mardi 20 février 2018

Le tombeau de ma mère 1/10

Comment écrire sur un tel sujet ? Par où commencer ? Pour dire quoi et pourquoi le dire ? L’exercice est périlleux, plein d’écueils. Au premier chef, la subjectivité du narrateur, l’imprécision de ses souvenirs…
Parler de ma mère, c’est aussi – nécessairement – parler de moi d’une certaine manière. La preuve ? N’aurait-il pas fallu intituler ces lignes Le tombeau de notre mère, puisqu’elle était aussi bien celle de mon frère ? Or, est-il certain que lui et moi ayons la même vision de qui elle était, les mêmes souvenirs ?
De fait, bien qu’il soit mon aîné de trois ans, j’ai côtoyé celle qui nous a donné le jour bien plus longtemps que lui, sans même parler des dernières années où je me suis occupé d’elle quotidiennement pour la maintenir à domicile.
Question de proximité. Proximité géographique, bien sûr, et sans doute aussi proximité naturelle. Celle qui lie le petit dernier à sa mère, par exemple.


Le titre de ce récit est suffisamment explicite pour que l’on puisse en conclure aisément qu’elle n’est plus là pour se pencher sur mon épaule et épier ce que je pourrais en dire. Il s’agit donc de parler d’une morte et sans doute aussi de sa mort.
La mort d’une mère, c’est le titre que Roger Peyrefitte a donné à son récit, en 1950. Ce livre, que j’ai déniché chez un bouquiniste quand j’avais vingt ans, j’ai mis quatre ans avant de pouvoir le lire. Par superstition. J’avais peur que cette lecture fasse entrer pareil malheur dans ma vie. La superstition est une bêtise, la preuve en est que ma mère a survécu trente ans à ma lecture.
Le récit de Peyrefitte et le mien se situent à Toulouse, il y est question de la perte d’une mère aimée ainsi que du regret de n’avoir pas été présent au tout dernier instant. Le premier est celui d’un fils qui arrive trop tard, quand le second est celui d’un fils qui part trop tôt, cependant nous sommes tous prévénus que  « Pour ce qui est du jour et de l’heure, personne ne le sait, ni les anges des cieux, ni le Fils, mais le Père seul. » (Matt. 24:36)









Maman est morte à l’Hôpital Purpan, le 4 janvier 2017 « à vingt heures quarante-neuf minutes », comme le relève avec précision son acte de décès, dressé selon la déclaration d’un jeune homme de dix-neuf ans – inconnu de nous – exerçant la profession de « démarcheur ». Je le note, parce que je trouve un petit côté humoristique dans cette appellation. À mes yeux, jusqu’à ce jour un « démarcheur » n’était rien d’autre qu’un marchand ambulant de dernière zone ; un type à qui l’on ferme la porte au nez en disant que l’on n’a pas besoin d’un nouvel aspirateur ou d’une encyclopédie trop onéreuse. Il me semble que je me serais plutôt attendu à la mention vague « agent hospitalier ».
J’ai été informé de son décès moins de dix minutes plus tard. Le temps, sans doute de chercher mes coordonnées dans le dossier.
C’est l’interne de garde qui m’a appelé, juste au moment où Yves et moi nous couchions et nous apprêtions à regarder un DVD.
Quand mon téléphone portable a sonné, j’ai tout de suite pensé que c’était l’hôpital. J’ai répondu d’un air absent, comme si mon cerveau avait déjà mis en place une barrière de protection, un amortisseur au choc.
L’interne s’est présenté, a vérifié mon identité et m’a demandé si je me trouvais seul. J’ai répondu que non. Je participais à cette conversation et, en même temps, je la jugeais de l’extérieur. Tandis qu’il parlait, je me disais c’est donc ainsi que l’on annonce la mort d’un proche ? Y a-t-il façon plus gauche de procéder ?
Il me dit que maman nous avait quittés quelques minutes plus tôt. Je répondis que je m’y attendais et demandais comment cela s’était produit. Il m’expliqua qu’elle avait fait une nouvelle détresse respiratoire et que tout était allé très vite, qu’elle n’avait pas souffert. Puis il me dit qu’il allait me passer une infirmière qui m’expliquerait les démarches à suivre et à laquelle je pourrais poser toutes les questions qui me venaient. J’avais le sentiment qu’il était soulagé de repasser la corvée à une femme. Le plus souvent, les hommes ne savent pas annoncer les mauvaises nouvelles ; ils sont maladroits, incapables d’empathie.


