jeudi 1 février 2018

Vu du ciel

J’ai vingt-quatre ans. Je suis… J’étais étudiant en médecine. La fierté de ma famille, père, mère, frères et sœurs. Celui qui allait réussir, qui les sauverait tous. D’abord de leur humiliation de pauvres et plus tard de leurs maladies de vieux. Je ne suis plus rien. Je n’existe plus. Ils m’ont tous renié et je sais que certains m’ont vendu. Comment leur en vouloir ? Même si cette absence de rancœur a toutes les chances de passer pour un profond mépris.
Mes études, mon élan vital étaient-ils autres chose que le désir de sortir d’une condition modeste, d’un milieu dont j’avais secrètement honte ? Mon mépris pour eux n’a-t-il pas devancé et nourri le leur à mon égard ?

Tant de vaines questions se bousculent dans ma tête depuis quelques heures. Je n’aurai pas le temps d’y répondre et c’est une chance car je crains que tout ce que je pourrais dire ne fasse qu’ajouter à ma désolation. Les regrets sont des bagages trop lourds à porter. Je n’aspire qu’à voyager léger, comme si cela pouvait me permettre de voler. Plus loin. Plus souple. Serein. Sauvé.

Ces dernières heures sont et resteront les pires de toute ma vie. Qu’importent les mauvais quarts d’heures que j’ai pu connaître, tout cela n’avait que la douceur du miel en comparaison. De toute façon, je ne me suis jamais plain de rien, j’ai toujours pris les choses telles qu’elles se présentaient, dans la joie ou l’adversité. Les lamentations n’étaient pas mon lot, faire face était une question d’honneur. En toutes circonstances. Comme à présent.

Ils sont venus me chercher sur le campus. Je les ai vus marcher dans ma direction. J’étais sans crainte. Parmi eux, il y avait l’ami d’un de mes frères et deux autres types que j’avais croisés au hammam. Leurs barbes hirsutes, leur accoutrement paramilitaire ne laissaient pas de doute sur ce qu’ils étaient. Je ne les identifiais pas comme une menace personnelle. Pourtant, quand ils ont été à ma hauteur, ils se sont jetés sur moi.
J’ai senti leurs mains puissantes m’agripper, me soulever en m’arrachant littéralement du sol tandis qu’ils m’enfilaient sur la tête un sac de toile noire qui descendait jusqu’aux coudes où ils ont serré les liens pour m’emprisonner, avant de m’emporter vers le pick-up noir qu’ils avaient abandonné à une centaine de mètres de là, portières grandes ouvertes, moteur tournant. Sans surveillance. De toute manière, qui donc aurait osé toucher à leur véhicule ?
J’essayais de me débattre, de protester. Alors ils m’ont molesté et insulté. « Ta gueule, petite fiotte ! » répétait celui qui semblait commander au groupe.

J’étais pris au piège. Proprement sidéré. Ceci était en train de m’arriver à moi, sur mon campus, dans ma ville, mon pays ! Cette barbarie dont j’avais connaissance par Internet, que j’avais cru réservée à d’autres en d’autres lieux, pouvait advenir ici même et s’abattre sur moi !
Ils m’ont jeté sur le plateau arrière du pick-up comme un sac de linge sale et l’un d’eux s’est assis sur moi pour m’immobiliser tandis que les autres partaient à la recherche de Hassan. Je les entendais crier, se donner des ordres, et je comprenais qu’ils étaient bien renseignés, qu’ils savaient exactement où aller le cueillir à cette heure. Y avait-il le plus petit espoir qu’un évènement quelconque l’ait empêché de venir en cours ce matin ? Bien sûr que non ! Comme moi, il n’a pas les moyens de se laisser aller à l’oisiveté. Réussir ses études est la seule chose qui compte pour qui veut s’en sortir.
J’avais les côtes enfoncées sous le poids de mon kidnappeur, cela me faisait horriblement mal mais j’essayais de garder toute ma concentration sur la rumeur environnante. En occident, j’imaginais qu’il y aurait déjà eu un attroupement de curieux, que des protestations se seraient élevées. Ici, rien. Rien que le lâche soulagement d’avoir vu tomber la foudre sur un autre. Aurais-je réagi autrement s’ils étaient passés près de moi sans un regard, pour se saisir d’une autre personne ? Bien sûr que non. Je ne suis pas un héros. Trop tard pour le devenir.
 

