samedi 16 août 2014

La glycine

Chaque matin, Antonin se force à quitter son petit studio, rez-de-jardin, immeuble moderne et sécurisé. Des portes vitrées trop lourdes qui lui pompent ses dernières forces, sas à n’en plus finir, grilles au-delà du parking. Une sorte de prison volontaire, dans laquelle les occupants de la résidence semblent se complaire avec délectation.
Lui-même n’a vécu, jusqu’à ces dernières semaines, que dans des maisons individuelles, dotées d’un grand jardin, sans mur de clôture démesuré, ouvertes sur le monde, qui permettaient de discuter avec les voisins ou les passants.
Et puis l’âge est devenu un poids, en plus du vide qui s’était créé par le départ des enfants et la mort de sa femme il y a si longtemps. On croit que l’on finira ses jours paisiblement dans le train-train des habitudes longuement stratifiées, mais c’est un leurre. On ne fait jamais que ce que l’on peut, avec ce que l’on a.
Les problèmes qui se posent sont divers, financiers, médicaux, sociaux, et quoi d’autre encore ?
Antonin a dû se résoudre à vendre la maison. Ce qu’il en a tiré lui a permis d’acheter ce mouchoir de poche de luxe et de garder en banque de quoi tenir jusqu’à la fin. En tout cas l’espère-t-il, dans une France qui ne cesse de courir à sa ruine, asphyxiant toute vie d’impôts et charges plus lourds au fil des jours.
Il a toujours refusé de penser que c’était mieux avant. Avant quoi, du reste ? Mieux en quoi ? Était-ce mieux quand les femmes mourraient en couche, quand il fallait s’éclairer à la bougie, quand le garde-manger finement grillagé protégeait des mouches mais pas de la chaleur ? Quand il fallait des semaines pour avoir des nouvelles de la famille à quelques lieues d’ici, alors que l’on sait maintenant en temps réel ce qui se passe au bout du monde ? Antonin est un homme de progrès, il a voué sa vie à l’enseignement, à la transmission du savoir en même temps qu’à l’ouverture sur l’avenir.
Tant d’années de retraite ne lui on rien fait abdiquer de cette passion qu’il a pour l’avenir. Un futur nécessairement meilleur et radieux, parce qu’il place sa foi en l’Homme a défaut de la placer en Dieu.


Son studio est assez vaste, il comporte une kitchenette dans un renfoncement, aménagée pour y faire une cuisine de réfauche mais totalement inadaptée pour qui voudrait mitonner des petits plats à l’ancienne. Dans la pièce principale, il a installé un lit bateau d’une place qui, dans la journée, sert de banquette pour regarder l’immense téléviseur suspendu au mur opposé. Il se régale des documentaires sur grand écran, des émissions politiques et des jeux qui nécessitent un minimum de connaissance et de réflexion intellectuelle, c’est dire la rareté de la chose !
Il ne se déplaît pas, ici. Mais cela ne signifie pas qu’il s’y plaise pour autant. C’est un homme pragmatique, il a bien compris qu’il n’avait plus la force d’entretenir la grande maison qu’il a vendue et le terrain qui l’entourait.
À cinquante-cinq ans, il a pris sa retraite de l’Éducation nationale, à quatre-vingt il vient de prendre sa préretraite d’une vie bien remplie. Cela durera ce que ça durera, mais le plus gros est fait de toute façon. Pas de nostalgie, il faut aller de l’avant et garder en tête le message que se répétaient les moines les plus austères dans les couloirs dénudés de leurs cloîtres : « Frère, souviens-toi qu’il faut mourir. » Aucun drame là-dedans, simplement l’aboutissement du continuum de toute vie.


Depuis qu’il a emménagé ici, il s’est créé de nouvelles habitudes. Cela commence par le marché quotidien. Il a toujours eu un potager, aussi lui est-il impossible de se résoudre à manger des légumes en conserves industrielles, il lui faut du frais, des produits qu’il peut choisir librement et minutieusement. Alors il prend son antique filet à provision à larges mailles – qui lui vaut toujours quelques regards incrédules de la part de passants qui n’avaient plus vu de tel accessoire depuis leur enfance et pensaient que cela n’existait plus à l’heure des cabas en fibres plastique vendus aux caisses des supermarchés –, et il va chercher ses fruits et légumes du jour.
