mercredi 24 octobre 2012

Nous n'irons plus au bois

Le premier coup atteignit Julien au ventre, le faisant se plier en deux, ce qui eût pour effet immédiat d’offrir son visage au genou de son agresseur. Il s’effondra sur le sol et ne put, impuissant, que se rouler en boule pour tenter d’amortir les coups qui pleuvaient.
L’agresseur n’était pas seul, les pieds qui frappaient simultanément au ventre, dans le dos et à la tête ne laissaient aucun doute. Pourtant il n’avait vu personne si ce n’est, à la dernière minute, le type qui lui avait coupé le souffle d’un violent uppercut au foie. Et encore, dire qu’il l’avait vu n’était pas exact tant ce fut bref. Une ombre était apparue, qui s’était jeté sur lui.
Les coups redoublaient. Il n’y avait aucun bruit. Pas davantage celui des impacts sur son corps, qu’une parole échangée. Même le vent qui agitait le feuillage des arbres quelques secondes plutôt, annonçant un autre genre d’orage, avait disparu.


Il est allongé sur ce lit d’hôpital depuis trois jours. Comment y est-il arrivé ? Cela reste un mystère pour lui. De la police et des pompiers qui sont intervenus, constat, premiers soins, enlèvement, il ne garde aucun souvenir. Noir complet.
Il sait qu’il ressemble à une momie dans ses bandelettes et qu’il ne peut en rire à cause de trois côtes fêlées. Pourtant rire lui ferait du bien. C’est un champion de l’autodérision et là il pourrait s’en donner à cœur joie. Disparue sa belle gueule ! On n’aperçoit plus que les yeux et la bouche ; pour le reste, qu’y a-t-il sous l’épaisseur des pansements ?
Lorsqu’il était enfant et que son père lui promettait une bonne correction, ce dernier employait systématiquement cette expression surannée qu’il n’avait jamais entendue ailleurs : « Tu peux numéroter tes abatis ! » Eh bien, en quelque sorte c’est ce à quoi s’est livré l’interne lors de sa visite de ce matin, en récapitulant les blessures qu’on lui a infligées. Un état des lieux comme une vision de cauchemar. Le même cauchemar qui le hante jour et nuit depuis qu’il s’est réveillé dans cette chambre anonyme et froide.
En avant pour la litanie… Outre les trois côtes fêlées, il sait qu’il lui faut compter avec un éclatement de la rate, un déplacement du coccyx, de multiples contusions au niveau des jambes, une fracture du bras droit, deux dents cassées et un polytraumatisme facial. Dans tout cela, il y a quelques bonnes nouvelles : les contusions au niveau des cuisses montrent qu’il a su se protéger efficacement contre des coups visant le bas-ventre, évitant ainsi des conséquences bien pires ; l’oreille droite particulièrement tuméfiée ne semble pas avoir souffert en profondeur, ce que devrait confirmer un prochain audiogramme et enfin la mâchoire n’a, fort heureusement, pas été fracturée.
— Je ne sais pas ce que vous reprochaient ceux qui vous ont passé à tabac, mais je suis sûr que rien au monde ne justifie que l’on mette quelqu’un dans votre état. J’espère sincèrement qu’on les retrouvera et qu’ils paieront pour cela, lui avait dit l’interne en conclusion.
Il n’avait pas répondu, se contentant d’un pauvre sourire dans lequel il avait essayé de faire passer sa gratitude pour une telle sollicitude et un insondable pessimisme quant à la réalisation de l’espoir exprimé.
L’interne lui avait serré la cheville gauche, l’un des rares endroits du corps où l’on pouvait le toucher sans risque, et avait murmuré un « courage ! » plein de compassion en guise d’au revoir au moment de quitter la chambre. Ce simple mot était comme un aveu d’impuissance. Non pas à le guérir mais à comprendre la cruauté humaine.


