samedi 30 novembre 2019

Les nuits de la mère morte 2/2

Henrik avait épousé Birthe Andersen le vendredi 22 novembre 1963, au moment où John F. Kennedy était abattu à Dallas. Depuis, il avait pris l’habitude de souligner la chose en déclarant, mi-figue mi-raisin, « un malheur n’arrive jamais seul… » Bien qu’il eût sans doute une certaine affection pour son épouse, Jesper avait toujours pensé que ce mariage ne devait rien à l’amour de la part de son géniteur. Il avait eu une femme pour tenir sa maison et lui donner des enfants. Son plaisir, c’était le travail et les bordées entre copains dans les bars à matelots. Il n’avait pas été réellement méchant malgré ses coups de gueule fréquents ; sa principale caractéristique – défaut ou qualité selon les cas – était une indifférence superbe, celle qui avait donné au bout du compte l’égoïsme forcené de sa fille cadette.
Si on l’avait interrogé, Henrik aurait répondu sans la moindre hésitation qu’il menait cette vie-là pour le bien de sa famille. En quoi il n’aurait pas menti, puisqu’il en était intimement persuadé. Il avait fait trois beaux enfants à sa femme afin d’occuper ses longues journées d’oisiveté, il rapportait l’argent nécessaire à la bonne marche du foyer, son aîné reprendrait la barre du bateau lorsque le moment viendrait, après avoir fait son apprentissage sous son aile… Comme si ce n’était pas Birthe qui lui avait fait trois beaux petits, comme si l’apprentissage ne se serait pas davantage fait sous ses ordres et sa férule plutôt que sous son aile… Le propre des certitudes est de nous éviter de nous poser des questions embarrassantes.
Ne se posant aucune de question, Henrik n’avait pas vu Lars prendre le large autrement que sur un bateau de pêche, sa baleine bleue ne courant pas les mers. Il n’avait pas davantage senti l’odeur de cannabis sur les vêtements de son fils, qu’il n’avait vu ensuite les traces d’aiguilles au creux de son coude.
Un soir, on avait attendu longuement le retour de Lars pour se mettre à table. Birthe s’inquiétait, Henrik fulminait, Lone rêvassait au garçon qu’elle avait rencontré quelques jours plus tôt et Jesper tentait désespérément de couvrir son frère en inventant un hypothétique entretien d’embauche à l’autre bout de la ville. On avait fini par dîner et Jesper était parti à la recherche de Lars. Si quelqu’un était à même de le dénicher où qu’il se trouve, c’était bien lui. Ces deux-là étaient toujours fourrés ensemble, le plus jeune en adoration devant l’aîné qui lui faisait découvrir la ville et la vie en même temps. Chacun d’eux avait un secret qu’il partageait avec l’autre ; la poudre blanche pour l’un, le désir des garçons pour l’autre. Ils ne se jugeaient pas. Ils s’aimaient.
Son instinct l’avait conduit du côté de Vesterbro, l’ancien quartier des bouchers, qui était connu à l’époque pour ses trafics de drogue et la prostitution. Il l’avait retrouvé dans le skydebanehaven, à proximité du mur de briques rouges, une seringue encore plantée dans le bras. Son corps était déjà froid. De toute sa vie, Lars n’avait jamais « touché le perroquet » comme disaient ici les militaires qui avaient la chance de toucher la cible du stand de tir – qui avait donné son nom au jardin – situé de l’autre côté du mur qui protégeait les passants, à la fin du xixe siècle.
Ce soir-là, le monde s’était écroulé pour Jesper et ce qu’il restait de la famille Ilsøe. Lars venait d’avoir 25 ans, Lone en avait 23 et Jesper à peine 20. Cahin-caha, un semblant d’unité avait été préservé pendant quelques années encore, puis Lone avait épousé Torbjörn et la Suède, Henrik avait pris sa retraite pour aller vivre à Samsø où Birthe avait hérité une petite maison prolongée d’un long pré menant à un embarcadère privé et Jesper – qui avait créé sa propre entreprise de maçonnerie après avoir servi dix ans le même patron – avait racheté la maison ancestrale où ils vivaient encore aujourd’hui après l’avoir considérablement transformée avec l’aide de Morten.