Pour cela, il fait un petit détour par son ancienne rue afin de voir l’avancée des travaux dans cette maison qui n’est plus la sienne et lui devient un peu plus étrangère chaque jour sous la masse des démolisseurs, la truelle des maçons et la taloche du plâtrier.
Au moment de la signature de l’acte de vente, chez le notaire, l’acquéreur avait dit négligemment qu’il comptait faire cent cinquante mille euros de travaux dans la maison. Force est de constater que ce n’étaient pas là des paroles en l’air.
À droite de la porte d’entrée, le mur de façade a été éventré. Là où était son bureau, la cloison de séparation a également été abattue pour faire une longue pièce traversante qui ouvre côté rue par une large porte-fenêtre sur l’ancien jardin des simples et à l’opposé par une baie vitrée donnant sur l’ancien potager.
Le jardin des simples était son idée. Il avait lui-même tressé les claies d’osier qui retenaient les carrés de terres dans lesquels étaient semées herbes aromatiques et médicinales. Occupé à corriger les cahiers de ses élèves à son bureau, il aimait se lever de temps en temps pour y jeter un œil par l’étroite fenêtre qu’il y avait alors.
Aujourd’hui, tout cela a été arraché pour faire place à une piscine de béton au liner sombre, entourée d’un plancher de bois exotique imputrescible.
Toutes les huisseries de bois ont disparu pour faire place à l’aluminium, les contrevents ont été relégués au profit de volet-roulants à commande électrique. C’est la jeunesse du moindre effort : pas de coups de peinture à donner régulièrement, pas de fenêtre à ouvrir pour rabattre les lourds vantaux de bois ; le confort sans contrainte. La modernité sans les petits plaisirs insignifiants de l’entretien des lieux.
Les planchers ont été recouverts d’enduit, mis à niveau et carrelés de grandes dalles de céramique d’une couleur incertaine entre le gris et l’ocre, la lumière semble y faire des jeux d’ombres qui permettront de ne pas se rendre compte trop facilement de la rareté des coups de balais.
Il repense à sa femme, frottant les sols à coups de patins de paille métallique, une fois l’an, avant de les cirer soigneusement, puis de les lustrer avec des chiffons de feutre. Elle travaillait à genoux, la croupe offerte dans une position qui n’avait rien d’indécent mais qui n’était pas sans l’émoustiller. Et ce seul souvenir est efficace à lui seul…
Gina est morte il y a vingt ans. Depuis, il n’y a eu aucune autre femme. Il lui a accordé une fidélité posthume que son comportement n’aurait jamais laissé supposer de son vivant et dont elle aurait été la première surprise.
Il repense à Gina avec un sourire de reconnaissance. Pour toutes ces années passées côte à côte, pour les enfants qu’elle lui a donnés, pour la jeune fille dont il était éperdument amoureux, pour la femme mûre qui gérait la maisonnée, pour la femme vieillissante foudroyée par un cancer qui l’a emportée en quelques semaines à peine, sans qu’on ait eu le temps de se rendre compte que c’était la fin.
Gina était la fille d’un émigré italien et d’une bougnate qui tenaient un café-pension à côté du cimetière, là où il allait prendre ses repas du midi les jours de classe, au début de sa carrière. Ils avaient le même âge, tous deux, et se dévoraient des yeux pendant le service, elle portant les assiettes, lui oubliant parfois de manger ce qu’il y avait dans la sienne.
Il avait eu la chance d’être instituteur à une époque où cela était encore un métier prestigieux. Qui, aujourd’hui, donnerait sa fille les yeux fermés à un quelconque… Comment les appelle-t-on, déjà ? Ah ! oui : « professeur des écoles ». Il ne comprend pas comment ses successeurs ont pu laisser disparaître le beau nom d’instituteur pour cette appellation ronflante et vide. Comment des enseignants ont pu ne pas se rendre compte du poids de cette perte. Les mots ont un sens, si ceux qui sont chargés de les transmettre ne le savent plus, alors tout est mort. L’instituteur tirait les oreilles, donnait des coups de règles, mettait au coin les agités, récompensait les élèves méritants ; le professeur des écoles tente de faire le silence, rase les murs en sortant de l’établissement, se laisse insulter par les parents d’abord, par les enfants ensuite. Il n’a plus le respect ni l’autorité que celui-ci lui conférait. Quand il a commencé sa carrière, jamais il n’aurait pu prendre un coup de couteau dans le ventre et mourir bêtement un dernier jour d’école avant les grandes vacances comme cela est arrivé à une jeune mère de famille cette année à Albi.


