samedi 4 mai 2013

Fin tragique 1/3

I
LES PLAISIRS

Il n’a pas remarqué la voiture qui le suit. Ni que cela dure depuis des jours, par intermittence. C’est donc pour lui une journée comme les autres, qui s’écoule tranquillement dans une routine confortable.
Serein, inconscient, à aucun moment il n’aura l’intuition de vivre là ses dernières heures.
Difficile de songer à l’imprévu, d’envisager l’accident et moins encore de prévoir le meurtre.
C’est une fin de semaine calme, un vendredi après-midi qui s’étire comme se languissant du week-end qui s’annonce. Il n’a pas de projet particulier jusqu’à lundi matin. La vacuité des heures ne l’effraie pas, c’est au contraire un élément constitutif du confort de sa solitude.
Une solitude qu’il brise chaque fois qu’un désir subit le pousse à la rencontre d’un corps à étreindre. Sa vie est ainsi jalonnée de partenaires éphémères avec lesquels assouvir une pulsion comme on étanche une soif, mais exclusive de la moindre intrusion durable dans son univers. Pour cela, d’aucuns le déclarent égoïste quand pour sa part il ne voit là rien d’autre qu’une façon de se protéger.
Depuis des mois, le pays est divisé – avec une violence grandissante – sur la question de l’ouverture du mariage aux couples de même sexe. Il assiste à cette tragicomédie avec recul et circonspection. Philosophiquement pour l’adoption d’une telle loi, il n’en reste pas moins obstinément étranger à tout désir d’engagement formel dans l’idée de couple. Il répète avec ironie à qui veut l’entendre : « Je suis si éloigné de tout sentiment de propriété que moi-même je ne m’appartiens pas. » Chez lui, les formules sont autant de pirouettes et d’esquives.
À défaut d’avoir une morale, mot galvaudé qui sent trop souvent l’encens et le confessionnal à son goût, il s’efforce de se tenir à une éthique personnelle, hédoniste et humaniste. Il trace son chemin en prenant soin de respecter chacun dans l’attente d’une parfaite réciprocité, bien que sa générosité soit, elle, à fonds perdu ainsi qu’elle se doit d’être quand elle est sincère.

Xavier a trente ans et exerce la profession d’agent immobilier. Il gagne convenablement sa vie, parvenant à tirer son épingle du jeu dans un contexte de crise déjà installé depuis de nombreux mois. Il a connu des années meilleures, mais il compense avec une plus grande expérience qui lui permet de déjouer les tentatives de certains de ses collègues indélicats cherchant à lui souffler une partie de ses commissions.
Il est grand, bâti comme le pilier de rugby qu’il est, les cheveux bruns coupés très courts à l’exception d’une longue frange sur le front avec laquelle il aime jouer par des mouvements de tête ou un balayage négligent d’une main aux longs doigts. C’est une coquetterie, un détail incongru qui attire et retient l’attention.
C’est un charmeur, qualité qui a tout son intérêt dans sa profession. Il est aussi à l’aise pour séduire les femmes que les hommes, faire croire à chacun, dans un couple d’acheteurs, qu’il est le seul à qui il s’adresse. Technique de vente. Dans la vie privée, il perd cette belle assurance et laisse une timidité naturelle reprendre le dessus. Il a beaux connaître le potentiel de son charme, il sait qu’il doutera éternellement de son pouvoir sur d’éventuelles conquêtes.
Xavier aime le plaisir. Le donner autant que le recevoir. Il déteste la privation, n’envisage pas l’exclusivité, aussi n’a-t-il jamais fixé son choix entre les femmes et les hommes. Il est avant tout attiré par une personne, une âme et une silhouette, avant même d’envisager le corps de l’autre jusqu’à l’intime. Il lui est arrivé parfois de se demander s’il a ou non une préférence, sans toutefois jamais parvenir à trancher la question. Même faire un décompte de ses partenaires des deux sexes ne serait pas une méthode décisive et convaincante pour arriver à un résultat probant. Le meilleur indice réside dans la durée de ses liaisons. Là, les hommes l’emportent. Mais ce n’est peut-être qu’en raison de leur plus grande propension à l’indépendance. Les femmes s’accrochent d’avantage, veulent aller plus vite et plus loin dans leurs relations amoureuses, autant dire top vite et trop loin…
Le jeune homme couche donc indifféremment avec des hommes ou des femmes, conquêtes de passage, instants physiologiques, et réserve aux garçons la priorité pour les histoires à plus long terme. De ces histoires-là, il en a souvent plusieurs simultanément, une façon d’assurer cette fameuse indépendance à laquelle il tient tant, de se rendre indisponible à temps complet pour quiconque. De cela, il a parfaitement conscience et l’assume sans détour.
Il ne fait jamais de promesses d’avenir, c’est bien pourquoi cette idée de mariage pour tous n’est pas pour lui ; ce qui ne l’empêche pas de reconnaître qu’elle est importante pour ceux qui ont un désir d’engagement que lui-même ne ressent pas. Parmi ses amis, ils sont quelques-uns à attendre le passage de la loi et la signature des décrets d’application. On lui a demandé plusieurs fois d’être témoin à la mairie et il a donné son accord. Son amitié est sans faille, d’une fidélité à toute épreuve, et pour le coup véritablement durable.

