessaire, mais il était le maire et c’était sans doute une sorte de devoir que de rester sur place aussi longtemps que le corps n’aurait pas été emporté et la maréchaussée rentrée dans ses quartiers.
Un périmètre de sécurité avait été délimité à l’aide d’une large bande de plastique jaune frappée du mot « Gendarmerie » en gros caractères noirs, afin de tenir le plus possible à l’écart les curieux qui continuaient à arriver et cherchaient jeter un œil sur le corps.
Ils ne restaient pas plus que le temps nécessaire pour constater qu’ils ne connaissaient pas l’homme ainsi étendu sans vie dans l’herbe givrée du petit matin. Ce fut le cas de Pierre Rougier, qui tenait une table d’hôtes à l’entrée du village sur la route du bourg ; comme de Marc Couchard, dont les fromages fermiers attiraient une clientèle citadine de plus en plus nombreuse ; ou d’Antoinette Mercier, qui avait transformé la ferme familiale en gîtes ruraux qui ne désemplissaient pas. On aurait dit que tous étaient soulagés que l’on ne puisse les rattacher à ce mort, ni eux et leur commerce, ni même simplement le village.
Nonobstant la nécessité qu’il y aurait de vérifier toutes ces déclarations, Joubert avait l’impression que l’enquête était en train de se faire toute seule sous ses yeux, en même temps qu’une sorte de certitude que tous ces gens étaient en train d’agir comme un organisme lutte contre la greffe d’un corps étranger qui pouvait aussi bien être le corps de la Gendarmerie que celui de la victime, en l’occurrence ! Aucun des deux n’était le bienvenu. Chacun à sa manière se trouvant là pour gâcher la fête.

*
 

Le médecin légiste dépêché sur place confirma qu’il n’y avait pas de blessure apparente et fixa l’heure du décès aux alentours de minuit en se basant sur la température du corps et les données météorologiques de la nuit.
— Votre avis, Docteur ? demanda Joubert.
— Difficile à dire en l’état, mais je pencherais volontiers pour un suicide. À moins qu’il s’agisse d’un empoisonnement accidentel ou volontaire, mais je n’y crois guère.
Un examen des poches du défunt, qui n’avaient été que rapidement palpées à la recherche d’un portefeuille jusqu’à présent, permit de découvrir un sac de congélation à zip de petite taille contenant une feuille de papier pliée en quatre. Celle-ci confirma a priori la thèse du suicide.

Afin d’éviter toute ambiguïté et dans le souci d’éviter aux enquêteurs de se fourvoyer en incriminant un innocent, je tiens à affirmer ici que ma mort est volontaire.
L’analyse du sac contenant cette lettre permettra de retrouver les traces du somnifère puissant dont j’ai avalé trois comprimés avant les 50 g d’aspirine qui, selon toute probabilité, auront eu raison de mon système sanguin.
Je meurs comme j’ai vécu : dans l’anonymat. Une vie tranquille et sans heurts. Sans gloire non plus. Insipide et vaine, en somme. Mais d’une certaine manière très heureuse.
J’espère que l’on voudra bien me jeter dans la fosse commune du village. Afin de ne pas créer plus d’embêtements que cela, j’ai réuni mes dernières économies dans une enveloppe que j’ai glissée avant de venir ici dans la boîte aux lettres de la mairie. Les cinq mille euros qu’elle contient devraient couvrir les frais. Si ce n’est pas le cas, je m’en excuse mais je ne pouvais faire davantage.
J’ai choisi Bourbon-le-Lac pour la simple raison que je n’y avais jamais mis les pieds et que rien ne m’attache à la région. Ça me semblait un joli coin pour mourir. La date m’est apparue propice en ce qu’elle retiendrait chacun à des agapes tardives qui éloigneraient les promeneurs noctambules des abords du plan d’eau.
Je veux garder l’anonymat et j’ai tout mis en œuvre pour y parvenir. Il serait dommage de gâcher l’argent des contribuables à de vaines recherches d’identification. Si cela a encore un sens de nos jours, que l’on veuille bien considérer qu’il s’agit là de mes dernières volontés.
En m’excusant pour le désagrément causé à ceux qui me découvriront, sans savoir à quel moment cela aura lieu, je leur souhaite un Joyeux Noël ou une Bonne Année !