Antonin ne regrette pas sa maison.
Malgré tous les bonheurs qu’il y a connus, depuis quelques années déjà elle lui était devenue un poids. Il en avait parfaitement conscience et c’est pourquoi il s’était résolu à la vendre pour s’acheter ce studio trop moderne et trop étroit, pour tout dire : inconfortable pour qui n’a jamais eu pour habitude de se cogner aux murs.
La mort de Gina avait vidé les lieux. Comment le dire autrement ? Après qu’elle eut été portée en terre, enfants et petits-enfants étaient repartis pour ne plus revenir que de loin en loin. Tant qu’elle était là, la maison se remplissait aux vacances ; elle s’occupait de tout, nul n’avait à lever le petit doigt. Une fois partie, il leur aurait fallu mettre la main à la pâte, c’eut été moins intéressant. Alors ils avaient préféré les séjours au Club…
Il sourit en pensant qu’il pourrait jouer aux quatre coins avec sa famille : Anne est à Lille, Henry à Montpellier, Jean à Marseille, Margot à la Pointe du Raz et lui n’a jamais quitté Clermont-Ferrand.
Il n’est fâché avec personne. La situation ne résulte pas d’une brouille mais d’une indifférence. Ses enfants savent qu’il est là – « rangé à sa place » comme il aime à le dire avec ironie –, aussi n’éprouvent-ils pas le besoin de venir vérifier que tout va bien. L’absence de nouvelles les conforte dans leur idée que tout est en ordre.
Cet abandon, Antonin a toujours pensé qu’il était dans la nature des choses, même si cela a pu lui peser à de certains moments. Le plus drôle est que l’aîné de ses fils lui a reproché cette résignation, plutôt que de tenter de retisser un lien plus fort. Il a voulu se montrer blessant au téléphone en lui assénant : « De toute façon, tu es revenu de tout ! » Alors le vieil homme avait retrouvé la fougue de ses jeunes années militantes et avait répondu : « Si je suis revenu de tout, c’est qu’au moins j’y étais allé ! » Et le jeune blanc-bec se l’était tenu pour dit.
Huit pièces sur deux niveaux, plus le potager et le jardin des simples, c’était beaucoup de travail. Trop pour un homme seul et vieillissant. Il avait préféré jeter l’éponge plutôt que d’assister au lent délabrement des lieux. Comment aurait-il pu supporter de voir s’abîmer toutes ces choses dont il avait toujours pris le plus grand soin, se décrépir les murs comme en miroir à sa propre décrépitude ?
La décision de vendre, il l’a prise du même cœur léger qu’il a signé les actes successifs chez le notaire, promesse et acte définitif.
Les transformations qu’il constate, jour après jour, traçant son chemin vers le marché, il les approuve dans leur ensemble. Quand les travaux seront achevés, ce ne sera plus du tout sa maison, il pourra passer devant avec la plus grande indifférence, comme si c’était une construction moderne et récente, totalement dépourvue de passé. C’est le sens même de la vie.
Le simple crépi de la façade a été recouvert d’un enduit blanc très lumineux ; dans le plancher autour de la piscine ont été encastrés des spots qui devraient être du plus bel effet à la nuit tombante.
Il imagine qu’à l’arrière de la maison, le potager fera place à une pelouse sur laquelle les enfants pourront s’ébattre. Avec un peu de chance, les nouveaux propriétaires conserveront le cerisier et le noisetier qui, dans un temps plus ancien, avant tant de réformes, marquaient de leurs fruits le début et la fin des grandes vacances. Dans ces contrées, les deux semaines de moins en septembre, sont rédhibitoires pour la maturité des noisettes…
La grande pièce traversante, obtenue par la réunion du bureau et du salon, sera certainement le pivot de la maison. La pièce à vivre, celle vers laquelle tout le monde convergera à différents moments de la journée. À la fois salon et salle à manger. Il se demande quel genre de mobilier viendra la remplir.
