vendredi 23 février 2018

Le tombeau de ma mère 4/10

Elle aurait eu quatre-vingt-quinze ans à la fin du mois d’août. Une grande fête était prévue à cette occasion, une partie de la famille d’Auvergne faisant le voyage de Toulouse. Son arrière-petit-neveu attendait la chose avec impatience et pourrait-on dire fidélité, puisque cela faisait bien dix ans qu’il ne l’avait pas vue, ce qui représente presque toute une vie pour un adolescent.
Quatre-vingt-quatorze ans n’en reste pas moins un bel âge pour celle à qui l’on ne donnait guère d’espoir de survie quand elle en avait deux et demi.


À l'hiver 1925, la petite Marthe Gouttière est retrouvée, quasiment dévêtue et pieds nus dans la neige du chemin, un peu plus loin que la maison de ses parents. Elle souffre d’une pneumonie qui ne devrait plus tarder à virer à la pleurésie. Son oncle paternel et sa femme décident alors de prendre l’enfant sous leur protection et de l’emmener vivre chez eux.
Cette relation succincte, ma mère n’en fit jamais d’autre et ne varia pas d’un iota les trois ou quatre fois où elle me la fit. Était-ce juste avant la mort de son père, au moment des funérailles ou quelque temps après ? Impossible de le savoir.
Je pencherais pour l’hypothèse des obsèques, mon grand-père étant mort le 24 avril 1925. Avril, c’est encore l’hiver et la neige, par là-bas. Ne dit-on pas de l’Auvergne qu’il n’y a que deux saisons : l’hiver et le 15 août ? Encore qu’il m’est arrivé d’y voir neiger le 15 août plus d’une fois…
De son père, Joseph Marie Gouttière, ma mère ne m’a jamais vraiment parlé. Elle ne l’a guère connu et ne pouvait en dire grand chose, sinon qu’il avait été gazé pendant la première Guerre Mondiale et en était mort une demi-douzaine d’années après, à l’âge de quarante ans. Pas même une image vague.
Par son livret militaire, nous savons qu’il mesurait 1,64 m ; avait les cheveux blonds, les yeux bleus et un visage ovale. Il fut enrôlé le 11 juin 1915 et devint infirmier au fort de Moulainville à partir du 9 mai 1916 jusqu’à sa démobilisation le 19 mars 1919. Il avait inhalé du gaz moutarde ; l’Armée lui consentit une invalidité à 15 % et le proposa pour une pension par la commission spéciale de réforme de Clermont Ferand.
Nous pouvons reconstituer le fait qu’il se trouvait en permission en mars 1918, puisqu’il est témoin sur l’acte de décès de son père, survenu le 13.
Ma mère ne m’a pas non plus beaucoup parlé de la sienne. De fait, elle fut élevée par son oncle et sa tante et je pense qu’il n’y eut jamais de rapports filiaux entre les deux femmes.


Claude Gouttière était le cadet de la fratrie. Jean Baptiste était né en 1870, lui en 1876 et Joseph Marie en 1884. L’aîné et le benjamin étaient cultivateurs, Claude et sa femme instituteurs. Une autre façon de cultiver, en somme… Ils avaient une fille, Renée, qui avait une quinzaine d’années de plus que ma mère et était sa marraine. Elle était atteinte de tuberculose, sans doute cela a-t-il pesé lorsque ses parents ont vu leur nièce à l’abandon dans la neige ?
La prendre sous leur aile peut paraître altruiste et secourable. Ce fut sans doute le cas, mais une partie de la vérité est ailleurs. Pour ma grand-tante, ma mère n’était qu’une « pièce rapportée » qui venait du côté de son mari. Quand elle eut l’âge d’exécuter diverses tâches ménagères, elle fut amenée à payer largement sa pension. L’histoire n’est pas nouvelle, ni différente, de Cendrillon à la petite Causette des Misérables. Ma mère ne s’est jamais appesantie sur la chose. Elle n’y faisait allusion que par sous-entendus, une larme perlant au coin de l’œil. En parler, c’eût été revivre tout cela.
Je me souviens des regards que nous échangions lorsque ceux qui l’avaient connue parlaient avec émotion de cette femme dure qui menait sa maison d’une poigne de fer. Son mari était faible et prit l’habitude de se réfugier dans l’alcool. Malgré ce penchant, ma mère gardait une certaine tendresse pour lui, comme une solidarité nécessaire entre victimes d’un même bourreau.
Maman a toujours gardé de très bons rapports avec sa marraine – que mon frère et moi appelions la « tata de Vichy » pour la différencier de sa mère qui était la « vieille tata » –, bien qu’elle gardât au fond d’elle un peu d’amertume car Renée ne l’avait jamais soutenue devant sa mère. Je pense aussi que sa santé fragile devait la dispenser de toute tâche qui venait s’ajouter à celle de sa filleule.


