samedi 24 février 2018

Le tombeau de ma mère 5/10

Cette gaîté, ce désir de rire des choses graves, ma mère les a gardés jusqu’à la fin. En témoigne la dernière photographie que Yaël a faite d’elle, six jours avant sa mort. Elle est sur son lit d’hôpital, échevelée, blanche comme un linge, les trait marqués et tirés, vêtue d’une chemise de papier bleu, les « lunettes » qui l’oxygénaient dans les narines… et elle tire une langue rouge à la fois pour se moquer d’elle et de nous. Elle ne pouvait plus boire de liquide sans danger, alors elle s’hydratait en aspirant à la paille une sorte de gelée rougeâtre qui lui colorait la langue.
On pourrait rapprocher de celui-ci un cliché plus ancien de deux ans, pris à Sainte Marie, l’unité de soins de suite et de réadaptation de la Clinique St Jean Languedoc. On l’y voit assise dans un fauteuil à haut dossier collé contre le lit médicalisé, vêtue d’un pyjama bleu roi brodé de petits trèfles dorés, les cheveux tirés en arrière et de teinture récente puisque les racines ne sont pas blanches. Son visage est à moitié dissimulé par un masque à oxygène auquel est attaché un petit flacon de plastique dans lequel on met un sérum quelconque. Ses yeux gris-bleu regardent l’objectif et l’on peut y déceler une pointe de tristesse, en tout cas d’ennui de se trouver là. Toujours la même histoire : quand il fallait l’hospitaliser, sa hantise était qu’on ne la laisse pas rentrer chez elle. Je crois pouvoir dire sans me tromper que cette appréhension-là était plus forte que tout le reste. Son état de santé réel la préoccupait moins !


Cette seconde photographie, prise le 21 janvier 2015, est importante. Elle marque le point de non-retour, l’axe de basculement de la situation vers une dépendance qui n’ira qu’en s’accroissant.
En novembre, elle avait attrapé une mauvaise grippe qui l’avait particulièrement fatiguée et dont elle avait eu beaucoup de mal à se remettre. J’étais très alarmé car il était évident qu’elle était en train de décliner. Sa vue continuait à baisser, or l’ophtalmologue lui avait dit depuis longtemps qu’il ne servirait à rien de lui prescrire de nouvelles lunettes à cause des dégâts causés par la DMLA. On lui avait fait une série d’injections dans chaque œil, sans résultat probant. Elle me disait, non sans une certaine philosophie : « Je ne vois que la moitié de ma vie » et je plaisantais en lui répondant que c’était sans doute le gage de sa longévité. Mais, c’était une souffrance réelle car elle ne pouvait plus lire et les images sur l’écran de télévision n’étaient plus que des ombres. Cela posait aussi quelques problèmes pour ses déplacements dans l’espace, occasionnant des chutes de plus en plus nombreuses.


Le 31 décembre au petit matin, elle était tombée dans le couloir entre la chambre et les toilettes. Incapable de se relever, elle avait fini par se rappeler qu’il lui fallait appuyer sur le bouton de son bracelet de secours. La société de télésurveillance m’avait alerté et j’avais foncé chez elle. Cependant, la veille au soir elle avait été effrayée par une personne qui avait sonné à l’interphone passé vingt et une heures : un cantonnier qui passe pour les calendriers à cette heure-là quand on n’en voit jamais dans la rue aux heures de travail, il y avait de quoi s’inquiéter ! Elle avait donc mis la barre de sûreté sur la porte. Impossible d’ouvrir pour lui porter secours.
J’ai appelé le père de Yaël et nous avons tenté de faire sauter la barre au pied-de-biche, puis de la scier avant de parvenir à la faire sauter à coups d’épaule. Il était alors sept heures quinze, le boucan était infernal dans la cage d’escalier endormie et nous pensions que nous ne tarderions pas à voir débarquer la police alertée par un voisin inquiet. Mais personne n’a bougé ; montrant l’étendue de la belle indifférence des hommes entre eux, pourtant si prompts à verser des larmes de crocodile sur les malheurs du monde au loin… un avion qui tombe, un ferry qui sombre, des automobilistes imprudents bloqués par la neige !
Il y avait plus de peur que de mal. Nous l’avions relevée, je lui avais préparé un café puis elle s’était recouchée. J’étais retourné la voir à midi et l’avais trouvé en pleine forme. Par sécurité, Yves et moi y étions retournés en début de soirée, avions passé un petit moment avec elle et avions attendu qu’elle soit couchée avant de rentrer réveillonner.
Le lendemain, elle était retombée, puis le surlendemain soir. Là, comme elle criait dès qu’on essayait de la toucher pour la relever ou la maintenir dans une meilleure position, j’ai appelé le Samu et nous sommes partis aux urgences. Yaël était venue me prêter main-forte, nous nous sommes retrouvés bloqués six heures dans la salle d’attente des urgences de la clinique, sans aucune nouvelle sur ce qui se passait. Le personnel était en grève et le service désorganisé.
Arrivée à dix-huit heures, elle fut montée dans un service d’attente à minuit cinq. Il avait fallu remplir des papiers, chercher une place de libre, décider du service qui serait compétent pour la suite, que sais-je encore ? Ah, Hôpital ! Y a-t-il un autre endroit où l’urgence engendre tant de lenteur… administrative ?
Pour faire bonne mesure, elle tomba de son lit à la clinique une semaine plus tard, sans qu’elle puisse expliquer comment cela était arrivé.