Henrik et Birthe avaient vécu une demi-douzaine d’années paisibles. Elle, s’occupant de la maison, lui passant ses journées sur sa barque à pêcher les poissons qu’elle préparait ensuite. La maison était minuscule, au confort spartiate. Jesper leur rendait visite de loin en loin, Lone téléphonait pour les anniversaires et le nouvel an. Pour annoncer la naissance des enfants, aussi.
Et puis, un jour, Henrik n’était pas rentré. On avait fini par retrouver son embarcation avec une partie de son matériel de pêche et un seau contenant ses dernières prises, mais aucune trace de lui. Disparu en mer. Accident ou suicide, personne n’avait jamais pu trancher.
Birthe avait tenu à ce que Jasper bâtisse une stèle au fond du pré, à la lisière de la mer, sur laquelle elle puisse se recueillir et déposer des fleurs en mémoire de l’époux qu’elle s’était choisi, avec lequel elle avait vécu pendant des années, peut-être sans véritable amour partagé mais en tissant une sorte de lien qui n’avait probablement pas d’autre nom que l’habitude.
Jesper était allé la visiter plus souvent, la préparant progressivement à encaisser le choc de son homosexualité. Et puis sa relation avec Morten avait pris une nouvelle dimension, au point qu’il avait pris la décision de le lui présenter. Chose qui s’était déroulée le plus naturellement du monde. C’était un peu comme si elle récupérait un second fils en échange de celui qu’elle avait perdu dix ans plus tôt.
Jesper et Morten avaient vécu plus ou moins ouvertement ensemble jusqu’en 2012, attendant de pouvoir profiter de la loi leur permettant enfin d’officialiser leur union par un mariage à la fois civil et religieux, chacun y trouvant son compte : Morten dans le rite luthérien d’État, Jesper dans le côté civil de la cérémonie. La reconnaissance des couples de personnes de même sexe remontait pourtant à 1989, année de la disparition de Lars.


La vie et les drames de la famille Ilsøe, Morten les avait reconstitués à partir du peu de confidences que Jesper lui avait faites. Celui-ci n’était pas un grand bavard, les mots n’étaient qu’un faible recours pour l’aider à exprimer ses sentiments. C’était une chose à laquelle il avait fallu s’habituer au fil de leur histoire.


Birthe avait continué à vieillir seule sur l’île de son enfance. Il n’était pas aisé de lui rendre visite aussi souvent qu’elle l’aurait souhaité, entre la distance, les horaires du ferry, les obligations professionnelles. Elle ne s’en plaignait pas. Elle non plus n’avait pas besoin de beaucoup de mots pour faire partager son humeur, ses yeux tristes suffisaient amplement.
Elle avait décliné doucement, comme une chandelle qui vacille et s’éteint progressivement dans un vent coulis. Il y avait eu des alertes, auxquelles il avait fallu faire face dans la précipitation, des rémissions incertaines auxquelles on voulait cependant s’accrocher plus que de raison. Il avait été nécessaire ensuite de trouver des personnes dignes de confiance pour l’aider dans les tâches quotidiennes qu’elle abdiquait de jour en jour, de la préparation du repas au ménage, en passant par la toilette et les lessives. Si la vieillesse était une chute au sens figuré, il y en avait eu également au sens propre. Jesper avait proposé de la prendre à demeure, mais elle avait refusé. Elle appréciait beaucoup Morten, toutefois elle ne se voyait pas partager leur vie. Pour autant, elle ne voulait pas davantage entendre parler d’un placement dans une maison médicalisée. Elle n’avait qu’une hantise pire que la mort, c’était que Jesper décide de se débarrasser d’elle dans un mouroir. Il avait beau s’en défendre, elle l’accusait de vouloir le faire de façon récurrente, dans des crises de larmes sans fin qui le laissaient démuni. Il se souvenait d’un proverbe chinois que lui avait enseigné Lars : « Un fils qui fait verser des larmes à sa mère, peut seul les essuyer », mais n’ayant rien fait pour les provoquer, comment aurait-il fait pour les tarir ?
Ayant donné tout ce qu’il pouvait de son temps, de son énergie et de son amour à adoucir la fin de vie de sa mère, Jesper n’en portait pas moins un poids de culpabilité incommensurable, se demandant sans cesse ce qu’il avait fait de mal, ce qu’il aurait pu faire de mieux ou de plus. Cela le rongeait depuis des mois. C’était l’une des raisons pour lesquelles Morten avait insisté pour effectuer ce voyage en France. Les souvenirs, les lieux à partager n’étaient que prétexte fallacieux à une diversion qu’il avait espéré salutaire.


