mardi 27 février 2018

Le tombeau de ma mère 8/10

Après l’inhumation manquée, mon frère s’était occupé de faire estimer l’appartement. Nous n’avions qu’une vague idée de sa valeur car nous savions qu’il y aurait beaucoup de travaux à faire pour les nouveaux propriétaires, au-delà du remplacement des volets roulants et huisseries défoncés par les pompiers lors de leur dernière intervention, deux mois plus tôt.
Depuis trente-cinq ans, bien que tous les travaux d’entretien courant aient été réalisés en temps et en heure, l’installation électrique n’était plus aux normes, la cuisine équipée était vieillotte, les tapisseries démodées, les moquettes usées.


Claude s’était adressé à l’agence immobilière du bout de la rue. Nous étions convenus que si l’estimation nous semblait honnête il ne serait pas nécessaire d’en faire exécuter plusieurs. L’avantage de faire appel à une agence aussi proche était à nos yeux que celle-ci serait moins réticente à se déplacer pour organiser les visites de candidats à l’acquisition. Nous souhaitions aller vite car nous n’avions ni l’un ni l’autre les moyens de payer les charges trimestrielles et les impots attachés à l’endroit. En vingt-quatre heures l’estimation fut faite et le mandat de vente signé.


Avant de repartir pour Paris, Claude et Catherine commencèrent à faire du tri et du rangement pour rendre l’appartement le plus propre et accueillant possible. Yaël leur donna un coup de main. Pour ma part, je répétais que je ne voulais pas m’occuper de cet aspect des choses. Que chacun prenne ce qu’il voulait garder, le reste serait emporté par des associations caritatives ou des brocanteurs.


Anne-Claire emporta tous les bijoux, à l’exception de l’alliance et d’une broche de pacotille représentant un oiseau, que je voulais garder. On ne remit pas la main sur le camée, perdu ou volé des années plus tôt par une femme de ménage indélicate. Le collier de perles s’était brisé lors d’une chute nocturne, mais j’avais pris soin de récupérer le fermoir en argent et chaque perle que j’avais déposés dans une bonbonnière en porcelaine. À vrai dire, les bijoux de ma mère n’étaient pas d’une très grande valeur autre que sentimentale, ce qui paradoxalement en faisait le prix inestimable.
L’alliance, ma mère l’avait confiée à Fernanda lorsqu’elle était entrée à la polyclinique de Lagardelle, par peur qu’elle ne soit perdue. Ses doigts avaient considérablement minci et l’arthrose les déformait beaucoup. Je pense qu’elle craignait qu’on ne la lui vole sur son cadavre, comme avaient disparu celle de sa belle-mère et celle de son mari. Fernanda avait été très préoccupée de cette mission de confiance, elle craignait à son tour de la perdre ou d’être cambriolée. Comme elle possédait un double des clefs de l’appartement, je lui avais dit de laisser l’anneau sur la table de la cuisine. Maman aurait pu attendre le lendemain, que je lui rende visite, pour me le donner en main propre mais probablement avait-elle eu peur d’oublier de le faire.
J’ai caressé l’idée de faire monter cette alliance en boucle d’oreille, mais elle est trop large et lourde. J’aurais eu en permanence l’impression qu’elle me tirait l’oreille… À la place, je porte une créole en or offerte par Yves.


Nous eûmes une chance énorme. Il avait été décidé que la publicité concernant la mise en vente de l’appartement serait faite de façon très ciblée à la fin de la semaine suivante. Les annonces parurent le vendredi matin, le lundi il y eut dix visites et le premier couple fit une proposition, que je refusais parce que trop basse. Le lendemain, après avoir revisité l’appartement avec un entrepreneur pour chiffrer plus sérieusement les travaux nécessaires, une nouvelle proposition fut faite, plus élevée mais encore trop basse de cinq mille euros à notre goût. Nous le fîmes sentir à l’agence qui, compte tenu de la rapidité de la transaction, accepta de baisser sa commission.