Les nouveaux propriétaires ont de l’argent et n’hésitent pas à en faire étalage, la piscine et l’ensemble des travaux entrepris peuvent en témoigner. Cette modernité soudaine apportée à la propriété, va-t-elle de paire avec une foison de meubles anciens et disparates chinés au hasard des brocantes et autres sales de ventes, ou au contraire avec du stratifié scandinave ? Il ne les imagine pas avoir de vieux meubles de famille car il y a chez eux un côté nouveau-riche qui ne trompe pas. L’aisance est récente, elle ne résulte pas d’une longue transmission enrichie au fil des générations.
Antonin est un vieil anarchiste incorrigible, mais il a suffisamment d’autodérision pour ne pas se laisser aigrir. Qu’importe que ces gens se meublent chez Ikea, Gina et lui étaient allés chez Lévitan parce que, comme l’assurait la réclame : « Un meuble signé Lévitan est garanti pour longtemps ». Ce n’est qu’une question d’époque. Au nom de la modernité et du formica, combien de solides bahuts et massives tables de fermes ont-ils été sacrifiés ?


Aujourd’hui, Antonin s’attend à de nouvelles transformations. Hier, il a vu qu’ils avaient ramené la petite pelle mécanique qui a servi à creuser la piscine. Sans doute vont-ils arranger le chemin qui contourne la maison par la gauche et permet de descendre jusqu’au garage dont l’entrée se situe à l’arrière du bâtiment.
Plus que quelques jours et tout ici reprendra vie, les rires et les cris d’enfants se feront à nouveau entendre. Mademoiselle Blanc, la vieille fille d’à côté, claquera ses fenêtres en signe de protestation, tout comme le faisait sa mère du temps où c’était ses enfants à lui qui s’ébattaient dans le jardin. Tout change et rien ne change, en somme !
En arrivant à la hauteur du portail, le vieil homme se sent défaillir. Tout ce beau discours sur son absence de regrets s’envole en même temps qu’il sent s’abattre sur ses épaules une chape de tristesse aussi lourde que le poids du monde.
Le petit engin à chenilles était bien là pour refaire l’allée, mais il a fait des ravages au passage. Sous prétexte d’un modeste élargissement, la glycine a été irrémédiablement sacrifiée. Il peut en voir le tronc noueux et les longues branches ramassés en tas au fond de l’allée, dans le jardin où ils la feront sans doute brûler une fois le bois séché.
Pour lui, c’est un crève-cœur, le détail de trop, la chose à laquelle il n’aurait pas fallu toucher. Creuser une piscine, éventrer le mur de façade, abattre les cloisons, refaire la cuisine, sacrifier le potager au profit d’une pelouse, tout cela était sans importance et ne le touchait pas. Il ne s’agissait que de transformer des choses inanimées, qui n’avaient de vie que celle qu’on leur donnait. Mais la glycine, c’était un être vivant qui avait accompagné la famille depuis un demi-siècle et davantage.
Il se revoyait la planter à la naissance de son aîné. Elle avait grandi avec lui et les trois autres enfants qui parfois l’avaient fait souffrir au hasard de leurs jeux, mais qui aimaient tous s’abriter de son ombre, sous la tonnelle, pour des siestes estivales ou des jeux de société moins turbulents.
Cette glycine avait été une part importante de l’âme des lieux. Elle était si belle et imposante qu’il ne lui était pas venu à l’esprit qu’on puisse ainsi la sacrifier. Pourquoi ? Pour une voiture plus grosse que la moyenne ? Parce que ses fleurs attiraient les guêpes et autre insectes qui finissaient immanquablement par entrer dans les chambres de l’étage ?
Il étouffe une sorte de sanglot et regarde, hébété, le nouveau vide qui s’est créé depuis la veille.