Après la visite de l’interne, il avait eu un passage difficile. Il n’arrivait pas à digérer toutes les informations qu’on venait de lui asséner comme autant de coups supplémentaires.
Jusqu’à présent, il ne s’était fait qu’une vague idée de son état, à travers la géographie des souffrances ressenties. Encore celles-ci étaient-elles atténuées par les divers produits qu’on lui faisait absorber. Maintenant il savait avec précision ce qu’il en était et cela le perturbait, son optimisme naturel n’arrivait pas à prendre le dessus malgré les points positifs et rassurants qu’il avait relevé dans les propos qui venaient d’être tenus.
Une lame de désespoir l’emporta. Il se sentait submergé par une honte absurde dont il lui était difficile de déterminer si elle était celle de se trouver ici dans cet état, celle d’avoir été agressé ou pis encore celle de s’en être sorti vivant. Bien sûr il était la victime dans cette histoire, mais il ne savait que trop bien qu’à un moment plus ou moins proche son statut glisserait insensiblement vers la culpabilité. Si on retrouvait ceux qui lui avaient fait cela, il serait traîné dans la boue par leurs avocats afin d’atténuer leur responsabilité. N’est-ce pas ainsi que les choses se passent toujours ?


Il en était là de ses réflexions lorsque l’on frappa à la porte. Sans attendre d’y être invité, un homme entra.
— Lieutenant Ladevèze, se présenta-t-il en faisant le geste vague de chercher sa carte professionnelle, mais qu’il n’acheva pas.
Il prit la chaise qui était poussée contre le mur, sous la fenêtre, l’approcha du lit et s’y assit d’autorité. Il y avait moins d’impolitesse volontaire que d’insouciance dans son comportement et le blessé ne pensait pas à s’en offusquer. Il le regardait investir la petite chambre avec presque de l’amusement, en tout cas une pointe d’ironie.
— On m’a chargé d’enquêter sur votre agression. De recueillir votre témoignage et de voir si vous désirez déposer plainte.
Tout en parlant, il semblait jauger l’état de son interlocuteur. Avant de pénétrer dans la chambre il était passé au bureau des infirmières du service pour se renseigner sur le diagnostic établi et voir s’il pouvait procéder à un rapide interrogatoire sans trop perturber le patient. On lui avait donné le feu vert en le priant d’y aller doucement.
— Cela ne vous ennuie pas de répondre à quelques questions ?
Julien se contenta d’un signe de la main assez fataliste, qui semblait dire : « Faites votre travail » et en même temps marquer une distance, comme si cela ne le concernait pas. « Encore un qui a des doutes sur les capacités de la police » se dit Ladevèze avec une pointe d’amertume qui attisa la mauvaise humeur qu’il s’était juré de dissimuler jusqu’au bout. Il prit la mouche et attaqua bille en tête.
— Gagnons du temps. Je ne vais pas vous demander ce que vous faisiez à la nuit tombante au Bois des Ménines. Vous et moi savons très bien que ce n’est ni l’heure ni l’époque pour la cueillette des champignons…
Il scruta le visage disparaissant sous les bandages, cherchant à lire l’effet produit par sa diatribe dans les yeux bleu profond de son vis-à-vis. Celui-ci ne cilla pas. Après les coups qu’il avait encaissés, il pouvait supporter les sarcasmes.
— Ajoutez à cela que vos agresseurs ne vous ont rien volé, jusqu’à preuve du contraire, puisque nous avons retrouvé dans vos poches papiers, argent, clés d’appartement et de voitures. Au sujet du véhicule, celui-ci se trouvait à quelques centaines de mètres du lieu de l’agression, là où vous l’aviez garé, et sans dommages apparents… J’en conclus que nous sommes typiquement devant une agression à caractère homophobe. Confirmez-vous la chose, Monsieur Cannès ?
Il y eut un léger sourire sous le bandage et une voix faible s’éleva, presque inaudible de lassitude.
— Êtes-vous venu finir le boulot, Lieutenant ?
Piqué au vif, Ladevèze repoussa brutalement sa chaise en arrière, d’un coup de reins, et se pencha sur le lit.
