lundi 10 décembre 2012

Un arbre en automne 1/5

À “Constantin”,
quel que soit son nom… 



Le couple avançait à notre rencontre dans la lumière déclinante d’une fin d’après-midi automnale. Ils allaient d’un petit pas. La silhouette de la femme la laissait supposer âgée et frêle. Il y avait dans sa démarche une voussure qui semblait présager une déformation de la colonne vertébrale en haut du dos. Elle s’appuyait sur une canne mais le faisait avec une certaine distinction. Ses cheveux blancs soigneusement peignés et ramassés en chignon captaient ce qu’il restait de lumière. Lui était plus jeune. Ce devait être son fils. Mais à cette distance la ressemblance entre eux n’avait rien d’évident. Il était bien plus grand, élancé, droit comme un “i”, sans un poil sur le crâne. Il me fit penser à M. Propre, à ceci près qu’il avait troqué le t-shirt immaculé pour un costume anthracite de la meilleure coupe.
Quelques mètres derrière eux se tenaient deux hommes relativement jeunes. Mon œil les enregistra sans que je sache pourquoi au premier abord.
Ma chienne gambadait devant moi, heureuse de cette aubaine d’une dernière promenade en liberté. À cette heure, le parc était presque désert et j’avais pu la dispenser de la laisse obligatoire. Elle divaguait sans but, humant les odeurs, flairant des pistes…
Je la surveillais du coin de l’œil, soucieux de ne pas la perdre, attentif à ce qu’elle ne s’élance pas vers cette femme âgée qu’elle aurait pu bousculer en toute insouciance.
L’homme tenait le bras de la femme et, réglant son pas sur le sien, avançait en se penchant vers elle pour lui parler. Elle hochait la tête. Était-ce pour acquiescer à ses propos ou un tic comme en ont parfois les vieillards ?
Le costume de l’homme avait quelque chose d’incongru. Il ne cadrait ni avec le lieu, ni avec l’heure. Je m’en fis la réflexion au moment même où me sauta aux yeux que les deux personnages à l’arrière-plan étaient eux aussi costumés et cravatés. Ces deux groupes n’en formaient-ils qu’un ?
Esmeralda prit soudains conscience de la présence de ce couple et se précipita à sa rencontre, un peu pataude. Je pressais le pas, inquiet des réactions.
— Qu’il est beau ! s’exclama la dame, d’une voix claire et enjouée.
Comme si elle avait compris et apprécié le compliment, la chienne se laissa tomber sur l’arrière-train et tendit la tête dans l’espoir d’une caresse qui ne se fit pas attendre.
J’arrivais près du couple, rappelant l’animal à la raison.
La vieille dame souriait, rassurante, comme pour signifier qu’il n’y avait pas de problème. L’homme souriait aussi, mais son regard n’était pas pour Esmeralda. J’en éprouvais un intense frisson le long du dos.
— C’est un labrador, non ? demanda-t-elle.
— C’est une golden retriever, en fait.
— Elle est jeune, souligna l’homme avec un léger accent qui n’était manifestement pas d’ici. Probablement de l’est de l’Europe, mais indéfinissable. Un accent qu’on ne retrouvait pas chez celle que je supposais être sa mère.
— Pas tout à fait un an…
Tout en répondant, j’enregistrais machinalement que les deux hommes s’étaient rapprochés d’un pas plus vif lorsque j’avais abordé le couple et qu’ils avaient été stoppés d’un regard furtif de la part de mon interlocuteur. Je n’y prêtais pas véritablement attention, pourtant ce double mouvement ne m’échappa nullement.
La vieille dame flattait la tête d’Esmeralda qui semblait la dévorer des yeux, la langue pendante et la respiration haletante.
— C’est la première fois que je vous vois dans le parc, dit-elle.
— Oui, habituellement nous nous promenons le matin de bonne heure, dis-je avant d’ajouter pour son compagnon : à huit heures tapantes ; elle est réglée comme une horloge…
Son sourire s’accentua, il y eut une petite lueur amusée dans son regard. Je me fis la réflexion qu’on dit au théâtre, en de pareilles circonstances, avoir l’œil qui frise.
J’attachais la laisse au collier d’Esmeralda et lui enjoignais de laisser son admiratrice tranquille pour me suivre. Je saluais le couple et m’éloignais. Poursuivant mon chemin, je passais à proximité des deux hommes. Je vis leurs regards sur moi et sentis qu’ils me faisaient escorte quelques secondes.
La fin de la promenade se fit sans plus de rencontre. La pénombre gagnait, aussi ne restait-il qu’à rentrer à la maison.

Un peu plus tard dans la soirée, devant la télévision, la chienne endormie près de moi sur le canapé, sa tête reposant sur mes genoux, je repensais à cette rencontre.
J’avais d’abord observé la vieille dame, de loin. Peut-être parce que c’était avec elle qu’Esmeralda était la plus susceptible de créer des problèmes. Sans doute aussi parce que j’ai une tendresse instinctive pour les personnes âgées d’aspect fragile. L’envie d’aimer des grands-parents de substitution pour n’en avoir connu aucun des miens…
Ce n’est qu’ensuite que je m’étais intéressé à l’homme qui l’accompagnait et que je prenais pour son fils. Si la ressemblance n’était pas flagrante, les âges concordaient assez bien. Elle devait avoir dans les quatre-vingts ans, lui affichait une belle cinquantaine. Nous devions sensiblement avoir le même âge.
Il était plus grand que moi, sans doute plus sportif à en juger par sa silhouette, et incontestablement plus riche au vu de la coupe de son costume. On sentait la griffe d’un excellent tailleur, le genre chez qui l’on va également faire couper ses chemises sur mesure.
Moi qui n’attache habituellement jamais la moindre importance à ce genre de détail, j’étais capable de me souvenir de la couleur de ses yeux. D’un bleu profond, assez rare. À moins qu’il ne se fût agi de lentilles teintées ?
Je me surprenais à rêvasser. Ce n’était qu’une rencontre fortuite, sans lendemain. Au cours de laquelle il ne s’était rien passé d’autre qu’un échange de sourires que j’avais voulu interpréter d’une certaine façon qui m’arrangeait mais dans lequel lui-même n’avait sans doute mis aucune intention particulière.
Il m’arrive ainsi, parfois, d’éprouver comme une nostalgie en croisant un bel homme. La nostalgie d’une histoire qui aurait pu être… J’en ris aussitôt mais je sais que cela me fait malgré tout un bien fou.
Ce soir-là, je m’endormis en pensant à ce bel inconnu. Ma nuit fut bonne, pour autant qu’il m’en souvienne, et je dois à la vérité de dire qu’au petit matin tout cela était oublié.

Aucun commentaire: