mardi 24 décembre 2013

Effeuillage

Au Bel Ange qui m’a
laissé caresser ses plumes…



Plongée dans la pénombre, la pièce n’est chichement éclairée que par un rai de lumière orangée provenant du lampadaire de la rue, qui s’insinue entre les lourds rideaux cramoisis mal joints.
Je l’ai entraîné dans le bureau, parce que c’est ma pièce favorite, celle dans laquelle j’ai toujours aimé me tenir. Me "terrer" serait sans doute plus juste. J’ai fait mon nid au milieu de ces bibliothèques qui couvrent tous les murs, ne s’interrompant que pour admettre deux hautes fenêtres et une large porte à double battant. L’immeuble est bourgeois, haussmannien, ce qui explique les volumes d’un autre temps, la hauteur de plafond qui fait que pour atteindre les livres les plus haut perchés, il y a la nécessité de monter à l’échelle qui glisse sur la barre de cuivre qui court tout au long des rayonnages de noyer sur lesquels s’empilent les lectures de toute une vie, ouvrages parfois rares, éditions originales richement reliées, envois d’auteurs à la dédicace amicalement personnalisée… Et aussi, dans la partie basse, cachés derrière des portes verrouillées, non pas l’enfer des livres à ne pas mettre entre toutes les mains, mais les éditions plus récentes, mal brochées, dont la reliure en dos carré collé se casse quand on les ouvre trop largement, qui n’ont ni la majesté ni la solidité des cahiers cousus. Également les livres de poche qui m’accompagnent dans mes voyages, parce qu’ils supportent mieux le train et le transat sur la terrasse à la campagne qu’un in-quarto vieux de cent ans et plus, qu’on ne peut manipuler qu’avec le plus grand respect…
Je suis un vieux maniaque. Les livres sont toute ma vie. Je les ai aimés bien davantage que les hommes, caressés et dévorés avec plus de passion sans aucun doute. Ils m’ont apporté des jouissances extrêmes dont le souvenir ne s’effacera qu’avec moi.
Outre cette cathédrale de livres, la pièce est meublée d’un large bureau "ministre" auquel j’aime travailler confortablement installé dans un fauteuil voltaire et de l’autre côté duquel se trouvent deux fauteuils crapaud assortis au canapé de cuir vert bouteille qui se trouve plus loin, au centre de la pièce, et devant lequel nous nous tenons précisément.
J’ai écarté la table basse qui se trouve habituellement à cet endroit, afin que nous ayons nos aises.
Détail important que j’allais oublier… Entre les deux fenêtres, sur l’un des rayonnages de la bibliothèque est posé un vieil électrophone Teppaz en parfait état de fonctionnement. Il y a d’ailleurs un microsillon de vinyle noir qui tourne et la voix de Juliette Gréco s’élève de l’unique haut-parleur de l’appareil. Ça crachote un peu, car le disque est usé. C’est un enregistrement de 1967. Un des premiers 45 tours que j’avais acheté et que je jouais dans ma petite chambre d’étudiant, sur la montagne Sainte-Geneviève. J’avais alors vingt-cinq ans, l’âge de ce garçon qui se tient devant moi et me regarde intensément.
Tout à l’heure, c’est lui qui s’est extasié devant l’antique électrophone et la pile de disques qui le flanquent de part et d’autre. Il a caressé la petite valise verte, me demandant s’il pouvait l’ouvrir et si l’appareil fonctionne encore. Comme je le lui confirmais, il a fouillé parmi les pochettes cartonnées pour arrêter son choix sur cette vieille chanson sensuelle.
— Celle-là est parfaite et me donne une idée, a-t-il dit avec un petit sourire énigmatique, les yeux pétillants de malice.
— Lequel est-ce ? ai-je demandé en voulant me rapprocher pour voir sur quoi s’était porté son choix.
Il m’a arrêté d’un geste de la main.
— Non, c’est une surprise ! Reste où tu es, ferme les yeux et attends-moi…
J’ai noté ce tutoiement insolite, dont il usait pour la première fois avec moi. Nous nous connaissions à peine et jusqu’à présent son éducation lui avait fait adopter le voussoiement qui sied lorsque l’on s’adresse à un aîné.
Il a allumé l’appareil, soulevé le bras de lecture, l’a tiré doucement en arrière sur la droite pour déclencher le plateau puis l’a ramené afin de le poser sur le disque qui commençait à tourner. Il a monté le volume et est venu jusqu’à moi.
J’ai senti ses lèvres sur les miennes, ses doigts sur mes joues qui remontaient jusqu’à mes yeux. D’une légère pression il m’a indiqué que je pouvais ouvrir les paupières.
— Écoute, a-t-il murmuré, maintenant c’est à toi de jouer…
D’une voix chaude et sensuelle, Gréco semble vouloir me guider depuis l’extrémité de la pièce :