Sur le chantier, les ouvriers jettent un coup d’œil à ce vieillard qui, quotidiennement, s’arrête devant le portail pour évaluer l’avancé de leurs travaux. Habituellement, il ne stationne pas longtemps, se contente de hocher la tête comme s’il approuvait ce qu’il voit, mais aujourd’hui il reste immobile un long moment, accablé, incapable de repartir. A-t-il un malaise ? se demandent-ils. Mais ils ne font pas un geste vers lui ; après tout ils ne sont pas censés s’intéresser à ce qui se passe dans la rue, on les paye pour avancer ce chantier au plus vite. Les nouveaux propriétaires ont hâte de prendre possession des lieux.
Pour Antonin, c’est une douleur sourde qu’il sent monter irrésistiblement. Il sait qu’elle ne le quittera plus. Il y a d'abord eu le choc de la découverte du massacre, maintenant c’est un long regret qui s’installe. Une vraie peine, un chagrin immense, tel que peut en éprouver un enfant.
Avec effort, le vieillard s’arrache à ce trottoir qu’il a conscience de fouler pour la dernière fois. Non, il ne verra pas la fin des travaux, n’apercevra jamais les meubles à travers les fenêtres sans rideau, n’entendra pas davantage les enfants plonger et barboter dans la piscine. Désormais, il évitera cette rue qui fut la sienne pendant tant de décennies. À quoi bon se faire du mal, remuer le couteau dans la plaie ?
Il finira sa vie dans le studio étriqué, ira faire son marché par un autre chemin et gardera au fond de lui ses souvenirs presque intacts. Presque, parce que cette vision d’horreur, sa glycine mutilée, déjà morte, il ne lui sera pas possible de la chasser de son esprit.
Moins qu’une manifestation de son optimisme habituelle, c’est une étrange association d’idée qui le pousse à se remémorer cette blague stupide que Jean avait rapportée de l’école et qui avait mis Gina en colère, car elle ne supportait pas d’entendre certains mots dans la bouche de ses enfants, qu’elle prétendait mieux élevés que les autres. Levant le doigt pour souligner son propos et prenant un ton docte, pour la plus grande joie de ses frères et sœurs, l’enfant avait proclamé : « Il ne faut pas confondre glisser dans la piscine et pisser dans la glycine ! »
Peut-être les acquéreurs ont-ils sacrifié l’arbre afin que leurs rejetons ne confondent pas, se dit-il en haussant les épaules, un léger sourire aux lèvres. Il pense que Gina lui donnerait une petite tape sur la tête si elle était là pour l’entendre, et comme à chaque fois qu’il pense à sa femme, il se sent empli d’un bonheur serein. Gina, seul son dernier souffle pourra la lui arracher !
 
Toulouse, 16 août 2014.

mercredi 6 août 2014

Moïra, au petit matin…

Si Moïra avait des origines irlandaises, celles-ci se perdaient dans des limbes généalogiques qui resteraient à jamais indéfrichables.
La vérité est qu’elle devait son prénom à une réminiscence littéraire de sa mère. En effet, celle-ci avait particulièrement aimé le roman homonyme de Julien Green et avait décidé de baptiser l’enfant qu’elle portait au moment de sa lecture du nom du personnage principal. En quoi elle montrait une totale absence de superstition, si l’on veut bien songer au destin de la jeune fille du roman.
Par chance ou pur hasard, il s’avéra que l’enfant fut rousse. Il s’en suivit un quiproquo sans cesse répété sur ses supposés liens ancestraux avec l’Irlande. Lorsqu’elle fut en âge de comprendre, elle se montra d’abord agacée par cet ethnotype qui associait sa couleur de cheveux à un pays dont elle ne connaissait rien, puis l’âge venant elle avait décidé d’en tirer parti.
Elle aimait à songer que le peu de goût de sa mère pour la littérature policière lui avait du moins épargné le prénom d’Imogène, cher à Charles Exbrayat, héroïne avec laquelle elle partageait non seulement la chevelure de feu, mais une haute taille et des manières autoritaires et un peu brusques. Elle eût alors immanquablement passé pour une Écossaise de pure souche !
L’enfance de Moïra se déroula sans histoires, sinon sans légendes. La jeune fille débordait d’imagination et sut jongler avec des noms de villes propres à faire rêver ceux qui ne demandaient qu’à être abusés. Elle avait entendu à la radio un entretien avec un auteur de romans d’espionnage, qui expliquait comment se documenter pour dépayser le lecteur de façon crédible sans jamais être sorti soi-même de son confortable fauteuil.
