vendredi 14 décembre 2012

Un arbre en automne 5/5


Les pronostics de Constantin se révélèrent tout à fait fondés. La crise s’emballa soudain du côté de la Grèce . Soumis à une cure d’austérité sévère qui mêlait hausses d’impôts, baisses des salaires et des retraites, privatisations et coupes sans précédent dans les dépenses de l’État, le pays n’en était pas moins au bord de la faillite et attendait son salut d’une aide financière sans cesse accrue de l’Union européenne et du Fonds monétaire international. Les deux institutions négociaient cette aide contre des mesures toujours plus drastiques que le peuple grec contestait, déjà au bord de l’asphyxie. Les grèves devenaient plus nombreuses et plus dures.
Le jeudi 27 octobre 2011, veille de la visite de Constantin, un nouvel accord européen avait été trouvé après d’âpres discussions au Bundestag qui refusait de faire payer aux contribuables allemands la défaillance des autres pays de l’Union en garantissant leurs emprunts. Le contenu de cet accord et les circonstances politiques de sa négociation avivèrent le mécontentement des Grecs, conduisant le Premier ministre à proposer le 31 octobre l’organisation d’un référendum national pour la ratification de cet accord, à la stupéfaction de ses partenaires européens. Il fut immédiatement convoqué à la réunion du G20 qui se tenait à Cannes, les 3 et 4 novembre, sous présidence française, afin d’être “recadré”. De retour à Athènes, Papandréou négocia avec ses ministres de démissionner au profit d’une coalition nationale s’ils l’aidaient à obtenir un vote de confiance au parlement. Sa démission fut rendue publique le mercredi 9 novembre.
Ainsi, la grande histoire s’imbriquait-elle dans la petite. Je ne m’étais jamais beaucoup intéressé à la marche du monde, pas plus qu’à celle de l’Europe, mais ces péripéties avaient soudain une influence directe sur ma vie et en prendraient de plus en plus. Dans les mois qui suivirent, j’allais devenir incollable sur les points de tensions économiques, il me suffirait pour cela de prendre garde aux différentes destinations de Constantin. La multiplication de ses voyages au Portugal, en Espagne ou en Italie prendrait valeur de thermomètre.

La crise grecque eut donc pour conséquence immédiate de reporter notre second rendez-vous chez moi au 11 novembre, soit trois semaines plus tard.
Était-ce le temps perdu de ces longs jours d’absence ? Nous ne laissâmes pas traîner les choses davantage en conversations oiseuses sur les éditions anciennes ou la résolution temporaire de la crise de l’Euro.
À peine était-il entré, laissant son escorte à la porte, que nous étions dans les bras l’un de l’autre et basculions aussitôt sur le canapé. Il était en même temps attentif et déterminé, fougueux et prévenant, sans cesse en mouvement. J’étais littéralement transporté de plaisir, à tel point que j’eus un moment le sentiment de me retrouver sous la nef de la grande chapelle du Palais des Papes en Avignon, un endroit où je m’étais senti pleinement heureux dix ans plus tôt avec l’homme qui avait le plus compté dans ma vie.
J’aimais tout de suite sa peau. D’abord pour la finesse de son grain, ensuite pour son goût et son odeur boisés qui me faisaient irrésistiblement penser aux copeaux des taille-crayons de mon enfance.
Sous ses caresses et ses morsures, j’étais comme un bateau ivre dans la tempête mais sans aucune crainte car dominait en moi la sensation sinon la certitude d’avoir trouvé mon futur port d’attache.
Après ce déferlement de plaisir, nous nous assoupîmes l’un contre l’autre. Il y avait le poids de sa main sur ma hanche, son souffle régulier contre ma nuque. Je retrouvais un sentiment de plénitude que je croyais ne plus jamais devoir connaître. Le canapé était devenu une île déserte sur laquelle nous étions hors d’atteinte. Esmeralda était à la porte dans le jardin, les deux gorilles dans le hall de l’immeuble ; nous étions seuls au monde pour encore quelques précieuses minutes.