— Er du sulten ? demanda Jesper, sans grande conviction car ils avaient mangé à l’aéroport avant d’embarquer. Dernier repas français. Cuisine minimaliste et industrielle, pas même mauvaise à force d’être aseptisée et sans goût.
Durant leur séjour, Morten avait tenté de lui faire découvrir l’art de la table à la française. Il avait trouvé cela chichiteux et prétentieux, ce qui n’enlevait rien à une certaine noblesse de la chose. Cependant, les Français se révélaient plutôt « viandards », quand lui avait une appétence particulière – sans doute culturelle et familiale – pour le poisson, avec des incartades du côté de gibiers sauvages et convenablement faisandés. Il avait noté un mouvement vers un véganisme agressif qui l’avait choqué, un peu comme si les Français n’étaient capables que de sentiments exacerbés aux antipodes de son propre comportement. Il n’avait rien dit de cette réflexion à Morten afin de ne briser si son rêve ni son plaisir. Il comprenait très bien que celui-ci ait pu conserver une certaine nostalgie de son séjour en France.
Morten répondit qu’il n’avait pas faim et qu’il était un peu fatigué par le voyage. Il pensait que le plus sage était de se mettre au lit pour une longue nuit réparatrice. Il prononça ces derniers mots en portant un regard insistant sur son mari. Il savait que ces six dernières nuits avaient été terribles pour lui, bien qu’il n’y ait fait aucune allusion. Si Jesper retenait ses mots dans la journée, il lui arrivait de parler en dormant, de laisser échapper des cris, des pleurs, des angoisses vertigineuses.
Après une bonne douche, ils s’étaient mis au lit et avaient fait l’amour. Cela s’était étiré dans le temps parce que la fatigue les gagnait, il y avait des pauses qui correspondaient à de micro-endormissements et soudain l’un reprenait le dessus et réveillait l’autre de ses caresses ou de ses baisers.
Parfois, lorsqu’ils inversaient les rôles et que Jesper dominait un Morten agenouillé au bord du lit, devant la vision de cette chevelure grisonnante à moitié tonsuré, de ce sou épais, de cette carrure large et rassurante, il voyait fugitivement l’image de son père. Il en ressentait un malaise profond car il avait la certitude de n’avoir jamais – consciemment ou non – vu son père comme un objet de convoitise sexuelle et rejetait l’idée que son homosexualité ait quoi que ce soit à voir avec l’un de ses parents. Père absent, mère dominatrice n’étaient que des clichés un peu trop faciles, des généralisations imbéciles. Il aurait été tout aussi douteux de prétendre que la passion qu’il avait nourrie pour Lars, ce grand frère qui était une sorte de substitut au père absent, ait pu cacher un quelconque désir. Quand l’image du père venait s’interposer trop fortement dans ces moments-là, il sentait l’excitation diminuer et renversait Morten sur le dos afin de venir s’enfourcher sur son membre turgescent, lui imposant une cadence folle destinée à s’étourdir lui-même pour chasser ces visions dérangeantes. D’autant plus dérangeantes que c’était dans ces seuls moments qu’il repensait à Henrik, qu’il avait chassé de sa mémoire, persuadé qu’il était de la disparition volontaire de ce père égoïste.
S’il avait pu chasser son père de son esprit avec une certaine facilité, il en était allé différemment de sa mère. Celle-ci était morte un an plus tôt et s’ingéniait à venir régulièrement hanter ses rêves. Elle n’y apparaissait pas vindicative mais fragile et aimante. Une façon bien féminine et maternelle de donner mauvaise conscience à un fils trop enclin à culpabiliser, de transformer un rêve somme toute anodin en cauchemar effroyable. Ce qu’elle avait fait avec constance tout au long de ces six nuits parisiennes.
Cela avait commencé dès le premier soir.