Déshabillez-moi, déshabillez-moi
Oui, mais pas tout de suite, pas trop vite


Pour déroutante qu’elle soit, c’est manifestement une invitation au jeu. Cela m’effraie un peu, je ne suis pas certain de me montrer à la hauteur. Je ressens comme une timidité, la peur de me montrer ridicule, l’intuition de ce qu’il peut y avoir de choquant dans le couple que nous formons. À cet instant, ce que je voudrais ôter, ce ne sont pas ses vêtements, c’est le demi-siècle qui nous sépare. Je réalise que ce garçon a précisément l’âge qui était le mien lorsque j’ai découvert cette chanson.
Brièvement, je le regarde intensément avant de fermer les yeux. Puis je reconstitue l’image à l’abri de mes paupières closes. Je ne m’interdis pas de le regarder, ce sont mes yeux que je lui dérobe afin de ne pas trahir tout ce qui me passe par la tête à cet instant. Je sais que « le regard, tout le temps du prélude, ne doit pas être rude, ni hagard. »
Il a la taille que j’avais à son âge, avant que le temps ne me tasse. Ses cheveux châtains sont coupés très courts, dégageant un front large et accentuant l’effet de décollement de son oreille gauche. Ses sourcils dessinent un trait horizontal, qui se rétrécie à la pointe, au-dessus des yeux noisette légèrement enfoncés de part et d’autre d’un nez aquilin. Les pommettes sont proéminentes, les lèvres minces entrouvertes sur un sourire laissent voir deux incisives supérieures saines et bien plantées, le menton est volontaire, légèrement marqué de l’esquisse d’une courte fossette. La Pomme d’Adam est à peine saillante.
Il est vêtu d’un blouson de cuir bicolore Redskins à col "moto" dont la fermeture Éclair est descendue à moitié, laissant voir dessous ce qui doit être un tee-shirt noir, le pantalon est un jean et aux pieds il porte des chaussures de sport en cuir marron.

Le garçon prend ma main et la porte à la fermeture à glissière de son blouson.
— Allez, murmure-t-il.
Je rouvre les yeux. Son sourire se fait engageant, amusé par la concordance des paroles de la chanson…

Déshabillez-moi, déshabillez-moi
Mais ne soyez pas comme tous les hommes, trop pressés.


Je descends lentement le Zip, puisqu’il paraît que c’est ainsi qu’il faut dire désormais, dans une époque qui excelle à changer les mots pour se donner l’illusion de la modernité.
Dans la pénombre, j’ai du mal à distinguer si la dominante du blouson est noire ou marron. En revanche, la couleur d’accompagnement est le blanc. C’est celle que l’on retrouve au niveau de l’articulation des épaules, ainsi que dans les deux bandes parallèles qui descendent le long de chaque bras côté extérieur, à l’intérieur du col et sur le renfort de la fermeture ventrale.
Au-dessus de la poche de poitrine droite, un logo rectangulaire bicolore indique sobrement « RDS ». L’entourage à bord arrondi est blanc ainsi que le tiers supérieur des lettres. Un écusson circulaire est également apposé sur le bras gauche, mais je n’ai pas le temps d’en saisir les détails car déjà le blouson glisse au sol.