Il est bien difficile de faire comprendre à une personne âgée, lorsque le cas se présente, qu’elle ne peut plus être entièrement autonome ; que des décisions doivent être prises pour sa sauvegarde, parfois même contre sa volonté.
La vieillesse est une succession d’abdications. On délaisse peu à peu des tâches plus ou moins essentielles, on évite certains gestes dont l’exécution demande un excès d’efforts, on renonce à aller chez tel commerçant parce que sa boutique est trop loin… Elle n’a pourtant pas bougé de place, ce sont nos pas qui sont devenus plus hésitants, notre souffle plus court. Ainsi, ma mère avait-elle abandonné ses visites au salon de coiffure auquel elle était fidèle depuis trente ans pour faire venir une coiffeuse à domicile. C’était mettre fin à l’une de ses dernières raisons de sortir, avec la supérette du petit centre commercial en haut de la rue. Avant, elle allait au Casino qui se trouvait sur l’avenue, mais traverser était devenu trop dangereux. Elle n’avançait pas vite, les automobilistes impatients faisaient vrombir leur moteur pour la presser, la stresser… Malgrè cela, rendons leur grâce, car c’est par l’intermédiaire de la gérante de la supérette qu’elle a trouvé une dame de compagnie qui venait chez elle deux fois par semaine, l’aidait à faire ses courses, lui faisait du repassage ou buvait le thé avec elle en lui racontant le monde extérieur.
Fernanda – que maman n’a jamais appelée autrement que Fernande – était d’origine portugaise ; elle avait un peu d’embonpoint et le cœur aussi gros que le reste. Elle s’était vite attachée à ma mère et toutes deux étaient devenues les meilleures amies du monde. Ma mère se plaignait de moi, Fernanda de son mari : de quoi alimenter longuement les conversations !


Pendant l’hospitalisation de ma mère, cet hiver-là, Fernanda est allé lui rendre visite deux fois par semaine, le mercredi et le samedi, afin de me permettre de souffler un peu. Le père de Yaël y allait aussi de temps à autre et Yaël également. Ces visites contredisaient le sentiment qu’elle avait d’être abandonnée là « comme une vieille chaussette. »
Je me faisais énormément de soucis pour son retour à la maison. J’avais parfaitement conscience que nous courrions à la catastrophe. Mais la placer de force dans une institution était au-dessus de mes forces. Le personnel médical ne se montrait pas très rassurant pour la suite et m’engageait à prendre les mesures qui s’imposaient.
J’ai rencontré l’assistante sociale de la maison de rééducation. Elle m’a demandé quelle était l’organisation habituelle et m’a regardé comme un ovni lorsque je la lui ai détaillée. Elle m’a félicité et dit que personnellement je ne pouvais aller au-delà, qu’il me fallait de l’aide si le maintient à domicile était le choix privilégié.
De notre entretien, il est ressorti que je devais mettre en place la venue d’infirmières matin et soir, qui s’occuperaient de sa toilette, géreraient les médicaments, l’habilleraient pour la nuit et la coucheraient. Il me faudrait faire appel à une association d’aides ménagères qui enverrait quelqu’un pour s’occuper du ménage, de la vaisselle et de la lessive. Une kinésithérapeute viendrait chaque matin pour la rééducation à la marche. De mon côté, je continuerai à lui préparer ses repas, ce qui était bien plus appétissant que les plateaux du service de portage à domicile. Je déjeunerai avec elle un jour sur deux. Si Fernanda le pouvait, elle viendrait un jour de plus. Nous avons établi un roulement qui faisait en sorte que quelqu’un passe chez ma mère toutes les deux heures, ce qui réduisait les risque en cas de chute, car elle ne pensait pas toujours à déclencher son alarme.