Par la suite, Constantin prit l’habitude de me retrouver chaque vendredi, pour autant que ses activités ne le retenaient pas loin d’ici. Ces visites occasionnèrent quelques tensions de voisinage, la présence des deux gorilles étant loin de passer inaperçue. Il fallut négocier avec eux le fait qu’ils attendraient désormais dans la voiture et se feraient le plus discrets possible.
Il arrivait en fin de matinée afin que nous déjeunions ensemble. Je faisais la cuisine, retrouvant le plaisir de préparer des plats mijotés dont les effluves parfumaient l’appartement de façon subtile, annonçant en éclaireur l’arrivée de la fête. C’était l’occasion d’un jeu entre nous ; une fois passé la porte, Constantin tentait de deviner le menu d’un frémissement de narines.
Pendant le repas, il me racontait une ou deux anecdotes internationales qui illustraient sa semaine écoulée. C’était pour moi un moyen de découvrir son emploi du temps. Rien d’indiscret dans ses propos, il restait d’une grande réserve sur ses activités et les gens qu’il était amené à rencontrer. Une fois ou deux, il m’avait semblé capter son ombre en arrière-plan d’un reportage sur une réunion à Bruxelles, penchée à l’oreille d’un représentant de la délégation française, mais si j’y faisais allusion je n’obtenais ni confirmation ni démenti.
Les deux tasses de café rituelles avalées, nous faisions l’amour frénétiquement, longuement avant de nous endormir épuisés le temps d’une sieste généralement perturbée par les différentes sonneries de son portable annonçant l’arrivée de mails ou de SMS, quand ce n’était pas un appel vocal pressant.
En fin d’après-midi, il faisait avancer la voiture et s’éclipsait rapidement. Suivant le temps dont il disposait, il se contentait d’aller embrasser sa mère et prendre le thé avec elle ou bien il passait la soirée et la nuit chez elle avant de s’envoler à nouveau pour une destination connue de lui seul.
J’organisais ma vie en fonction de nos rencontres, refusant toute obligation professionnelle le vendredi entre onze et dix-huit heures.
Bien que nous ayons décidé de nous montrer discrets sur notre relation, quelques amis constatèrent un changement dans ma vie et voulurent en savoir plus à ce sujet. J’admis avoir fait une rencontre, tout en restant vague sur celle-ci, refusant même de révéler le prénom de l’heureux élu. Le présenter à quiconque était impensable, si j’avais organisé une rencontre chez moi les deux gorilles seraient devenus hystériques et j’aurais eu le plus grand mal à justifier cette situation que j’admettais à défaut de bien la comprendre.
Avant notre rencontre dans le parc, je me sentais comme un arbre en automne, dont la sève se retire peu à peu alors qu’il se prépare à s’assoupir pour l’hiver. Un hiver que je voyais s’installer pour longtemps et au bout duquel il n’y aurait peut-être pas de réveil. Et puis cette rencontre avait relancé le cycle, bousculant les saisons, installant un printemps que je devine durable malgré tous les signes de sa précarité.
J’ai bien conscience que ce qui ramène Constantin par ici chaque semaine, c’est moins ma cuisine ou mon corps que le grand âge de sa mère . Elle est en quelque sorte mon alliée sans même le savoir, mais également une épée de Damoclès effilée au-dessus de ce lien fragile qui nous unit. Le jour où elle ne sera plus là, serais-je une raison suffisante pour l’attirer encore ici, l’éloignant des villes lointaines dans lesquelles se joue la plus grande part de sa vie ?
Cependant, il ne faut pas me voir en victime, car je dois à la vérité de dire que je trouve également ma part dans cette configuration.
Aimerais-je autant Constantin s’il était collé à moi en permanence ? Voudrais-je de lui à demeure alors que nous n’avons passé que deux ou trois nuits complètes en un an ? Ce qui fait le ciment de notre histoire, c’est avant tout l’absence des petits tracas qui font l’usure du quotidien. Le plaisir sans cesse renouvelé de nos retrouvailles fait toute la valeur de notre liaison, nous avons la chance de pouvoir encore longtemps nous surprendre mutuellement puisque nous n’avons chaque fois qu’à peine le temps de nous connaître un peu.
Bien sûr, il y a un risque. Mais il y a toujours un risque, dans toute histoire. Peut-être rencontrera-t-il quelqu’un d’autre, peut-être est-ce déjà fait et a-t-il un amant dans chaque capitale européenne ? Je ne veux pas y penser, je préfère savourer l’instant. Je me répète cette phrase du romancier britannique Hanif Kureishi : « On est toujours infaillible dans le choix de ses amants, surtout quand on cherche la personne qui ne nous convient pas », en me disant que Constantin est probablement la personne qui me convient le mieux depuis longtemps. Quand à savoir si la réciproque est vraie, il faudrait avoir le courage de lui poser la question…
 
Toulouse,
12 mai - 9 décembre 2012

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