* 

Hassan. Je revois ton sourire lumineux, je sens encore le goût sucré de ta peau sous ma langue, le friselis de tes poils pubiens s’accrochant à ma bague tandis que mes doigts glissent sur ta verge légèrement tordue et si délicate…
S’ils pouvaient lire dans mes pensées, ils m’exécuteraient sur-le-champ. Cette idée me réchauffe le cœur et me donne courage. Je suis libre dans ma tête, je peux t’y rejoindre pour y poursuivre ce bonheur incroyable que nous vivons depuis deux ans. Qu’importent les coups qu’ils m’asséneront, le semblant de procès qu’ils me feront pour confirmer la sentence déjà prononcée contre moi. Ils vont me tuer. Je ne sais pas encore comment, mais ils vont le faire. Pendaison, lapidation, fouet, précipitation dans le vide, égorgement… Ces fous ont plus d’imagination pour ce qui est de la mort que de la vie ; cela en dit long pour l’avenir du pays !
J’espère que tu vas leur échapper même si je sais que ça fera de ta vie une interminable cavale impossible. Tant pis ! Vis, rencontre à nouveau l’amour, sois heureux, deviens médecin si tu peux ou ce que tu voudras mais, par amour et en souvenir de moi, glisse-leur entre les doigts.
Je veux donner ma vie pour toi, Hassan. C’est là toute la définition de l’amour. C’est en même temps une pensée égoïste car si tu me survis, il restera une part de moi au plus profond de toi et ma mort ne sera pas totale. Tant que tu m’aimeras un peu au creux de tes souvenirs, ils auront perdu.

Ils étaient revenus. Énervés, fulminants. Ils n’avaient pas trouvé Hassan ; tous les espoirs étaient encore permis. Il fallait maintenant que le vent de la rumeur de ma capture – comment parler d’une « arrestation » dans un cas semblable ? – arrive jusqu’à lui afin qu’il se cache et leur échappe.
Oh, bien sûr, personne n’irait le prévenir directement et lui dire simplement : « Ton ami a été pris » ; qui donc aurait eu un tel courage, celui de se mettre en danger pour deux pervers et risquer d’être accusé du même crime en retour ? Mais il était permis de croire que le bouche-à-oreille si efficace de la ville relaye l’information tous azimuts. Je n’en demandais pas davantage.
Ils s’étaient entassés dans le pick-up. Trois à l’avant, trois autres à l’arrière avec celui qui était déjà assis sur moi pour m’immobiliser. Le tissu du sac était opaque, je ne distinguais rien à travers. Seules me parvenaient leurs voix et parmi elles celles de Moktar, le camarade d’un de mes frères. Je reçus une volée de coups de pied sur tout le corps, ma tête heurta la roue de secours. Il y eut des rires mauvais. Je me mordais les lèvres jusqu’au sang pour ne pas crier, ne pas pleurer, les priver de la joie mauvaise de me briser.
Le véhicule fonçait à travers les rues étroites de la vieille ville, comme s’ils étaient soudain pressés d’en finir, fiers d’aller exhiber leur prise à leurs chefs en même temps que désireux de faire oublier que la mission n’était pas totalement accomplie. La servilité des factieux est universelle ; qu’importe si leur milice est politique, religieuse ou tribale !