Mes parents se sont rencontrés à la cantine des Chèques postaux où ma mère était serveuse et où mon père venait prendre une collation après sa nuit de labeur. Il était affecté au tri postal, mission qu’il effectuait nuitamment dans le train reliant Caen – où il résidait chez sa mère après qu’elle eut réussi à le faire divorcer – et Paris.
Mon père ne m’a parlé qu’une seule fois de son premier mariage. J’avais une vingtaine d’années, ma mère était en voyage, mon frère reparti pour la région parisienne. Je l’avais rejoint à Beaumont et il m’avait emmené dîner dans un restaurant à Cordes-Tolosannes avec vue panoramique superbe sur le coucher de soleil. Je ne me rappelle pas du menu, je sais que la cuisine était excellente, mais je sens encore cette intimité soudaine entre nous et j’entends ces confidences dont je sais qu’elles sont biaisées par l’amour inconditionnel qu’il portait à ma grand-mère.
Sa première femme s’appelait Marcelle, elle était enseignante. Elle voulait que le jeune ménage habite avec ses parents à elle et c’est ce qui a tout fait casser. Version d’un homme bafoué qui n’a pas réussi à imposer à cette jeune femme une cohabitation avec sa mère à lui. Le divorce fut une lutte féroce, comme celui de ma mère, parce qu’à cette époque il fallait démontrer au juge qu’aucune réconciliation n’était envisageable. Échanges de lettre d’insultes à verser au dossier. Ce dossier, j’en suis détenteur aujourd’hui. Et Claude vient de m’apprendre qu’il est en possession de celui du divorce de notre mère.
Ma grand-mère vouait une passion exclusive à son fils, au point de ne pas supporter de le partager avec une autre. Ce qu’elle a réussi avec Marcelle, elle aurait aimé pouvoir le reproduire avec Marthe. Mais cette dernière s’est défendue. Un jour, excédée, elle l’a attrapée par le col de son chemisier et lui a dit, en la secouant comme un prunier, que si elle s’avisait encore de chercher à mettre la zizanie dans son ménage, jamais plus elle ne reverrait son fils ; ajoutant que si elle osait se plaindre de cette mise au point, l’effet serait immédiat. En somme, ma mère devait aimer mettre les gens à la porte quand ils atteignaient le bout de sa grande patience !


Ma mère et mon père… Ces deux-là se sont tout de suite repérés. Quand l’un entrait par une porte, l’autre sortait par une autre. Lui, disait à ses copains « la pimbêche est là » tandis qu’elle soufflait à ses collègues « voilà l’emmerdeur de la nuit ».
Ils se sont mariés le 26 juin 1958 à la mairie du XVIIIe arrondissement. Les témoins étaient Renée Grenier, marraine de la mariée, et une certaine Yvonne Lethiec, collègue de la mariée qui resta longtemps une amie du couple, dont j’ai souvent entendu parler mais que je n’ai jamais rencontrée ; sans doute repartie pour la Bretagne ? Tous quatre firent ensuite un déjeuner à la Brasserie Dupont-Barbès, qui fermerait ses portes trois ans plus tard pour laisser place au célèbre magasin Tati.


Le couple a continué à occuper la chambre de bonne sous les toits du 2 boulevard Rochechouart, sixième étage sans ascenseur. Mon père, au bout d’un certain temps, s’est sédentarisé professionnellement à Paris. Il est devenu gérant de la cantine, tandis que ma mère la quittait. Ils ont eu raison, travailler ensemble eût été la pire des choses.
De son passage à la cantine, mon père n’a jamais raconté qu’une anecdote, qui le faisait rire encore quarante ans plus tard. Il avait constaté que lorsqu’il y avait des pâtes au menu, elles n’étaient jamais cuites comme il le fallait. Les cuisiniers se plaignaient de ne pas avoir d’ustensile assez grand pour les tourner dans les grandes cuves où elles cuisaient, alors il avait eu l’idée de descendre chez le quincaillier du coin à qui il avait demandé une fourche. « Une fourche à combien de dents ? » avait questionné le commerçant. « Aucune importance, c’est pour remuer des nouilles » avait répondu mon père, devant la mine ahurie du type. Et de fait, son idée s’était avérée astucieuse ; la qualité des pâtes s’était améliorée disait-il.