— Écoutez-moi bien, Monsieur Cannès, je ne porte aucun jugement sur votre sexualité ou votre manière de la vivre, tant que vous ne commettez aucune infraction. Si vous vous exhibez en bordure du bois vous serez poursuivi pour outrage à la pudeur, en revanche si vous vous isolez dans un fourré hors de vue de quiconque je n’irai pas vous débusquer par plaisir. Les rondes de police régulières du côté du Bois des Ménines n’ont pas pour but le harcèlement des homosexuels qui ont l’habitude de si rencontrer, mais la protection de leurs biens et de leur personne.
— Pas très efficace… souffla Julien.
Le lieutenant ne releva pas cette pique. Il avait conscience de son irritation et ne voulait pas se laisser emporter. Il savait que la police n’a pas bonne presse chez les homosexuels ; les gays comme on les appelle depuis quelques années. Suspicion hélas légitimée par une longue tradition de tracasseries et de brimades en tous genres. Les choses ont pourtant lentement évolué depuis la note adressée à la demande de Gaston Defferre – peu après sa prise de fonction au ministère de l’Intérieur – par son directeur de cabinet, afin de réclamer l’arrêt immédiat de toute mesure discriminatoire à l’encontre des personnes en raison de leur orientation sexuelle. Désormais, la police nationale possède sa propre association gay, cependant des dérapages continuent d’être signalés ici où la, notamment des cas de harcèlement sur des lieux de rencontre extérieurs, terme pudique pour désigner des endroits que tout le monde s’accorde à appeler des « lieux de drague ». Le plus spectaculaire a été la découverte d’un fichier d’homosexuels tenu illégalement par la police municipale d’Albertville, mais c’est tout à l’honneur de la police nationale d’en avoir divulgué l’existence après avoir été intriguée par une recrudescence de demande d’identification de plaques minéralogiques. Les policiers d’Albertville notaient le numéro de tous les véhicules fréquentant le lieu de rencontre de la ville.
— Je vais vous expliquer comment les choses se passent, ici… Ce sont des jeunes qui s’amusent à « casser du pédé ». Ils agissent en bande, mais pour ne pas se faire repérer de leurs proies, il y en a un qui fait le guet près du bois. Lorsqu’il repère une victime potentielle, il prend le véhicule en photo à l’aide de son téléphone portable et la diffuse au reste de la bande qui n’a plus qu’à rappliquer au plus vite. Généralement, ils lapident la voiture à coup de cailloux, de batte de base-ball ou de boulons. De préférence quand leur victime est à l’intérieur, prenant un plaisir plus grand encore à l’agonir d’injures. C’est pour cela que nous faisons de rondes et grâce à quoi nous vous avons trouvé.
— Vous les connaissez donc ?
— Hélas ! les choses ne sont pas aussi simples. Nous savons comment ils opèrent parce que nous avons des oreilles qui traînent un peu partout et que ces gamins ne peuvent s’empêcher de se vanter. Mais ce ne sont que des on-dit…
— Des gamins… répéta Julien d’un ton rêveur.
— Oui, Monsieur Cannès, ce sont bien des gamins. La plupart d’entre eux n’ont pas seize ans !
Cela, Julien le sait. Il se tient au courant de l’actualité à travers la presse magazine spécialisée, par le biais des informations sur le Net aussi. Il a récemment lu le dernier rapport de l’association SOS-Homophobie, qui fait état d’un accroissement des agressions homophobes constaté à travers une progression de 10 % du nombre de témoignages recueillis en un an sur sa ligne d’écoute, avec des actes de plus en plus violents ayant pour auteurs des garçons ou des filles de plus en plus jeunes. Des données objectives qui vont à l’encontre de la croyance couramment répandue qui voudrait que les jeunes soient beaucoup plus tolérants en matière de mœurs que leurs aînés.
— Ils choisissent leurs futures victimes, poursuivait le lieutenant ; de préférence des hommes isolés, ayant atteint la cinquantaine comme c’est votre cas. À cinquante ans, on est moins vif, plus vulnérable. Vous êtes le quatrième à avoir été battu à cet endroit en quinze jours. Je veux dire le quatrième dont nous ayons connaissance car il est probable qu’il y en a eu d’autres qui n’ont pas souhaité déposer plainte. Ces voyous savent qu’ils peuvent compter sur le silence de leurs victimes, ils ne les choisissent pas au hasard.