* 

Ô maman ! J’implore ta pitié.
Toi seule es à même de me comprendre. Cette jouissance douce et sublime quand le dard de Hassan me transperçait, était-elle si différente de celle que tu éprouvais – du moins je l’espère – sous les assauts de mon père ? Je ne te demande pas de m’accorder ton pardon, parce que je n’ai rien fait de mal, ni contre toi. Il n’y a pas de faute à être ce que l’on est du moment que nous ne faisons d’offense à personne. Qui aurions-nous offensé dans l’intimité de la chambre où nous n’étions que deux ?
Je ne suis pas un monstre ; même si je l’ai cru au début, lorsque j’ai compris que mes regards qui glissaient si facilement sur les formes des jeunes filles se fixaient sans mal à l’entrejambe des garçons.
Dix ans de silence, de mensonge et de craintes.
Seules les craintes méritent le pluriel. Elles étaient multiples, bien que – au fond – on puisse les résumer à l’unique hantise d’être découvert, percé à jour. Le même silence, tout au long de cette décennie terrible durant laquelle je n’ai été qu’un mensonge en laissant croire à chacun que j’étais tel qu’il m’imaginait, sans même tenter d’envoyer le plus petit signe pour dire : « Eh, regardez-moi mieux, je me tiens droit dans les angles morts ! »
Tout a basculé au collège. Je venais d’avoir quatorze ans.
Un matin, un nouveau est arrivé dans la classe. Un Égyptien prénommé Hosni, dont le père venait d’être muté à l’ambassade. Comme la place devant la mienne était libre, il est allé s’y installer. Pendant toute la matinée, j’ai eu l’odeur de musc de sa peau sous le nez et devant les yeux le duvet de ses cheveux de jais sur cette nuque qui me fascinait ; de laquelle je n’arrivais pas à détacher mon regard.
L’après-midi, il s’assit à côté de moi. Je l’observais à la dérobée, de profil cette fois. Il avait un nez à faire pâlir la légende de Cléopâtre, de longues mains aux pouces épais. Et puis il y avait cette bosse spectaculaire entre les cuisses, dont il était évident qu’elle ne provenait pas d’un mouchoir roulé en boule dans l’une des poches.
Il a surpris mes regards, m’a souri. Sa main a effleuré la mienne tandis que sa cuisse gauche venait se plaquer contre moi. J’étais en feu. Ma respiration s’accélérait, ma vue se troublait, se brouillait.
Je ne savais pas exactement ce que j’attendais, vers quoi je me dirigeais. Tout était très confus pour moi. Il y avait cette attirance irrésistible, mais qui ne correspondait à rien de ce que j’avais vécu jusque-là. Peut-être une vague idée d’interdit ajoutait-elle à mon excitation, je veux bien l’admettre.
Hosni était âgé de quelques mois de plus et la suite devait me prouver qu’il possédait une véritable expérience dans le domaine du sexe. Il prit donc l’initiative afin de m’amener avec lui vers ce à quoi je semblais manifestement aspirer.
Le soir même, après la classe, alors que nous sortions du collège, il fit route avec moi et su trouver l’endroit où nous ne serions ni dérangés ni débusqués pour ce qui fut mon premier baiser. Sa langue experte se fraya un chemin entre mes lèvres, par-delà mes dents, pour s’enfoncer au plus profond de ma bouche qu’elle explora avec douceur et puissance. J’étais littéralement suffoqué. Ma tête explosait, pilonnée par un mélange de sensations extrêmes et complexes, où une joie folle et un plaisir incandescent le disputaient à une honte cuisante. Ça y était, j’avais basculé, j’étais un pédé !

Tout au long de l’année scolaire, Hosni a fait mon initiation, patiemment, sans brusquerie. Après les baisers sont venues les caresses, d’abord très chastes puis de plus en plus précises. Sa main dégageant mon sexe, l’empoignant et le « massant » pour parvenir à l’explosion finale ; son engin forçant mes lèvres tandis que ses mains agrippaient mes cheveux pour imprimer à ma tête le branle nécessaire à provoquer sa jouissance tandis que mes lèvres se resserraient et le protégeaient de mes dents. Et puis, juste avant l’été, il sortit un petit flacon d’huile d’olive – il n’avait trouvé que cela – dont il s’oignit le membre avant de me retourner pour s’enfoncer en moi avec une excitation furieuse. Je ressentis une brûlure atroce, des larmes me montèrent aux yeux et je me mordais les lèvres jusqu’au sang pour ne pas crier. Quelques allers-retours plus tard, la douleur se transforma en plaisir intense…