Ne disposant pas d’Internet à l’époque, elle avait eu recours aux cartes des atlas, à quelques reportages glanés dans des revues géographiques ou historiques, ainsi qu’à l’actualité parfois mouvementée du pays qu’on lui prêtait et qu’elle finissait par revendiquer.
Belfast, Dublin, Londonderry n’eurent plus de secret pour elle, de même qu’elle savait jongler avec les noms de quelques figures emblématiques de l’IRA. Elle s’amusait comme une folle à cet exercice de mystification.
L’absence d’un père au foyer lui permit sans scrupule d’échafauder l’histoire abracadabrante d’une mère séduite par un jeune catholique idéaliste, luttant pour l’indépendance de son île et abattu par l’occupant anglican avant qu’elle ne vienne au monde. Ses copines étaient horrifiées par les récits qu’elle leur jurait tenir de sa propre mère. Il y avait du romanesque dans tout cela, des aventures qui brisaient la monotonie de leurs petites vies de banlieusardes.
Moïra n’était pas une mythomane. Jamais elle ne crût elle-même aux scénarii rocambolesques qu’elle tirait d’une imagination débordante. Elle inventait pour les autres, pour se moquer d’eux, de leur désir d’exotisme.
Ses mensonges s’étaient affinés avec l’âge, devenant de plus en plus sophistiqués. Ceux des années de lycée étaient devenus de vrais romans au regard de ceux des petites classes de l’élémentaire. C’est à cette époque-là qu’elle décida qu’il lui faudrait tout de même faire en sorte d’aller voir sur place ce à quoi ressemblait le pays de ses ancêtres imaginaires.
Sa mère ne roulait pas sur l’or et n’aurait pas pu lui offrir cette lubie. Il lui sembla que le meilleur moyen était de se mettre en position de pouvoir voyager elle-même autant qu’elle le voudrait. L’idée s’imposa logiquement, il lui fallait devenir hôtesse de l’air.
Le baccalauréat en poche, elle avait intégré une célèbre école privée dans laquelle elle avait suivi une formation de deux ans et obtenu brillamment son CCA – Cabin Crew Attestation –, diplôme d’État nécessaire aux Personnels Navigants Commerciaux.
Elle exerça ce métier pendant cinq ans, navigant sur des vols internationaux. Elle se rendit souvent en Irlande, y noua quelques amitiés, retint quelques expressions typiques qui lui servirent à parfaire son personnage. La vérité est qu’elle fut séduite. À force de le répéter, le mythe finissait sans doute par prendre une place dans son inconscient.
Mais Moïra en eut vite assez de côtoyer la faune des avions. Il y avait les pilotes un peu trop dragueurs, les stewards souvent insupportablement efféminés, les passagers mécontents, grognons, parfois vulgaires et aux mains baladeuses. Elle avait profité d’un plan de restructuration pour partir volontairement.
Puisqu’elle était hôtesse, elle tenta sa chance dans un bar. Plus exactement, profitant de la confusion sans cesse réitérée sur ses origines, elle offrit ses services au Temple Bar, l’unique pub irlandais de la ville.
Bien sûr, le patron lui posa l’inévitable question et eut droit à une réponse qui le laissa sceptique : « Je suis une pure Irlandaise de Vincennes ! » Au-delà de la boutade qui évoquait un fait divers qui ne lui était pas contemporain, il y avait deux mensonges dans la même phrase puisqu’elle n’était pas davantage native du Val-de-Marne que d’une île au nord de l’Angleterre.
Son embauche, c’est son insolence qui la décrocha. Elle laissait supposer d’emblée que cette jeune femme n’avait pas froid aux yeux et saurait tenir tête à une clientèle dont la finesse avait tendance à s’évaporer plus rapidement que l’alcool qu’elle absorbait.
— Je m’appelle John Kerry, se présenta-t-il. Un nom qui aurait pu me permettre d’être secrétaire d’État de Barack Obama, mais je me porte mieux dans la bière.
— Et le monde aussi, de fait ! répondit-elle avec un visage impassible qui ne permettait pas de déterminer si elle plaisantait ou disait la chose sérieusement.