Je repense à son arrivée, tout à l’heure. Je le revois dans le corridor, la porte à peine repoussée, jetant un coup d’œil rapide autour de lui.
— J’ai toujours voulu visiter votre appartement, m’a-t-il dit. Il s’y attachait pour moi une image sulfureuse et, à la puberté, lorsque j’ai découvert la sexualité et mes propres goûts, j’imaginais – et phantasmais sur – les orgies qui pouvaient s’y dérouler…
— Vous aviez bien de l’imagination, jeune homme ! lui ai-je répondu. Il n’y a jamais rien eu de tout cela ici.
— Peut-être, mais nos parents nous avaient prévenus, mon frère et moi, contre vous et vos invités à la réputation sulfureuse. Je crois qu’en fait ils étaient jaloux. Père n’avait pas le plaisir de recevoir à sa table autant d’écrivains et d’artistes de renom que ceux qu’il lui arrivait de voir monter chez vous. En même temps, jamais il n’aurait pu traiter cette « bande de pédales décadentes » ainsi qu’il les nommait, a-t-il ajouté avec un grand sourire.
Décidément, ce garçon me plaisait. Je trouvais une certaine fraîcheur dans sa façon directe de s’exprimer. Je n’avais guère de souvenir de l’enfant qu’il avait été. Nous ne nous étions pas beaucoup croisés. Alors que je lui en faisais la remarque, il m’apprit qu’ordre leur avait été donné, à son frère et lui, de ne pas monter dans l’ascenseur en même temps que moi s’ils n’étaient pas accompagnés d’un adulte. C’était parfaitement ridicule, jamais je ne m’étais intéressé à un gamin de ma vie !
Cette scène ne date que de quelques minutes à peine, et je sens bien tout ce qui a changé depuis. Ce jeune homme qui m’invite à le dénuder, si l’on rapporte son âge au mien, ne fait-il pas figure de petit garçon face un adulte prédateur ?

Dirigez bien vos gestes
Ni trop lents, ni trop lestes, sur ma peau



Voici maintenant le Tee-shirt. La poitrine en est noire, à l’exception d’une marque de vêtements de sport et du logo de celle-ci, un félin bondissant, qui sont jaune ainsi que les manches courtes et le tour du col. Pour le moment, je n’y touche pas. Mes mains se portent à la ceinture du jean, défont le premier bouton de la braguette, puis le second avant de remonter timidement pour une caresse sur ce torse où deux mamelons marquent clairement leur position sous la légèreté du coton.

De votre main experte, allez-y…

Je fais remonter le Tee-shirt jusqu’à son cou. Il tend les bras au-dessus de la tête pour que je puisse le lui enlever plus facilement.
Le torse est glabre, à l’exception d’un fin duvet qui descend en triangle le long du sternum, partant du cou entre les pectoraux.
L’excitation que je ressens est nouvelle pour moi. Je ne peux m’empêcher d’y voir une forme de perversion. En même temps, si je veux être honnête avec moi-même, j’ai du mal à m’attribuer seul ce qu’il peut y avoir de pervers dans la situation présente. Il ne s’agit pas pour autant de rejeter toute la faute – si tant est qu’il y ait faute –, sur ce jeune homme qui m’a l’air de parfaitement savoir ce qu’il veut, ce qu’il fait et avec qui il le fait.
Est-ce pour m’épargner de me baisser ? le voici maintenant qui se porte à mon secours en enlevant lui-même ses chaussures, l’une se portant sur le talon de l’autre tandis que le pied nu se soulève pour s’extraire avant de rendre un service identique au second. Les deux chaussures sont ensuite expédiées un peu plus loin d’un mouvement brusque qui n’est pas sans rappeler le tir d’un penalty…