Je m’attache à ces images, ces souvenirs d’instant heureux qui me permettent de faire face à ce qui m’attend, en détournant mon attention. Ils vont me tuer parce que je suis homosexuel, parce que j’ai transgressé l’interdit, parce que j’ai été moi-même. Repenser à Hosni, qui fut le premier, et à Hassan qui sera le dernier, c’est résister à leur vision étriquée de la vie.


* 

Ils m’ont amené ici et enfermé dans cette pièce sans fenêtre. Bien qu’ils m’aient ôté le sac que j’avais sur la tête, je n’ai aucun moyen de savoir où nous sommes. Ils m’ont attaché les mains dans le dos et entravés les pieds ; je peux à peine bouger, ne parviens pas à me relever malgré mes efforts répétés.
J’entends des cris terrifiants, venant des pièces voisines. Il y a indéniablement de la torture dans l’air. Je mentirais si je prétendais que cela ne me tétanise pas. L’idée de la douleur me fait peur. Encore une fois, je n’ai rien d’un héros.
Je tente de me rassurer. Mon cas est tout ce qu’il y a de simple, pourquoi me tortureraient-ils ? Pour me faire avouer quoi ? Dénoncer qui ? S’amuser simplement ?
De temps à autre, l’un de mes geôliers entre dans la pièce, sans un mot. Maintenant ce sont eux qui portent une cagoule afin de dissimuler leur visage. C’est idiot, puisqu’ils vont me tuer. À moins que ce soit une manière de torture mentale visant à instiller en moi l’idée que je peux espérer m’en sortir ? Pourtant, je sais que ça n’arrivera pas. Ma condamnation finale ne fait aucun doute.

Je suis enfermé là depuis des heures. Combien ? Est-ce la mi-journée ou bien le début de soirée ? J’ai totalement perdu la notion du temps et l’absence de lumière du jour ne m’aide pas à la retrouver. L’attente me semble interminable. Lorsque mon esprit s’évade dans mes souvenirs, s’agit-il de simples flashs ou d’une rêverie plus soutenue ? Un seul élément plaide en faveur d’une durée longue de ma détention dans cette pièce : mes crampes d’estomac. Elles ne sont pas dues uniquement à la peur, elles indiquent clairement que mon frugal petit-déjeuner est déjà loin.

Une question me taraude l’esprit. Qui m’a dénoncé ? J’ai toujours été de la plus extrême prudence, fais attention à rester insoupçonnable de tous. À la maison, seule ma grande sœur, Ahlem, était au courant. Elle m’avait surpris une fois fouillant dans ses affaires et lui piquant une de ses petites culottes de dentelle. J’avais bredouillé que c’était pour faire une farce et elle m’avait laissé emporter l’objet en haussant les épaules. Je sais qu’elle n’a jamais rien dit à maman car celle-ci ne serait pas restée sans réagir, ni à notre père car j’aurais encore les marques de ses coups après tant d’années !
Est-il possible qu’elle ait raconté cela à son mari, pour rire et sans penser à mal ? Or, Abdelmejid ne m’a jamais aimé, il me reproche de ne pas fréquenter la mosquée aussi assidûment que lui et le plus jeune de mes frères. Abdelmejid vendrait père et mère pour se faire bien voir de l’Imam, c’est certain. Quant à savoir s’il a entraîné Mahjoub dans sa délation, la présence de son ami Rafik au sein du groupe qui m’a capturé semble l’attester. Il n’y a pas de hasard.