Le Temple Bar était un établissement modeste qui n’avait d’autres ressemblances avec l’institution dublinoise à laquelle il avait emprunté son nom, que d’être situé, au numéro 48, à l’angle de deux rues, possédant ainsi une double façade de bois peinte en rouge, surmontée d’un fronton noir en cartouche dans lequel se détachaient des lettres d’or ombrées de pourpre.
Kerry était visiblement fier de sa réalisation, qui n’avait pourtant qu’un très lointain rapport avec son modèle. Moïra, pour être allé plus d’une fois à Temple Street, trouvait à tout ceci un côté pathétique qui l’enchantait.
Elle ne tarda pas à trouver ses marques dans ce lieu sédentaire qui n’était pas sans lui rappeler les cabines qu’elle avait longtemps arpentées. La clientèle était un peu la même, avec ses grossièretés, ses allusions salaces et ses gestes déplacés. Le seul changement notable était qu’elle avait désormais la possibilité de sortir fumer une cigarette sur le trottoir quand cela devenait trop pesant ou d’éjecter un client qui outrepassait les limites pourtant lâches de la bienséance, chose qu’elle n’eut pas pu faire en vol.
Il semblait que se faire draguer à longueur de temps par des types sans intérêt, plus ou moins saouls en fonction de l’heure, faisait partie intégrante du métier d’hôtesse, à terre comme en l’air. Autant que possible, elle restait froide et hautaine devant leurs assauts, mais il lui arrivait aussi de se montrer cinglante dans ses réparties. La vulgarité lui était insupportable.
Moïra n’avait jamais véritablement recherché la compagnie des hommes. Pas d’avantage celle des femmes, d’ailleurs. Elle n’avait recours à ces derniers que pour des satisfactions éphémères, sa volonté d’indépendance primant sur ses désirs sexuels. Dans les périodes où elle se laissait approcher, elle avait un faible pour les machos dominateurs, fiers de leur virilité, sûrs d’eux. Elle ne prenait jamais autant de plaisir qu’au moment de leur expliquer : « Oui ce n’était pas mal, mais on va en rester là… » Elle aimait alors voir leur mine déconfite, incrédule, colérique, leurs vaines tentatives pour la raisonner, leur abattement, puis cette façon piteuse qu’ils avaient tous de finalement reconnaître leur défaite, si loin des péroraisons préliminaires… Bref ! lorsqu’elle pouvait lire sur leur physionomie les étapes principales du deuil : déni, colère, marchandage, dépression, acceptation.
Outre les grivoiseries alcoolisées des clients, la jeune femme essuyait aussi régulièrement reproches et vindicte de la part des locataires des immeubles alentour, qui se plaignaient autant du bruit que des nuisances dues aux fumées de cigarettes. Depuis que la loi interdisait de fumer à l’intérieur des lieux publics, les fumeurs se rabattaient sur le trottoir devant le Temple et il devenait impossible de laisser les fenêtres ouvertes aux beaux jours.
L’établissement ouvrait à dix-neuf heures pour fermer ses portes à minuit en semaine, deux heures du matin les vendredis et samedis, et exceptionnellement cinq heures le 17 mars à l’occasion de la St-Patrick, jour où les musiciens étaient un peu mieux choisis qu’à l’ordinaire et se montraient capables d’exécuter des ballades irlandaises sans trop de fausses notes. Le reste du temps, ce qu’on écoutait en fond sonore n’était guère différent de ce qui se jouait dans n’importe quel bar à ambiance musicale.
Après la fermeture, Moïra débarrassait les tables, lançait un dernier lave-vaisselle pendant qu’elle renversait les chaises sur les tables et donnait un rapide coup de serpillière, puis elle rentrait chez elle dormir quelques heures.
À cinq heures trente, après une bonne douche froide, elle enfilait un pantalon de jogging bleu marine, un T-shirt ou un sweat-shirt gris informe selon la saison, nouait autour de son cou ou en bandeau pour retenir sa longue chevelure rousse le foulard de soie qu’elle avait gardé de son ancien uniforme, chaussait une paire de tennis blanches et sortait pour une longue balade à marche forcée. Elle ne courrait pas afin de ménager son dos, mais allongeait le pas sur un rythme qui ne faiblissait jamais.