Comment en sommes-nous arrivés là ?
Croirait-on qu’il ne s’agit de rien d’autre que du hasard d’une rencontre dans un ascenseur ?
Je rentrais de ma promenade quotidienne, hier, lorsque j’ai vu une silhouette se précipiter dans le hall de l’immeuble, venant vers l’ascenseur où je venais de pénétrer. Ce n’était qu’une silhouette, puisque le casque intégral qu’il portait sur la tête ne me permettait pas de l’identifier. J’ai retenu la porte afin qu’il puisse entrer à son tour. Il a appuyé sur le bouton du troisième étage tandis que la grille se refermait ainsi que la porte métallique pleine qu’il a fallu rajouter pour faire plaisir à l’Union Européenne et qui réduit d’autant l’exiguïté de la cabine.
Tandis que nous nous élevions, j’ai senti qu’il me frôlait. Je me suis légèrement déplacé, pensant qu’il manquait d’espace, mais il est revenu à la charge de façon plus ostensible.
Je pouvais sentir son corps se plaquer volontairement contre le mien. J’étais troublé. Pour tout dire, totalement incrédule.
— Bonsoir, Maître, m’a-t-il dit.
J’ai répondu à son salut, de manière assez vague. Je trouvais parfaitement ridicule le titre qu’il me donnait. Je n’ai jamais beaucoup attaché d’importance aux distinctions honorifiques, dans lesquelles il m’a toujours semblé voir avant tout une flagornerie insupportable.
— Vous ne vous souvenez pas de moi ? Je suis le fils cadet du consul, a-t-il ajouté.
Cela n’évoquait que de très lointains souvenirs pour moi. Un bambin braillard, puis un adolescent discret. Il y avait des années que je ne l’avais pas vu dans les parages.
Comme s’il avait suivi le fil de ma pensée, il a ajouté qu’il était de retour après de nombreuses années d’études à l’étranger. Ses parents étaient absents et il "squattait" leur appartement, selon ses propres termes.
— Me permettez-vous de vous rendre visite, un soir prochain ? ajouta-t-il d’une voix murmurante qui était à elle seule une promesse de délices insoupçonnés.
Il était toujours collé à moi, dans mon dos. Je ne pouvais voir les traits de son visage, d’autant moins qu’il portait toujours son heaume. La seule chose que je remarquais, c’était une légère pointe d’accent que l’on ne pouvait distinguer que dans la façon particulière qu’il avait de prononcer les "o". C’était indéfinissable et n’avait rien à voir avec la manière toulousaine d’y mettre systématiquement un accent aigu qui confine au ridicule.
— Pourquoi ne passeriez-vous pas demain soir, par exemple ? ai-je répondu d’une voix mal assurée, alors que nous avions atteint mon étage et que je sortais de la cabine.

Il s’agit maintenant de s’attaquer au jean. Suis-je allé aussi loin pour soudain renoncer ?

Conduisez-vous en homme
Soyez l’homme… Agissez !