Quand on parle du loup… Le voici qui entre dans ce qu’il faut bien appeler ma cellule. Il peut bien porter tous les masques imaginables et se taire, je reconnaîtrais sa silhouette adipeuse et sa démarche traînante de mollusque même au milieu de la plus dense des foules.
Comment mon frère, le bien nommé Mahjoub – l’invisible, le confidentiel –, a-t-il pu s’assortir avec cette publicité vivante pour le cholestérol et les ravages Coca-Hamburgers d’une Amérique qu’il est censé honnir ?
Il tient un manche de pelle à la main, tourne autour de moi comme s’il cherchait le meilleur angle d’attaque et, avec une rapidité et une souplesse qu’on ne lui soupçonnerait pas, il me roue de coup en scandant entre ses dents : « Zamel ! Chbeb ! »


* 

Ah, Rafik ! Tu peux bien me traiter de « pédé » et de « tapette », je sais d’où cela vient…
S’ils me questionnent, tout à l’heure, s’ils me laissent parler, je pourrais bien être tenté de leur en raconter de belles sur toi. Le gros lard à la queue minuscule que l’on distingue à peine sous le triple bedon !
Je pourrais leur dire les avances que tu m’as faites au hammam, la façon odieuse dont tu m’as mis ton sexe ridicule devant les yeux en m’ordonnant de le sucer et mon rire nerveux devant l’impossibilité qu’il y aurait eu à le faire, quand bien même j’en aurais eu l’envie. Et pour qu’ils me croient, il me suffirait de leur indiquer que tu as une tache de naissance sur les bourses, côté droit, qui ressemble vaguement à l’État du Texas, comme pour accréditer l’idée que l’on est devant un instrument à la pointe de la technologie ! J’en ris encore sous tes coups redoublés.
Mais je ne dirais rien. À quoi bon ? Te faire arrêter et exécuter, toi aussi ? Je ne veux pas être comme toi et ceux de ton espèce. Je sais que vous êtes nombreux à les avoir rejoints pour vous cacher derrière leur drapeau afin d’espérer vivre en paix, continuant à vous sucer ou sodomiser les uns les autres entre deux « chasses aux pédés. » De tout temps et en tous lieux, on trouve des traces de ces homosexuels attirés par le pouvoir et la force qu’il confère, mouillant devant l’uniforme, se faisant grimper sans ménagement mais ivres de se croire insaisissables jusqu’à ce que les revers de la guerre ou de la politique fassent que leurs protecteurs se retrouvent à courir plus vite qu’eux pour s’en sortir. L’Europe sous la botte allemande a produit des monstres tels que toi.
Je ne parlerai pas, je tiens à rester propre jusqu’au bout.

Je ne sens pas tes coups, Rafik. Je les encaisse moralement et mon corps est comme anesthésié. La certitude de la proximité de ma mort me ferait supporter bien davantage dans la mesure où je sais que la douleur ne durera pas, n’aura pas le temps de s’installer.

Deux sbires viennent d’entrer et regardent la scène, un peu surpris.
— Arrête ! hurle le chef, avant d’ajouter : tu veux l’abîmer, lui casser les jambes pour qu’il ne puisse plus marcher et que nous soyons obligés de porter cette merde dans l’escalier jusqu’au toit ?
Si j’avais encore un doute, des illusions ou un espoir pour la suite, me voici fixé sur mon sort. Ce n’est pas pour admirer la vue que l’on me fera monter sur le toit.
Celui qui donne les ordres me relève brutalement d’une poigne robuste.
— Allez, en route !
Il me pousse hors de la pièce, me montre l’escalier dans la pénombre et me fait signe de monter. Il n’y aura donc même pas de semblant de procès, ce sera la mort directe. Une exécution aussi sommaire que leur intelligence.
Tandis que j’avance, difficilement, les mains attachées dans le dos par des liens solides et serrés, j’entends une rumeur venue de plus haut, qui se transforme peu à peu en invectives, en cris d’effroi suivis de hurlements joyeux.


