mercredi 12 décembre 2012

Un arbre en automne 3/5


Les jours suivants, je l’oubliais. J’étais occupé par la préparation de la dispersion aux enchères d’une bibliothèque érudite qui comportait de magnifiques ouvrages ainsi que quelques raretés qui devaient, selon moi, mettre un peu de piment dans le déroulement de la vente.
Je savourais ces instants précieux où les livres étaient en ma possession, offerts à ma curiosité, à mes mains caressantes… Il flottait dans le minuscule appartement un parfum de reliures de vieux cuirs, de papier, d’encre et de colle d’un autre âge.
Il s’en suivait un désordre de cartons et un encombrement indescriptible dans la pièce qui me servait de bureau, mais n’était-ce pas tout ce que j’aimais, au fond, que ces remparts de livres dont chacun était une fenêtre ouverte sur un monde à découvrir ou revisiter ?
Esmeralda restait allongée devant la porte, non seulement parce qu’elle savait n’avoir pas le droit d’entrer dans cette pièce, mais aussi par crainte devant ces échafaudages précaires de cartons inquiétants.
Je m’abandonnais à une passion, sans me douter un instant qu’une autre était en train de naître, tout aussi exaltante bien que beaucoup plus compliquée à gérer…

Depuis quelques semaines, je menais une vie bien réglée, très plan-plan, à l’opposé de celle qui avait été la nôtre les deux années que j’avais passée avec mon ex.
Les raisons pour lesquelles un couple ne fonctionne pas sont toujours multiples. On pourrait passer outre un seul problème, mais quand ceux-ci deviennent pléthore c’est peine perdue.
Vouée à l’échec, notre histoire l’était dès le départ. C’était d’ailleurs sans importance puisque ce n’était alors qu’une simple rencontre a priori sans lendemain. Deux solitudes qui se rapprochent et s’accouplent le temps d’une nuit pluvieuse et triste.
Nonobstant le simple fait que nos routes s’étaient croisées alors que je me trouvais à des centaines de kilomètres de chez moi, au moment même de la rencontre il me fit part de deux éléments qui déjà hypothéquaient le moindre avenir : il était veuf de fraîche date et héritier d’une petite fortune confortable.
L’homme avec qui il avait partagé les vingt dernières années était décédé quinze jours plus tôt des suites d’une “longue et douloureuse maladie”. Euphémisme médical suffisamment vague pour laisser à chacun le soin d’imaginer le pire et souvent au-delà de la réalité elle-même.
Nous nous étions rencontrés sur une aire d’autoroute connue pour être un lieu de drague homo. Il avait garé sa grosse berline sombre à côté du coupé Mercedes que m’avait prêté pour la soirée un ami chez qui j’étais descendu en train afin d’assister à un Salon du livre ancien. La pluie battante ajoutée à l’obscurité de ce coin de parking laissait supposer que l’homme qui me faisait signe de le rejoindre avait été davantage motivé par le véhicule dans lequel je me trouvais que par celui qui l’occupait.
Je le rejoignis, appréciant au premier coup d’œil la qualité du cuir de la sellerie et le bois précieux du tableau de bord. Du conducteur, je ne vis d’abord que les cheveux gris coupés en brosse et cela suffit à me convaincre de m’installer à ses côtés. Un jeune blanc-bec m’eût fait fuir aussi vite !
Nous échangeâmes les banalités d’usage. Celles qui évitent de se montrer trop direct même si personne n’a le moindre doute sur la motivation profonde de l’autre à se trouver en pareil lieu à une heure aussi tardive par un temps d’apocalypse. Puis il me proposa de le suivre chez lui, à quelques kilomètres de là, après la prochaine sortie.
Une fois quittée l’autoroute, nous prîmes des petites routes de montagne, étroites et sinueuses. J’étais inquiet, il me semblait que ce trajet était interminable et rien ne pouvait me servir de points de repères si je voulais rebrousser chemin. Je n’avais eu que le temps de laisser un message à l’ami qui m’hébergeait afin qu’il ne s’inquiète pas en ne voyant pas la voiture à son réveil. Je n’avais pas compris le nom du village où l’on m’entraînait.