Julien ferme les yeux et revit, une fois de plus, l’événement. Ce sont toujours les mêmes images : cette ombre surgie de nulle part qui se jette sur lui, le met à terre d’un terrible coup-de-poing ; et la suite des coups, l’impression d’être pris sous une avalanche. Tout cela dans le plus angoissant des silences, sa bouche ouverte sur un appel muet.
Il retient difficilement une larme qu’il sent monter au coin de l’œil. Plus encore que sa douleur physique, c’est l’oppression de ce souvenir qui le fait horriblement souffrir. Il n’a pas vu le type qui l’a frappé en premier. À peine a-t-il eu le temps d’enregistrer sa présence ; si simplement il avait pu se demander si c’était une bonne fortune possible, les traits de l’autre seraient gravés dans sa mémoire. Il était venu là pour chercher un bon coup, pas des mauvais !
Cette dernière pensée lui arrache un faible sourire. De toute éternité il a su qu’il y avait un danger potentiel à la drague en plein air, mais il s’est appliqué à le refouler. Il faisait attention, évitait certains endroits, certaines heures trop sombres. Plus exactement, l’âge venant il avait appris la prudence, se remémorant parfois avec effroi les situations où son inconscience l’avait conduit dans sa jeunesse.
« Ça n’arrive qu’aux autres ! », on ne le formule pas et cependant c’est ce que nous dicte notre inconscient. Aux autres et ailleurs, comme à Nancy où sur un lieu de drague isolé deux gamins de dix-sept ans ont jeté un sexagénaire dans le canal de la Marne au Rhin où ils l’ont laissé se noyer malgré ses appels à l’aide ; à Toulouse où, dans la même nuit, deux prostitués parisiens en cavale ont successivement dragué deux hommes sur l’île du Ramier, qu’ils ont ensuite torturés et tués à leur domicile respectif ; à Brives-la-Gaillarde, où deux jeunes d’une vingtaine d’années ont sauvagement brutalisé un homme de cinquante ans dans un square où ils savaient pouvoir « casser du pédé » ; à Nîmes où un homme de quarante ans a été tué de cinquante-six coups de couteau et quelques coups de marteau par un jeune homme de dix-huit ans rencontré sur Internet ; à Lyon, où un homme a été retrouvé nu, ligoté à un arbre dans un parc, après avoir été battu par un gars rencontré sur le Net pour une partie SM… Il se souvient aussi d’une agression d’une rare violence sur le parking de l’ère de drague de Bompas où l’on a retrouvé quelques mois plus tard le corps d’un homme d’une trentaine d’allées. Mais les jeunes ne sont pas toujours les bourreaux. À Vitry-sur-Seine, celui que l’on a retrouvé au petit matin dans un parc, nu, le visage tuméfié et le thorax couvert de traces de coups n’avait que vingt-neuf ans. Plus récemment, à Reims, c’est un garçon d’une vingtaine d’années qui a été battu et torturé tout un après-midi avant d’être noyé dans la Vesle par quatre jeunes gens dont deux n’avaient que dix-sept ans, simplement parce qu’il leur semblait « basané et efféminé ». La liste serait interminable. Sans compter la haine ordinaire, celle faites d’injures quotidiennes et de menaces.
Aux autres, oui, et ailleurs. Pas à Julien Cannès, ni au Bois des Ménines.