Comment ne pas être fouetté par ces paroles ? J’agrippe les deux bords de la ceinture et les tire vers moi d’un geste un peu brusque. Les derniers boutons se défont d’eux-mêmes et il ne me reste plus qu’à faire glisser le vêtement vers le bas. Le garçon se contorsionne juste ce qu’il faut pour que le jean lui tombe sur les chevilles. Dès lors, il n’a plus qu’à l’enjamber et l’expédier plus loin d’un coup de pied nonchalant.
Ni slip ni boxer, c’est un jock-strap blanc à ceinture large que je découvre. Je vois les deux lanières élastiques qui partent de part et d’autre de la ceinture pour épouser la courbe des fesses et relever un peu celle-ci avant de plonger entre les jambes pour se rejoindre sous l’extrémité de la coquille de coton que son excitation bombe dangereusement en même temps qu’elle la tache d’une petite pastille d’humidité…
Il tend les mains, se saisit des miennes qu’il guide à nouveau pour les plaquer sur ses fesses, initiant le mouvement de la caresse, puis il les fait remonter jusqu’à la large ceinture, passer sous elle en l’écartant légèrement afin que d’un mouvement, « avec délicatesse, en souplesse, et doigté » nous fassions ensemble choir ce cache-sexe sur ses chevilles.
Le voici entièrement nu.
Il tourne lentement sur lui-même d’une façon enfantine, bras légèrement écartés, tel un mannequin dans une vitrine, comme pour me laisser l’admirer mieux à mon aise.
Je remarque que ses jambes sont très poilues et contrastent en cela avec les bras qui donnent l’impression de n’être couverts que d’un duvet imperceptible. La pilosité des membres inférieurs est également plus sombre, ce qui accentue l’impression de sa plus forte densité. Le sexe est rasé de près ; sans doute cela marque-t-il la volonté d’une harmonie avec le torse pratiquement lisse précédemment décrit.
Je me sens totalement ridicule, tout habillé devant cette nudité triomphante !
Je suis en tenue d’intérieur, ce qui implique une certaine décontraction : une paire d’espadrilles en toile, un pantalon de costume gris anthracite, une chemise blanche à col amidonné, une cravate de soie bleu roi au nœud relâché, une veste en pure laine qui fut blanche et que le temps a un peu jauni. C’est ma veste d’intérieur fétiche, à laquelle je suis d’autant plus attaché que des décennies de lavages l’ont fait progressivement rétrécir en même temps que ma silhouette s’affinait et que mon corps se tassait ; un cadeau avunculaire qui remonte à mon adolescence, achetée sur le marché de Saint-Flour. Elle a la particularité d’être une veste de femme, ce que je n’avais pas vu au moment de l’achat mais que confirme le boutonnage inversé. Je me suis toujours demandé si ce n’était pas une sorte d’acte manqué, bien que je concède volontiers que c’est à l’occasion de ce cadeau que j’ai découvert que le boutonnage n’était pas le même sur les vêtements masculins et féminins. Une vieille tradition dont on perd un peu l’origine, puisqu’il existe au moins trois explications pour ce phénomène ! Pour les uns, cela tient au fait que les femmes d’un certain rang étaient habillées par leurs servantes et que pour faciliter le travail de celles-ci – qui faisaient face à leur maîtresse pendant l’opération – les couturières avaient imaginé de confectionner des vêtements boutonnant de droite à gauche. D’autres prétendent que les femmes du Moyen-Âge portaient leurs enfants au creux du bras gauche afin de garder libre leur main la plus agile et qu’il leur était ainsi plus facile de déboutonner leur chemise au moment d’allaiter. Enfin, une dernière théorie veut qu’à la même époque les hommes qui devaient être prêts à s’emparer de leur épée, plaçaient leur main droite sous le panneau gauche de leur manteau, pour éviter qu’elle ne soit gelée ou engourdie, et devaient par conséquent boutonner leur vêtement de gauche à droite.
Je laisse ainsi mon esprit vagabonder, dans l’indécision. En même temps, je ne perds rien du spectacle émouvant de ce jeune homme nu comme un ver et parfaitement à l’aise devant moi.

Soudain, Juliette Gréco fait claquer son ordre final…

Et vous… déshabillez-vous !