Avec beaucoup de précautions, l’infirmière me demanda si j’allais venir. Je répondis que non, à moins d’y être obligé. Elle m’expliqua que le but de sa question était de savoir si elle devait garder le corps dans le service jusqu’à mon arrivée ou le transférer dès à présent au dépositoire de l’hôpital. J’étais incapable d’aller là-bas. Du reste, je ne le voulais pas. Je ne voulais pas avoir la moindre image de ma mère morte, je voulais la garder vivante dans mon souvenir. C’était déjà assez cruel de devoir se rappeler d’elle dans les dernières quarante-huit heures !
Le corps sans vie de cette femme n’était déjà plus ma mère. Elle poursuivait maintenant son chemin dans ma mémoire. Quant à l’enveloppe, elle était désormais vide.
En agissant ainsi, je ne l’abandonnais pas. Qui donc avait abandonné l’autre, de fait ! Et puis, elle savait bien que je ne voulais pas voir son cadavre. Ma phobie n’était pas nouvelle. Déjà, à la mort de mon père j’avais eu la même réaction. Elle avait alors insisté pour le voir et voulu que je l’accompagne. Je n’avais dû mon salut qu’au fait qu’elle avait flanché à quelques mètres de la morgue de la clinique, incapable elle aussi d’affronter le vide et de devoir s’en souvenir ensuite, jusqu’à sa propre fin.


Si peu qu’ait duré notre conversation, toutes les deux phrases l’infirmière me demandait si ça allait. C’était comme une ponctuation.
Pourquoi le faisait-elle ? Y avait-il quelque chose, dans mon ton ou mes mots qui la choquait ou la perturbait elle-même ? Sentait-elle, comme moi, que je prenais les choses avec une certaine distance ? Mais existe-t-il une façon standard d’encaisser la mort d’une personne avec qui vous aviez des rapports fusionnels ?
J’ai dit que j’allais aussi bien que possible en la circonstance. Que j’avais besoin d’intégrer la nouvelle, bien que je m’y sois préparé depuis des jours. J’ai remercié pour tout ce qui avait été tenté pour la maintenir en vie, d’une part, puis l’aider à partir ensuite.
L’infirmière m’a dit que l’hôpital se chargeait de la déclaration à l’état civil et qu’il m’appartenait de contacter les pompes funèbres. Puis, nous avons raccroché.









Tout cela est un peu flou et imprécis pour moi. Je l’ai vécu d’une manière relativement irréelle, comme détaché du cataclysme qui survenait. Mon récit ne peut être que décousu et fragmentaire, toutefois il ne me semble pas inutile de préciser qu’il me paraît évident que je n’écris pas ici pour me souvenir, mais au contraire pour oublier. Non pas pour oublier ma mère, bien sûr, non plus que sa mort – encore que ! –, mais le déferlement d’émotions contradictoire qu’il m’a fallu gérer dans le maelström de démarches auxquelles nul n’est jamais préparé.









Pendant que j’étais au téléphone avec l’hôpital, Yves avait appelé ses parents pour leur annoncer la nouvelle. J’enregistrais qu’il pleurait sans bruit et je comprenais qu’au-delà de la peine réelle que lui procurait la disparition de ma mère, par anticipation il versait des larmes à l’idée de la perte inéluctable de la sienne et de son père, un jour ou l’autre.
Il m’appartenait maintenant de prévenir ma famille et quelques autres personnes.
J’appelais Yaël, qui m’avait secondé tout au long de ces derniers mois et surtout de ces derniers jours. N’était-elle pas encore au chevet de ma mère dans l’après-midi, alors que je n’y étais pas allé ?
Yaël est encore ma femme, bien que nous soyons séparés depuis une dizaine d’années. Elle est aussi la mère de mes deux enfants. Ses liens avec ma propre mère étaient assez étroits et leurs conversations revêtaient souvent un caractère intime et complice ; on peut dire – indubitablement – que ce sont les mêmes rapports qu’elle entretient avec mon compagnon, qu’elle désigne comme son « beau-mari ».


L’annonce du décès de sa belle-mère a malgré tout été un choc, dans la mesure où elle l’avait vu quelques heures auparavant dans un contexte où il était question de lui faire quitter le service de soins continus pour un service normal. Lorsqu’elle m’avait fait son compte rendu, en fin d’après-midi, j’avais à moitié plaisanté en demandant s’il fallait voir un symbole quelconque dans le fait qu’on la transférait du sous-sol au dernier étage. S’agissait-il de prendre de la hauteur ou d’une Élévation ?
L’humour est l’une des meilleures formes de la résilience. Depuis l’adolescence, je professe qu’il faut rire de tout avant d’avoir à en pleurer. L’humour noir et décalé est une de mes spécialités. Je me souviens, après la crémation de mon père, alors que tout le monde s’était retrouvé chez nous, de ma réponse à Yaël qui nous demandait à mon frère et moi de préparer le barbecue pour faire griller la saucisse : « Parce que tu trouves que nous n’avons pas fait griller assez de bidoche pour aujourd’hui ? »
Détourner l’attention par le rire, même nerveux, est un vieux truc d’homosexuel pour passer entre les gouttes, entre les coups… Je me suis construit à l’école d’Oscar Wilde et de Jean Cocteau.