Ma généalogie auvergnate m’a toujours semblé aussi inextricable que les bois entourant le village natal de ma mère dans les Combrailles. L’une des raisons en est probablement que ma tante et mes cousins parlaient de la famille en associant un prénom à un nom de village ; ainsi entendais-je parler de la Marie des Murteix, du Jean de Gourlanges, de même que chaque été ils allaient rendre visite à je ne sais plus qui à La Sauvetat. Or, pour moi, ce dernier village avait trait au premier mariage de ma mère et je ne pensais pas qu’il y eut la moindre raison pour que ma tante ait eu commerce avec cette famille-là. Fouillant mon arbre généalogique pour vérifier certains points de mon récit, il m’a semblé comprendre qu’un des oncles paternels de Claude Gouttière s’était installé à La Sauvetat, ce qui expliquerait la rencontre entre Claude et Eugénie, fort improbable autrement à cette distance en un temps où les kilomètres comptaient plus qu’aujourd’hui.
Ma grand-tante était née Eugénie, Jeanne Arnaud en 1878 à La Sauvetat. Du côté de ses deux sœurs, elle était surnommée « tata Génie ». Au moment où elle a pris ma mère en charge elle résidait et était en poste à Saint-Rémy-de-Chargnat, soit à une centaine de kilomètres de là.
J’ai souvent entendu vanter les mérites culinaires et une certaine bonhomie de la « tata d’Issoire ». Grâce aux souvenirs de ma mère, j’ai pu reconstituer un des plats qui faisaient sa gloire : un gratin de pieds de porc et de veau à la crème fraîche et moutarde forte. Sans la moindre certitude, j’en déduis qu’il devait s’agir de la mère de ma grand-tante.
Je sais en revanche qu’à Issoire, où le couple en retraite s’était installé, la maisonnée était nombreuse et qu’un de ses rites était la prière du soir en commun. Ma mère, qui prenait tout cela par-dessus la jambe, s’asseyait au fond de la pièce et lisait l’Almanach Vermot. Hélas ! il lui arrivait souvent d’en tourner les pages trop bruyamment, ce qui lui valait d’être réprimandée publiquement par sa tante. Ce souvenir-là, elle aimait à le raconter et en riait toujours comme d’une bonne blague dont elle s’était délectée enfant.
Antonine et Marie-Antoinette dite Naine, les deux sœurs d’Eugénie, vivaient avec eux ainsi que leurs enfants. J’ai connu ces derniers, sans vraiment savoir comment ils se rattachaient à la famille, en revanche il était évident qu’ils avaient en commun avec ma mère de nombreux souvenir de jeunesse. La nécrologie de Claude Gouttière, parue dans La Montagne, rend hommage à son dévouement : « Sa vie fut celle d’un maître d’école dévoué à ses élèves et à la population de sa commune, celle d’un homme au grand cœur qui savait s’oublier lui-même pour adoucir le sort des malheureux : il a élevé, outre sa fille, une nombreuse famille d’adoption. » Parmi cette « famille d’adoption » ma mère figurait en bonne place.