Mon père était communiste. Correspondant à Caen pour L’Humanité, il avait fait l’école des cadres du Parti. Militant syndical, il a naturellement entraîné ma mère dans son sillage.
Je ne pense pas que celle-ci ait jamais eu la fibre communiste. En tout cas, les quelques mois qu’elle passa dans cette atmosphère l’éclairèrent beaucoup. Quand les choses ne correspondaient pas à nos attentes, elle aimait citer un responsable de section qui expliquait : « Camarade, il y a le langage meeting, et la réalité ! » Elle me racontait aussi qu’elle avait vite remarqué que « certains mangeaient leur paye en une semaine et comptaient sur la solidarité des autres pour finir le moi. » Elle en avait tiré une leçon personnelle en avançant dans la vie avec une devise bien à elle : « Chaque son cul, chaque sa crotte ! », qu’elle complétait de l’inévitable : « Qui paie ses dettes, s’enrichit » que je cite souvent à mon tour.
Mon père participa aux grandes grèves de 1958, fut poursuivi par les CRS et y laissa un soulier. Par la suite, il s’insurgea contre les fausses grèves prônées par le Parti, consistant à des débrayages sporadiques et sans véritable mot d’ordre, et fut invité pour cela à ne pas renouveler sa carte, au grand soulagement de son épouse.


Mon frère est né le 6 avril 1959, à 11:30 dans une clinique du Xe arrondissement. Cet enfant qu’ils avaient souhaité allait leur compliquer un peu l’existence, dans cette chambre étroite et avec ces escaliers interminables qu’il fallait monter et descendre plusieurs fois : pour descendre la poussette, puis le bébé ensuite et inversement pour la monter.
Quand il fut un peu plus âgé, Claude fut mis en nourrice chez un couple à Domont, dans le Val-d’Oise, qui avait déjà deux grands enfants Claude et Jean-Marie, prénoms qui étaient par le plus grand des hasards ceux de mon frère. Il y fut traité comme un petit roi.
Son éloignement poussa mon père à acheter une 4 CV – que Claude appelait la « caveau » – afin de pouvoir aller le chercher pour le week-end.








Le 12 juillet 1961, une tempête « hors saison » se lève sur l’Atlantique et balaie toute la France, occasionnant des naufrages en mer et une chute brutale des températures. Le maximum étant pour Toulouse avec 19,8 °C.
À Vichy, ce soir-là, l’orage gronde furieusement. Mes parents sont là, je ne sais pas pourquoi. Ils ont dû passer rendre visite à l’oncle de ma mère qui ne va pas bien. Toujours est-il qu’ils y passent la nuit, ce qui ne fut jamais le cas par la suite pour autant que je m’en souvienne. Ils se réchauffent… et ne font pas attention.
J’ai été conçu un soir d’orage à Vichy, par accident. La date, je l’ai reconstituée avec des données météorologiques glanées sur Internet. Si elle n’est pas exacte, que ce soit le 11, le 13 ou le 14 n’a pas d’importance. Tout ce qui compte, c’est cet orage qui les pousse l’un contre l’autre et leur fait perdre la tête.
Mes parents m’ont aimé malgré tout. Malgré mes problèmes de santé qui leur ont pourri la vie, malgré les complications qu’apportait un nouvel enfant dans l’univers étriqué du Boulevard Rochechouart. Ils m’ont aimé sans réserve ; je ne leur reproche rien, cependant c’est un fait que je n’ai pas été désiré.


Quand la grossesse a été avérée, ma mère s’est prise à rêver d’avoir une fille qu’elle aurait prénommée Hélène. De son côté, mon frère se mit dans la tête qu’il allait avoir une petite sœur. Pour mon père, je ne sais pas. C’était habituellement un taiseux, alors sur ces choses-là… Mais pour le connaître un peu, je pense que le fait que je sois un garçon l’a aidé à accepter cette nouvelle bouche à nourrir.


Le 12 avril 1962, trois ans et six jours – à vingt minutes près – après Claude, je vins au monde dans des circonstances qui auraient dû leur mettre la puce à l’oreille.
Mon frère ayant quelque peu abîmé la matrice maternelle au moment de passer la tête, il avait été prévu que je naîtrai par césarienne.
Ma mère était allongée sur un brancard dans le couloir menant aux salles d’accouchement. Je ne sais pour quelle raison, on lui avait fait des injections d’atropine qui entraînèrent une réaction anaphylactique. Comme elle se plaignait de ne pas se sentir bien, les infirmières la rabrouaient en disant que c’était là de la comédie. Elle ne dut son salut, et le mien par la même occasion, qu’au passage d’une sage-femme qui la connaissait et assura que ce n’était pas le premier accouchement de la patiente, qui savait à quoi s’attendre et n’avait pas de crainte à ce sujet. On s’affola un peu. Il était temps !
Cet épisode, ma mère me l’a souvent raconté. Il l’avait profondément marquée et on la comprend aisément.