*

En débouchant sur la terrasse, le soleil m’aveugle. Il me faut une poignée de secondes pour réhabituer ma vue à cette lumière dont elle a été privée ces dernières heures.
Je distingue d’abord difficilement des silhouettes, un peu plus loin, sur le parapet en bordure de toit. Deux sbires tiennent fermement un homme qui se débat en hurlant, un bandeau sur les yeux, et au moment même où je recouvre la vue ils le poussent dans le vide. Il y a un dernier cri puis un bruit mat, étouffé, insignifiant au moment où l’homme s’écrase au sol. Il n’y a qu’au cinéma et dans les séries américaines où le bruit d’un corps qui s’écrase dans la rue est similaire à celui d’une explosion. La vérité est bien plus simple que cela. C’est un bruit qui se fond dans le murmure de la ville et de la vie. Vite étouffé par la clameur de satisfaction des badauds réunis au pied de l’immeuble, à qui l’on avait dit à quoi s’attendre et qui manifeste un contentement servile. Je ne suis pas dupe, il doit bien y avoir parmi eux quelques pervers sadiques que ce spectacle excite, mais j’ose croire que la majorité exprime simplement le soulagement d’être à sa place plutôt qu’à celle du cadavre disloqué.

Me voici désormais sans plus d’illusions sur ce qui m’attend. L’angoisse de l’incertitude disparaît d’elle-même. Je serai donc précipité dans le vide.
Combien de temps cela va-t-il prendre ? Quelques secondes, moins d’une minute ? Mais si limitée que soit la durée, je ne doute pas que cet instant soit interminable pour moi, quand bien même semblerait-il trop court à bien d’autres.

Projeté dans les airs, mon corps prendra de la vitesse proportionnellement à son poids. Est-ce cela que l’on nomme la Loi de la gravitation ? Et comment faire le calcul ? La hauteur est de quatre-vingts mètres environ, mon poids de soixante-dix kilogrammes… Allez, il n’est plus temps de tricher, avouons les cinq kilos que je feins d’ignorer depuis des mois !

Le soleil est au zénith, il m’aveugle. À moins que ce ne soient mes larmes. Elles coulent silencieuses, au coin de l’œil, glissent contre mon nez, rebondissent sur la lèvre supérieure avant de venir déposer ce goût salé et subtilement amer sur l’extrémité de ma langue.

C’est un beau jour. Un si beau jour !

Ma tête bourdonne. C’est mon sang qui s’affole dans mes veines et vient battre mes tempes. C’est aussi la rumeur de la foule en contrebas. Également les marmonnements indistincts autour de moi, dont je devine cependant aisément le sens. À défaut d’une mélodie, c’est une mélopée.
J’ai encore le goût et la force de jouer avec les mots, serait-ce le signe que je suis moins couard que je ne le pensais jusqu’ici, pour une fois à l’unisson du reste du monde ?

Mes geôliers m’ont à demi poussé et porté jusqu’au bord du toit. Je n’ose pas regarder en bas car je suis sujet au vertige. Alors, je concentre mon attention sur le panorama… C’est idiot et futile. Pourtant, je dois dire que partir avec cette dernière vision est une sorte de réconfort pour moi.
Je sais maintenant où ils m’ont emmené. Je reconnais ce quartier de la vieille ville, la mosquée et son minaret, celle où j’allais prier enfant et où ma famille se rend encore régulièrement. Au loin, je devine l’université où ils sont venus me prendre, celle où Hassan ne pourra plus jamais retourner pour finir ses études.
C’est bête, je m’aperçois que je n’avais jamais ainsi dominé cette ville où je me suis contenté de vivre à ras de terre. C’est la première et la dernière fois que je la contemple vue du ciel, et ce spectacle m’émeut plus que ma mort imminente. Encore quelques secondes avant que je ne sois plus là, mais la ville subsistera après moi comme après mes bourreaux, du moins je l’espère. Cette idée m’aide à tenir.

Le petit chef me répète une dernière fois à quel point je le dégoûte, moi le « zamel », le « chbeb » et combien ma mort sera une libération pour tous dans la ville et le pays, puis d’une secousse vigoureuse dans les reins je m’envole…

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