— Nous avons rencontré les représentants d’associations homos de la région, nous leur avons demandé de relayer un appel à témoin. Peut-être cela donnera-t-il quelque chose ? Peut-être d’autres victimes se feront-elles connaître ?
— Il n’y a pas de témoins de ma mésaventure, lieutenant, j’étais seul.
— Une dizaine de véhicules étaient garés près du vôtre. Il est peu probable que personne n’ait rien vu !
Ladevèze le regarda avec commisération, eut un haussement d’épaules et détourna la tête, son regard plongeant dans le parc de l’hôpital, par-delà la fenêtre dont les volets roulants n’étaient qu’à demi baissés. Il pensait à l’homme allongé sur le lit, dans son dos, réduit en bouillie par une bande de désœuvrés qui seraient bien en peine d’expliquer leur geste, si toutefois on les retrouvait, autrement que par un vague : « On n’a rien fait de mal, c’était qu’un pédé ! Il faut les soigner ces types-là… » À nouveau, la colère reprenait le dessus. Contre cette violence gratuite, bien sûr, mais pas seulement cela.
— Savez-vous ce qui me rend malade, Monsieur Cannès ? C’est de savoir que personne n’a levé le petit doigt pour vous alors qu’il y avait du monde dans le bois et qu’une bagarre fait nécessairement du bruit. Vous avez dû crier, appeler à l’aide ; vos agresseurs se sont vraisemblablement encouragés mutuellement en vous insultant copieusement et cependant pas un seul de ces types qui étaient venus là pour draguer, comme vous, n’a cherché à se porter à votre secours où a nous prévenir. Notre intervention a été de pur hasard. La patrouille a vu des types sortir du bois en courant et enfourcher scooters et motos avant de filer pleins gaz. Au lieu de se lancer à leur poursuite, les gars ont préféré jeter un œil pour voir si tout allait bien et vous ont trouvé geignant sur le sol à quelques dizaines de mètres de là.
Il se retourna, fit quelques pas dans la chambre avant de venir s’asseoir au bord du lit. Julien le regardait, intrigué. Il ne pensait pas qu’un flic puisse prendre à cœur un cassage de pédé. Décidément, la vie était pleine de surprises depuis quelques jours.
— Quand je pense que chaque année des milliers d’entre vous descendent dans la rue pour les Gay Prides, à Paris ou dans les grandes villes de province, que la presse se gargarise de « Communauté homosexuelle »… À part pour danser derrière des chars à la sono hurlante de musique techno, où est-elle votre communauté ? Et la solidarité entre vous ? Trois agressions physiques en quinze jours au Bois des Ménines et vous n’étiez pas au courant, personne n’a relayé l’information. Ceux qui savaient ont dû, au mieux, se contenter d’aller draguer ailleurs pour quelque temps… Et ceux qui ont vu ou entendu votre agression n’ont pas bougé. Je peux comprendre la peur des coups, mais à l’heure du téléphone portable ce n’était pas compliqué de faire venir la police, ou même d’appeler le SAMU après.
— La plupart de ces types sont mariés ou en couple, lieutenant. Ils n’avaient aucune envie de se trouver mêlés à ça, de devoir témoigner et risquer d’être cités à un procès, ce qui les aurait exposés aux questions de leur entourage…
— Ne me dites pas que vous les excusez ?
— Non, mais je cherche à comprendre leurs raisons. Malgré les Gay Prides et l’évolution supposée des mœurs, vous n’imaginez pas le nombre de Reines-de-placard qu’il peut encore exister, et de types mal dans leur peau…
Une infirmière entra dans la chambre pour les soins, mettant fin à l’entretien et chassant le lieutenant qui promit de revenir s’il avait du nouveau et invita Julien, en tout état de cause, à passer au commissariat lorsqu’il serait rétabli afin que l’on puisse enregistrer sa plainte et sa déposition.


Alors qu’il se retrouvait seul, l’infirmière partie après les soins, il eut tout le temps de repenser à la visite du policier. Celle-ci l’avait perturbé plus qu’il ne l’aurait pensé.
Lui-même n’avait jamais véritablement cru à l’existence d’une communauté homosexuelle. On ne bâtit pas une telle chose par la juxtaposition d’individualismes forcenés, sans le moindre ciment de solidarité. Tout au plus existe-t-il une sorte de ghetto marchand où l’on paye souvent plus cher le droit d’être entre soi. Il ne mettait en cela aucun jugement négatif. Bien au contraire. Il pensait que du communautarisme au minoritarisme il n’y avait qu’un petit pas à franchir et contre lequel il se raidissait de toutes ses forces, le minoritarisme ne pouvant conduire qu’à la pire des choses : la discrimination positive, un oxymore très en vogue ces derniers temps.
Lui aussi participait aux Gay Pride, c’était sa manière de montrer qu’il existait sans complexe. De le montrer à ceux que cela dérangeait, mais surtout à ceux qui n’arrivaient pas à assumer leur homosexualité. Il se souvenait que cela n’avait pas toujours été facile pour lui, à l’adolescence, de vivre sa différence en se demandant s’il était un monstre isolé ou si d’autres étaient comme lui. Il avait dépassé cela très vite, puis il avait offert sa visibilité à ceux qu’elle pourrait aider.
Le lobby homosexuel est un fantasme d’homophobes. Il existe des associations de défense qui font entendre leur voix, souvent difficilement, parfois spectaculairement, dans le souci de faire évoluer la société vers une égalité de droits et de traitement pour les gays, les lesbiennes, les transexuel-le-s ; elles expriment les aspirations de catégories de personnes et non d’une communauté. En sont témoins les rivalités qui parfois les opposent.