Claude fut particulièrement déçu de voir s’envoler son rêve d’une petite sœur. « Déçu » étant un euphémisme pour évoquer la colère qui fut la sienne. À tel point que lorsque M. et Mme Poulet l’amenèrent à la clinique pour notre première rencontre, tout le monde était sur le qui-vive. On lui avait remis une girafe en caoutchouc – devenu célèbre par la suite sous le nom de « Sophie », mais qui n’en était qu’à ses débuts puisqu’elle avait fait son apparition un an auparavant ; le 25 mai, jour de la Ste Sophie – afin qu’il m’en fît présent, mais on se demandait s’il ne s’en servirait pas plutôt de massue.
La vérité est que tout se passa pour le mieux. Avec le recul, je crois que je puis affirmer que mon frère est le premier garçon que je fis fondre devant mon regard enjôleur…


Mon arrivée dans la famille changeait la donne. Pas question de s’entasser à quatre dans la chambre de bonne. Mes parents se mirent en quête d’un appartement. Ils le trouvèrent dans une construction en cours d’achèvement, à Vanves. L’endroit leur convint d’autant plus que les lignes de bus 58 et 89 le desservaient, ce qui était important pour gagner leur lieu de travail. Quelques années plus tard, ma mère prendrait le train dans la petite gare construite sur la frontière entre Vanves et Malakoff pour rejoindre son service aux Chèques postaux de Montparnasse. L’endroit fut donc idéalement choisi dès le départ.
Ils contractèrent un emprunt sur vingt ans et accédèrent ainsi à la propriété.
L’appartement était un quatre-pièces ; au deuxième étage avec ascenseur, ce qui leur faciliterait la vie avec deux enfants.









Progressivement, s’organisa une nouvelle vie, qui n’était pas celle qu’ils avaient prévue. J’écris ceci de façon factuelle, sans amertume aucune, sans reproche puisqu’aussi bien ils ne m’ont jamais fait grief d’être venu troubler le jeu qu’ils avaient en main. Pourtant, ils auraient pu, car je fus un enfant souvent malade et dont les problèmes de santé leur gâchèrent indubitablement l’existence.


De mon enfance, je tire un kaléidoscope d’images précises qui s’assemblent à grande vitesse en un patchwork improbable, sans ordre ni cohérence :

• Ma mère, vêtue d’un tailleur gris, un foulard coloré sur la tête, portant un sac à main en faux cuir blanc à fermoir doré. Je dois avoir six ou sept ans. C’est au Cirque de Gavarnie et tout le monde se moque de moi parce que j’ai demandé, pendant le trajet, comment il pouvait savoir qu’un cirque serait installé à cet endroit.
Ce qui m’importe dans cette image, c’est le foulard. Elle ne serait pas sortie dans la rue ou entrée dans une église la tête nue, « en cheveux » comme elle disait. C’était une question d’éducation, dans un temps qui nous semble si loin aujourd’hui où les foulards ont une tout autre connotation.

• Elle fume une cigarette dans la cuisine, près de l’évier, la fenêtre ouverte. C’est une Royale menthol ou une Gallia. Elle ne fume qu’à la maison, une cigarette de temps à autre. Jamais elle ne fumerait dans la rue ou en public.

• Elle se tient droite sur un siège inconfortable de salle d’attente, à l’Institut Prophylactique de la rue D’assas. Nous patientons depuis des heures en attendant de voir le chirurgien qui ne me supporte pas et nous fait toujours passer en dernier, ce qui m’énerve et me crispe d’autant plus. C’est un boucher, il a salopé le travail mais nous fait venir régulièrement pour faire semblant d’assurer un suivi de qualité.
On ne s’imagine pas ce que c’est que cette attente chaque jour pendant un mois, puis tous les deux jours et enfin tous les samedis, pendant des années ! Et la patience d’une mère qui voit l’enfant s’énerver et sait que la visite se passera mal.

• Neuf ans plus tard, elle est encore à mon chevet. Cette fois-ci, elle veille sur ma fièvre tropicale et s’inquiète de ma température qui passe de 36 à 42 °C en l’espace de quelques minutes. Elle veut m’hospitaliser. Je ne veux pas et le médecin généraliste est d’accord avec moi : ça ne servira à rien, le virus se mettra dans un coin tout au long de mon alitement et se réveillera dès que je mettrai le pied par terre.
Elle passera outre l’avis du toubib, pour avoir l’impression de faire quelque chose. Mais c’est lui qui avait raison.