Il se trouvait à son âge actuel dans la maison de Nyhavn telle qu’elle était au temps de son enfance, avant les transformations radicales qu’il y avait apporté avec Morten et que sa mère n’avait jamais vues. Urchin était à ses côtés. Il supposait que Morten dormait dans la chambre d’où il venait de sortir et qui avait été celle de ses parents. Urchin avait faim, il l’entraînait dans la cuisine, à l’étage inférieur, au bout du couloir, juste à côté de l’entrée. Il poussait la porte et trouvait sa mère étendue sur le sol, sa canne non loin de sa main gauche, agonisante avec un visage gonflé, bouffi, qu’elle n’avait jamais eu. Urchin s’approcha, sa mère les regarda tous les deux et expira comme soulagée de les avoir vus une dernière fois. Il appelait Morten au secours… Dans la nuit, la chaleur du lit et des draps, sa main était venue caresser sa nuque et le cauchemar s’était enfui en même temps que le sommeil.
La nuit suivante, il vivait une vie heureuse et insouciante avec son mari. Il sentait malgré tout une sorte de malaise, de mauvaise conscience diffuse. Il avait abandonné sa mère quelque part, le rêve ne disait pas à quel endroit – hôpital ou maison spécialisée ? – où il n’était pas allé la voir. De même qu’il ne l’avait pas appelée au téléphone depuis un temps infini. Il était anxieux mais savait d’expérience qu’elle serait sans doute incapable de décrocher et que plus sûrement encore la batterie de son téléphone portable serait déchargée. Quand il se résolvait enfin à appeler l’établissement, c’était pour apprendre qu’elle était morte.
La troisième nuit, il se trouva transporté à Samsø, devant la stèle qu’il avait édifiée en mémoire de Henrik à la demande de sa mère et où elle-même avait exigé que ses cendres soient dispersées. Il se tenait debout devant le bloc de granit, dans une attitude de prière qui lui était tout à fait inhabituelle quand, soudain, Birthe apparaissait à son côté et lui demandait avec insistance de partir à la recherche de son père sans lequel elle ne pouvait reposer en paix. Il essayait de lui démontrer l’impossibilité qu’il y avait à lui donner satisfaction, si longtemps après et alors même que les recherches n’avaient rien donné à l’époque ; pourtant elle ne voulait pas en démordre, il n’y avait de salut éternel pour elle que dans la réunion avec son époux. Ne pas lui donner satisfaction revenait à lui interdire de reposer en paix.
Après, il y eu un cauchemar plus douloureux encore. Il se trouvait dans sa cuisine, occupé à faire la vaisselle, lorsqu’il voyait une voiture s’arrêter sur le quai, devant la maison. Une infirmière en descendait, qui faisait le tour du véhicule pour aller ouvrir la portière à sa mère. Celle-ci en descendait et s’avançait vers la maison, d’un pas assuré qui contrastait avec la canne qu’elle tenait à la main. Comme il arrive souvent dans les rêves, il s’était retrouvé transporté au fond du couloir tandis que sa mère poussait la porte d’entrée. Elle faisait trois pas avant de s’effondrer et dans sa chute son collier de perles se brisait, répandant ses grains dans une cascade cristalline interminable. S’approchant, il ne pouvait que constater le décès, en même temps que la position grotesque du corps de sa mère qui tenait toujours fermement sa canne telle qu’elle la brandissait parfois dans un geste de menace improbable.
La nuit suivante fut plus étrange encore. Sa mère se trouvait dans une maison qu’il ne connaissait pas, à l’intérieur des terres, au centre d’une sorte d’îlot inaccessible. Il voulait aller la rejoindre, il y avait manifestement un caractère d’urgence à cela mais c’était impossible. Il ne comprenait pas à quoi correspondait cet îlot inconnu. Sans doute était-ce une construction onirique faite à partir des nombreux bassins du jardin du château de Vaux le Vicomte qu’il avait visité l’après-midi même ?
Puis, ce fut la dernière nuit parisienne. Il se trouvait en pleine réunion de chantier au port de Copenhague — il pouvait voir la Petite Sirène, sur le quai de Langelinje, une nouvelle fois rénovée après avoir été vandalisé… Son téléphone portable vibrait avec insistance, au point de l’obliger à le prendre en main. L’écran affichait un appel entrant en provenance de sa mère. Or, il savait bien que celle-ci était morte depuis de nombreux mois. Il n’y avait donc pas lieu de répondre. Pourtant, son entêtement à ne pas bouger se heurtait à une obstination semblable de sa correspondante. Le stress devenait tel qu’il se réveillait en sursaut, respiration coupée comme en apnée. Y avait-il un message subliminal, une résonance quelconque avec le fait qu’il continuait à payer à fonds perdu l’abonnement de Birthe ? Il se sentait glacé, tétanisé face à ces situations incohérentes que lui renvoyaient tous ces rêves obscurs.


