mardi 11 décembre 2012

Un arbre en automne 2/5



Comme chaque jour, je petit-déjeunais sur un coin de table. À mes pieds, Esmeralda attendait que je lui donne les trois biscuits en forme d’os auxquels elle avait droit traditionnellement. Lorsqu’elle les avait avalés, elle demandait invariablement à sortir dans le jardin où elle attendait que je sois enfin prêt à l’emmener faire deux ou trois fois le tour du parc, situé à une centaine de mètres de la résidence.
Si je m’attardais trop, elle revenait près de moi, s’asseyait et me poussait le coude de la truffe en me jetant un regard suppliant. Depuis toujours, elle était une excellente comédienne et savait se faire comprendre en silence. Lorsque j’avais eu à choisir un chiot parmi la portée où elle figurait au milieu de ses huit frères et sœurs, elle était venue vers moi et s’était allongée sur mes pieds sans plus bouger, comme si harassée elle avait jugé être arrivée à bon port. Je m’étais penché sur elle et l’avais prise délicatement dans mes bras, où elle s’était endormie sous mes caresses. Le tour était joué, nous nous étions choisis mutuellement.
Elle avait alors à peine deux mois. Cela en faisait huit maintenant que nous partagions notre vie dans un minuscule appartement en rez-de-jardin, au milieu d’une résidence assez coquette et surtout très calme, dans laquelle nous avions emménagé depuis quelques semaines, après que je me sois séparé de mon ancien compagnon.
Depuis lors, je savourais ma liberté retrouvée. Non pas, comme on aurait pu l’imaginer, en me jetant dans une frénésie de rencontres, mais en faisant une grande cure de solitude. Ni dépression ni drame, il n’était question que d’apaisement après la tempête.
On fait souvent des rêves hors de notre porté. Ainsi, toute mon adolescence avais-je souhaité rencontrer un garçon avec qui je pourrais vivre, pour découvrir au final que je suis instinctivement un solitaire. Non pas incapable d’aimer, simplement incapable d’affronter l’usure du quotidien d’une vie à deux, avec ses nécessaires compromis, ses petites lâchetés, ses mensonges et ses omissions. Je n’étais désormais pas loin de penser que la vie de couple est un tue-l’amour.
Dans cet état d’esprit, je ne cherchais pas à provoquer de rencontre. Il m’arrivait, cependant assez rarement, de prendre un partenaire pour l’hygiène, un coup tiré à la sauvette et sans conséquence, mais en prenant soin de ne pas m’investir affectivement. Si d’aventure je m’apercevais qu’un type me lançait un regard intéressé et appuyé, je prenais cet hommage pour ce qu’il était ; le plaisir de plaire n’étant jamais à dédaigner, surtout lorsque l’on avance en âge. Une œillade, un sourire, un geste explicite devenaient autant de trophées d’une chasse à laquelle je ne me livrais pas. Des petits bonheurs simples, glanés au hasard.