Yaël m’a proposé de s’occuper de prévenir ma cousine Ginette, qui avait demandé des nouvelles quotidiennement depuis l’hospitalisation de ma mère et à qui nous avions beaucoup menti par omission afin de ne pas l’inquiéter davantage, parce qu’elle est d’un tempérament à voir du noir profond là où il n’y a que du gris ténu. Nul doute que ce fut une corvée et je rendais grâce d’en être déchargé.
J’appelais mon frère juste après. Ce fut bref et laconique, comme le sont le plus souvent nos échanges.
Ce n’est qu’après l’avoir eu au téléphone que je craquais. La digue se rompant, un torrent de larmes déferla, à la fois dru et relativement bref car il me fallait poursuivre la corvée.
Pour couper court aux questions autant qu’aux condoléances ou aux appréciations philosophiques sur le thème du c’est douloureux, mais c’est sûrement mieux ainsi pour elle, je rédigeais un SMS que j’envoyais à la poignée de personnes que je me devais de prévenir parce que je savais que la défunte l’aurait souhaité. Texte laconique et presque aussi froid que le corps en partance pour le dépositoire : « C’est avec tristesse que je vous fais part du décès de ma mère, survenu le 4 janvier 2017 en début de soirée. Bien à vous. »
Il ne me restait plus qu’à annuler le rendez-vous professionnel que j’avais le lendemain à onze heure. D’une part parce que je n’avais guère la tête à travailler, ensuite parce que je me doutais à quel point la journée tiendrait du parcours du combattant.









Pour cliché que cela puisse paraître, ce qui m’a plongé dans un état de totale hébétude, c’est la liste de choses que j’aurais voulu raconter à ma mère et qu’il m’était désormais à tout jamais impossible de lui dire.
C’est à tout cela que je pensais dans la longue nuit d’insomnie qui suivit, recroquevillé en position fœtale et blottis entre les bras de mon compagnon, tantôt pleurant, tantôt suffoquant.
Il y avait aussi une farandole d’images, défilant dans mon esprit à toute vitesse – des moments heureux ou difficiles que nous avions vécus elle et moi – et s’arrêtant soudain sur une image fixe que je m’efforçais de chasser, que je refusais de laisser m’envahir… La dernière, celle de la veille. Terrible. Insupportable. Et donc inoubliable.
Je me demandais si, au fond, je n’aurais pas mieux fait d’aller la voir une dernière fois, morte, les traits détendus, toute souffrance envolée. Pourtant, je savais bien que même cette image terrible valait mieux, parce qu’elle était animée, parce que c’était encore sa voix qui me parlait, même déformée par la souffrance, l’absence de dentier – disparu dans les transferts successifs des neuf derniers jours – et l’effet soporifique de la morphine.









Au sortir de cette longue nuit d’insomnie, j’ai conduit Yves au travail comme tous les matins, puis j’ai fait faire un tour à la chienne dans le bois avant de rentrer m’occuper d’appeler les pompes funèbres. Je voulais m’assurer qu’ils se chargeraient entre autres d’aller au dépôt mortuaire de l’hôpital pour récupérer le certificat de décès et le permis d’inhumer. Faire cette dernière visite à Purpan était au-dessus de mes forces.
Ma mère avait réglé ses obsèques de longue date afin que nous n’aillions à nous préoccuper de rien. Je disposais d’une carte commerciale sur laquelle était noté le numéro à contacter ainsi que les références du dossier concerné.
Le numéro atterrissait sur une plateforme nationale et l’on m’a dit que l’agence des PFG de l’avenue Jean-Rieux m’appellerait à neuf heures trente. Je suis donc allé chez ma mère pour chercher le livret de famille et le contrat pour les obsèques. Tous les papiers étaient dans une chemise plastique rouge, sur le bureau de mon père. J’en ai profité pour lire le testament qu’elle m’avait dit avoir laissé.
Je pensais que ce document tiendrait en quelques lignes, or il y en avait trois grandes pages. Elle y détaillait la répartition qu’elle souhaitait des meubles, bibelots et bijoux, précisant qu’elle ne voulait pas que mon frère et moi nous nous disputions. Ce document datait de quatorze ans et avait été rédigé quelques mois après son premier AVC.


En fin de matinée, personne ne m’avait rappelé. Renseignement pris, la personne que j’avais eu s’était trompée en prenant mon numéro de téléphone. J’ai fini par avoir l’agence toulousaine et, comme il était tard, nous avons pris rendez-vous pour le début d’après-midi.
Ne voulant pas rester seul, je suis allé rejoindre Yaël à l’école et nous sommes allés déjeuner ensemble au petit restaurant où elle a ses habitudes. Comme nous étions jeudi, le plat du jour était un couscous, ce qui nous allait très bien.


Dans la matinée, j’avais envoyé d’autres SMS pour prévenir de son décès les personnes auxquelles je n’avais pas pensé la veille. Je crois que l’important pour moi était d’agir, de ne pas rester sans rien faire, alors même que je sentais à quel point j’étais soudain devenu totalement démuni et inutile.

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