Tout ce que disaient ces cauchemars était injuste ; il n’avait pas abandonné sa mère, l’avait appelée tous les jours au téléphone, était venu la voir aussi souvent qu’il le pouvait, s’était installé parfois des semaines entière chez elle quand il l’avait fallu, n’avait jamais songé à la placer dans la moindre institution qu’elle qualifiait elle-même de « mouroir » et qui étaient sa hantise. Morten l’avait accompagné, au propre comme au figuré ; sans se forcer car il avait noué avec la vieille femme une relation particulière et espiègle qui brisait la monotonie de cette sorte de huis clos souvent étouffant qui s’était installé avec son fils.
Ce qui était vrai en revanche, et que ne disaient pas les rêves, c’est qu’il avait souvent perdu patience et l’avait bousculée, parce qu’il lui était difficile d’admettre qu’elle décline ainsi et ne soit plus la femme forte qui avait été à ses côtés depuis toujours.
Tous ces songes lugubres venaient le visiter comme si le spectre de Birthe s’ingéniait à l’empêcher de faire ses nuits, en contrepoint de celles qu’il lui avait ravies un demi-siècle plus tôt ; vengeance tardive d’une mère épuisée.


Au moment d’éteindre la lumière, Jesper murmura dans un soupir…
— Maman est morte. Combien de fois faudra-t-il qu’elle vienne me le dire ?
Il se demandait comment serait sa nuit, s’il lui faudrait se relever pour aller lire ou regarder la télévision dans le salon jusqu’à ce que, enfin épuisé, il puisse s’abîmer dans un sommeil apaisé.
À ses côtés, Morten grogna vaguement, manière de lui faire croire qu’il avait entendu, alors que le sommeil l’avait déjà gagné.
Malgré la chaleur de ce corps qui cherchait le sien, Jesper eut le sentiment d’une immense solitude, l’envie de hurler, écartelé entre le bonheur présent et le malheur de l’absence. Deux sentiments aussi puissants l’un que l’autre, qui le broyaient au final dans un étau de mauvaise conscience absolue.

Toulouse, 
juin 2018 et novembre 2019

Les nuits de la mère morte 1/2

— København, murmura Jesper lorsque les roues touchèrent le tarmac.
Assis à côté du hublot, alors qu’ils étaient en approche, il avait pu observer le Terminal 3 dont la forme géométrique lui avait évoqué les avions de papier qu’il pliait à partir des feuilles de ses cahiers d’écolier. C’était moderne et récent, pas encore vingt ans, et il avait travaillé en sous-traitance sur ce chantier sans jamais avoir une vue aussi impressionnante de ce que serait le résultat.
À sa gauche, assis au bord de l’allée centrale, Morten rectifia in petto « Copenhague, enfin ! » L’interjection n’avait pas été formulée, cependant elle était bien contenue dans le soupir qui avait suivi le simple mot prononcé par son compagnon.
— Velkommen til landet ! ajouta Jesper, tandis que l’appareil roulait vers l’aérogare.
Ce « Bienvenue au pays » n’était pas une critique ou un rejet de la semaine qu’ils venaient de passer en France, mais simplement la satisfaction de retrouver un univers qui lui était aussi cher que familier. Il allait reprendre ses marques, sa vie, son train-train quotidien avec le lot d’ennuis qui s’y attachait.
Morten savait faire la part entre l’effort consenti par son compagnon et la joie sincère que celui-ci en avait retirée à chaque instant. Le retour sur le sol natal n’était au fond rien d’autre que le point d’orgue de ce périple, cette errance au cours de laquelle il avait voulu lui montrer les lieux que lui-même avait aimés lorsqu’il avait passé deux ans en France pour parachever ses études d’architecture et qui avait également pour but de compenser les voyages qu’ils n’avaient pu faire au fil des dernières années. À la fois une récompense et un vertige pour un sédentaire comme Jesper l’avait été durant un demi-siècle.
À la vérité, Jesper s’était senti mal à l’aise à l’intérieur des terres, il resterait toujours un homme du bord de mer, et plus encore du bord de mère, même si la démonstration fonctionnait mieux en français où il suffisait de rajouter un « e » final et d’accentuer le premier pour changer le sens du mot, quand le danois différenciait clairement les deux choses entre « hav » et « mor ».