Pour ma mère, l’idée de la dépendance était une abomination. Il n’était pas question que quelqu’un – elle disait « un étranger » – vienne la doucher et l’habiller, qu’on s’occupe de son ménage et pour tout dire de ses affaires. Pour elle, cela ne « tenait pas debout », or c’était elle seule qui ne tenait plus debout…
Lui faire entendre raison fut le résultat d’une âpre négociation. On peut même dire d’un chantage : pas d’aides à domicile, pas de domicile. Cela était frappé au coin du bon sens, mais ça n’en était pas moins douloureux pour moi que de devoir en arriver-là.


Avant sa sortie de la maison de rééducation, Yaël a passé deux jours à trier l’armoire de ma mère et à tout ranger de façon ergonomique. Elle a même dressé un plan des étagères, sur ordinateur, qu’elle a affiché à l’intérieur de la double porte afin que les infirmières puissent trouver chaque chose sans perdre de temps.
Dans un premier temps, ma mère ne prêta pas attention à la chose ; mais, bien plus tard, alors qu’elle n’était plus allée elle-même chercher quoi que ce soit dans son armoire, elle me soutint que ses bas avaient disparu. On avait dû les lui jeter. De toute façon, tout se faisait dans son dos… Cela me rappela la mère de mon père, aveugle, qui accusait sa dame de compagnie de lui voler ses affaires parce que celle-ci ne les rangeait pas exactement là où elle savait devoir les trouver. J’évitais toutefois de dire à ma mère ce que cela me rappelait, car sa belle-mère et elle avaient été à couteau tiré du premier au dernier jour. La première ayant tout fait pour faire divorcer mon père une seconde fois. Mais ce qui avait marché la première ne fonctionna pas la seconde ; ma mère, sous des dehors de faiblesse, avait un caractère bien trempé et un grand pouvoir de résistance. Cela, je pouvais m’en rendre compte face à cette nouvelle situation !


Lui faire admettre le passage des différentes personnes destinées à l’aider et, c’est vrai aussi, à la surveiller était une première chose. La seconde fut plus difficile encore : changer son lit pour un lit médicalisé identique à ceux qu’elle avait eu depuis bientôt un mois qu’elle était hospitalisée.
Elle avait un lit en cent vingt, aux boiseries de merisier, qui prenait beaucoup de place dans la chambre et n’était pas pratique, lorsqu’elle était alitée, pour la manipuler quand elle souhaitait être remontée sur ses oreillers. Je m’y étais plus d’une fois cassé le dos.
Ce lit, elle y était attachée, car mon père et elle l’avaient fait faire sur mesure chez le fabricant de meuble de Beaumon-de-Lomagne. Si on le lui enlevait, qu’allait-il devenir ? Il ne fallait pas le jeter, il pourrait encore servir. D’ailleurs, elle l’avait promis à sa petite-fille pour quand elle s’installerait.
Il fallut aussi négocier le retrait des descentes de lit et celui du grand tapis de la salle de séjour dans les plis duquel elle se prenait régulièrement les pieds. Pendant trente ans, elle avait cherché le moyen de le dompter, de l’empêcher de gondoler, mais en vain car il glissait toujours sur la moquette. Il eut fallu recourir à la méthode employée par un grand capitaine d’industrie dans sa résidence des Yvelines : coudre les tapis sur la moquette : résultat hideux garanti !


Bien sûr, vu de l’extérieur, ce que j’explique ici doit avoir l’air de petits tracas banals. Ce serait sans doute le cas, si dans chaque parole, chaque geste il n’y avait une telle charge affective. Enfant, j’avais pu résister à ma mère, lui tenir tête ou la manipuler sans vergogne avec un regard et un sourire charmeurs, mais c’était justement parce que j’étais un enfant qui ne mesurait pas toujours la portée de ses actes. Adulte, il en allait tout autrement ; je savais bien que mes paroles et mes actes avaient des conséquences et en premier lieu celle de lui faire de la peine. En d’autres termes, les rôles étaient inversés et c’est elle qui me faisait du charme pour me faire céder à ses caprices.


Avec le lit médicalisé, firent leur apparition une chaise garde-robe à roulette, un déambulateur simple et un déambulateur doté de deux roulettes à l’avant et d’un siège auquel elle ne parvint jamais à s’adapter. De même s’obstina-t-elle toujours à envoyer trop loin le déambulateur simple avec ses bras, ce qui déséquilibrait sa marche déjà hésitante et la fit tomber plus d’une fois.