Il m’est arrivé de presser ma mère de questions, pour avoir des détails sur la façon dont elle était traitée par sa tante. Elle a toujours éludé, faisant un geste de la main comme pour chasser les mouches. « Quoi que je puisse dire, il n’en reste pas moins que sans elle je ne serais plus là aujourd’hui. » La reconnaissance de l’avoir sauvée était plus forte que l’ensemble des avanies qu’elle avait dû subir.
Mais il ne s’agit pas de la présenter comme une victime. Certes, elle le fut de bien des façons, cependant il y avait en elle une certaine capacité de résistance passive, une grande force d’inertie qui lui permettait de venir à bout de qui voulait la lancer sur un chemin qu’elle ne voulait pas tracer. Ainsi, elle n’hésita pas une seconde à trahir l’idéal avunculaire en échouant volontairement au concours d’entrée de l’École Normale pour réussir brillamment, dans la foulée, celui de l’administration des Postes, Télégraphes et Téléphones. Ce fut un affront pour sa tante et une façon pour elle d’échapper à la férule de celle-ci, qui se serait exercée tout au long de sa carrière d’institutrice.
De son côté, Renée reprit bien évidemment le flambeau. Elle épousa un instituteur cantalou mais ils n’eurent pas d’enfant car le corps médical le leur avait déconseillé en raison des antécédents de la jeune femme. Notons que cette union ne manque pas d’humour, puisqu’une Gouttière épousa un Grenier !
Renée mourut au début des années quatre-vingt, terrassée par une mauvaise grippe. Le choc fut insurmontable pour son mari, qui développa la maladie d’Alzheimer à partir de ce moment-là. De ce côté de la famille, après que les descendants des deux sœurs de la « vieille tata » se soient servis, ma mère a hérité d’une tapisserie représentant une chasse royale, qu’elle a expressément léguée à mon frère, ainsi que du vieux fauteuil club déglingué de son oncle, dont je suis aujourd’hui détenteur.


Renée fut sans doute une sorte de seconde sœur pour ma mère, qui en avait déjà une en la personne de Germaine, son aînée de sept ans.
Comment tisse-t-on des liens avec une sœur quand on quitte le cercle familial aussi jeune pour de lointains pénates ? Je gage que ma mère a dû rendre visite à sa mère et sa sœur restées au village, de loin en loin, quand sa tante voulait consentir au voyage. Sans doute a-t-elle passé ses vacances au village ; cela, je l’imagine car elle en parlait le patois que j’y ai moi-même appris avec son parrain lorsque j’avais six ans. Or, ce patois présentant de nombreuses variantes d’un village à l’autre, il est exclu qu’elle ait pu l’apprendre à cent kilomètres de là. D’autant qu’il paraît fort peu probable que son institutrice de tante ait admis qu’elle parle autre chose que le français, à une époque où les langues régionales n’avaient pas bonne presse dans les écoles de la République.
Quoi qu’il en soit, il a bien fallu qu’il y ait des contacts d’une manière ou d’une autre, parce que Marthe et Germaine sont restées proches jusqu’à la fin.
Pourtant, il est clair que ma tante n’a jamais entretenu de relations avec la famille d’adoption de sa sœur. Lorsque j’étais enfant et que nous allions passer la journée à Vichy – où cette partie de la famille avait fini par s’établir –, ce n’était que par politesse qu’elle en demandait des nouvelles. Encore que la forme de sa question – « Et ces vieux, à Vichy, comment ils vont ? » – laissait davantage transparaître un fond d’animosité et un arrière-fond de rancœur. Il n’est pas impossible que ma tante en ait secrètement voulu à tous de l’avoir laissée avec sa mère et de lui prendre sa sœur.
De fait, l’enfance et la jeunesse de ma mère se situent loin d’elle, entre Saint-Rémy-de-Chargnat, Issoire, Champeix, Montaigut-le-Blanc, Vic-le-Comte et La Sauvetat. J’en connais la géographie, parce que ces noms chantent à mes oreilles avec la voix de ma mère ; elle les évoquait souvent mais les souvenirs qui s’y attachaient restaient toujours vagues pour moi, à l’exception de ceux ayant trait à la seconde Guerre Mondiale et aux tribulations d’une jeune fille de vingt ans prise dans la tourmente, entre angoisse et insouciance.









La guerre de ma mère fut, sans nul doute, plus sereine que celle de mon père, qui se trouvait à Caen. Elle souffrit moins des privations, parce qu’elle était à la campagne où le ravitaillement était un peu moins compliqué. De même qu’elle n’eut pas à subir de bombardement. En revanche elle connut également l’occupation, la milice, les prises d’otages en représailles contre le maquis, les lettres de dénonciations et les visites de la Gestapo.
Le plus qui lui a manqué durant cette période, c’est le vrai café. Elle lui substituait des grains d’orge torréfiés mélangés à de la chicorée Leroux, mais le résultat était loin d’être concluant. Cela, je peux l’affirmer car, à ma demande, elle m’en a préparé lorsque j’avais une dizaine d’années. Je voulais connaître le goût de ces choses. Plus tard, j’ai découvert les rutabagas et les topinambours dont elle s’était dégoûtée à l’époque et qui sont aujourd’hui encore injustement méprisés.
Elle gardait aussi un mauvais souvenir du pain à la farine de maïs qui remplaçait le vrai pain. Avec Yaël, nous avons eu du mal à lui en faire goûter quelques années avant sa mort. Elle l’a fait d’abord du bout des lèvres, puis a convenu que ça n’avait rien à voir avec ce qu’elle avait connu, dont la mie qui n’était pas levée vous tombait sur l’estomac tel un cataplasme.
Comme toutes les jeunes femmes à ce moment-là, elle remédiait à l’absence de bas en passant ses jambes au brou de noix et terminait par une décoction plus foncée qu’elle appliquait à l’aide d’un pinceau fin pour marquer la couture à l’arrière des mollets. Pas besoin de monter plus haut, les jupes descendaient alors en dessous du genou. Ce détail marque la coquetterie et le souci d’élégance qui ne l’ont jamais quittée.