Morten parlait le français couramment, tandis que son compagnon n’avait jamais fait l’effort d’apprendre une autre langue que celle dans laquelle il avait été élevé. Ceci avait compliqué leur voyage dans la mesure où une distance s’installait inévitablement entre lui et ceux qui essayaient de lui parler. La majorité des Français n’étant pas réellement polyglotte, leur anglais scolaire n’avait pas beaucoup aidé. Alors Morten avait joué les traducteurs. Le plus souvent avec plaisir et amusement ; parfois avec une sorte d’impatience agacée, parce qu’expliquer ce qui venait d’être dit cassait son propre rythme. Cependant, il devait bien convenir qu’il était seul à l’origine de ce voyage pour lequel Jesper avait longtemps essayé de freiner son enthousiasme avant de finir par accepter d’y participer.
Jesper ne connaissait rien de la France, si ce n’est l’idée qu’il s’en était faite à travers leurs flâneries dans Værnedamsvej, cette petite artère animée au nord du quartier de Vesterbro qui était souvent comparée à une rue parisienne et dans laquelle se succédaient cafés, bistrots, cavistes et diverses échoppes. La vérité est qu’il n’avait jamais éprouvé le besoin de quitter le Danemark pour voir le monde. Sa vie tournait autour de Copenhague et son plus long voyage avait été jusqu’ici les trois heures de trajets pour rejoindre l’île de Samsø par la Route 21 jusqu’à Kalundborg et le ferry jusqu’à Ballen où ses parents étaient partis s’installer une fois son père à la retraite.
Du côté opposé, seule frontière jamais franchie, il avait emprunté quelquefois l’Øresundsbron pour rejoindre sa sœur à Malmö. Voyage trois fois plus rapide mais moins fréquent malgré tout. Depuis qu’elle avait épousé un haut fonctionnaire suédois, Lone s’était désintéressée de sa propre famille et le pont qui reliait les deux pays n’était pas un pont jeté entre le frère et la sœur.
Morten ne connaissait ni Lone, ni son mari, ni leurs trois enfants. Il avait conscience de n’être pas pour rien dans la réticence de ces derniers à maintenir un lien avec son compagnon. Le gèle de leurs relations datait clairement du moment où ils avaient emménagés ensemble, rendant publique une union déjà ancienne mais tenue soigneusement secrète jusque-là.
Il s’était moins agi de cacher leur homosexualité, dans un pays somme toute assez libéral sur ce plan – elle y avait été décriminalisée en 1933 –, que d’éviter les accusations de collusion entre l’architecte et l’entrepreneur qui emportait assez souvent les marchés liés à ses projets. Pourtant, le fait était qu’il n’y avait jamais eu le moindre favoritisme ; Jesper était le mieux disant sur les appels d’offres qu’il remportait et il n’y avait jamais eu le moindre problème sur les chantiers qu’il avait assurés. Sans doute Lone avait-elle voulu tirer un trait sur deux frères qui ne correspondaient pas au standing de sa nouvelle vie bourgeoise : Lars – emporté par la drogue bien des années plus tôt – et Jesper, qui était resté au pays et à qui avait incombé de s’occuper de la fin de vie de leurs parents. Morten ne pouvait s’empêcher de sentir un peu de mépris dans l’attitude distante de Lone et Torbjörn, ce mari si occupé qui rendait impossible de simples visites de courtoisie.


Après avoir récupéré leurs bagages, Morten avait voulu se diriger vers la station de taxis mais Jesper l’avait entraîné vers le métro.
— Allons, nous ne sommes plus en France, avait-il dit.
Leur expérience du métro parisien avait été un véritable supplice, même pour Morten qui ne s’attendait pas à un tel changement survenu en un quart de siècle. L’air était devenu totalement irrespirable, la foule compacte au-delà de l’imaginable… et puis il y avait cette impression d’un autre monde. Un monde souterrain dans lequel la capitale française semblait vouloir reléguer une population dont elle aurait voulu débarrasser ses rues.
Il n’y avait que huit stations jusqu’à Kongens Nytorv, soit un quart d’heure à peine, et un peu moins de trois cents mètres de marche jusque chez eux, ensuite. Si ce n’était pas l’heure de pointe, ce n’était pas non plus les horaires nocturnes, ce qui signifiait moins de dix minutes d’attente sur le quai. Le taxi coûterait plus cher et la circulation ne rendrait pas la course plus rapide.