Je reste figé. Je ne me vois pas me déshabiller devant ce garçon à la beauté et à l’érection triomphales. Certes, ma propre érection à cet instant n’a rien à envier à la sienne, mais j’ai bien conscience de ce que ma peau a de distendu à de certains endroits, de ce que mes poils plus blancs que gris peuvent avoir de repoussant, à tout le moins d’inesthétique.
Pourquoi me suis-je prêté à ce jeu ? Qu’espérai-je au fond de moi ? Je ne suis pas stupide, je comprends bien que le temps des aventures et de la séduction est passé pour moi. Il m’arrive encore d’avoir de bonnes fortunes, mais c’est avec des hommes plus mûrs, des beautés moins parfaites…
Je ne me plains pas de mon sort, loin de là ! J’ai eu mon temps, j’ai été séduisant, j’ai fait tourner quelques têtes plutôt bien faites ; mais j’ai su passer la main quand le moment est venu, sans remords ni regrets.
Ce qui m’a plu dans cet intermède avec ce garçon, c’est l’idée du pied de nez que nous faisions ensemble à la morale de ses parents, à toute la prévention qu’ils avaient tenté de lui inculquer contre moi et qui, en creux, était une condamnation précoce de ce qu’il deviendrait lui-même sans qu’ils en aient conscience. Sans doute ai-je été flatté de cette invitation à la transgression, parce que je reste prompt à m’enflammer pour un beau minois ou de jolies courbes.
Il entrait aussi dans cet instant une part de narcissisme, l’impression de me tenir devant un miroir magique qui me renvoyait l’image de ma propre jeunesse, il y a si longtemps… Ce que m’offrait ce garçon, c’était un fantastique voyage dans le temps. J’ai aimé, moi aussi, à son âge – quoique davantage coincé – provoquer les hommes qui me plaisaient pour tenter une aventure ou simplement profiter d’un court instant de jouissance. J’ai su les aguicher, certes avec d’autres méthodes, pour les amener où je voulais ; c’est-à-dire le plus souvent à l’hôtel car la plupart ne recevaient pas chez eux.
Je regarde encore cette plastique parfaite, j’imagine le plaisir qui aurait été le mien, à une époque déjà lointaine, de le caresser, l’embrasser, le lécher, le posséder…
Cette nudité s’offre à moi comme une œuvre d’art, il y entre un érotisme torride qui n’a rien à voir avec les images sordidement pornographiques que l’on peut voir un peu partout sur Internet et qui remplacent les revues de ma jeunesse, que l’on ne trouvait qu’avec difficulté, dans des officines souvent louches.
C’est cette perfection même qui achève de me le rendre inaccessible.

Il fait un pas en avant ; celui qui nous séparait à peine. Sa main droite se porte sur mes lèvres, qu’elle effleure. Son sourire irradie, ce qui ne fait qu’ajouter à mon trouble.
Comment mettre fin à tout ceci sans briser le charme ?
— Maintenant, c’est à mon tour, dit-il. Vas remettre le disque…