Mon café avalé, j’enfilais un sweat-shirt à capuche, mettais mes chaussures et attrapais la laisse d’Esmeralda. Je n’avais pas besoin de l’appeler, elle était à l’affût et reconnaissait le bruit de la laisse entre mille. Déjà elle s’avançait et tendait le cou pour être attachée.
Je fermais la porte-fenêtre, descendais le volet roulant et nous quittâmes l’appartement, la chienne me tirant en avant de toute la force de son poids. Elle était d’une jeunesse fougueuse, impatiente, et ne semblait pas faire de rapport direct entre la laisse et cette sensation d’étranglement qui lui coupait le souffle. Il me fallait la raisonner chaque matin et constater qu’elle était moins convaincue par les remontrances que par la douleur de son cou.
L’appel du parc était plus fort que tout. Elle savait qu’une fois arrivés là-bas je la détacherai et qu’elle pourrait gambader à son aise. Le même cérémonial se reproduisait à chacune de nos visites, deux ou trois fois par jour suivant mon emploi du temps.
À cette heure matinale, le parc était le plus souvent désert. Cela me convenait parfaitement, à la fois par désir de solitude personnelle et pour la tranquillité de la chienne qui ne risquait pas d’être agressée par certains de ses congénères moins aimables qu’elle, ainsi que cela s’était déjà produit à deux reprises.
Parvenu à l’entrée du parc, je la lâchais et la suivais du regard tout en marchant d’un pas mesuré à quelque distance derrière elle. Le fond de l’air était encore frais, mais une belle journée s’annonçait.
Nous abordions le second tour de notre parcours lorsque je le vis venir vers nous. Il avait troqué son costume pour un survêtement et courait à petites foulées. Sa silhouette m’était déjà familière et je n’eus aucune difficulté à le reconnaître au loin. Peut-être aussi parce que deux ombres furtives le suivaient à distance, elles aussi ayant troqué leur mise vestimentaire de la veille pour une tenue de sport.
Il vint droit sur nous, se pencha sur la chienne dont il flatta la croupe.
— Alors, Esmeralda, tu vas bien ce matin ?
Je retrouvais ce léger accent que j’avais noté la veille et qui donnait un charme supplémentaire à sa voix profonde. J’attache beaucoup d’importance aux voix, il me semble que l’âme s’y reflète sans tricherie. C’est un élément de notre personnalité auquel nous ne pouvons rien changer, qu’il est impossible de contrôler en permanence.
Il se redressa et me salua avant de reprendre sa course. Je ne résistais pas à l’impulsion de me retourner pour le voir s’éloigner. Un corps parfait, ne manquant pas d’aisance. Juste ce qu’il fallait de muscles. De quoi vous donner envie de tester tout cela de plus près…
Comme le soir précédent, alors que je croisais les deux hommes, je sentis leurs regards sur moi, même après les avoir dépassés.
Esmeralda et moi poursuivîmes notre promenade, ce qui nous amena immanquablement à recroiser le coureur et son escorte quelques minutes plus tard.
Il s’arrêta de nouveau et s’adressa à la chienne.
— Nous sommes les deux seuls à courir, ici. Ton maître n’a pas l’air d’être sportif, dit-il en me regardant un peu goguenard.
C’était une entrée en matière. À moi d’avancer mes pions au coup suivant. Puisqu’il le prenait sur le ton de la plaisanterie, je n’avais qu’à lui emboîter le pas.
— Oh, pour moi, il en va du sport comme de la musique : uniquement de chambre… dis-je en le regardant droit dans les yeux.
— Vaste programme, rétorqua-t-il. Et des plus intéressants…
Il semblait plus amusé par mon côté direct qu’effarouché. Au fond, j’étais sans doute le plus mal à l’aise des deux. J’avais agi par pure provocation, sans réelle arrière-pensée même si, à y regarder de plus près, je le trouvais de plus en plus séduisant.
— Cela vous ennuie si je fais quelques pas avec vous ? demanda-t-il. Je ne voudrais pas attraper froid en restant figé trop longtemps.
— Pas du tout. De quel côté voulez-vous aller ?
Il choisit de poursuivre dans le sens de sa course, ainsi nous n’avions pas à passer devant ses suiveurs. Je m’efforçais de ne pas tourner la tête dans leur direction, il n’était pas besoin d’être grand clerc pour savoir qu’ils nous emboîteraient le pas.
Je me posais beaucoup de question sur cette situation. Elle ne me semblait pas des plus limpides au premier abord. Je me laissais séduire par un inconnu qui avait en permanence deux types baraqués à sa remorque. Son accent de l’Est ajoutait au mystère. Était-ce un ponte d’une quelconque mafia russe ? Difficile de le lui demander, en tout état de cause.

Nous refîmes un tour du parc. Il jouait avec Esmeralda tout en m’observant à la dérobée. Nous échangions des banalités comme si nous étions soudains incapables d’aborder le seul sujet qui nous brûlait les lèvres. Chacun attendait un nouveau signal de l’autre. Aucun ne voulait prendre l’initiative.
Finalement, au moment de nous séparer, alors que nous nous serrions la main sur la vague promesse de nous revoir un jour, je lui tandis une de mes cartes de visite professionnelles, que j’avais toujours sur moi par habitude.
— N’abandonnons pas une prochaine rencontre au hasard, appelez-moi si vous voulez…, lui dis-je avec mon plus beau sourire.
Il jeta un œil au bristol un peu prétentieux que je lui avais remis – fond bordeaux et lettrage doré –, en manifestant un certain intérêt.


— Les coordonnées téléphoniques, l’adresse, mon mail et mon site Internet figurent au dos, ajoutais-je.
— Juste un prénom ? remarqua-t-il.
— Oui, c’est plus simple.
— Et avec un “k”…
— C’est plus rare. Seulement 318 cas dans le monde depuis 1946, selon Internet.
— Erreur de l’état civil ?
— Non… trouvaille marketing. Ce n’est pas non plus mon prénom, d’ailleurs.
Cela avait l’air de l’amuser beaucoup. Il y avait dans ses yeux cette même lueur que j’avais déjà eu l’occasion d’observer la veille.
— Et quel est votre prénom ?
— Cherchez… Je vous le dirai la prochaine fois, s’il y en a une !
Puis je tirais sur la laisse d’Esmeralda, que je venais d’attacher, et nous partîmes sur un vague signe de la main aux deux hommes qui ne répondirent pas et lui emboîtèrent le pas.
(À suivre) 

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