Jesper avait hâte de retrouver le quartier royal où sa famille avait toujours vécu, au bord du canal de Nyhavn, construit à l’origine pour relier Kongens Nytorv au port. C’était aujourd’hui un lieu touristique, mais ça avait été longtemps un repaire de marins, puis d’écrivains. Andersen y avait habité à trois adresses successives.
Nyhavn, c’était comme un village de pêcheurs, avec ses bateaux, ses maisons colorées, ses bars. Une sorte d’image de carte postale qu’on retrouvait dans tous les catalogues d’agences de voyages. Jesper y était chez lui, y avait passé son enfance et finalement toute sa vie. Il avait été porté sur les fonts baptismaux de la Marmorkirken, la fameuse « église de marbre » dont le nom véritable était Frederikskirken afin de rendre à Frédéric V l’hommage qu’il méritait pour avoir voulu cet édifice néobaroque monumental dont le dôme s’inspire de St-Pierre de Rome, mais depuis lors son rapport à Dieu s’était plus que distendu. Si tant est qu’il ait été étroit à une époque. La religion avait été un passage obligé par son père. Il la lui avait imposée à un moment où il ne disposait pas de son libre arbitre. Plus tard, il avait été plus difficile de le faire plier aux choix – pour ne pas dire aux diktats – du chef de famille, comme le fait de s’embarquer pour reprendre le flambeau de la pêcherie familiale.
Quand le vieux Henrik Ilsøe avait mis sac à terre pour se retirer avec sa femme sur l’île de Samsø, Jesper lui avait racheté la maison. Lars était déjà mort depuis dix ans et Lone se moquait bien du Danemark et des vieux murs ancestraux.
Il arrivait à Jesper de se demander si son père avait aimé l’un de ses trois enfants. Qu’il ait été déçu par chacun d’eux ne faisait en revanche aucun doute. Lars, l’aîné, aurait dû logiquement marcher sur les traces d’Henrik et reprendre l’affaire, mais il était tombé assez jeune dans la drogue et avait franchi les étapes successives jusqu’à l’overdose ; Lone, la cadette, était une fille qui n’avait pas sa place sur un bateau, bien qu’elle ne manquât pas d’ambition, ce qu’elle avait prouvé en épousant ce Suédois prétentieux ; quant à Jesper, peu attiré par les embruns et le vent du large, il avait trahi la famille en préférant rester à terre pour y construire des maisons plutôt que des bateaux ! Au moins avait-il été épargné au patriarche de savoir que ce dernier fils était un inverti.
En reprenant la maison, Jesper avait une idée assez précise de ce qu’il voulait en faire. Ses compétences dans le Bâtiment lui permettaient d’assurer lui-même les travaux, avec le concours de la demi-douzaine d’employés qu’il possédait. Il lui sembla néanmoins plus prudent de prendre l’avis d’un architecte sur son projet. C’est ainsi qu’il fit appel à Morten Følsgaard, pour le compte duquel il avait réalisé quelques chantiers mais avec qui il n’avait jamais réellement sympathisé.
Lorsque l’architecte visita la maison, il fut séduit par les explications que lui donnait l’entrepreneur. Séduit également par l’homme lui-même, au point de s’imaginer vivant ici avec lui. Il suffisait d’un rien, d’un mot, d’un regard, d’un baiser, d’une chance… Et tout s’était enchaîné aussi simplement que cela. Suivi de vingt ans d’un amour réciproque et sans faille, malgré les drames collatéraux qui étaient venus chambouler une vie parfaite.


— Endelig huset ! dit Jesper dans un énorme soupir de satisfaction, en posant ses bagages dans l’entrée.
Oui, ils étaient « à la maison, enfin ! » et allaient retrouver le fil des jours tranquilles. La vérité est qu’il n’aimait guère s’éloigner d’ici, de ce qui était devenu leur cocon. Qui mieux que lui pouvait comprendre la raillerie de Soren Kierkegaard contre l’« exode ridicule des gens de Copenhague le dimanche à la campagne » ? C’est dire à quel point ce voyage en France avait été déstabilisant pour lui, entre la joie de la découverte des endroits où Morten avait vécu deux années de sa jeunesse étudiante et le déchirement d’être éloigné de son port d’attache. Car, au fond, c’était bien ce que Nyhavn avait longtemps – si ce n’est toujours – été pour sa famille paternelle : un port d’attache, un ancrage protecteur.