Je suivais un certain Simon, à peine entrevu à la lumière du plafonnier de sa berline, une fois en y pénétrant, la seconde en en sortant pour rejoindre la 630 SL. J’étais horrifié. Comment pouvais-je à ce point abdiquer toute prudence ? Ce n’était même pas le manque qui me poussait à agir ainsi mais plutôt une sorte de spleen qui m’était tombé dessus en début de soirée, quand le temps avait tourné à l’orage.
Nous finîmes par arriver devant une propriété baroque et démesurée, une sorte de petit château prétentieux, ce qu’un siècle plus intelligent que le nôtre avait baptisé “folie” et pour quoi Alexandre Dumas s’était ruiné. Je devais découvrir au matin qu’à l’arrière une immense piscine trouait un gazon mieux entretenu que celui d’un golf.
Je fus davantage impressionné par l’intérieur. L’amoureux de vieux meubles en noyer que je suis avait de quoi être comblé par chacune des pièces disposées dans la vaste salle centrale, table immense, dessertes, vaisseliers… Cela avait un petit air de musée prétentieux, assez touchant en somme. Ou bien étais-je simplement bon public ?
Simon m’offrit à boire. Je lui demandais de l’eau plate, qu’il me servit dans un verre à pied en cristal ciselé, sans aucune affectation, comme si telle était l’habitude de la maison. Ce qui était manifestement le cas. Je m’en amusais intérieurement. Pour aimer les belles choses, je n’en ai pas moins le goût de la simplicité.
Tandis que je finissais mon verre en observant les lieux, Simon m’informa de sa récente situation. J’étais le premier homme à franchir la porte depuis le départ de son compagnon. Il semblait perdu et n’être plus très sûr de souhaiter ma présence ici. Pour ma part, je me mordis la lèvre inférieure en me disant in petto : « Oh ! dans quoi tu t’es fourré ? Ça va pas être simple… » Je voulais partir, mais je n’osais pas. D’abord par crainte de me perdre sur la route du retour, ensuite par un réflexe stupide de bonne éducation.
Il m’entraîna dans la chambre d’amis. Nous nous déshabillâmes gauchement avant de nous allonger sur le lit où nous passâmes plus de temps à parler qu’à avoir des rapports physiques. Cette nuit-là, Simon cherchait davantage une paire d’oreilles compatissantes que de fesses accueillantes. Je lui donnais donc ce qu’il souhaitait et le laissais se vider d’un trop plein d’émotions, mélange de peine et d’incompréhension.
Son compagnon dirigeait une moyenne entreprise dans l’agroalimentaire, produisant salaisons, plats cuisinés, conserves… Il gagnait bien sa vie et menait grand train tout en ne dédaignant pas de consacrer un peu de son temps à la collectivité. Ainsi siégeait-il au conseil municipal et présidait-il le club de rugby local. Tous deux avaient vécu ensemble durant vingt ans et pendant ces longues années ils ne s’étaient jamais tutoyés en public ni montrés intimes. Officiellement, Simon était le majordome des lieux. Seuls les imbéciles étaient dupes et les apparences sauves !
Je l’écoutais dérouler sa litanie. J’avais vite compris qu’il ne se passerait rien entre nous d’ici le lever du jour. Chaque mot qui s’enchaînait au précédent en éloignait un peu plus l’éventualité. J’étais compatissant et embarrassé. Que dire et comment intervenir dans un récit qui, objectivement, ne me concernait pas ?
Au petit matin, il me montra le chemin jusqu’à l’entrée de l’autoroute. Nous nous séparâmes sur un vague signe de la main. Je lui avais laissé une carte de visite, par habitude, comme je le fais avec chaque garçon de rencontre sachant qu’il ne reprendra jamais contact et trouvant bien qu’il en soit ainsi, la plupart du temps.
Je me trompais. Simon m’appela en fin de matinée, alors que j’étais dans le train du retour. Puis, les jours suivants il me harcela littéralement. Je ne savais comment m’en dépêtrer, ne souhaitant pas me montrer trop brusque avec lui dans l’épreuve qu’il traversait.