• Nous sommes à La Bourboule. Quatre années où elle sacrifie ses vacances d’été pour m’accompagner à la cure thermale. Mon père, lui, nous plante là pour aller à Beaumont.
Elle aurait pu me mettre dans une sorte de colonie, mais mon père n’a jamais voulu que mon frère et moi allions au « patronage » ni en colonie de vacances. Il a été communiste et professe que ce sont des lieux d’embrigadement. Seules mes deux années de « classe de neige » ont trouvé grâce à ses yeux. Je ne leur ai jamais dit que la première année, j’ai été victime d’attouchements sexuels de la part d’un animateur…

• Le jeudi après-midi, et plus tard le mercredi, lorsque j’invitais des petits copains à la maison, elle nous faisait des desserts somptueux pour le goûter. J’ai encore dans la bouche le goût de ses flans au caramel et de ses gâteaux moelleux aux poires.
C’était une très bonne cuisinière et c’est d’elle que je tiens mes propres talents culinaires, le goût de passer des heures en cuisine pour la satisfaction de ceux que j’aime. Elle était toujours à l’affût de nouvelles recettes, de découvertes d’autres saveurs.

• J’ai six ans, je tape à coups de poing contre le mur qui sépare notre chambre de celle des parents et je crie : « C’est pas bientôt fini ? Si ça continue, je vais y mettre le désordre ! » Je suis bien trop jeune pour comprendre à quoi correspondent ces cris et ces soupirs…
Aujourd’hui, je me dis que finalement, ma venue inopinée n’a pas calmé leurs ardeurs. Et c’est très bien ainsi.


Et puis, surgissent ces deux images de ma mère en justicière impitoyable…

• Il est entre cinq heures trente et six heures du matin, elle se prépare à partir au travail en rongeant son frein. Nuit blanche : mon frère a découché pour la première fois de sa vie, sans prévenir. Il a le malheur d’arriver avant qu’elle soit partie. La colère est froide, cassante. Il ne perd rien pour attendre, ce soir elle lui « parlera du pays. »

• Un autre soir, à table, elle parle à mon père de sa journée de travail. Elle a été convoquée par le chef de centre qui ne comprend pas la note – zéro pointé – qu’elle a mise à l’évaluation professionnelle d’une de ses subordonnées. Elle ne peut pas faire cela, dit-il, sinon les syndicats vont s’en mêler et cela va faire du suif. Alors ma mère, froidement, lui dit que s’il s’agit de noter la personne sur son travail, c’est zéro ; en revanche, s’il faut la noter sur ses coups de fil quotidiens avec les îles lointaines où réside toute sa famille, un vingt sera parfait. Il faut juste que soit mentionné à quoi correspond la note.
Le chef de centre la congédie et, plus tard dans l’après-midi, lui fait parvenir la feuille de notation avec la moyenne. Il lui demande, en tant que supérieure hiérarchique, de signer la feuille d’évaluation.
Le sang de ma mère n’a fait qu’un tour. Elle est remontée dans le bureau de son supérieur, lui a tendu le document non signé en déclarant : « Si vous voulez vous coucher devant les syndicats, libre à vous, mais vous assumez ! Quant à moi, je ne signerai jamais autre chose que le zéro que cette personne mérite amplement. »
Pour gentille et douce qu’elle était, elle avait une idée précise de la justice et des compromissions auxquelles il n’était pas question de céder. Cette intransigeance, cela aussi c’était ma mère.


Mais, avant tout, la mère de ma petite enfance, c’était la douceur. Tous les soirs, vers dix-huit heures, j’avais un coup de pompe et je me réfugiais dans ses bras pour un câlin. Un soir qu’elle était en avance sur son programme, elle me proposa d’en faire un, mais je lui rétorquais qu’il n’était pas l’heure. Or, à cette époque, je ne savais pas déchiffrer les horloges. Elle racontait cette histoire en souriant, mais on sentait que malgré les décennies, il restait un peu de contrariété de ce congédiement brutal.
La vérité est que j’ai beaucoup abusé du pouvoir de séduction que j’avais sur elle. Elle disait en ce temps-là que je lui aurais fait « battre l’eau avec un bâton », tellement j’étais maître dans l’art de la manipuler avec un air angélique. Et de raconter à qui voulait l’entendre que j’étais possédé par le diable depuis qu’une bonne sœur m’avait fait embrasser son crucifix dans la rue…

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