La maison… Si elle était effectivement dans l’escarcelle de Jesper depuis quatre générations, était devenue leur bien commun à tous les deux depuis que Morten s’était complètement investi dans sa rénovation. Les cloisons abattues, les espaces de vie modifiés, il y avait sa part. Si la façade n’avait pas bougé, l’intérieur n’avait plus rien à voir avec ce que d’autres avaient connu avant cela. Que l’un soit propriétaire des murs n’avait pas d’importance, seul comptait le fait qu’ils avaient recréé ces lieux pour y mettre confortablement leur amour à l’abri. De fait, ni les parents ni la sœur de Jesper n’y avaient remis les pieds depuis la fin des travaux. Les racines restaient présentes, mais le passé avait été effacé, aussi paradoxal que cela puisse paraître.
— On descend prendre un gløgg au Fisken Pub ? proposa Morten lorsqu’ils eurent défait leurs valises.
— Tu ne préfères pas plutôt une bonne bière ? répondit Jesper, que le vin chaud ne tentait pas ce soir. Il en prit deux bouteilles dans le réfrigérateur, qu’il décapsula avant d’en tendre une à son compagnon.
— Skål ! dit-il en entrechoquant le goulot des deux canettes.
Tandis qu’ils buvaient, Urchin fit son apparition. Depuis leur arrivée, il n’avait pas daigné se montrer et continuait à se tenir à distance afin de bien montrer sa désapprobation face à cet abandon d’une semaine, bien que la voisine soit venue chaque jour lui changer sa litière et son eau, lui renouveler ses croquettes. Ce chat roux tigré avait été celui de la mère de Jesper, qu’ils avaient récupéré après la mort de celle-ci. Ce satané félin justifiait son nom à chaque instant, c’était effectivement un parfait galopin !
Morten n’appréciait pas particulièrement les chats, cependant il n’avait pas hésité à approuver son adoption par respect pour sa belle-mère en même temps que par souci de ne pas heurter son mari par un refus dans ces circonstances douloureuses. À vrai dire, il ne les détestait pas plus qu’il ne les aimait ; il avait à leur égard la même indifférence qu’il avait constatée chez la plupart d’entre eux. Urchin n’échappait pas à cette règle, qui ne venait se frotter dans vos jambes que pour vous signaler un manque d’eau, de croquette ou une litière à changer. Dans ce dernier cas, il avait plutôt tendance à donner des petits coups de pattes aux griffes à moitié sorties car il considérait ce manque d’hygiène comme un affront qui lui était fait volontairement. Ses seules véritables marques d’affections venaient toujours au plus mauvais moment, lorsqu’il prenait plaisir à s’étendre et s’étirer sur la planche à dessin devant laquelle Morten essayait de travailler à ses plans. En somme, ce chat avait une idée de l’indépendance à sens unique : ne t’occupe pas de moi quand je ne te demande rien, occupe t’en dès lors que je l’exige.
Urchin avait sauté sur le rebord de la fenêtre et ronronnait puissamment en savourant la chaleur des derniers rayons du soleil couchant. Jesper avait bu sa bière presque d’un trait, exactement comme il avait aspiré une longue goulée d’air en sortant du métro un peu plus tôt ; il reprenait ses marques, retrouvait son pays, sa place en ce monde. Une place certes petite, mais qu’il n’aurait échangée contre rien au monde. C’était un homme simple, qui n’avait jamais eu d’ambitions au-dessus de ses moyens, pour qui la qualité de la vie passait avant tout et surclassait la course à l’argent. Morten l’aimait aussi pour cela, parce que ça leur avait permis de se consacrer l’un à l’autre autant qu’il était possible, durant deux décennies. Les Ilsøe avaient eu trois enfants bien différents et Morten avait pleinement conscience d’avoir rencontré le seul qui eût un cœur véritable à offrir, une âme à partager. Il était probablement celui qui avait été le plus proche de sa mère, parce qu’il était le petit dernier. Il lui avait toujours voué une véritable adoration, qu’elle avait cependant dû partager dans un premier temps avec Lars, le grand frère, le Dieu de substitution d’un père affrontant des vagues furieuses dont il semblait rapporter le courroux à la maison quand il rentrait.