Jusqu’à la fin, les dernières années de ma mère sont un enchaînement de chutes non maîtrisées. Il y eut même une période où elle tombait toutes les douze heures, réglée comme une pendule. Si elle avait la présence d’esprit de déclencher son alarme, j’accourais pour la relever. La nuit, Yves m’accompagnait et son renfort n’était pas de trop. Le jour, je me débrouillais au mieux. Quand elle ne pensait pas à son bracelet d’alarme, l’aide-ménagère, l’infirmière ou Fernanda la trouvaient à terre et m’appelaient.
Le soir, quand elles parvenaient à la mettre au lit, les infirmières mettaient en place les barrières du lit afin qu’elle ne tombe pas durant la nuit, mais il n’était pas rare qu’elles la retrouvent levée au petit matin… elle rampait au bas de la couche et se faufilait entre l’une des barrières et le pied du lit. Le plus souvent, elle allait se coucher elle-même car le dernier passage de l’infirmière de garde se faisait trop tôt pour elle, à dix-neuf heures. Ceci aussi occasionnait des chutes car elle s’endormait devant la télévision et lorsqu’elle se décidait à aller au lit elle était encore à moitié endormie.


Dans toute l’organisation mise en place, ce qui fut le plus difficile à accepter et à supporter pour elle, ce fut davantage les infirmières que les aides ménagères ou la jeune étudiante biélorusse qui lui tenait compagnie deux heures le samedi après-midi. À cette dernière, elle reprochait surtout d’être en permence « pendue à son téléphone » pour lire ou envoyer des messages. Elle ne réussit jamais à prononcer son nom correctement, c’était pourtant simple : Nastia, diminutif d’Anastasia. Celle-ci s’occupait d’elle comme elle l’aurait fait de sa propre grand-mère à Kiev, lui racontant des histoires tout en lui massant doucement les pieds. Cette dernière chose était assez surprenante pour la nonagénaire qui hésitait entre l’aveu du plaisir procuré et une certaine réserve, comme s’il s’agissait là d’une quelconque privauté.
Pour ce qui est des aides ménagères, celles-ci faisaient leur office au moment de sa sieste postprendiale, la plupart du temps elle ne les voyait pas.
Aux infirmières, elle reprochait de venir la lever trop tard le matin et de vouloir la coucher trop tôt le soir, mais aussi – surtout – d’avoir tendance à vouloir l’infantiliser, alors qu’elle avait toute sa tête et savait parfaitement exprimer ses désirs, ses refus, ses contentements ou mécontentements. Elle était persuadée que l’une d’elles ne l’aimait pas, sans doute parce que celle-ci se montrait plus ferme que les autres ?
Un autre personnage de cette tragicomédie était la kinésithérapeute. Au demeurant très gentille, elle n’avait d’autre efficacité que de passer à heure plus ou moins fixe en milieu de matinée, ce qui était une sécurité pour moi. Sinon, ses visites relevaient de la seule nécessité du tiroir-caisse. Ma mère en avait parfaitement conscience et attendait avec bonheur les moments où la praticienne partait en vacances, parce que ses remplaçants étaient bien plus efficaces qu’elle. Non seulement ils la faisaient marcher, mais lui imposaient de véritables exercices de motricité. J’avais proposé de la congédier, cependant ma mère m’avait répondu que celle-ci ou une autre ne ferait pas grande différence et elle ne voulait pas se fâcher. La chose qui l’agaçait le plus était qu’elle avait le chic pour venir au moment où elle se mettait à table. Mais, à sa décharge, il faut dire que ma mère, qui se levait vers les six heures du matin, déjeunait le plus souvent entre dix heures trente et onze heures…


Je crois qu’au fond, la seule qui trouvait grâce à ses yeux, c’était Fernanda. Parce qu’elle l’avait choisi elle-même à une époque où c’était davantage un plaisir qu’une nécessité de la prendre à son service.
Les deux femmes avaient noué une réelle amitié, on peut même dire un attachement. C’est ce que signifiait pour la plus jeune – qui devait avoir vingt ans de moins – le fait d’aller voir l’autre à l’hôpital comme elle aurait rendu visite à quelqu’un de sa famille.
Lorsque ma mère est entrée dans le dernier circuit hôpital-clinique de rééducation-hôpital-morgue, comme j’espérais toujours qu’elle pourrait rentrer chez elle, j’ai maintenu pendant deux mois la rémunération de Fernanda afin d’être certain que celle-ci serait libre pour reprendre son service auprès d’elle le cas échéant.

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