Toulouse,
1er décembre 2013

dimanche 1 décembre 2013

L'amant marié 5/5

V

Sanglée dans son éternelle sortie-de-bain, Ulrike était assise sur le canapé de cuir du salon, Europe ronronnant sur ses genoux, tandis qu’elle lui caressait distraitement la tête.
C’était presque un matin comme tous les autres, les rituels n’ayant pas lieu d’être abolis. Du moins pas encore. Ceci aussi dépendrait de la décision qu’elle devait prendre, de ce qu’elle dirait à Jochen lorsqu’il reviendrait inévitablement sur son départ annoncé du domicile conjugal et les conséquences qu’il croyait pouvoir en tirer la concernant.
Elle avait eu une mauvaise nuit, faite d’un sommeil agité, ce qui ne lui arrivait pourtant jamais ! Elle était habituée depuis quelque temps aux nuits courtes, mais celles-ci étaient toujours paisibles et réparatrices.
La veille, après le départ de Jochen, elle avait plongé dans un abîme d’expectative d’où elle ne parvenait pas à remonter. Tout se mélangeait dans sa tête, des sentiments les plus radicaux aux plus confus.
Même s’il avait prétendu le contraire, elle ne pouvait s’empêcher de se sentir en partie responsable de la décision de son amant, et cela lui était fort désagréable.
Ils se retrouvaient très loin, soudain, de ce qui avait présidé au début de leur relation ; la simple envie de prendre du plaisir ensemble, sans complications. Ils ne s’étaient rien promis d’autre que du bon temps passé ensemble, une liaison sexuelle dans laquelle tous deux trouvaient leur compte. Il n’avait pas été question de sentiments au début, ceux-ci n’étaient venus que progressivement, sans pour autant impliquer une modification du projet de départ. Ulrike n’avait jamais envisagé Birgitt comme une rivale, ni que son mari pourrait s’en détacher au point de l’abandonner.
Cet abandon signifiait-il que Jochen envisageait de venir s’installer chez elle ? Or, de cela il ne pouvait être question. D’abord, l’appartement ne s’y prêtait pas, mais surtout elle ne le voulait pas. Elle plaçait sa propre autonomie au-dessus de toute autre considération. Cela ne voulait pas dire qu’elle n’aimait pas Jochen, mais elle ne voyait pas en quoi cet amour, aussi sincère fut-il, justifiait qu’elle aliène son confort patiemment construit autour d’une liberté totale.
Il fallait se rendre à l’évidence, elle n’avait choisi cet homme, n’avait poursuivi sa relation avec lui, que parce qu’il était marié, c’est-à-dire parce qu’il n’était pas libre et ne risquait pas d’envahir sa vie au-delà de l’espace qu’elle lui concédait. Mais pouvait-elle le lui expliquer de cette façon ? Ne risquait-elle pas de le perdre en agissant ainsi ? Cette dernière question la renvoyait à une autre réalité, qui était celle de la sincérité de l’amour qu’elle lui portait. C’était ce qui rendait les choses compliquées, car elle se trouvait soudain devant un choix cornélien auquel elle n’était pas préparée.
Depuis la veille, elle pesait tous les arguments qui se présentaient à elle, pour ou contre cette cohabitation, ce pas supplémentaire vers une relation de couple standardisée.
Elle vivait seule depuis trop longtemps pour ne pas considérer que l’arrivée de son amant serait une intrusion dans son univers, qui bousculerait trop radicalement ses habitudes. Partager ses sentiments et son corps ne posait aucun problème, en revanche ouvrir sa maison à l’autre, le laisser apporter ses affaires, envahir l’espace petit à petit avec ses objets et ses habitudes était loin d’être sans conséquences.
Accueillir Jochen à demeure, c’était envisager d’une manière ou d’une autre de rentrer dans le rang, de devoir tenir la maison, faire les courses, préparer les repas, s’occuper du ménage et du linge de l’autre… Son indépendance faisait qu’elle n’avait pas de programme précis ni d’horaires fixes, qu’un frigo vide ne la dérangeait pas et qu’au contraire elle aimait les repas improvisés à la dernière minute avec ce que les placards vidés recélaient de trésors oubliés.
Accueillir Jochen, c’était devoir prendre en compte ses goûts culinaires, ces préférences musicales, cinématographiques, télévisuelles. Ceci signifiait devoir abandonner une partie de ses propres goûts pour se mettre à son diapason en trouvant un compromis. Ce mot-là lui faisait peur, elle n’était pas persuadée d’être en âge de faire des compromis sur des habitudes ancrées en elle depuis toujours.
Si elle envisageait la situation de manière pragmatique, elle admettait qu’il pouvait y avoir aussi des avantages à cette cohabitation. Partager l’appartement, c’était également partager les frais et les charges qui s’y attachaient. Même si l’Allemagne affichait une certaine prospérité en Europe, elle savait bien tout ce que ce tableau idyllique cachait de faux-semblants et de précarité. Mais elle n’était pas vénale et la perspective d’une compensation financière, même bienvenue, ne lui paraissait pas le meilleur argument pour admettre cette cohabitation.
Le plus gros de son malaise venait de ce qu’elle se sentait au bord de craquer, de céder et de lui dire de venir s’installer là. Or, cette reddition ne lui était pas naturelle et elle savait la part d’ombre qui y entrait. C’est ce qu’elle refusait de tout son être. Ceci ressemblait trop à de l’apitoiement sur soi !
À l’approche de la cinquantaine, Ulrike entrevoyait que son pouvoir de séduction irait en diminuant et qu’elle risquait de se retrouver seule en refusant de se fixer. Seule, elle le serait indubitablement, n’ayant plus de famille proche, n’ayant jamais eu d’enfant. Lorsqu’elle envisageait la chose, elle ne pouvait que constater sa schizophrénie sur le sujet : toute sa vie elle avait recherché et milité pour cette solitude qui tout d’un coup lui apparaissait comme la pire des situations. Tout ceci n’avait pas de sens et générait en elle une angoisse qui la terrorisait.
La meilleure solution ne serait-elle pas que Jochen cherche un appartement, pourquoi pas à proximité, dans lequel il s’installe seul lui aussi ? Au plus profond, ce que souhaitait Ulrike était de ne rien changer à leur arrangement, de continuer à s’envoyer des messages matinaux et à se rencontrer quand leurs agendas le permettaient. Cela pourrait être plus souvent, puisque son amant n’aurait plus de vie familiale. Cette perspective lui souriait davantage qu’une vie à deux.