L’un de ses grands moments de peur fut le jour où un jeune officier de la Wehrmacht l’aborda dans la rue pour lui offrir un bonbon : « Pour vous, jolie mademoiselle… » N’osant pas le refuser, elle le mit dans sa poche en déclarant qu’elle le mangerait plus tard. Elle se souvenait de lui comme d’un bel homme, souriant et affable, mais il était l’ennemi et il n’avait pas été question pour elle d’accepter quoi que ce soit de lui ou de l’un des siens. Rentrée chez elle, elle s’était débarrassée de la confiserie. Quelque temps plus tard, elle s’était retrouvée nez à nez, derrière son guichet à la poste, avec le même officier qui lui avait demandé si elle avait mangé le bonbon. Comme elle lui avait répondu par l’affirmative, il avait poussé un guttural « Menteuseeeeee ! » qui lui avait fait froid dans le dos. Des décennies plus tard, elle frissonnait encore en pensant à cette scène, se demandant si l’affirmation de son mensonge n’était pas une manière de lui signifier que si elle avait sucé ce maudit bonbon, elle n’aurait plus été là pour le lui dire. Elle gardait au fond d’elle un doute sur les intentions véritables de ce jeune homme, mais était certaine que d’une manière ou d’une autre il s’agissait d’un cadeau empoisonné dont elle avait bien fait de se défaire.


Elle avait une forte sympathie pour les gars de la résistance et on lui reprocha de donner un peu vite la caisse du bureau de poste lorsque le maquis venait la braquer. Curieusement, le fait de se retrouver avec le canon d’une mitraillette devant le nez lui avait fait moins d’effet que le bonbon tendu par l’officier allemand.
La receveuse du bureau de poste avait une nette préférence pour le maréchal Pétain. C’était une bourrique qui menait tout son monde à la baguette et sans scrupule. Elle envoyait régulièrement ma mère porter des pièces comptables à une vingtaine de kilomètres de là, mais refusa toujours de lui signer un bon pour le changement d’un des pneus de sa bicyclette.
Tout le monde la détestait, employés comme clients, et chacun se sentait mieux quand elle était absente. Le personnel s’était mis de mèche avec le médecin du coin et quand la Marguerite avait été par trop odieuse, on appelait le praticien pour lui dire de lui donner un congé de maladie de quelques jours. Elle était un peu neurasthénique et ne demandait qu’à se croire plus malade qu’elle n’était. Son abscence faisait des vacances à tout le monde. Ma mère riait encore rétrospectivement des « tours » que ses collègues et elle avaient joués à la vieille fille. Cependant, elle se rappelait aussi que tout le monde avait témoigné pour elle lorsqu’elle avait été arrêtée par la milice sur dénonciation anonyme la prétendant proche de la Résistance.
Bizarrement, ma mère ne m’a jamais parlé des enquêtes qui ont dû avoir lieu après les deux braquages de son guichet. Il paraît impossible qu’il n’y en ait pas eu.


Avant même que la chose fût rendue célèbre par les radios, ma mère et ses copines pratiquaient le canular téléphonique. Ça leur était d’autant plus aisé qu’à l’époque toutes les communications passaient par le standard de la poste. C’étaient surtout des blagues bon enfant, comme de faire se lever le cafetier – qui faisait aussi office d’ambulance et de taxi – aux aurores pour lui faire chauffer le gazogène en vue d’une course fictive. Il y avait, malgré les circonstances, un élan d’insouciance et de gaîté qui éclairait ces heures sombres. C’est en tout cas de cela qu’elle avait décidé de se souvenir, sans pour autant ignorer les rafles et les fusillades du petit matin.

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