Cet homme ne m’intéressait pas. Il était encore – et c’était tout à fait compréhensible – emberlificoté dans ses sentiments pour son compagnon décédé ; de plus, il y avait trop de distance entre nous, ce ne pouvait être qu’une rencontre de passage. Enfin, il avait un train de vie qui était bien au-dessus de mes moyens. Jamais je n’aurais pu le suivre dans les grands restaurants où il avait ses habitudes et je n’imaginais pas davantage me laisser entretenir. Ni par lui, ni par un autre !
Simon était fragile, je ne l’étais pas moins.
Je me remettais difficilement de ma dernière rupture. Celle-ci avait été brutale, mettant un terme à une liaison de six ans avec un antiquaire de L'Isle-sur-la-Sorgue rencontré à l’occasion de la vente aux enchères d’un immeuble particulier en Avignon. Nous étions tous deux intéressés par la bibliothèque. Lui, visait le monumental et non moins magnifique meuble en merisier, de mon côté je m’apprêtais à m’en faire adjuger le contenu.
Nous nous étions retrouvés au secrétariat du commissaire-priseur pour le règlement et la paperasserie y afférente. Comme il s’agissait d’une grosse vente, le personnel était quelque peu débordé et j’en avais profité pour draguer ouvertement ce petit homme rondouillard qui m’avait tapé dans l’œil sans que je puisse vraiment m’expliquer pourquoi.
Les formalités effectuées, nous nous étions retrouvés attablés à la terrasse d’un bar sur la place de l’Horloge et plus tard il renonçait à prendre la route du retour pour passer la nuit avec moi dans une chambre d’hôtel anonyme et sans confort.
La demi-douzaine d’années qui suivit fut pour moi l’occasion d’autant de week-ends voyageurs que possible. Ce n’était pas toujours facile, mais j’étais heureux. Je croyais que la distance qui nous séparait était une chance, qu’elle empêchait l’usure du quotidien et favorisait des retrouvailles toujours plus torrides. Et puis un jour, Graham Greene débarqua entre nous… je veux dire : le troisième homme. Celui qui est toujours surnuméraire dans un couple.
Brutalement remercié, je vécus fort mal les semaines, les mois et les années qui suivirent. Persuadé d’avoir perdu l’homme de ma vie, je ne parvenais pas à passer à autre chose, une autre histoire, un autre homme à qui donner ma confiance plutôt que mon corps.
Il me semblait qu’une leçon au moins était à tirer de cette mésaventure : ne plus jamais croire que la distance peut être une alliée. Se cantonner au “local” ! Dans ces conditions, je n’envisageais pas un instant de nous laisser la moindre chance à Simon et à moi.
Pourtant, à bout d’arguments et sous la pression de ses appels téléphoniques incessants, je finis par céder et, quinze jours plus tard, je reprenais la route de ses montagnes pour un week-end prolongé.
Ces retrouvailles furent plus physiques que ne l’avait été la première nuit. Il n’était plus question d’épanchement verbal. Ses assauts se succédaient sans répits, il se montrait d’une ardeur qui ne faiblissait pas. J’appris bien plus tard que certaine pilule bleue n’y était pas pour rien.
Pendant ces quatre jours, Simon voulut à toute force me présenter au maximum de personnes. Amis plus ou moins proches, anciens collègues… Je n’y tenais pas outre mesure, il me semblait que tout cela était par trop précipité et je me demandais si ce n’était pas une nouvelle stratégie destinée à me forcer la main. Peut-être voulait-il simplement étaler son bonheur au grand jour pour mieux s’en convaincre lui-même et éviter de retomber dans le travers du non-dit qu’on lui avait imposé pendant tant d’années ?
S’ils me firent dans l’ensemble bonne figure, je vis bien la réticence de ses amis à mon égard. Celle-ci ne fit que s’amplifier au fil du temps. Certains trouvaient qu’un délai de bienséance aurait dû être observé avant de nouer une nouvelle relation, d’autres pensaient – et ne se privèrent pas de le dire – que je flairais l’héritage et avais trouvé en Simon le parfait pigeon. Cela leur était d’autant plus facile qu’à sa demande je l’aidais à démêler les problèmes administratifs auxquels il était confronté.