Toutes ces pensées le fatiguaient. Il se laissa glisser dans une semi-conscience rêveuse. Il voulait chasser tout cela de son esprit et passer à autre chose. Mais était-ce possible tant qu’il se trouverait cloué sur ce lit d’hôpital ?
À nouveaux, il se laissa envahir par ces mêmes images qui le hantaient : le coup au ventre qu’il n’avait pas vu venir, puis le coup de genoux dans la figure alors qu’il se pliait en deux sous la douleur du premier choc. Et d’autres coups qui s’enchaînaient à une allure folle, son corps qui se tordait sur le sol comme s’il pouvait échapper à ce déluge, la bouche qui s’ouvrait sur un cri…
Il y eut comme un déchirement dans son esprit et soudain il entendit ce cri inhumain qui sortait de sa propre bouche, en même temps que le bruit des coups qui s’abattaient sur lui, le vent dans les arbres, les injures de ses assaillants. Ses bourreaux. Car ils étaient au moins quatre, maintenant il en avait conscience, il pouvait les dénombrer grâce aux voix qui déversaient sur lui des mots de haine à la fois pour le blesser davantage et se donner du courage ou plus de cœur à l’ouvrage qu’ils s’étaient fixé :
— Prends ça pédale !
— Enculé !
— Je vais te péter les dents, ça s’ra plus facile pour sucer, salope…
Et au milieu de ces invectives, entre les cris de bête que lui arrachait la douleur, il y avait ses appels au secours qui ne parvenaient pas à couvrir les bruits de fuite qu’il entendait dans les fourrés.
— Tirons-nous, il y en a un qui se fait casser la gueule, là-bas…


Il se réveille en nage, hagard et soulagé. Ce qui l’oppressait le plus, jusqu’à présent, c’était le silence qui accompagnait le film dans sa tête. Maintenant il sait ce que cela occultait. Il ne voulait pas entendre les fuyards, il voulait croire que tout ceci lui était arrivé parce qu’il avait commis la faute de rester isolé. Ainsi qu’il l’a dit au lieutenant, il comprend ce désir de ne pas être mêlés à cela, mais il n’en éprouve pas moins amertume et écœurement.
Cependant ce qui le perturbe davantage, c’est la haine de ses agresseurs. Il ne la comprend pas.
Que faisait-il de mal ? Que pouvait-on lui reprocher ? Il a toujours pensé que l’homosexualité ne méritait, comme toute chose, qu’adhésion ou indifférence. On peut parfaitement n’éprouver aucun désir pour les personnes de son propre sexe, mais dans ce cas pourquoi certains rejettent-ils les homosexuels, allant parfois très loin dans l’escalade d’une violence exprimée en mots ou en coups ? Il n’est pas certain que ces réactions passionnées soient, comme on le dit, le signe d’un refoulement. Cela vient de plus loin. Il existe une base religieuse à l’homophobie, qui s’est ensuite distillée dans les sociétés grâce aux liens étroits qui ont toujours uni les pouvoirs religieux et politiques. C’est vrai du judaïsme, comme du catholicisme ou de l’islamisme. L’exécution par pendaison de trois adolescents en Iran en 2006, pour pratiques homosexuelles, en est une parfaite démonstration, tout comme le sont les « escadrons de la mort », cette milice chiite qui s’est donnée pour mission de purifier l’Iran et qui s’inspire des méthodes de la police secrète en tendant des pièges aux homosexuels sur Internet : se faisant passer pour des gays, leurs membres donnent rendez-vous à des hommes qu’ils enlèvent, torturent afin d’obtenir les noms de leurs partenaires sexuels, puis exécutent dans le désert. Moins radicales, les manifestations de babouchkas orthodoxes en Russie contre la Gay Pride de Moscou, parapluie brandi et virevoltant comme des massues, en sont également un exemple.