L’écriture était fine et soignée, tracée à l’encore noire d’un stylo à plume. Joubert pensa à son père, qui n’utilisait que de l’encre du même type – à contre-courant de la mode des stylos à bille ou pointe feutre bleu pâle – « parce qu’elle ne s’efface pas et se trouve plus difficile à falsifier ». L’homme ayant manifestement cherché à tout prévoir semblait avoir tenu à mettre le maximum de chances de son côté pour que sa lettre fût retrouvée lisible et intacte, encre indélébile et protection plastique du papier en attestaient.
— Ce type ne sera pas facile à identifier, prophétisa l’un des hommes de Joubert. Ses vêtements sont neufs, visiblement portés pour la première fois, de mauvaise qualité et dont toutes les étiquettes ont été soigneusement décousues. Impossible de tenter d’en remonter l’achat.
— Si vos constatations sont terminées, je fais transporter le corps à l’IML et je vous enverrai mon rapport d’autopsie en fin de semaine prochaine. Avec les fêtes, nous sommes à effectif réduit et ce type-là n’est pas prioritaire… On est d’accord ? demanda le légiste avec sa désinvolture habituelle. Depuis le temps qu’il exerçait ce métier, il en avait tant vu qu’il ne pouvait s’empêcher d’être blasé jusqu’à l’indifférence.
Joubert hocha la tête dans un signe d’assentiment impuissant. Bien sûr qu’un suicide quasi certain n’était pas une priorité.
Le substitut prit congé à son tour, après avoir demandé que l’on fasse le maximum pour identifier l’homme afin de prévenir ses proches s’il y avait lieu. Il nommerait un juge d’instruction le lendemain et ouvrirait une procédure pour rechercher les causes de la mort, au cas où la lettre trouvée serait un leurre laissé par un assassin plus retors que de coutume.

*
 

Une fois le corps emporté par les pompiers jusqu’à Clermont-Ferrand, le légiste parti pour une expertise médicale sur des coups et blessures à la suite d’une bagarre et le substitut pour le Palais de Justice où il assurait la permanence, les choses s’accélérèrent. En quelques minutes, tout le monde s’éclipsa. Ne restait plus que la bande jaune de la Gendarmerie, frémissant au léger souffle du vent qui se levait.
— Monsieur le Maire, vous nous accompagnez à la mairie ? demanda le commandant Joubert. Ainsi, nous récupérerons l’enveloppe et les cinq mille euros, s’ils se trouvent bien dans la boîte aux lettres. Avec un peu de chance, nous pourrons retracer la provenance des billets, s’il s’agit d’une liasse neuve dont les numéros se suivent.
Gus monta dans le véhicule des gendarmes et leur petit groupe fut le dernier à quitter les lieux. Nul doute cependant qu’après le repas de Noël bon nombre de promeneurs viendraient voir l’endroit où s’était déroulé le drame. La nature humaine est ainsi faite, un peu voyeuse et charognarde.
— Vous pourrez profiter de votre passage à la mairie pour dresser l’acte de décès, dit Joubert.
— Comment cela ? Je ne sais même pas qui est ce type.
— « Mort d’un inconnu sur la commune », c’est la procédure : un décès, un acte. Si on découvre son identité, il faudra faire un acte rectificatif. N’oubliez pas de dire qui l’a découvert et à quel endroit.
Gus n’osa pas demander à quoi ou à qui pouvait bien servir un tel acte, à part peut-être un historien qui se pencherait plus tard sur ce petit village du Bourbonnais, célèbre pour le lac naturel comblant le cratère d’un volcan oublié dont nul n’avait jamais dressé l’acte de décès inutile. Ou bien encore un généalogiste, content de tomber sur une telle curiosité en parcourant systématiquement l’état civil de l’endroit, à la recherche d’un ancêtre qu’il n’y trouverait peut-être pas.
— Décidément, ce pays aime la paperasse, quoi qu’on en dise ! bougonna-t-il sans conviction, avant d’ajouter : vous me ferez un reçu pour l’argent, s’il se trouve dans la boîte aux lettres. Après tout, il est destiné à la commune…
— Ne vous inquiétez pas, tout cela fera l’objet d’un rapport en bonne et due forme. Comme vous le dites si bien, ce pays aime la paperasse ! railla son interlocuteur alors qu’ils arrivaient devant la petite mairie qui jouxtait l’ancienne école depuis longtemps désaffectée pour cause de vieillissement de la population et dénatalité.
Bien sûr, l’argent se trouvait à l’endroit indiqué. Pourquoi en aurait-il été autrement ?
Gus pensa que toute cette histoire allait lui compliquer la vie. Il faudrait réunir d’urgence le conseil municipal, délibérer pour accepter le don et décider de l’inhumation telle qu’elle semblait souhaitée par le défunt, affecter la partie nécessaire du don à la chose et songer à ce que l’on ferait avec le reliquat.