Son compagnon avait eu l’intelligence de souscrire diverses assurances vie à son nom afin qu’un gros capital puisse lui échoir hors succession, conscient que tout le reste serait taxé à 60 % en l’absence de tout lien officiel entre eux. Cet argent fut donc relativement rapidement à sa disposition et ceux qui comptaient le conseiller sur son usage en furent pour leurs frais. Cette attitude nouvelle d’indépendance ne pouvait être imputable à leurs yeux qu’à ma seule mauvaise influence.
Les gays n’étaient pas les derniers à nous critiquer, à l’exception notable d’un couple qui vivait loin de ces montagnes reculées et arriérées, au bord d’une mer calme, mais que nous n’eûmes pas l’occasion de voir souvent.
C’était une bonne chose que Simon n’ait aucune famille, car celle-ci n’aurait probablement fait qu’ajouter à la liste toujours plus longue de mes détracteurs. Nous avions bien assez à faire, en matière de famille, avec celle du défunt qui envisageait d’attaquer le testament et n’y renonça officiellement que pour éviter le scandale de la mise au grand jour d’une relation homosexuelle si soigneusement cachée jusque-là, mais plus certainement après avoir compris que tout ayant été converti en assurances il ne resterait plus grand-chose à se partager à l’arrivée. « Familles, je vous hais ! Foyers clos, possessions jalouses… », disait Gide !
Les chèques des diverses assurances en poche, Simon quitta le petit château au loyer exorbitant qu’il n’avait jamais vraiment aimé, ce village qui lui rappelait trop de souvenirs, et s’enquit d’acheter une maison à quelques kilomètres de chez moi.
Nous étions convenus de nous voir régulièrement mais de ne pas habiter ensemble au moins dans un premier temps. Je tenais à mon indépendance et refusais de précipiter les choses. Pourtant, il ne lui fallut pas longtemps pour me faire plier à ses exigences. Je résiliais mon propre bail et m’installais chez lui.
Fatale erreur !
Il ne suffit pas de s’aimer pour vivre ensemble. Rien n’est jamais aussi simple. Chacun arrivant avec ses propres habitudes, des concessions sont nécessaires, un équilibre est à trouver. Les caractères que l’on croit compatibles se révèlent parfois ne plus l’être dès lors qu’ils se confrontent et s’affrontent en permanence. Voir quelqu’un de temps à autre, partager de bons moments avec, n’a rien de comparable avec le fait de vivre ensemble en subissant l’usure du quotidien avec son lot de petits agacements qui finissent par aboutir à de grandes crises.
Après un mois de vie commune, je savais avoir commis une erreur monumentale. J’essayais malgré tout de nous laisser une chance, de ne pas baisser les bras. Je crus pouvoir y parvenir. Je m’accrochais durant deux longues années avant de finir par jeter l’éponge.
Entre-temps j’avais adopté Esmeralda, réalisant ainsi un vieux rêve d’enfant. Sa compagnie m’était précieuse, elle m’était une présence chaleureuse dans cette maison que je voulais fuir et dans laquelle Simon et moi cohabitions de façon de plus en plus chaotique, tantôt nous évitant et tantôt nous querellant de façon tout à fait abjecte.
Dans la précipitation, je louais un petit appartement en rez-de-jardin pour le confort de la chienne, non loin du parc, et l’aménageais succinctement en mettant l’accent sur le confort professionnel. Une parenthèse se refermait. Je décidais de protéger mon indépendance en fuyant une fois pour toutes la moindre tentation de relation durable. Bizarrement, les relations éphémères ne me tentèrent pas beaucoup non plus.
C’était mon second échec cuisant. Celui-ci était intervenu plus rapidement que le précédent. Entre les deux, il y avait eu une sorte de désert improbable. Après tout, peut-être cela signifiait-il tout bonnement que je suis invivable ?

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