Julien éprouve souvent une grande angoisse devant ce déploiement d’incompréhension et de haine. Il voudrait croire qu’au XXIe siècle les hommes ont suffisamment évolué pour faire la part des choses.
Il y a toujours eu des homosexuels. Probablement dans une proportion qui n’a pas énormément varié au fil du temps, ce qui prouve bien que ceux-ci ne sont en rien une menace pour la perpétuation de l’espèce comme d’aucuns le répètent à l’envie.
À partir du moment où les rapports sexuels ont lieu entre personnes consentantes, sans contrainte ni violence, pourquoi stigmatiser, poursuivre, condamner ?
L’outrance des propos de certains hommes, voire de certaines femmes politiques ne trouve-t-elle pas un écho dans ces agressions croissantes à l’encontre des gays ? Ne sont-elles pas une justification et un appel à cette violence qui peut aller jusqu’au meurtre ? Il n’est pas question d’irresponsabilité politique, mais d’irresponsabilité tout court. Lorsqu’on représente le peuple, on se doit de mesurer la portée de son discours, cela semble la moindre des règles déontologiques. En tout cas, se devrait en être une.
La trop fréquente faiblesse des peines prononcées contre les agresseurs homophobes peut sans doute être, elle aussi, interprétée comme un signe d’assentiment de la justice à leur égard. La mort par noyade du sexagénaire de Nancy n’a valu que cinq ans de prison, dont trois avec sursis, à ses meurtriers qui étaient âgés de dix-sept ans au moment des faits. Deux ans de prison ferme parce qu’on considère que la minorité vaut circonstance atténuante. Deux ans pour la vie d’un homme qui ne faisait de mal à personne et ne connaissait pas ses agresseurs !
Ce n’est pas de tolérance dont les homosexuels ont besoin, mais d’indifférence. Celle-ci ne peut passer que par une reconnaissance à une égalité de droits et de traitement. Tant que ceux-ci seront calculés sur des bases volontairement tronquées, on perpétuera l’idée qu’ils sont des citoyens de seconde zone, des sous-hommes.


Mais pour l’heure, il n’est pas question de problème métaphysique ou politique. Ce qui importe à Julien, c’est de rebondir, de sortir de cette mauvaise passe. Panser ses blessures, celles du corps prioritairement, celles de l’âme suivront le mouvement comme elles l’ont toujours fait.
Ensuite, que faudra-t-il faire ? Cesser d’aller au Bois des Ménines parce que l’endroit est devenu dangereux ? Aller de préférence dans les saunas, les bars, les boîtes ou même, plus radicalement, se « ranger » parce que le demi-siècle passé ce serait une hérésie que de courir encore après le plaisir ? Il sait bien que cette dernière pensée est inique et qu’au contraire le plaisir c’est la vie. Tout comme il sait qu’il retournera tôt ou tard – assurément plus tôt que tard – sur ce lieu de rencontres où les bonnes fortunes restent plus probables que les mauvais coups, quel que soit le danger potentiel, parce que son instinct l’y poussera, parce que son désir l’y appelle déjà.
S’interdire de retourner là-bas n’aboutirait-il pas à donner raison et victoire à ceux qui ont voulu l’en chasser, satisfaction et justification à leur haine imbécile et ignoble ? Sa place est là-bas tant qu’il reste un espoir de rencontre, une possibilité de bonheur…
Dès qu’il sera sorti de l’hôpital et que les marques qu’il porte au visage auront disparu, il reprendra la route du bois. Peut-être y aura-t-il un peu d’appréhension au début, mais son habituelle insouciance reprendra vite le dessus. Il suffira d’un regard ou d’un sourire échangé avec un autre promeneur, de la fuite fugitive d’un écureuil dans les branchages pour lui redonner cette confiance en la vie.
Décidément, il n’est pas question de s’arrêter à cette idée saugrenue de ne plus aller draguer du côté du bois !


Alors, par une étrange association d’idées, lui revint en mémoire le disque de comptines qu’il écoutait enfant, jusqu’à l’usure. Un vieux vinyle qui avait fini par se rayer au point de buter sur trois mots qui se répétaient à l’infini. Il sourit avec une pointe d’attendrissement nostalgique en pensant à ce chœur de gamins qui s’époumonaient joyeusement : nous n’irons plus au bois… plus au bois… plus au bois… plus au bois… plus au bois… plus au bois…………
…….…

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