Elle en était là dans ses tergiversations, lorsqu’arriva le message de Jochen. Probablement le plus long qu’il lui eut écrit, comme s’il avait cherché à l’amadouer en essayant de la rejoindre sur le terrain des mots.
  • Bonjour mon amour.
  • J’espère que ta nuit a été bonne et que tu vas bien.
  • Je pense à toi et j’avoue que c’est une façon moins crue de dire que j’ai envie de toi. Bien sûr, cela ne se limite pas au sexe. Envie de toi, c’est aussi besoin de ta présence, que nos corps se frôlent, que leur chaleur se rejoignent tranquillement, chastement. Même si nous savons bien qu’à un moment nous irons vers autre chose qui n’est que le complément naturel de ce qui précède.
  • Je t’aime et te couvre de baisers à peine esquissés, comme une caresse affleurante dont on se demande si on ne l’a pas rêvée. Et non, tu n’auras pas rêvé puisque tu pourras encore sentir la tiédeur d’un souffle sur ta peau qui n’est pas un souvenir de la dernière rencontre, mais la promesse de la suivante…
  • Et si, moi, je n’ai pas rêvé non plus, alors nous ne serons plus jamais séparés, nous vivrons ensemble, heureux pour toujours.

S’il n’abordait pas de front la situation, le dernier paragraphe était sans ambiguïté, posant clairement la question à laquelle elle s’attendait et qui avait occupé son esprit toute la nuit.
Il avait brisé le rituel en envoyant ce message le premier, ne se contentant plus de répondre au sien. Il prenait l’initiative, cherchait à s’imposer. Si elle n’était pas directement formulée, il y avait bien là une injonction de sa part, qui mettait Ulrike au pied du mur, en demeure de lui répondre, c’est-à-dire d’accepter. C’était aussi habile que maladroit.
Ulrike jouait avec son smartphone, consciente qu’il fallait avancer, faire un pas dans un sens ou dans l’autre. Quelle que soit sa réponse, c’était un risque à prendre. Celui de se lancer dans l’inconnu d’une vie de couple, celui de perdre son amant en le décevant par un refus de donner plus que ce qu’ils s’étaient promis au départ. L’amour tout entier est une prise de risque, il n’y avait dans ce choix qu’un avatar supplémentaire dans l’histoire qu’ils vivaient depuis quatre ans.
Elle composa son message sans fébrilité, avec le calme qui caractérisait la femme de tête que tout le monde connaissait. Il était bref, allait droit à l’essentiel même s’il était aussi moins laconique que celui de la veille dans lequel elle lui disait « Viens ! ».
Quand il fut achevé, d’un pouce léger elle effleura la touche "envoyer". Il n’était plus temps pour le doute ou les remords, les dés étaient jetés. Ils étaient à un tournant de leur histoire…
 

Toulouse,
13 octobre — 26 novembre 2013