Elle descendait par l’Allée des Tilleuls, que tout le monde appelait ici avec ironie l’Allée du Maire en référence à l’édile – non pas l’actuel, mais son père ou son grand-père, si ce n’est la génération précédente – qui avait fièrement baptisé cette longue rue bordée de… platanes ! Au bout, c’était la Plaine de loisirs, avec ses allées de terre plongeant dans le sous-bois, sa mare aux grenouilles, sa piste de skateboard, ses terrains de football, ses aires de jeux pour enfants…
Des kilomètres de pistes qu’elle pouvait suivre tranquillement car à cette heure matinale, l’endroit était quasiment désert. Il lui arrivait cependant de croiser quelques promeneurs de chiens matinaux. Presque toujours les mêmes. Elle avait moins peur des molosses que de leurs maîtres, tel ce vieillard qui tentait de dompter un Malamut à coup de cravache et se heurtait toujours à l’impassible inertie du mastodonte qui ne comprenait rien aux ordres contradictoires dont on l’agonisait en permanence.
Ces longues balades étaient pour elle un sas de décompression nécessaire ; elles la lavaient mieux que la douche de cette crasse qu’elle sentait sur elle en permanence au sortir du pub. Elle écourtait volontairement son sommeil afin de pouvoir jouir du petit matin et d’une quasi-solitude qui la libéraient de la fureur qu’elle sentait monter chaque soir au milieu de ces pochards mondains qui se croyaient beaux, spirituels et irrésistibles.


Moïra et moi ne nous connaissions pas autrement que de vue. Nous n’avions jamais échangé le moindre mot, simplement de petits sourires distants comme en échangent les gens qui ont l’habitude de se croiser quotidiennement en un lieu précis, à heure fixe. Une sorte de signe de reconnaissance, une concession minimale à la politesse.
Tout ce que je sais de la jeune femme, je l’ai appris par la suite, grâce aux ragots colportés par celles et ceux qui ne purent résister à la tentation du quart d’heure de gloire que leur offraient caméras et micros tendus.
Pour moi, pendant des mois, peut-être deux ou trois années, elle n’avait été que la jeune femme rousse qui marchait au pas de charge, de l’Allée des Tilleuls jusqu’à la Plaine de loisirs et bien au-delà, mais ce n’était plus mon secteur de balade matutinale.
Nous avions l’habitude de nous croiser à un endroit ou un autre de ce parcours, chaque jour aux alentours de six heures. La seule chose qui variait était la lumière au rythme des saisons et des caprices de la météorologie. Et c’est ainsi que je découvris Moïra, au petit matin… morte !
Son corps gisait, plus qu’à moitié dénudé, les vêtements déchirés, son fin foulard de soie noué autour du cou non pas ainsi qu’elle l’aurait fait elle-même, mais serré jusqu’à l’étranglement.
Elle se trouvait à proximité de la mare aux grenouilles, à peine dissimulée dans les roseaux. C’est d’ailleurs ce qui m’avait permis de la remarquer.
Bien sûr, mon téléphone portable n’avait pas de réseau et il m’avait fallu la laisser seule ici pour m’éloigner vers un point moins hostile afin d’appeler les secours.
On imagine mal dans quel engrenage on met le doigt en de pareilles circonstances ! Ayant découvert le cadavre à une heure aussi matinale, je fus le premier suspect pour la police et le juge d’instruction. Ma chance fut que la jeune fille ait été violée et que l’ADN de son agresseur n’eut aucune correspondance avec le mien. Mais cette histoire a nécessairement bouleversé ma vie.
J’ai dû déménager pour échapper aux regards suspicieux ou seulement curieux de mes voisins et des passants ; là où je vis désormais, je ne me promène plus qu’à des heures d’affluence et dans des lieux publics. C’est encore plus anonyme qu’autrefois, il n’y a pas de jeune femme rousse, blonde ou brune pour me sourire et éclairer ma journée.
Il n’y a plus dans ma vie cette chose impalpable, improbable, qu’était le bonheur de rencontrer Moïra, au petit matin…
 

Toulouse, 6 août 2014.