Depuis quelque temps, Xavier a fait la rencontre d’un jeune Brésilien, étudiant en architecture. Abraão a vingt-cinq ans, la peau foncée, des cheveux crépus coiffés en petites tresses rasta, une peau au grain très fin, lisse, au goût épicé ; un sexe épais plus clair que le reste du corps. Il vit en France depuis trois ans et partage la vie du professeur Cambrieux, un ponte du C.H.U. spécialisé dans la chirurgie orthopédique.
C’est Abraão qui a approché Xavier, sur Grindr. Une première fois sans résultat car le message n’avait pas été délivré immédiatement. La seconde, six mois plus tard, avait été la bonne. Ils s’étaient rencontrés dans le jardin du Muséum d’histoire naturelle et étaient allés boire un café dans un bar afin de faire connaissance.
Le jeune métis avait beaucoup parlé de lui, dit qu’il tenait à son compagnon mais que celui-ci était trop pris par son travail et de toute façon moins porté sur le sexe que lui pouvait l’être. Sans doute parce qu’il avait un peu plus du double de son âge. Il cherchait donc un amant, quelqu’un avec qui trouver la satisfaction sexuelle qu’il ne trouvait plus à la maison. Il avait contacté Xavier parce que son profil sans détour lui avait plu, mais également parce qu’il était l’un des rare à afficher sa photographie en gros plan, sans chercher à se cacher derrière des artifices plus ou moins réussis comme tant d’autres le faisaient.
Ce matin-là, ils n’avaient fait que discuter et se donner rendez-vous pour le jour suivant. L’un des avantages de la profession d’agent immobilier est de pouvoir organiser son temps afin d’y aménager des plages discrètes. Un autre est de multiplier les lieux disponibles pour y organiser des rencontres sous prétexte de visite en vue d’acquisition ou de location. Du moins quand l’agence possède un contrat d’exclusivité et que le bien est vide d’occupants.
En l’occurrence, avec Abraão il n’utilisait pas ce genre de stratagèmes. Ils se retrouvaient chez lui, dans le confort d’un lit qui finissait invariablement dévasté par la fougue du jeune Brésilien pour qui faire l’amour était une sorte de transe. Au plus fort du plaisir, ses yeux semblaient se révulser sous ses paupières mi-closes et l’on n’en voyait plus que le blanc. La première fois, Xavier en avait été impressionné, se demandant si ce n’était pas là le signe d’une quelconque folie. Mais le fait était que ces deux-là étaient en parfaite harmonie dès que leurs corps se rejoignaient. Au fur et à mesure de leurs rencontres, ils apprenaient intuitivement à repérer les attentes de l’autre, à le mener au paroxysme d’une jouissance sans retenue. Cela se faisait dans la plus grande économie de mots. D’ailleurs, comment auraient-ils pu parler, bouches soudées ou envahies du membre turgescent de leur partenaire ?
Abraão est dominateur, il aime fesser Xavier avec force mais le fait paradoxalement sans violence, c’est à la fois un moyen de lui imposer un rythme et de décupler ses sensations par l’afflux de sang généré par cet exercice. Xavier, qui n’avait jamais eu ce genre de phantasme jusqu’à maintenant reconnaît qu’il y prend plaisir. C’est une question de confiance vis-à-vis de son partenaire. Il faut savoir s’abandonner complètement à l’autre et ceci n’est pas possible sans une totale confiance. Il se rappelle la première fois où il s’est laissé prendre, à l’adolescence, par un type qui l’avait poussé à genoux sur le lit et lui maintenait les bras tordus dans le dos pendant qu’il le besognait vigoureusement. De cette initiation, il n’a retenu que la peur et l’espoir que l’autre en finisse vite pour le relâcher. Il sait qu’il a éprouvé aussi des sensations nouvelles à cette occasion, des vagues de plaisir qui venaient battre à ses tempes, une jouissance qui avait laissé une longue trace blanche sur le couvre-lit de l’hôtel ; mais ce qui domine, c’est cette crainte d’être tombé sur un dingue qui allait le massacrer sans qu’il puisse esquisser le moindre geste de défense. Et puis, finalement, l’autre s’était retiré, avait ôté la capote et s’était épanché sur son dos en deux coups de poignet avant de le retourner et de prendre sa bouche tendrement en lui caressant les cheveux et les joues, toute violence abolie… Avec Abraão, ce n’est pas comparable. Même dans ces claques puissantes qui lui font rougir les fesses, il n’y a pas le moindre caractère de violence, ni l’idée de faire mal, ce n’est qu’une excitation pacifique.
Xavier sait qu’il est en train de s’attacher, mais il connaît les limites de cet attachement. Le fait qu’il y ait Cambrieux dans la vie d’Abraão n’est pas pour rien dans l’acceptation d’entamer une liaison avec lui. Le toubib est pour lui la garantie que le jeune homme ne cherchera pas à envahir son espace plus avant. Il lui envoie un SMS lorsqu’il est disponible et a envie de le voir, Xavier décide alors de donner suite ou non.
En y réfléchissant bien, cette situation est loin d’être exceptionnelle. Xavier a le chic pour choisir des partenaires engagés par ailleurs. Il est l’amant, rien de plus ni de plus sérieux. Il n’est pas un briseur de couple, se contentant de laisser venir à lui des personnes à qui il apporte ce dont elles manquent ou croient manquer, sans jamais rien demander d’autre que ces instants de communion charnelle. Il est discret, protecteur, refusant de prendre l’initiative de les contacter par quelque moyen que ce soit afin de ne pas éveiller les soupçons de leur partenaire à qui il ne souhaite faire aucun mal. Il n’a rien à faire ni à voir dans le couple des autres.

Aucun commentaire: